par Gilles Arnaud
De prime abord, le chercheur contemporain qui approche
la personne et l'histoire de Muhammad en ayant reçu préalablement une éducation
chrétienne, ou du moins imprégnée de judéo-christianisme, éprouve une sensation
de réminiscence. En effet, de même que le désert, l'eau et la lumière sont
omniprésents dans les textes bibliques, la péninsule arabique, d'où est natif
le Prophète, est composée d'une multitude de contrées arides d'où émergent les
oasis avec leurs palmeraies, qui sont tous autant de pays de Canaan. Des îlots
où la vie s'impose comme un don précieux, inestimable. Les étendues désertiques
apparaissent comme le ferment privilégié des aspirations vers cet au-delà de
nous-mêmes. Des espaces d'élection.
Nul ne rencontrera Dieu qui n’aura pas rencontré
préalablement le Prophète.(hadith)
Prophètes des sables, Prophètes de Dieu
Déjà, au XIIe siècle, l’Occident chrétien avait traduit
de l’arabe le texte qui décrit l’Ascension de Muhammad à travers les cieux sous
la guidance de l’archange Gabriel. Le titre qui fut choisi à l’époque fut tout
naturellement L’Echelle de Mahomet, en référence à l’échelle dont il est fait
allusion au sein de la tradition biblique lors d’un songe du Prophète Jacob. Le
rôle éminent de l’Archange Gabriel en tant qu’Esprit chargé des révélations
divines est d’ailleurs frappant au sein des traditions chrétienne et musulmane.
Parlant de sa mission auprès de Marie, mère de Jésus, le Coran dit : « Nous lui
avons envoyé notre Esprit, il se présenta devant elle sous la forme d’un homme parfait
» (XIX, 17). C’est lui, affirme également le Coran, qui fut le médiateur de
Dieu dans la révélation du livre sacré au Prophète de l’islam : « L’Esprit
fidèle est descendu avec lui sur ton cœur pour que tu sois au nombre des
avertisseurs » (XXVI, 123).
Cependant, en référence avec la tradition chrétienne,
on est frappé par « l’humanité » du Prophète de l’islam. Alors que Marie est
touchée par l’influx divin et que Jésus naît dans des circonstances
miraculeuses, Muhammad quant à lui possède père et mère. Il est un homme de son
temps, un nomade qui parcourt ces terres de voyage qui sont un lien entre
l’Orient et l’Occident, un commerçant qui entre en contact avec différentes
cultures, guidé sur sa route par la lumière des étoiles et de la lune. « Nous vous
avons envoyé un Prophète pris parmi vous » (Coran II, 151).
Cette humanité est considérée d’ailleurs par certains
comme une « faiblesse » du Messager : « Ils ont dit : qu’a-t-il donc ce
Prophète ? Il se nourrit de mets, il circule dans les marchés. Si seulement on
avait fait descendre sur lui un ange qui fut avec lui un avertisseur » (Coran
XXV, 7). Or, en fait cette humanité est le socle à partir duquel le Prophète
peut devenir un modèle excellent pour tout un chacun. Elle constitue
l’enveloppe à partir de laquelle se déploie l’ « Homme universel » (al-insân
al-kamil) au sein de notre monde : celui qui s’éteint en son Seigneur, puis
subsiste pour vivre parmi les hommes et leur transmettre un message divin,
renouvelé dans la forme mais éternel dans sa substance.
Parallélisme des révélations
A l’instar de Marie dont le corps vierge enfante Jésus,
Muhammad est le réceptacle du Verbe divin que constitue le Coran alors qu’il ne
sait ni lire, ni écrire. Dans les deux cas, Dieu choisit le support qui convient
pour présenter aux hommes Son message avec un éclat et une véracité
indiscutables. Le miracle du Coran reçu par l’âme pure du Prophète est ainsi
analogue à la naissance miraculeuse de Jésus procédant de la vierge Marie : «
Et celle qui était restée vierge, nous lui avons insufflé de notre Esprit. Nous
avons fait d’elle et de son fils un signe pour les mondes » (Coran XXI, 91).
Le même terme de « signe » est justement utilisé pour
désigner chacun des versets du Coran : « Nous l’avons fait descendre en des
signes évidents » (XXII, 16).
Pour les musulmans, le miracle essentiel du Coran vient
du fait que la disposition même des lettres de l’alphabet arabe relève du choix
et de l’ordre divin. L’arabe va de par-là même acquérir le statut de langue
sacrée. Il en découle une exégèse selon laquelle toute interprétation
spirituelle a son support direct dans la littérature du texte, la langue sacrée
permettant, de par sa nature, des lectures à plusieurs niveaux.
De ce fait, le Coran sera, d’une part, la source de la
Loi religieuse extérieure (sharî’a) et un support essentiel des médiations
spirituelles des mystiques musulmans. Ainsi, par élection divine, Muhammad est
Prophète (nabi), c’est à dire le porteur d’un message particulier comportant
une nouvelle législation. Dans le même temps, il est Envoyé (rasûl) de par le
fait qu’il manifeste une Vérité universelle (al-haqiqa). Cependant, il peut
incarner cette double fonction dans la mesure où sa « réalité intime »
(al-haqiqat al-muhammadiyya) possède un caractère intemporel qui procède d’une
Lumière originelle irriguant son corps physique, cachet lumineux de sa mission
terrestre.
Le Christianisme accorde comme son nom l’indique, une
place centrale à la personne du Christ lui-même. Ce sont les paroles de ce
dernier, les logia, qui sont considérées comme étant la base de tous les
développements ultérieurs. La tradition chrétienne, sans doute à cause de la
spécificité même du texte des Evangiles, ne s’appuie pas directement sur une
langue sacrée. Cette caractéristique des écritures va faire en sorte que l’on
accordera beaucoup moins d’importance à leur pure littéralité qu’à la
signification des paraboles et des récits qui y sont contenus. Ces différences
dans les deux traditions tiennent à la spécificité de la mission de chacun des
Prophètes. La mission de Jésus semble avoir été surtout de régénérer un
enseignement spirituel qui risquait d’être étouffé par la lettre de la loi.
Dans les développements ultérieurs du Christianisme,
l’aspect légaliste qui, d’un point de vue religieux, ne peut strictement
s’appuyer que sur une loi révélée, sera très peu développé. Ceci pourrait
d’ailleurs nous expliquer pourquoi le Christianisme a beaucoup moins ressenti
le besoin de s’attacher à une langue sacrée, comme l’ont fait le judaïsme et
l’islam, et s’en est tenu pendant des siècles à l’emploi de langues à usage
liturgique comme le grec ou le latin. Ces différences s’éclairent donc lorsque
l’on perçoit que la place centrale est réservée dans le Christianisme à une
personne. Dans ses rapports avec ses disciples, Jésus évoque, pour les soufis,
la relation du maître à ses disciples. Il exige d’eux ce qu’il n’exige pas du
commun dans la mesure de leur amour pour lui et de leur avancement dans la Voie
: « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi »
(Matthieu 10, 37).
L’enseignement du maître parfait
L’enseignement du Christ, aussi bien que celui de la
tradition mystique de l’islam, nous montre que l’organe spirituel qui permet la
connaissance de cette vérité est le « cœur ». C’est par ce terme que l’on
désigne symboliquement le centre subtil de l’être. Lorsque celui-ci est
purifié, il devient alors le lieu où se manifeste la présence divine : « Ni Ma
Terre, ni Mon ciel ne sont assez grands pour me contenir, dit un hadith qudsî
(1), mais le « cœur » de Mon serviteur croyant, pieux et pur, est assez grand
pour me contenir ». De son côté, Jésus affirmait : « Heureux les pauvres de
cœur, le royaume des cieux est en eux » (Matthieu 5, 3).
Cette connaissance s’opère cependant selon des «
colorations » dont chacune, pour certains soufis, correspond à un niveau d’être
dont l’initiateur est l’un des prophètes de la tradition abrahamique. C’est
ainsi que l’on parle de la connaissance christique, mosaïque, adamique ou
muhammadienne.
En islam, nous retrouvons cette relation initiatique de
maître à disciple au sein des voies spirituelles. Toutes ces voies font,
cependant, remonter leur origine au Prophète Muhammad qui sera considéré comme
le prototype du maître parfait. Si, d’un point de vue exotérique, le symbole de
la foi est le Coran, d’un point de vue intérieur, cela sera la personne même du
Prophète qui, dit le Coran parlant aux fidèles, « vous purifie et vous enseigne
le Livre et la sagesse et vous enseigne ce que vous ne savez pas » (II, 151).
C’est donc sous l’effet de son enseignement spirituel qui a pour but la
purification de l’âme, que le croyant est alors à même de saisir les
significations subtiles et la sagesse contenues dans le livre sacré.
Chaque Prophète, qu’elle que soit sa mission
extérieure, est avant tout un saint (wali’), un connaissant de Dieu (’arif). La
réalité spirituelle des Prophètes n’est pas dévoilée au commun, car « il faut
parler aux gens dans la mesure de leur intelligence ».
Un jour, rapporte un hadith, alors que Muhammad
enseignait le verset : « Dieu est celui qui a créé les sept cieux » (Coran
LXV,12), un sens particulier de celui-ci lui fut révélé. Lorsqu’on demanda à
Ibn Abbas ce qu’il avait entendu du Prophète à ce sujet, il répondit : « Si je
vous le disais, vous me tueriez à coup de pierres ». De la même manière, une
des logia de l’Evangile de Thomas rapporte que Jésus, ayant entretenu
secrètement Thomas, les apôtres demandèrent à ce dernier ce que le Maître lui
avait révélé. « Si je vous le disais, répondit Thomas, vous prendriez des
pierres et vous les lanceriez contre moi, un feu sortirait des pierres et vous
brûlerait ».
Au plus haut niveau donc, la réalité spirituelle peut
être perçue comme une actualisation de l’Homme parfait, qui devient alors la
synthèse des différents degrés de connaissance représentés par les différents
Prophètes. Cet Homme parfait est donc aussi Lumière, Verbe et Intellect. C’est
lui le « grain de sénevé » (Luc 13, 19) qui est dans le cœur de chaque homme,
celui-ci devant mourir - dans le sens symbolique du hadith : « Mourez avant de
mourir » - pour le laisser croître et se développer. Chaque Prophète
s’identifie essentiellement à cette Lumière qui, sous un autre aspect, est le
Verbe intemporel. A ce propos, Saint Jean rapporte de Jésus la parole suivante
: « Je suis la Lumière du monde. Celui qui me suit ne marchera pas dans les
ténèbres, mais aura la lumière qui conduit à la vie » (Jean 8, 12).
Primordialité et sceau de la Prophétie
Un hadith du Prophète Muhammad décrit ainsi le
processus de la création : « Abderrazâq demanda au Prophète : « O envoyé de
Dieu ! informe-moi sur la première chose créée par Dieu avant toute chose ! »
Le Prophète répondit : « O Jâbir, Dieu a créé avant toute chose la Lumière de
ton Prophète de sa propre lumière, puis il fit que cette lumière tombât par la
toute-puissance de Dieu là où Dieu voulût... » C’est toujours dans la
perspective de cette identification essentielle que peut se comprendre la
similitude frappante de certaines paroles prophétiques : « En vérité, en
vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham existât, je suis », (Jean 8, 58) ou
encore « Je suis l’alpha et l’oméga » (Apocalypse 1, 8).
Ces affirmations, rapportées dans le Nouveau Testament,
se trouvent être parallèles à celle qui se trouve dans le hadith : « Je suis le
premier des Prophètes créé et le dernier Envoyé, je fus Prophète alors qu’Adam
était encore entre l’eau et l’argile ». Cette « primordialité » de la nature
muhammadienne permet de comprendre en quoi le Prophète constitue un modèle
excellent.
Dans la perspective islamique, il y a des rapports très
particuliers entre Muhammad et Jésus. C’est ainsi que le Prophète Muhammad
déclare : « Les Prophètes sont frères de par leur origine, nés de mères
différentes, mais leur religion est la même. Plus que tout autre, je me réclame
de Jésus, fils de Marie, car il n’y a entre nous deux aucun autre Prophète
»(2). Pour les Musulmans, le Prophète Muhammad n’est autre que le « Paraclet »
annoncé par Jésus dans l’Evangile de Jean : « Le Paraclet, l’Esprit sain que le
Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et vous fera ressouvenir
de tout ce que je vous ai dit » (Jean 14, 26) Si le cycle de la prophétie se
trouve être scellé par Muhammad en tant que dernier Envoyé apportant de la part
de Dieu une loi révélée, certains mystiques considèrent que Jésus, quand à lui,
serait le Sceau de la sainteté. « Si tu te demandes le pourquoi de ce sceau et
quel en est le sens, c’est parce qu’Allah a décidé que tout ce qui contient la
vie, qui a un commencement et un sceau final, aurait la même propriété d’un
commencement et d’une fin. Or, parmi ce qu’elle contient, il y a la
promulgation de la loi de Muhammad qui devient ainsi le Sceau des Prophètes. Parmi
ce qu’elle contient encore, il y a sainteté absolue, inaugurée avec Adam et
close avec Jésus »(3).
Des ahadith du Prophète Muhammad annoncent d’ailleurs
clairement la venue de Jésus à la fin des temps, au cours de laquelle devra
régner une période de prospérité particulière. Il est à remarquer incidemment
que les deux Prophètes Adam et Jésus, qui respectivement marquent le début et
la fin du cycle de l’humanité, sont en même temps un signe de la
Toute-puissance de Dieu, puisqu’ils furent créés par sa seule volonté, sans
l’intermédiaire d’un processus charnel. Si la fonction légiférante doit
apparaître dans des conditions et à un moment déterminé, la fonction de la
sainteté est une nécessité constante, devant se prolonger sans discontinuité
depuis Adam jusqu’au retour de Jésus. C’est pourquoi, lorsque le cycle de la
Prophétie légiférante fut suspendu avec Muhammad, il a fallu alors que lui
succède les cycles des saints, qui ne sont pas forcément des prophètes et qui,
selon un hadith, sont « les lieux où se pose le regard divin sur terre ».
La Chaîne Dorée de l’initiation
Le mouvement de retour vers son Seigneur n’est possible
qu’en suivant le chemin qui est montré par la lumière prophétique à travers un
rideau rendu alors transparent. Le Voyage nocturne puis l’Ascension, qui
conduisent le Prophète au « lotus de la proximité » avec l’incommensurable et
miséricordieuse Réalité divine, est à ce titre l’illustration du cheminement de
l’âme jusqu’à son état de perfection. La réalité qui sous-tend ce dépassement
des divers cieux, est l’état de perfection humaine.
Pour un musulman, le voyage vers Dieu n’a donc de
véritable sens, de réalité, qu’au travers du prisme muhammadien. Au sein de la
tradition soufie, la chaîne de transmission initiatique (silsila) constitue une
actualisation du message prophétique originel, sans déformation. Cette chaîne
invisible unit les héritiers successifs du secret intime (sirr) initialement
présent dans le cœur du Prophète. Comme le rappelle Al-Sahili (4) à propos de
l’entité subtile (al-latifa), seigneuriale, par laquelle l’homme est ce qu’il
est : « à la station de l’ihsan (5) [excellence], tout en conservant une trace
d’imperfection, comme une cicatrice après la guérison d’une blessure, on
l’appelle « esprit » ; si cette trace disparaît et que l’entité subtile est
entièrement épurée, on l’appelle « secret intime » ». Ainsi, une voie du sirr
prend sa source dans la lumière du Prophète et le shaykh qui l’a reçue en dépôt
avec l’autorisation divine (idhn) d’enseigner, est le seul garant de la
transmission des lumières capables de guider l’aspirant dans son voyage de
retour vers son Seigneur. C’est ce qu’illustre par exemple cette parole de
Jésus lorsqu’il s’adresse à ses disciples : « Je suis la Porte : si quelqu’un
entre par moi, il sera sauvé » (Jean 10, 9).
Le pacte (’ahd) d’allégeance entre un guide spirituel
et son disciple, à l’imitation de celui des compagnons avec le Prophète ou des
apôtres avec Jésus, doit donc être considéré comme un rattachement direct à un
héritage spirituel qui est de toute éternité. De siècle en siècle, ainsi se
perpétue le message divin. Lumière sur lumière, la réalité muhammadienne est ce
souffle prophétique dont le secret intime est une émanation.
(1) Récit non Coranique dans lequel Dieu parle par la bouche
de son Envoyé.
(2) Muslim, Sahîh, II, 224
(3) Ibn 'Arabi, Futûhat, II, 56
(4)
Théologien et soufi, mort en 754/1353.
(5) Les soufis parlent de trois degrés
initiatiques successifs : islam, iman, ihsan : lire à ce sujet Le Soufisme au
coeur de l'Islam.