dimanche 27 novembre 2016

Références à Shankarâchârya dans l'oeuvre de René Guénon






INTRODUCTION GÉNERALE A L’ÉTUDE DES DOCTRINES HINDOUES (1921)


Introduction Générale à l’Étude des Doctrines hindoues, chap. IV - À propos du Bouddhisme : « Ce qui est très remarquable d’autre part, c’est que, à mesure que cette diffusion se produisait, le Bouddhisme déclinait dans l’Inde même et finissait par s’y éteindre entièrement, après y avoir produit en dernier lieu des écoles dégénérées et nettement hétérodoxes, qui sont celles que visent les ouvrages hindous contemporains de cette dernière phase du Bouddhisme indien, notamment ceux de Shankarâchârya, qui ne s’en occupent jamais que pour réfuter les théories de ces écoles au nom de la doctrine traditionnelle, sans d’ailleurs les imputer aucunement au fondateur même du Bouddhisme, ce qui indique bien qu’il ne s’agissait là que d’une dégénérescence ; et le plus curieux est que ce sont précisément ces formes amoindries et déviées qui, aux yeux de la plupart des orientalistes, passent pour représenter avec la plus grande approximation possible le véritable Bouddhisme originel. »

Introduction Générale à l’Étude des Doctrines hindoues, chap. X -  Le Vaishêshika : « Si l’on prend le mot « atome » dans son sens propre, celui d’« indivisible », ce que ne font plus les physiciens modernes, mais ce qu’il faut faire ici, on peut dire qu’un atome, devant être sans parties, doit être aussi sans étendue ; or une somme d’éléments sans étendue ne formera jamais une étendue ; si les atomes sont ce qu’ils doivent être par définition, il est donc impossible qu’ils arrivent à former les corps. À ce raisonnement bien connu, et d’ailleurs décisif, nous joindrons encore celui-ci, que Shankarâchârya emploie pour réfuter l’atomisme (1) : deux choses peuvent entrer en contact par une partie d’elles-mêmes ou par leur totalité ; pour les atomes, qui n’ont pas de parties, la première hypothèse est impossible ; il ne reste donc que la seconde, ce qui revient à dire que le contact ou l’agrégation de deux atomes ne peut être réalisé que par leur coïncidence pure et simple, d’où il résulte manifestement que deux atomes réunis ne sont pas plus, quant à l’étendue, qu’un seul atome, et ainsi de suite indéfiniment ; donc, comme précédemment, des atomes en nombre quelconque ne formeront jamais un corps. Ainsi, l’atomisme ne représente bien qu’une impossibilité, comme nous l’avions indiqué en précisant le sens où doit être entendue l’hétérodoxie ; mais, l’atomisme étant mis à part, le point de vue du Vaishêshika, réduit alors à ce qu’il a d’essentiel, est parfaitement légitime, et l’exposé qui précède en détermine suffisamment la portée et la signification. » Note : (1) Commentaire sur les Brahma-sûtras, 2e Adhyâya, 1er Pâda, sûtra 29. »

Introduction Générale à l’Étude des Doctrines hindoues, chap. XIV - Le Vêdânta : « Toutes ces considérations sont nécessaires pour comprendre le point de vue du Vêdânta, ou, mieux encore, son esprit, puisque le point de vue métaphysique, n’étant aucun point de vue spécial, ne peut être appelé ainsi que dans un sens tout analogique ; d’ailleurs, elles s’appliqueraient semblablement à toute autre forme dont peut être revêtue, dans d’autres civilisations, la métaphysique traditionnelle, puisque celle-ci, pour les raisons que nous avons déjà précisées, est essentiellement une et ne peut pas ne pas l’être. On ne saurait trop insister sur le fait que ce sont les Upanishads qui, faisant partie intégrante du Vêda, représentent ici la tradition primordiale et fondamentale ; le Vêdânta, tel qu’il s’en dégage expressément, a été coordonné synthétiquement, ce qui ne veut point dire systématisé, dans les Brahma-sûtras, dont la composition est attribuée à Bâdarâyana ; celui-ci, d’ailleurs, est identifié à Vyâsa, ce qui est particulièrement significatif pour qui sait quelle est la fonction intellectuelle que désigne ce nom. Les Brahma-sûtras, dont le texte est d’une extrême concision, ont donné lieu à de nombreux commentaires, parmi lesquels ceux de Shankarâchârya et de Râmânuja sont de beaucoup les plus importants ; ces deux commentaires sont rigoureusement orthodoxes l’un et l’autre, en dépit de leurs apparentes divergences, qui ne sont au fond que des différences d’adaptation : celui de Shankarâchârya représente plus spécialement la tendance shaiva, et celui de Râmânuja la tendance vaishnava ; les indications générales que nous avons données à cet égard nous dispenseront de développer présentement cette distinction, qui ne porte que sur des voies tendant vers un but identique. »

Introduction Générale à l’Étude des Doctrines hindoues, chap. XIV - Le Vêdânta : « Il est manifeste, d’autre part, que l’action ne peut avoir de conséquences que dans le domaine de l’action, et que son efficacité s’arrête précisément où cesse son influence ; l’action ne peut donc avoir pour effet de libérer de l’action et de faire obtenir la « délivrance » ; aussi une action, quelle qu’elle soit, ne pourra tout au plus conduire qu’à des réalisations partielles, correspondant à certains états supérieurs, mais encore déterminés et conditionnés. Shankarâchârya déclare expressément qu’« il n’y a point d’autre moyen d’obtenir la « délivrance » complète et finale que la connaissance ; l’action, qui n’est pas opposée à l’ignorance, ne peut l’éloigner, tandis que la connaissance dissipe l’ignorance comme la lumière dissipe les ténèbres » (1) ; et, l’ignorance étant la racine et cause de toute limitation, lorsqu’elle a disparu, l’individualité, qui se caractérise par ses limitations, disparaît par là même. Cette « transformation », au sens étymologique de « passage au delà de la forme », ne change d’ailleurs rien aux apparences ; dans le cas du jîvan-mukta, l’apparence individuelle subsiste naturellement sans aucun changement extérieur, mais elle n’affecte plus l’être qui en est revêtu, dès lors que celui-ci sait effectivement qu’elle n’est qu’illusoire ; seulement, bien entendu, savoir cela effectivement est tout autre chose que d’en avoir une conception purement théorique. À la suite du passage que nous venons de citer, Shankarâchârya décrit l’état du Yogî dans la mesure, d’ailleurs bien restreinte, où les mots peuvent l’exprimer ou plutôt l’indiquer ; ces considérations forment la véritable conclusion de l’étude de la nature de l’être humain à laquelle nous avons fait allusion, en montrant, comme le but suprême et dernier de la connaissance métaphysique, les possibilités les plus hautes auxquelles cet être est capable d’atteindre. Note : (1) Âtmâ-Bodha. »

Introduction Générale à l’Étude des Doctrines hindoues, chap. IV - Le Vêdânta occidentalisé : « Pour en revenir aux déformations du Vêdânta, presque personne dans l’Inde n’y attache d’importance ainsi que nous le disions tout à l’heure, il faut pourtant faire exception pour quelques individualités qui y ont un intérêt spécial, dans lequel l’intellectualité n’a pas la moindre part ; il est, en effet, certaines de ces déformations dont les raisons furent exclusivement politique. Nous n’entreprendrons pas de raconter ici par quelle suite de circonstances tel Mahârâja usurpateur, appartenant à la caste des Shûdras, fut amené, pour obtenir le simulacre d’une investiture traditionnelle impossible, à déposséder de ses biens l’école authentique de Shankarâchârya, et à installer à sa place une autre école, se parant faussement du nom et de l’autorité du même Shankarâchârya, et donnant à son chef le titre de Jagad-guru ou « instructeur du monde » qui n’appartient légitimement qu’au seul vrai successeur spirituel de celui-ci. Cette école, naturellement, n’enseigne qu’une doctrine amoindrie et partiellement hétérodoxe ; pour adapter l’exposition du Vêdânta aux conditions actuelles, elle prétend l’appuyer sur les conceptions de la science occidentale moderne, qui n’ont rien à voir dans ce domaine et, en fait, elle s’adresse surtout aux Occidentaux, dont plusieurs ont même reçu d’elle le titre honorifique de Vêdântabhûshana ou « ornement du Vêdânta », ce qui ne manque pas d’une certaine ironie. »

L’HOMME ET SON DEVENIR SELON LE VÊDÂNTA (1925)

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, chap. I. Généralités sur le Vêdânta : « Il importe de remarquer que les Brahma-Sûtras appartiennent à la classe d’écrits traditionnels appelée Smriti, tandis que les Upanishads, comme tous les autres textes vêdiques, font partie de la Shruti ; or l’autorité de la Smriti est dérivée de celle de la Shruti sur laquelle elle se fonde. La Shruti n’est pas une « révélation » au sens religieux et occidental de ce mot, comme le voudraient la plupart des orientalistes, qui, là encore, confondent les points de vue les plus différents ; mais elle est le fruit d’une inspiration directe, de sorte que c’est par elle-même qu’elle possède son autorité propre. « La Shruti, dit Shankarâchârya, sert de perception directe (dans l’ordre de la connaissance transcendante), car, pour être une autorité, elle est nécessairement indépendante de toute autre autorité ; et la Smriti joue un rôle analogue à celui de l’induction, puisqu’elle aussi tire son autorité d’une autorité autre qu’elle-même » (1). Mais pour qu’on ne se méprenne pas sur la signification de l’analogie ainsi indiquée entre la connaissance transcendante et la connaissance sensible, il est nécessaire d’ajouter qu’elle doit, comme toute véritable analogie, être appliquée en sens inverse (2) : tandis que l’induction s’élève au-dessus de la perception sensible et permet de passer à un degré supérieur, c’est au contraire la perception directe ou l’inspiration qui, dans l’ordre transcendant, atteint seule le principe même, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus élevé, et dont il n’y a plus ensuite qu’à tirer les conséquences et les applications diverses. On peut dire encore que la distinction entre Shruti et Smriti équivaut, au fond, à celle de l’intuition intellectuelle immédiate et de la conscience réfléchie ; si la première est désignée par un mot dont le sens primitif est « audition », c’est précisément pour marquer son caractère intuitif, et parce que le son a, suivant la doctrine cosmologique hindoue, le rang primordial parmi les qualités sensibles. Notes : (1) La perception (pratyaksha) et l’induction ou l’inférence (anumâna) sont, suivant la logique hindoue, les deux « moyens de preuve » (pramânas) qui peuvent être employés légitimement dans le domaine de la connaissance sensible. (2) Dans la tradition hermétique, le principe de l’analogie est exprimé par cette phrase de la Table d’Émeraude : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui en haut est comme ce qui est en bas » ; mais pour mieux comprendre cette formule et l’appliquer correctement, il faut la rapporter au symbole du « Sceau de Salomon », formé de deux triangles qui sont disposés en sens inverse l’un de l’autre. »

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, chap. I. Généralités sur le Vêdânta : « Les Brahma-Sûtras, dont le texte est d’une extrême concision ont donné lieu à de nombreux commentaires, dont les plus importants sont ceux de Shankarâchârya et de Râmânuja ; ceux-ci sont strictement orthodoxes l’un et l’autre, de sorte qu’il ne faut pas s’exagérer la portée de leurs divergences apparentes, qui, au fond, sont plutôt de simples différences d’adaptation. Il est vrai que chaque école est assez naturellement inclinée à penser et à affirmer que son propre point de vue est le plus digne d’attention et, sans exclure les autres, doit prévaloir sur eux ; mais, pour résoudre la question en toute impartialité, il suffit d’examiner ces points de vue en eux-mêmes et de reconnaître jusqu’où s’étend l’horizon que chacun d’eux permet d’embrasser ; il va de soi, d’ailleurs, qu’aucune école ne peut prétendre représenter la doctrine d’une façon totale et exclusive. Or il est très certain que le point de vue de Shankarâchârya est plus profond et va plus loin que celui de Râmânuja ; on peut du reste le prévoir déjà en remarquant que le premier est de tendance shivaïte, tandis que le second est nettement vishnuïte. Une singulière discussion a été soulevée par M. Thibaut, qui a traduit en anglais les deux commentaires : il prétend que celui de Râmânuja est plus fidèle à l’enseignement des Brahma-Sûtras, mais il reconnaît en même temps que celui de Shankarâchârya est plus conforme à l’esprit des Upanishads. Pour pouvoir soutenir une telle opinion, il faut évidemment admettre qu’il existe des différences doctrinales entre les Upanishads et les Brahma-Sûtras ; mais, même s’il en était effectivement ainsi, c’est l’autorité des Upanishads qui devrait l’emporter, ainsi que nous l’expliquions précédemment, et la supériorité de Shankarâchârya se trouverait établie par là, bien que ce ne soit probablement pas l’intention de M. Thibaut, pour qui la question de la vérité intrinsèque des idées ne semble guère se poser. En réalité, les Brahma-Sûtras, se fondant directement et exclusivement sur les Upanishads, ne peuvent aucunement s’en écarter ; leur brièveté seule, les rendant quelque peu obscurs quand on les isole de tout commentaire, peut faire excuser ceux qui croient y trouver autre chose qu’une interprétation autorisée et compétente de la doctrine traditionnelle. Ainsi, la discussion est réellement sans objet, et tout ce que nous pouvons en retenir, c’est la constatation que Shankarâchârya a dégagé et développé plus complètement ce qui est essentiellement contenu dans les Upanishads : son autorité ne peut être contestée que par ceux qui ignorent le véritable esprit de la tradition hindoue orthodoxe, et dont l’opinion, par conséquent, ne saurait avoir la moindre valeur à nos yeux ; c’est donc, d’une façon générale, son commentaire que nous suivrons de préférence à tout autre. »

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, chap. II - Distinction fondamentale du « Soi » et du « moi » : « Or, si l’« ontologie » ou la connaissance de l’Être relève bien de la métaphysique, elle est fort loin d’être la métaphysique complète et totale, car l’Être n’est point le non-manifesté en soi, mais seulement le principe de la manifestation ; et, par suite, ce qui est au delà de l’Être importe beaucoup plus encore, métaphysiquement, que l’Être lui-même. En d’autres termes, c’est Brahma, et non Îshwara, qui doit être reconnu comme le Principe Suprême ; c’est ce que déclarent expressément et avant tout les Brahma-Sûtras, qui débutent par ces mots : « Maintenant commence l’étude de Brahma », à quoi Shankarâchârya ajoute ce commentaire : « En enjoignant la recherche de Brahma, ce premier sûtra recommande une étude réfléchie des textes des Upanishads, faite à l’aide d’une dialectique qui (les prenant pour base et pour principe) ne soit jamais en désaccord avec eux, et qui, comme eux (mais à titre de simple moyen auxiliaire), se propose pour fin la Délivrance. » »

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, chap.III - Le centre vital de l’être humain, séjour de « Brahma » : « Le « Soi » comme nous l’avons vu dans ce qui précède, ne doit pas être distingué d’Âtmâ ; et, d’autre part, Âtmâ est identifié à Brahma même : c’est ce que nous pouvons appeler l’« Identité Suprême », d’une expression empruntée à l’ésotérisme islamique, dont la doctrine, sur ce point comme sur bien d’autres, et malgré de grandes différences dans la forme, est au fond la même que celle de la tradition hindoue. La réalisation de cette identité s’opère par le Yoga, c’est-à-dire l’union intime et essentielle de l’être avec le Principe Divin ou, si l’on préfère, avec l’Universel ; le sens propre de ce mot Yoga, en effet, est « union » et rien d’autre (1), en dépit des interprétations multiples et toutes plus fantaisistes les unes que les autres qu’ont proposées les orientalistes et les théosophistes. Il faut remarquer que cette réalisation ne doit pas être considérée proprement comme une « effectuation », ou comme « la production d’un résultat non préexistant », suivant l’expression de Shankarâchârya, car l’union dont il s’agit, même non réalisée actuellement au sens où nous l’entendons ici, n’en existe pas moins potentiellement, ou plutôt virtuellement ; il s’agit donc seulement, pour l’être individuel (car ce n’est que par rapport à celui-ci qu’on peut parler de « réalisation »), de prendre effectivement conscience de ce qui est réellement et de toute éternité. » Note : (1) La racine de ce mot se retrouve, à peine altérée, dans le latin jungere et ses dérivés. »

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, chap. V - Purusha inaffecté par les modifications individuelles : « Purusha, considéré comme identique à la personnalité, « est pour ainsi dire (1) une portion (ansha) du Suprême Ordonnateur (qui, cependant, n’a pas réellement de parties, étant absolument indivisible et « sans dualité »), comme une étincelle l’est du feu (dont la nature est d’ailleurs tout entière en chaque étincelle) » (2). Il n’est pas soumis aux conditions qui déterminent l’individualité, et, même dans ses rapports avec celle-ci, il demeure inaffecté par les modifications individuelles (telles, par exemple, que le plaisir et la douleur), qui sont purement contingentes et accidentelles, non essentielles à l’être, et qui proviennent toutes du principe plastique, Prakriti ou Pradhâna, comme de leur unique racine. C’est de cette substance, contenant en puissance toutes les possibilités de manifestation, que les modifications sont produites dans l’ordre manifesté, par le développement même de ces possibilités, ou, pour employer le langage aristotélicien, par leur passage de la puissance à l’acte. Notes : (1) Le mot iva indique qu’il s’agit d’une comparaison (upamâ) ou d’une façon de parler destinée à faciliter la compréhension, mais qui ne doit pas être prise à la lettre. – Voici un texte taoïste qui exprime une idée similaire : « Les normes de toute sorte, comme celle qui fait un corps de plusieurs organes (ou un être de plusieurs états), ... sont autant de participations du Recteur Universel. Ces participations ne L’augmentent ni ne Le diminuent, car elles sont communiquées par Lui, non détachées de Lui » (Tchoang-tseu, ch. II ; traduction du P. Wieger, p. 217). (2) Brahma-Sûtras, 2e Adhyâya, 3e Pâda, sûtra 43. – Nous rappelons que nous suivons principalement, dans notre interprétation, le commentaire de Shankarâchârya. »

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, chap. VIII - Manas ou le sens interne, les dix facultés externes de sensation et d’action : « Le terme prâna, dans son acception la plus habituelle, signifie proprement « souffle vital » ; mais, dans certains textes vêdiques, ce qui est ainsi désigné est, au sens universel, identifié en principe avec Brahma même, comme lorsqu’il est dit que, dans le sommeil profond (sushupti), toutes les facultés sont résorbées en prâna, car, « pendant qu’un homme dort sans rêver, son principe spirituel (Âtmâ envisagé par rapport à lui) est un avec Brahma » (1), cet état étant au delà de la distinction, donc véritablement supra-individuel : c’est pourquoi le mot swapiti, « il dort », est interprété par swam apîto bhavati, « il est entré dans son propre (« Soi ») » (2). Notes : (1) Commentaire de Shankarâchârya sur les Brahma-Sûtras, Adhyâya, 2e Pâda, sûtra 7. (2) Chhândogya Upanishad, 6e Prapâthaka, 8e Khanda, shruti 1. – Il va sans dire qu’il s’agit d’une interprétation par les procédés du Nirukta, et non d’une dérivation étymologique. »

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, chap. IX - Les enveloppes du « Soi », les cinq Vayus ou fonctions vitales : « Tout être organisé, résidant dans une telle forme corporelle, possède, à un degré plus ou moins complet de développement, les onze facultés individuelles dont nous avons parlé précédemment, et, ainsi que nous l’avons vu également, ces facultés sont manifestées dans la forme de l’être par le moyen de onze organes correspondants (avayavas, désignation qui est d’ailleurs appliquée aussi dans l’état subtil, mais seulement par analogie avec l’état grossier). On distingue, selon Shankarâchârya (1), trois classes d’êtres organisés, suivant leur mode de reproduction : 1° les vivipares (jîvaja, ou yonija, ou encore jarâyuja), comme l’homme et les mammifères ; 2° les ovipares (ândaja), comme les oiseaux, les reptiles, les poissons et les insectes ; 3° les germinipares (udbhijja), qui comprennent à la fois les animaux inférieurs et les végétaux, les premiers, mobiles, naissent principalement dans l’eau, tandis que les seconds qui sont fixés, naissent habituellement de la terre ; cependant, d’après divers passages du Vêda, la nourriture (anna), c’est-à-dire le végétal (oshadhi), procède aussi de l’eau, car c’est la pluie (varsha) qui fertilise la terre (2). Notes : (1) Commentaire sur les Brahma-Sûtras, 3e Adhyâya, 1er Pâda, sûtras 20 et 21. – Cf. Chhândogya Upanishad, 6e Prapâthaka, 3e Khanda, shruti 1 ; Aitarêya Upanishad, 5e Khanda, shruti 3. Ce dernier texte, en outre des trois classes d’êtres vivants qui sont énumérées dans les autres, en mentionne une quatrième, à savoir les êtres nés de la chaleur humide (swêdaja) ; mais cette classe peut être rattachée à celle des germinipares. (2) Voir notamment Chhândogya Upanishad, 1er Prapâthaka, 1er Khanda, shruti 2 : « les végétaux sont l’essence (rasa) de l’eau » ; 5e Prapâthaka, 6e Khanda shruti 2, et 7e Prapâthaka, 4e Khanda, shruti 2 : anna provient ou procède de varsha. – Le mot rasa signifie littéralement « sève », et on a vu plus haut qu’il signifie aussi « goût » ou « saveur » ; du reste, en français également, les mots « sève » et « saveur » ont la même racine (sap), qui est en même temps celle de « savoir » (en latin sapere), en raison de l’analogie qui existe entre l’assimilation nutritive dans l’ordre corporel et l’assimilation cognitive dans les ordres mental et intellectuel. – Il faut encore remarquer que le mot anna désigne quelquefois l’élément terre lui-même, qui est le dernier dans l’ordre de développement, et qui dérive aussi de l’élément eau qui le précède immédiatement (Chhândogya Upanishad, 6e Prapâthaka, 2e Khanda, shruti 4).

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, chap. X - Unité et identité essentielles du « Soi » dans tous les états de l’être : « Ici, il nous faut insister quelque peu sur un point essentiel : c’est que tous les principes ou éléments dont nous avons parlé, qui sont décrits comme distincts, et qui le sont en effet au point de vue individuel, ne le sont cependant qu’à ce point de vue seulement, et ne constituent en réalité qu’autant de modalités manifestées de l’« Esprit Universel » (Âtmâ). En d’autres termes, bien qu’accidentels et contingents en tant que manifestés, ils sont l’expression de certaines des possibilités essentielles d’Âtmâ (celles qui par leur nature propre, sont des possibilités de manifestation) ; et ces possibilités, en principe et dans leur réalité profonde, ne sont rien de distinct d’Âtmâ. C’est pourquoi on doit les considérer, dans l’Universel (et non plus par rapport aux êtres individuels), comme étant véritablement Brahma même, qui est « sans dualité », et hors duquel il n’est rien, ni manifesté ni non-manifesté (1). D’ailleurs, ce hors de quoi il y a quelque chose ne peut être infini, étant limité, par cela même qu’il laisse en dehors ; et ainsi, le Monde, en entendant par ce mot l’ensemble de la manifestation universelle, ne peut se distinguer de Brahma qu’en mode illusoire, tandis que, par contre, Brahma est absolument « distinct de ce qu’Il pénètre » (2), c’est-à-dire du Monde, puisqu’on ne peut Lui appliquer aucun des attributs déterminatifs qui conviennent à celui-ci, et que la manifestation universelle tout entière est rigoureusement nulle au regard de Son Infinité. Comme nous l’avons déjà fait remarquer ailleurs, cette irréciprocité de relation entraîne la condamnation formelle du « panthéisme », ainsi que de tout « immanentisme » ; et elle est aussi affirmée très nettement en ces termes par la Bhagavad-Gîtâ : « Tous les êtres sont en moi et moi je ne suis pas en eux... Mon Être supporte les êtres, et, sans qu’Il soit en eux, c’est par Lui qu’ils existent (3). Notes : (1) Mohyiddin ibn Arabi, dans son Traité de l’Unité (Risâlatul-Ahadiyah), dit dans le même sens : « Allah – qu’Il soit exalté – est exempt de tout semblable ainsi que de tout rival, contraste ou opposant. » Il y a d’ailleurs, à cet égard encore, une parfaite concordance entre le Vêdânta et l’ésotérisme islamique. (2) Voir le texte du traité de la Connaissance du Soi (Âtmâ-Bodha) de Shankarâchârya, qui sera cité plus loin. (3) Bhagavad-Gîtâ, IX, 4 et 5. »

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, chap. XI - La constitution de l'être humain selon les bouddhistes : « Mais revenons à la véritable conception de la causalité, telle qu’elle est enseignée par le Vêdânta : il faut que l’effet préexiste dans la cause, quoique « non-développé », car aucune production ne peut être autre chose qu’un développement de possibilités impliquées dans la nature même de l’agent producteur ; il faut aussi que la cause existe actuellement au moment même de la production de l’effet, sans quoi elle ne pourrait évidemment le produire ; et enfin cette production n’affecte en rien la cause, dont la nature ne se trouve altérée ou changée par là en quoi que ce soit, ce qui passe dans l’effet n’étant point une partie de sa nature, mais seulement la manifestation extérieure de quelque chose qui, en soi, demeure rigoureusement tel qu’il était. La relation de causalité est donc essentiellement irréversible, et elle est une relation de simultanéité, non de succession ; et l’on peut d’autant moins, en particulier, la regarder comme une relation de succession temporelle, qu’elle s’étend aussi à des modes d’existence qui ne sont pas soumis au temps, et auxquels la considération d’une telle succession ne saurait aucunement être applicable. D’ailleurs, si les modifications de l’individu ne sont pas conçues comme simultanées (coexistant en principe dans ce que nous pouvons appeler le « non-temps » aussi bien que comme successives (se déterminant les unes les autres suivant un certain enchaînement, purement logique du reste, et non chronologique, puisque le temps ne représente qu’une modalité spéciale de succession), elles ne sont proprement qu’une « non-entité », car ce qui est ne peut pas ne pas être, sous quelque condition que ce soit ; et cette « non-entité » ne peut être cause de rien. « L’entité ne peut pas être un effet de la non-entité : si l’une pouvait procéder de l’autre (par une relation causale), alors un effet pourrait être produit pour un être étranger (à tout rapport avec cet effet) sans aucune activité (causale) de la part de cet être (1). Ainsi, un laboureur pourrait récolter du riz sans ensemencer ni cultiver son champ ; un potier aurait un vase sans mouler de l’argile ; un tisserand aurait une étoffe sans en ourdir la trame ; aucun être n’aurait besoin d’appliquer ses efforts à l’obtention (au sens de « réalisation ») de la Béatitude Suprême et de l’Éternelle Délivrance » (2). Notes : (1) Ceci répond par avance à la singulière conception de Hume, pour qui il n’y a aucun rapport de nature entre ce qu’on appelle cause et effet, de telle sorte que « n’importe quoi peut produire n’importe quoi ». (2) Commentaire de Shankarâchârya sur les Brahma-Sûtras, 2e Adhyâya, 2e Pâda, sûtra 27. »

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, chap. XIII - L’état de veille ou la condition de « Vaishwânara » : « « La première condition est Vaishwânara, dont le siège (1) est dans l’état de veille (jâgarita-sthâna), qui a la connaissance des objets externes (sensibles), qui a sept membres et dix-neuf bouches, et dont le domaine est le monde de la manifestation grossière » (2). Vaishwânara est, comme l’indique la dérivation étymologique de ce nom3, ce que nous avons appelé l’« Homme Universel », mais envisagé plus particulièrement dans le développement complet de ses états de manifestation, et sous l’aspect spécial de ce développement. Notes : (1) Il est évident que cette expression et toutes celles qui lui sont similaires, comme séjour, résidence, etc., doivent toujours être entendues ici symboliquement et non littéralement, c’est-à-dire comme désignant, non pas un lieu quelconque, mais bien une modalité d’existence. L’usage du symbolisme spatial est d’ailleurs extrêmement répandu, ce qui s’explique par la nature même des conditions auxquelles est soumise l’individualité corporelle, par rapport à laquelle doit être effectuée, dans la mesure du possible, la traduction des vérités qui concernent les autres états de l’être. – Le terme sthâna a pour équivalent exact le mot « état », status, car la racine sthâ se retrouve, avec les mêmes significations qu’en sanskrit, dans le latin stare et ses dérivés. (2) Mândûkya Upanishad, shruti 3. (3) Sur cette dérivation, voir le commentaire de Shankarâchârya sur les Brahma-Sûtras, 1er Adhyâya, 2e Pâda, sûtra 28 : c’est Âtmâ qui est à la fois « tout » (vishwa), en tant que personnalité, et « homme » (nara), en tant qu’individualité (c’est-à-dire comme jîvâtmâ). Vaishwânara est donc bien une dénomination qui convient proprement à Âtmâ ; d’autre part, c’est aussi un nom d’Agni, ainsi que nous le verrons plus loin (cf. Shatapata Brâhmana).   

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, chap. XVI - L’état inconditionné d’Atmâ : « En Soi-même, Âtmâ n’est donc ni manifesté (vyakta), ni non-manifesté (avyakta), du moins si l’on regarde seulement le non-manifesté comme le principe immédiat du manifesté (ce qui se réfère à l’état de Prâjna ; mais Il est à la fois le principe du manifesté et du non-manifesté (bien que ce Principe Suprême puisse d’ailleurs aussi être dit non-manifesté en un sens supérieur, ne fût-ce que pour affirmer par là Son immutabilité absolue et l’impossibilité de Le caractériser par aucune attribution positive). « Lui (le Suprême Brahma, auquel Âtmâ inconditionné est identique), l’œil ne L’atteint point (1), ni la parole, ni le « mental » (2) ; nous ne Le reconnaissons point (comme compréhensible par autre que Lui-même), et c’est pourquoi nous ne savons comment enseigner Sa nature (par une description quelconque). Il est supérieur à ce qui est connu (distinctivement, ou à l’Univers manifesté), et Il est même au delà de ce qui n’est pas connu (distinctivement, ou de l’Univers non-manifesté, un avec l’Être pur) (3) ; tel est l’enseignement que nous avons reçu des Sages d’autrefois. On doit considérer que Ce qui n’est point manifesté par la parole (ni par aucune autre chose), mais par quoi la parole est manifestée (ainsi que toutes choses), est Brahma (dans Son Infinité), et non ce qui est envisagé (en tant qu’objet de méditation) comme « ceci » (un être individuel ou un monde manifesté, suivant que le point de vue se rapporte au « microcosme » ou au « macrocosme ») ou « cela » (Îshwara ou l’Être Universel lui-même, en dehors de toute individualisation et de toute manifestation) » (4).

Shankarâchârya ajoute à ce passage le commentaire suivant : « Un disciple qui a suivi attentivement l’exposition de la nature de Brahma, doit être amené à penser qu’il connaît parfaitement Brahma (du moins théoriquement) ; mais, malgré les raisons apparentes qu’il peut avoir de penser ainsi, ce n’en est pas moins une opinion erronée. En effet, la signification bien établie de tous les textes concernant le Vêdânta est que le « Soi » de tout être qui possède la Connaissance est identique à Brahma (puisque, par cette Connaissance même, l’« Identité Suprême » est réalisée). Or, de toute chose qui est susceptible de devenir un objet de connaissance, une connaissance distincte et définie est possible ; mais il n’en est pas ainsi de Ce qui ne peut devenir un tel objet. Cela est Brahma, car Il est le Connaisseur (total), et le Connaisseur peut connaître les autres choses (les renfermant toutes dans Son infinie compréhension, qui est identique à la Possibilité Universelle), mais non Se faire Lui-même l’objet de Sa propre Connaissance (car, dans Son identité qui ne résulte d’aucune identification, on ne peut pas même faire, comme dans la condition de Prâjna, la distinction principielle d’un sujet et d’un objet qui sont cependant « le même », et Il ne peut pas cesser d’être Soi-même, « tout-connaissant », pour devenir « tout connu », qui serait un autre Soi-même), de la même façon que le feu peut brûler d’autres choses, mais non se brûler lui-même (sa nature essentielle étant indivisible, comme, analogiquement, Brahma est « sans dualité ») (5). D’autre part, il ne peut pas être dit non plus que Brahma puisse être un objet de connaissance pour un autre que Lui-même, car, en dehors de Lui, il n’est rien qui soit connaissant (toute connaissance, même relative, n’étant qu’une participation de la connaissance absolue et suprême) » (6). Notes : (1) De même, le Qorân dit en parlant d’Allah : « Les regards ne peuvent L’atteindre. » – « Le Principe n’est atteint ni par la vue ni par l’ouïe » (Tchoang-tseu, ch. XXII ; traduction du P. Wieger, p. 397). (2) Ici, l’œil représente les facultés de sensation, et la parole les facultés d’action ; on a vu plus haut que le manas, par sa nature et ses fonctions, participe des unes et des autres. Brahma ne peut être atteint par aucune faculté individuelle : Il ne peut être perçu par les sens comme les objets grossiers, ni conçu par la pensée comme les objets subtils ; Il ne peut être exprimé en mode sensible par les mots, ni en mode idéal par les images mentales. (3) Cf. le passage déjà cité de la Bhagavad-Gîtâ, XV, 18, d’après lequel Paramâtmâ « dépasse le destructible et même l’indestructible » ; le destructible est le manifesté, et l’indestructible est le non-manifesté, entendu comme nous venons de l’expliquer. (4) Kêna Upanishad, 1er Khanda, shrutis 3 à 5. – Ce qui a été dit pour la parole (vâch) est ensuite répété successivement, dans les shrutis 6 à 9, et en termes identiques, pour le « mental » (manas), l’œil (chakshus), l’ouïe (shrotra) et le « souffle vital » (prâna). (5) Cf. Brihad-Âranyaka Upanishad, 4e Adhyâya, 5e Brâhmana, shruti 14 : « Comment le Connaisseur (total) pourrait-il être connu ? » (6) Ici encore, nous pouvons établir un rapprochement avec cette phrase du Traité de l’Unité (Risâlatul-Ahadiyah) de Mohyiddin ibn Arabi : « Il n’y a rien, absolument rien qui existe hormis Lui (Allah), mais Il comprend Sa propre existence sans (toutefois) que cette compréhension existe d’une façon quelconque ». »

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, chap. XVIII - L’évolution posthume de l’être humain : « Tout cela étant dit pour qu’on ne soit pas tenté d’accorder à l’expression d’« évolution posthume », si l’on tient à l’employer à défaut d’une autre plus adéquate et pour se conformer à certaines habitudes, une importance et une signification qu’elle n’a pas et ne saurait avoir en réalité, nous en viendrons à l’étude de la question à laquelle elle se rapporte, question dont la solution, d’ailleurs, résulte presque immédiatement de toutes les considérations qui précèdent. L’exposé qui va suivre est emprunté aux Brahma-Sûtras (1) et à leur commentaire traditionnel (et par là nous entendons surtout celui de Shankarâchârya), mais nous devons avertir qu’il n’en est pas une traduction littérale ; il nous arrivera parfois de résumer le commentaire (2), et parfois aussi de le commenter à son tour, sans quoi le résumé demeurerait à peu près incompréhensible, ainsi qu’il arrive le plus souvent lorsqu’il s’agit de l’interprétation des textes orientaux (3). Notes : (1) 4e Adhyâya, 2e, 3e et 4e Pâdas. – Le 1er Pâda de ce 4e Adhyâya est consacré à l’examen des moyens de la Connaissance Divine, dont les fruits seront exposés dans ce qui suit. (2) Colebrooke a donné un résumé de ce genre dans ses Essais sur la Philosophie des Hindous (IVe Essai), mais son interprétation, sans être déformée par un parti pris systématique comme il s’en rencontre trop fréquemment chez d’autres orientalistes, est extrêmement défectueuse au point de vue métaphysique, par incompréhension pure et simple de ce point de vue même. (3) Nous ferons remarquer à ce propos que, en arabe, le mot tarjamah signifie à la fois « traduction » et « commentaire », l’une étant regardée comme inséparable de l’autre ; son équivalent le plus exact serait donc « explication » ou « interprétation ». On peut même dire, quand il s’agit de textes traditionnels, qu’une traduction en langue vulgaire, pour être intelligible, doit correspondre exactement à un commentaire fait dans la langue même du texte ; la traduction littérale d’une langue orientale dans une langue occidentale est généralement impossible, et plus on s’efforce de suivre strictement la lettre, plus on risque de s’éloigner de l’esprit ; c’est ce que les philologues sont malheureusement incapables de comprendre. »

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, chap. XXIII - La délivrance finale : « L’Être est un, ou plutôt il est l’Unité métaphysique elle-même ; mais l’Unité enferme en soi la multiplicité, puisqu’elle la produit par le seul déploiement de ses possibilités ; et c’est pourquoi, dans l’Être même, on peut envisager une multiplicité d’aspects, qui en sont autant d’attributs ou de qualifications, quoique ces aspects n’y soient point distingués effectivement, si ce n’est en tant que nous les concevons comme tels ; mais encore faut-il qu’ils y soient en quelque façon pour que nous puissions les y concevoir. On pourrait dire aussi que chaque aspect se distingue des autres sous un certain rapport, bien qu’aucun d’eux ne se distingue véritablement de l’Être, et que tous soient l’Être même (1) ; il y a donc là une sorte de distinction principielle, qui n’est pas une distinction au sens où ce mot s’applique dans l’ordre de la manifestation, mais qui en est la transposition analogique. Dans la manifestation, la distinction implique une séparation ; celle-ci, d’ailleurs, n’est rien de positif en réalité, car elle n’est qu’un mode de limitation (2) ; l’Être pur, par contre, est au delà de la « séparativité ». Ainsi, ce qui est au degré de l’Être pur est « non-distingué », si l’on prend la distinction (vishêsha) au sens où la comportent les états manifestés ; et pourtant, en un autre sens, il y a là encore quelque chose de « distingué » (vishishta) : dans l’Être, tous les êtres (nous entendons par là leurs personnalités) sont « un » sans être confondus, et distincts sans être séparés (3). Notes : (1) Ceci peut s’appliquer, dans la théologie chrétienne, à la conception de la Trinité : chaque personne divine est Dieu, mais elle n’est pas les autres personnes. – Dans la philosophie scolastique, on pourrait aussi dire la même chose des « transcendantaux », dont chacun est coextensif à l’Être. (2) Dans les états individuels, la séparation est déterminée par la présence de la forme ; dans les états non-individuels, elle doit être déterminée par une autre condition, puisque ces états sont informels. (3) C’est là que réside l’explication de la principale différence qui existe entre le point de vue de Râmânuja, qui maintient la distinction principielle, et celui de Shankarâchârya, qui la dépasse. »

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, chap. XXIII - La délivrance finale : « Si donc la Délivrance est regardée comme une conséquence de la Connaissance, il faut préciser qu’elle en est une conséquence rigoureusement immédiate ; c’est ce qu’indique très nettement Shankarâchârya : « Il n’y a aucun autre moyen d’obtenir la Délivrance complète et finale que la Connaissance ; seule, celle-ci détache les liens des passions (et de toutes les autres contingences auxquelles est soumis l’être individuel) ; sans la Connaissance, la Béatitude (Ânanda) ne peut être obtenue. L’action (karma, que ce mot soit d’ailleurs entendu dans son sens général, ou appliqué spécialement à l’accomplissement des rites) n’étant pas opposée à l’ignorance (avidyâ) (1), elle ne peut l’éloigner ; mais la Connaissance dissipe l’ignorance, comme la lumière dissipe les ténèbres. Dès que l’ignorance qui naît des affections terrestres (et d’autres liens analogues) est éloignée (et qu’avec elle toute illusion a disparu), le « Soi » (Âtmâ), par sa propre splendeur, brille au loin (à travers tous les degrés d’existence) dans un état indivisé (pénétrant tout et illuminant la totalité de l’être), comme le soleil répand sa clarté lorsque le nuage est dispersé » (2). Notes : (1) Certains voudraient traduire avidyâ ou ajnâna par « nescience » et non par « ignorance » ; nous avouons ne pas voir clairement la raison de cette subtilité. (2) Âtmâ-Bodha (Connaissance du Soi). »

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, chap. XXIV - Videha-mukti et jîvan-mukti : « « Le Yogî, ayant traversé la mer des passions (1), est uni avec la Tranquillité (2) et possède dans sa plénitude le « Soi » (Âtmâ inconditionné, auquel il est identifié). Ayant renoncé à ces plaisirs qui naissent des objets externes périssables (et qui ne sont eux-mêmes que des modifications extérieures et accidentelles de l’être), et jouissant de la Béatitude (Ânanda, qui est le seul objet permanent et impérissable, et qui n’est rien de différent du « Soi »), il est calme et serein comme flambeau sous un éteignoir (3), dans la plénitude de sa propre essence (qui n’est plus distinguée du Suprême Brahma). Pendant sa résidence (apparente) dans le corps, il n’est pas affecté par les propriétés de celui-ci, pas plus que le firmament n’est affecté par ce qui flotte dans son sein (car, en réalité, il contient en soi tous les états et n’est contenu dans aucun d’eux) ; connaissant toutes choses (et étant toutes choses par là même, non « distinctivement », mais comme totalité absolue), il demeure immuable, « non-affecté » par les contingences » (4) Il n’y a donc et il ne peut y avoir évidemment aucun degré spirituel qui soit supérieur à celui du Yogî ; » Notes : (1) C’est le domaine des « Eaux inférieures » ou des possibilités formelles ; les passions sont prises ici pour désigner toutes les modifications contingentes qui constituent le « courant des formes ». (2) C’est la « Grande Paix » (Es-Sakînah) de l’ésotérisme islamique, ou la Pax Profunda de la tradition rosicrucienne ; et le mot Shekinah, en hébreu, désigne la « présence réelle » de la Divinité, ou la « Lumière de gloire » dans et par laquelle, suivant la théologie chrétienne, s’opère la « vision béatifique » (cf. la « gloire de Dieu » dans le texte déjà cité de l’Apocalypse, XXI, 23). – Voici encore un texte taoïste qui se rapporte au même sujet : « La paix dans le vide est un état indéfinissable. On arrive à s’y établir. On ne la prend ni ne la donne. Jadis on y tendait. Maintenant on préfère l’exercice de la bonté et de l’équité, qui ne donne pas le même résultat » (Lie-tseu, ch. 1er ; traduction du P. Wieger, p. 77). Le « vide » dont il est ici question est le « quatrième état » de la Mândûkya Upanishad, qui est en effet indéfinissable, étant absolument inconditionné, et dont on ne peut parler que négativement. Les mots « jadis » et « maintenant » se réfèrent aux différentes périodes du cycle de l’humanité terrestre : les conditions de l’époque actuelle (correspondant au Kali-Yuga) font que la très grande majorité des hommes s’attachent à l’action et au sentiment, qui ne peuvent les conduire au delà des limites de leur individualité, et encore moins à l’état suprême et inconditionné. (3) On peut comprendre par là le véritable sens du mot Nirvâna, dont les orientalistes ont donné tant de fausses interprétations ; ce terme, qui est loin d’être spécial au Bouddhisme comme on le croit parfois, signifie littéralement « extinction du souffle ou de l’agitation », donc état d’un être qui n’est plus soumis à aucun changement ni à aucune modification, qui est définitivement libéré de la forme ainsi que de tous les autres accidents ou liens de l’existence manifestée. Nirvâna est la condition supra-individuelle (celle de Prâjna), et Parinirvâna est l’état inconditionné ; on emploie aussi, dans le même sens, les termes Nirvritti, « extinction du changement ou de l’action », et Parinirvritti. – Dans l’ésotérisme islamique, les termes correspondants sont fanâ, « extinction », et fanâ el-fanâi, littéralement, « extinction de l’extinction ». (4) Âtmâ-Bodha de Shankarâchârya.     

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, chap. XXV - La délivrance selon les Jainas : « Un dernier point sur lequel le Jaïnisme est nettement hétérodoxe en ce qui concerne la question envisagée, c’est l’assertion que, dans les modifications par lesquelles l’être passe incessamment tant qu’il reste soumis à l’action, l’esprit lui-même, qui est alors dans la condition de baddhâtmâ, serait sujet à des variations concomitantes et concordantes, de telle sorte que l’être tout entier, et jusque dans son essence la plus profonde, serait atteint par ces modifications. « Si, dans les différents états de l’être, et dans le passage d’un état à un autre, le « Soi » (Âtmâ) peut subir des changements comparables à une augmentation ou à une diminution (comme par l’addition ou la soustraction de parties constitutives), pour se conformer aux modifications contingentes (1), alors il est variable (en soi-même), et (comme pour les Bouddhistes d’après lesquels rien n’est en dehors du changement) il ne peut avoir d’autre réalité que celle d’une existence transitoire et momentanée (ne possédant pas l’immutabilité et l’identité essentielles). S’il n’en est pas ainsi, c’est que ses conditions ont toujours été telles qu’elles sont lorsque la Délivrance est obtenue (contrairement à ce que prétendent les Jainas) ; et, s’il a pu (comme ils le soutiennent) être astreint à des conditions finies et déterminées (ou à une limitation quelconque), il ne peut posséder l’omniprésence (2) et l’éternité (attributs qui, cependant, lui appartiennent nécessairement lorsqu’il est affranchi de l’espace et du temps, comme il l’est, pour les Jainas eux-mêmes, dans la condition de muktâtmâ) » (3). Notes : (1) Nous pensons qu’on pourrait trouver aussi, dans certaines écoles philosophiques occidentales, des théories d’après lesquelles le corps est en quelque sorte la « mesure de l’âme », ce qui est, dans un autre langage et en tenant compte de la différence des points de vue, l’équivalent de l’opinion dont il est ici question. (2) Nous ne disons pas l’ubiquité, car celle-ci ne suppose pas l’affranchissement complet de la condition spatiale : elle est seulement, par rapport à ce que nous appelons ici l’omniprésence, n’ayant pas de meilleur terme à notre disposition, ce qu’est la perpétuité ou l’indéfinité temporelle par rapport à l’éternité ; et par suite, elle peut être réalisée dans la limite des possibilités individuelles, pourvu que celles-ci soient développées dans toute leur extension indéfinie. (3) Commentaire de Shankarâchârya sur les Brahma-Sûtras, 2e Adhyâya, 2e Pâda, sûtras 35 et 36. »

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, chap. XXVI - L’État spirituel du Yogi: l’ « identité suprême » :

« En ce qui concerne l’état du Yogî, qui, par la Connaissance, est « délivré dans la vie » (jîvan-mukta) et a réalisé l’« Identité Suprême », nous citerons encore Shankarâchârya (1), et ce qu’il en dit, montrant les possibilités les plus hautes auxquelles l’être peut atteindre, servira en même temps de conclusion à cette étude.

« Le Yogî, dont l’intellect est parfait, contemple toutes choses comme demeurant en lui-même (dans son propre « Soi », sans aucune distinction de l’extérieur et de l’intérieur), et ainsi, par l’œil de la Connaissance (Jnâna-chakshus, expression qui pourrait être rendue assez exactement par « intuition intellectuelle »), il perçoit (ou plutôt conçoit, non rationnellement ou discursivement, mais par une prise de conscience directe et un « assentiment » immédiat) que toute chose est Âtmâ.

« Il connaît que toutes les choses contingentes (les formes et les autres modalités de la manifestation) ne sont pas autres qu’Âtmâ (dans leur principe), et que hors d’Âtmâ il n’est rien, « les choses différant simplement (suivant une parole du Vêda) en désignation, accident et nom, comme les ustensiles terrestres reçoivent divers noms, quoique ce soient seulement différentes formes de terre » (2) ; et ainsi il perçoit (ou conçoit, dans le même sens que ci-dessus) que lui-même est toutes choses (car il n’y a aucune chose qui soit un être autre que lui-même ou que son propre « Soi ») (3).

« Quand les accidents (formels et autres, comprenant la manifestation subtile aussi bien que la manifestation grossière) sont supprimés (n’existant qu’en mode illusoire, de telle sorte qu’ils ne sont véritablement rien au regard du Principe), le Muni (pris ici comme synonyme de Yogî) entre, avec tous les êtres (en tant qu’ils ne sont plus distingués de lui-même), dans l’Essence qui pénètre tout (et qui est Âtmâ) (4).

« Il est sans qualités (distinctes) et sans action (5) ; impérissable (akshara, non sujet à la dissolution, qui n’a de prise que sur le multiple), sans volition (appliquée à un acte défini ou à des circonstances déterminées) ; plein de Béatitude, immuable, sans forme ; éternellement libre et pur (ne pouvant être contraint ni atteint ou affecté en quelque façon que ce soit par un autre que lui-même, puisque cet autre n’existe pas, ou du moins n’a qu’une existence illusoire, tandis que lui-même est dans la réalité absolue).

« Il est comme l’Éther (Âkâsha), qui est répandu partout (sans différenciation), et qui pénètre simultanément l’extérieur et l’intérieur des choses (6) ; il est incorruptible, impérissable ; il est le même dans toutes choses (aucune modification n’affectant son identité), pur, impassible, inaltérable (dans son immutabilité essentielle).

« Il est (selon les termes mêmes du Vêda) « le Suprême Brahma, qui est éternel, pur, libre, seul (dans Sa perfection absolue), incessamment rempli de Béatitude, sans dualité, Principe (inconditionné) de toute existence, connaissant (sans que cette Connaissance implique aucune distinction de sujet et d’objet, ce qui serait contraire à la « non-dualité »), et sans fin ».

« Il est Brahma, après la possession duquel il n’y a rien à posséder ; après la jouissance de la Béatitude duquel il n’y a point de félicité qui puisse être désirée ; et après l’obtention de la Connaissance duquel il n’y a point de connaissance qui puisse être obtenue.

« Il est Brahma, lequel ayant été vu (par l’œil de la Connaissance), aucun objet n’est contemplé ; avec lequel étant identifié, aucune modification (telle que la naissance ou la mort) n’est éprouvée ; lequel étant perçu (mais non cependant comme un objet perceptible par une faculté quelconque), il n’y a plus rien à percevoir (puisque toute connaissance distinctive est dès lors dépassée et comme annihilée).

« Il est Brahma, qui est répandu partout, dans tout (puisqu’Il n’y a rien hors de Lui et que tout est nécessairement contenu dans Son Infinité) (7) : dans l’espace intermédiaire, dans ce qui est au-dessus et dans ce qui est au-dessous (c’est-à-dire dans l’ensemble des trois mondes) ; le véritable, plein de Béatitude, sans dualité, indivisible et éternel.

« Il est Brahma, affirmé dans le Vêdânta comme absolument distinct de ce qu’Il pénètre (et qui, par contre, n’est point distinct de Lui, ou du moins ne s’en distingue qu’en mode illusoire) (8), incessamment rempli de Béatitude et sans dualité.

« Il est Brahma, « par qui (selon le Vêda) sont produits la vie (jîva), le sens interne (manas), les facultés de sensation et d’action (jnânêndriyas et karmêndriyas), et les éléments (tanmâtras et bhûtas) qui composent le monde manifesté (tant dans l’ordre subtil que dans l’ordre grossier) ».

« Il est Brahma, en qui toutes choses sont unies (au delà de toute distinction, même principielle), de qui tous les actes dépendent (et qui est Lui-même sans action) ; c’est pourquoi Il est répandu en tout (sans division, dispersion ou différenciation d’aucune sorte).

« Il est Brahma, qui est sans grandeur ou dimensions (inconditionné), inétendu (étant indivisible et sans parties), sans origine (étant éternel), incorruptible, sans figure, sans qualités (déterminées), sans assignation ou caractère quelconque.

« Il est Brahma, par lequel toutes choses sont éclairées (participant à Son essence selon leurs degrés de réalité), dont la Lumière fait briller le soleil et tous les corps lumineux, mais qui n’est point rendu manifeste par leur lumière (9).

« Il pénètre lui-même sa propre essence éternelle (qui n’est pas différente du Suprême Brahma), et (simultanément) il contemple le Monde entier (manifesté et non-manifesté) comme étant (aussi) Brahma, de même que le feu pénètre intimement un boulet de fer incandescent, et (en même temps) se montre aussi lui-même extérieurement (en se manifestant aux sens par sa chaleur et sa luminosité).

« Brahma ne ressemble point au Monde (10), et hors Brahma il n’y a rien (car, s’il y avait quelque chose hors de Lui, Il ne pourrait être infini) ; tout ce qui semble exister en dehors de Lui ne peut exister (de cette façon) qu’en mode illusoire, comme l’apparence de l’eau (le mirage) dans le désert (marû) (11).

« De tout ce qui est vu, de tout ce qui est entendu (et de tout ce qui est perçu ou conçu par une faculté quelconque), rien n’existe (véritablement) hors de Brahma ; et, par la Connaissance (principielle et suprême), Brahma est contemplé comme seul véritable, plein de Béatitude, sans dualité.

« L’œil de la Connaissance contemple le véritable Brahma, plein de Béatitude, pénétrant tout ; mais l’œil de l’ignorance ne Le découvre point, ne L’aperçoit point, comme un homme aveugle ne voit point la lumière sensible.

« Le « Soi » étant éclairé par la méditation (quand une connaissance théorique, donc encore indirecte, le fait apparaître comme s’il recevait la Lumière d’une source autre que lui-même, ce qui est encore une distinction illusoire), puis brûlant du feu de la Connaissance (réalisant son identité essentielle avec la Lumière Suprême), il est délivré de tous les accidents (ou modifications contingentes), et brille dans sa propre splendeur, comme l’or qui est purifié dans le feu (12).

« Quand le Soleil de la Connaissance spirituelle se lève dans le ciel du cœur (c’est-à-dire au centre de l’être, qui est désigné comme Brahma-pura), il chasse les ténèbres (de l’ignorance voilant l’unique réalité absolue), il pénètre tout, enveloppe tout, et illumine tout.

« Celui qui a fait le pèlerinage de son propre « Soi », un pèlerinage dans lequel il n’y a rien concernant la situation, la place ou le temps (ni aucune circonstance ou condition particulière) (13), qui est partout (14) (et toujours, dans l’immutabilité de l’« éternel présent »), dans lequel ni le chaud ni le froid ne sont éprouvés (non plus qu’aucune autre impression sensible ou même mentale), qui procure une félicité permanente et une délivrance définitive de tout trouble (ou de toute modification) ; celui-là est sans action, il connaît toutes choses (en Brahma), et il obtient l’Éternelle Béatitude. »

Notes : (1) Âtmâ-Bodha. – Réunissant ici différents passages de ce traité, nous ne nous astreindrons pas, dans ces extraits, à suivre rigoureusement l’ordre du texte ; d’ailleurs, en général, la suite logique des idées ne peut être exactement la même dans un texte sanskrit et dans une traduction en une langue occidentale, en raison des différences qui existent entre certaines « façons de penser » et sur lesquelles nous avons insisté en d’autres occasions. (2) Voir Chhândogya Upanishad, 6e Prapâthaka, 1er Khanda, shrutis 4 à 6. (3) Notons à ce propos qu’Aristote, dans le Περι Ψυχης, déclare expressément que « l’âme est tout ce qu’elle connaît » ; on peut voir là l’indication d’un rapprochement assez net, à cet égard, entre la doctrine aristotélicienne et les doctrines orientales, malgré les réserves qu’impose toujours la différence des points de vue ; mais cette affirmation, chez Aristote et ses continuateurs, semble être demeurée purement théorique. Il faut donc admettre que les conséquences de cette idée de l’identification par la connaissance, en ce qui concerne la réalisation métaphysique, sont demeurées tout à fait insoupçonnées des Occidentaux, à l’exception, comme nous l’avons déjà dit, de certaines écoles proprement initiatiques, n’ayant aucun point de contact avec tout ce qui porte habituellement le nom de « philosophie ». (4) « Au-dessus de tout est le Principe, commun à tout, contenant et pénétrant tout, dont l’Infinité est l’attribut propre, le seul par lequel on puisse Le désigner, car Il n’a pas de nom propre » (Tchoang-tseu, ch. XXV ; traduction du P. Wieger, p. 437). (5) Cf. le « non-agir » (wou-wei) de la tradition extrême-orientale. (6) L’ubiquité est prise ici comme symbole de l’omniprésence au sens où nous avons déjà employé ce mot plus haut. (7) Rappelons encore ici le texte taoïste que nous avons déjà cité plus longuement : « Ne demandez pas si le Principe est dans ceci ou dans cela ; Il est dans tous les êtres... » (Tchoang-tseu, ch. XXII ; traduction du P. Wieger, p. 395). (8) Nous rappelons que cette irréciprocité dans la relation de Brahma et du Monde implique expressément la condamnation du « panthéisme », ainsi que de l’« immanentisme » sous toutes ses formes. (9) Il est « Ce par quoi tout est manifesté, mais qui n’est soi-même manifesté par rien », suivant un texte que nous avons déjà cité précédemment (Kêna Upanishad, 1er Khanda, shrutis 5 à 9). (10) L’exclusion de toute conception panthéiste est ici réitérée ; en présence d’affirmations aussi nettes, on a peine à s’expliquer certaines erreurs d’interprétation qui ont cours en Occident. (11) Ce mot marû, dérivé de la racine mri, « mourir », désigne toute région stérile, entièrement dépourvue d’eau, et plus spécialement un désert de sable, dont l’aspect uniforme peut être pris comme support de la méditation, pour évoquer l’idée de l’indifférenciation principielle. (12) On a vu plus haut que l’or est regardé comme étant lui-même de nature lumineuse. (13) « Toute distinction de lieu ou de temps est illusoire ; la conception de tous les possibles (compris synthétiquement dans la Possibilité Universelle, absolue et totale) se fait sans mouvement et hors du temps » (Lie-tseu, ch. III ; traduction du P. Wieger, p. 107). (14) De la même façon, dans les traditions ésotériques occidentales, il est dit que les véritables Rose-Croix se réunissent « dans le Temple du Saint-Esprit, lequel est partout ». – Les Rose-Croix dont il s’agit n’ont, bien entendu, rien de commun avec les multiples organisations modernes qui ont pris le même nom ; on dit que, peu après la guerre de Trente Ans, ils quittèrent l’Europe et se retirèrent en Asie, ce qui peut d’ailleurs s’interpréter symboliquement plutôt que littéralement. »

LE SYMBOLISME DE LA CROIX (1931)

Le Symbolisme de la Croix, chap. XIV - Le symbolisme du tissage : « Une autre forme du même symbolisme, qui se rencontre aussi dans la tradition hindoue, est l’image de l’araignée tissant sa toile, image qui est d’autant plus exacte que l’araignée forme cette toile de sa propre substance (1). Note : (1) Commentaire de Shankarâchârya sur les Brahma-Sûtras, 2e Adhyâya, 1er Pâda, sûtra 25. »

Le Symbolisme de la Croix, chap. XXVI - Incommensurabilité de l’être total et de l’individualité : « La métaphysique pure ne saurait en aucune façon admettre l’anthropomorphisme (1) ; si celui-ci semble parfois s’introduire dans l’expression, ce n’est là qu’une apparence tout extérieure, d’ailleurs inévitable dans une certaine mesure dès lors que, si l’on veut exprimer quelque chose, il faut nécessairement se servir du langage humain. Ce n’est donc là qu’une conséquence de l’imperfection qui est forcément inhérente à toute expression, quelle qu’elle soit, en raison de sa limitation même ; et cette conséquence est admise seulement à titre d’indulgence en quelque sorte, concession provisoire et accidentelle à la faiblesse de l’entendement humain individuel, à son insuffisance pour atteindre ce qui dépasse le domaine de l’individualité. Il se produit déjà, du fait de cette insuffisance, quelque chose de ce genre, avant toute expression extérieure, dans l’ordre de la pensée formelle (qui, du reste, apparaît aussi comme une expression si on l’envisage par rapport à l’informel) : toute idée à laquelle on pense avec intensité finit par « se figurer », par prendre en quelque façon une forme humaine, celle même du penseur ; on dirait que, suivant une comparaison fort expressive de Shankarâchârya, « la pensée coule dans l’homme comme le métal en fusion se répand, dans le moule du fondeur ». L’intensité même de la pensée (2) fait qu’elle occupe l’homme tout entier, d’une manière analogue à celle dont l’eau remplit un vase jusqu’aux bords ; elle prend donc la forme de ce qui la contient et la limite, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’elle devient anthropomorphe. » Notes : (1) Sur cette question, voir Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 2e partie, ch. VII. (2) Il est bien entendu que ce mot d’« intensité » ne doit pas être pris ici dans un sens quantitatif, et aussi que, la pensée n’étant pas soumise à la condition spatiale, sa forme n’est aucunement « localisable » ; c’est dans l’ordre subtil qu’elle se situe, non dans l’ordre corporel.

LES ÉTATS MULTIPLES DE L’ÊTRE (1932)

Les états multiples de l’être, chap. XIII - Les hiérarchies spirituelles : « En raison même de l’équivalence de tous les états vis-à-vis de l’Absolu, dès lors que le but final est atteint dans l’un ou l’autre des degrés dont il s’agit, l’être n’a aucunement besoin de les avoir tous parcourus préalablement, et d’ailleurs il les possède tous dès lors « par surcroît », pour ainsi dire, puisque ce sont là des éléments intégrants de sa totalisation. D’autre part, l’être qui possède ainsi tous les états pourra toujours évidemment, s’il y a lieu, être envisagé plus particulièrement par rapport à l’un quelconque de ces états et comme s’il y était « situé » effectivement, quoiqu’il soit véritablement au-delà de tous les états et qu’il les contienne tous en lui-même, loin de pouvoir être contenu dans aucun d’eux. On pourrait dire que, en pareil cas, ce seront là simplement des aspects divers qui constitueront en quelque sorte autant de « fonctions » de cet être, sans que celui-ci soit aucunement affecté par leurs conditions, qui n’existent plus pour lui qu’en mode illusoire, puisque, en tant qu’il est vraiment « soi », son état est essentiellement inconditionné. C’est ainsi que l’apparence formelle, voire même corporelle, peut subsister pour l’être qui est « délivré dans la vie » (jîvan-mukta), et qui, « pendant sa résidence dans le corps, n’est pas affecté par ses propriétés, comme le firmament n’est pas affecté par ce qui flotte dans son sein » (1) ; et il demeure de même « non-affecté » par toutes les autres contingences, quel que soit l’état, individuel ou supra-individuel, c’est-à-dire formel ou informel, auquel elles se réfèrent dans l’ordre de la manifestation, qui, au fond, n’est lui-même que la somme de toutes les contingences. Note : (1)  Âtmâ-Bodha de Shankarâchârya (voir ibid., ch. XXIII). »

Les états multiples de l’être, chap. XV - La réalisation de l’être par la connaissance : « Tout ceci est vrai a fortiori si, sortant des limites de l’individualité, nous l’appliquons aux états supérieurs : la connaissance véritable de ces états implique leur possession effective, et, inversement, c’est par cette connaissance même que l’être en prend possession, car ces deux actes sont inséparables l’un de l’autre, et nous pourrions même dire qu’au fond ils ne sont qu’un. Naturellement, ceci ne doit s’entendre que de la connaissance immédiate, qui, lorsqu’elle s’étend à la totalité des états, comporte en elle-même leur réalisation, et qui est, par suite, « le seul moyen d’obtenir la Délivrance complète et finale » (1). Quant à la connaissance qui est restée purement théorique, il est évident qu’elle ne saurait nullement équivaloir à une telle réalisation, et, n’étant pas une saisie immédiate de son objet, elle ne peut avoir, comme nous l’avons déjà dit, qu’une valeur toute symbolique ; mais elle n’en constitue pas moins une préparation indispensable à l’acquisition de cette connaissance effective par laquelle, et par laquelle seule, s’opère la réalisation de l’être total. Note : (1) Âtmâ-Bodha de Shankarâchârya (voir ibid., ch. XXII). »

ÉTUDES SUR L’HINDOUISME (Recueil posthume)

Études sur l’Hindouisme, La théorie hindoue des cinq éléments : « En tout ceci, nous n’avons pas encore parlé de l’éther : comme il est le plus élevé et le plus subtil de tous les éléments, nous devons le placer au point le plus haut, c’est-à-dire au pôle supérieur, qui est la région de la lumière pure, par opposition au pôle inférieur qui est, comme nous l’avons dit, la région de l’obscurité. Ainsi, l’éther domine la sphère des autres éléments ; mais, en même temps, il faut aussi le regarder comme enveloppant et pénétrant tous ces éléments, dont il est le principe, et cela en raison de l’état d’indifférenciation qui le caractérise, et qui lui permet de réaliser une véritable « omniprésence » dans le monde corporel ; comme le dit Shankarâchârya dans l’Âtmâ-Bodha, « l’éther est répandu partout, et il pénètre à la fois l’extérieur et l’intérieur des choses ». Nous pouvons donc dire que, parmi les éléments, l’éther seul atteint le point où l’action de sattwa s’exerce au plus haut degré ; mais nous ne pouvons pas l’y localiser exclusivement, comme nous l’avons fait pour la terre au point opposé, et nous devons le considérer comme occupant en même temps la totalité du domaine élémentaire, quelle que soit d’ailleurs la représentation géométrique dont on se servira pour symboliser l’ensemble de ce domaine. Si nous avons adopté la représentation par une figure sphérique, ce n’est pas seulement parce qu’elle est celle qui permet l’interprétation la plus facile et la plus claire, mais c’est aussi, et même avant tout, parce qu’elle s’accorde mieux que toute autre avec les principes généraux du symbolisme cosmogonique, tels qu’on peut les retrouver dans toutes les traditions ; il y aurait à cet égard des comparaisons fort intéressantes à établir, mais nous ne pouvons entrer ici dans ces développements, qui s’écarteraient beaucoup trop du sujet de la présente étude. »

Études sur l’Hindouisme, Compte-rendu paru dans le Voile d’Isis, 1935 : « Hari Prasad Shastri. The Avadhut Gita : translation and introduction. (Chez l’auteur, 30, Landsdowne Crescent, London, W. II). – Ce petit volume est beaucoup plus intéressant que le précédent, car il s’agit ici d’un texte peu connu ; le mot avadhut est à peu près synonyme de jîvanmukta, de sorte que le titre pourrait se traduire par « Chant du Délivré », l’auteur est appelé Dattatreya, mais aucun autre écrit ne lui est attribué, et on ne sait pas exactement où ni quand il a vécu. En l’absence du texte, nous ne pouvons naturellement vérifier l’exactitude de la traduction dans le détail ; nous pouvons tout au moins relever une erreur en ce qui concerne âkâsha qui est en réalité l’« éther », et non point l’« espace » (en sanscrit dish) ; et nous nous demandons pourquoi Brahma, dans ce livre comme dans l’autre, est constamment orthographié Brhama. Mais, bien que nous ne voyions pas comment le traducteur a pu trouver une idée d’« amour » dans ce qui est une œuvre de pure « Connaissance », l’esprit du texte est, d’une façon générale, visiblement bien conservé et bien rendu dans la traduction. C’est là un très remarquable exposé de doctrine adwaita, qui, ainsi qu’il est dit dans l’introduction, « respire le plus pur esprit des Upanishads et de Shrî Shankarâchârya » et qui rappelle notamment l’Âtmâ-Bodha de celui-ci ; aussi la lecture ne saurait-elle en être trop recommandée. »

Études sur l’Hindouisme, Compte-rendu paru dans la revue Études Traditionnelles, 1936: « Hari Prasad Shastri. A Path to God-Realization. (The Shanti-Sadan Publishing Committee, London). – L’auteur déclare que les idées formulées dans ce petit livre lui sont venues en méditant les enseignements de Lao-Tseu ; on n’y trouve cependant, à vrai dire, rien qui soit d’inspiration spécifiquement taoïste, mais plutôt l’esquisse élémentaire d’une méthode « préparatoire » qui pourrait s’appliquer indépendamment de toute forme traditionnelle définie. Les prescriptions d’un caractère « moral » et « dévotionnel » y tiennent une place peut-être excessive, alors que ce qui se rapporte à la connaissance, et qui devrait être l’essentiel, se réduit à assez peu de chose. Il y a aussi, au point de départ, une notion de la « spiritualité » qui nous paraît plutôt vague et insuffisante ; mais où nous ne pouvons qu’approuver entièrement l’auteur, c’est quand il déclare que « les phénomènes psychiques » ne doivent pas être associés avec la « vie spirituelle », rappelant que Tulsidas, dans son Râmâyana, demande à être préservé de la tentation des prétendus « pouvoirs », et que Shankarâchârya avertit qu’ils ne constituent qu’un piège auquel il est difficile d’échapper. »

Études sur l’Hindouisme, Compte-rendu paru dans la revue Études Traditionnelles, 1950 : « Ananda K. Coomaraswamy. Hindouisme et Bouddhisme. Traduit de l’anglais par René Allar et Pierre Ponsoye. (Gallimard, Paris). – Nous devons signaler à nos lecteurs cette excellente traduction du livre de notre regretté collaborateur, Hinduism and Buddhism, qui vient de paraître dans la collection Tradition ; comme nous avons déjà rendu compte précédemment (voir n° d’août 1946) de l’édition anglaise de cet important ouvrage, qui rectifie un grand nombre d’erreurs et de confusions commises par les orientalistes, nous ne nous y étendrons pas de nouveau. Nous rappellerons seulement que les deux parties en quelque sorte parallèles en lesquelles il se divise font ressortir nettement la concordance qui existe en réalité, entre l’Hindouisme et le Bouddhisme ; il est bien entendu que, en ce qui concerne ce dernier, il ne s’agit pas d’écoles plus ou moins tardives et déviées, comme celles dont Shankarâchârya réfuta les vues hétérodoxes, mais du véritable Bouddhisme originel, qui ressemble aussi peu que possible à ce qu’on a présenté sous ce nom en Occident, où, comme le dit l’auteur, « le Bouddhisme a été admiré surtout pour ce qu’il n’est pas ».

Études sur l’Hindouisme, Compte-rendu paru dans la revue Études Traditionnelles, 1945-1946 : « Le Journal of the American Oriental Society (supplément au n° d’avril-juin 1944) a publié deux études de M. Coomaraswamy, (…) – La seconde étude, On the One and Only Transmigrant, est en quelque sorte une explication de la parole de Shankarâchârya suivant laquelle « il n’y a véritablement pas d’autre transmigrant (samsârî) qu’Ishwara ». Le processus de l’existence contingente ou du devenir, dans quelque monde que ce soit, est une « réitération de mort et de naissance » ; la Délivrance (Moksha) est proprement la libération de ce devenir. Dans la doctrine traditionnelle, il n’est aucunement question de « réincarnation », à moins qu’on ne veuille entendre simplement par là la transmission des éléments du « moi » individuel et temporel du père à ses descendants. La transmigration est tout autre chose : quand un être meurt, le « Soi », qui est d’ordre universel, transmigre (samsarati), c’est-à-dire qu’il continue à animer des existences contingentes, dont les formes sont prédéterminées par l’enchaînement des causes médiates. La Délivrance n’est pas pour notre « moi », mais pour ce « Soi » qui ne devient jamais « quelqu’un », c’est-à-dire qu’elle n’est pour nous que quand nous ne sommes plus nous-mêmes, en tant qu’individus, mais que nous avons réalisé l’identité exprimée par la formule upanishadique « tu es Cela » (Tat twam asi). Cette doctrine n’est d’ailleurs nullement particulière à l’Inde, comme le montrent de nombreux textes appartenant à d’autres formes traditionnelles ; ici comme dans le cas de la « réminiscence », il s’agit d’une doctrine qui fait véritablement partie de la tradition universelle. »

INITIATION ET REALISATION SPIRITUELLE (Recueil posthume)

Initiation et Réalisation spirituelle, chap. II - Métaphysique et dialectique : « Nous avons eu dernièrement connaissance d’un article qui nous a paru mériter de retenir quelque peu notre attention, parce que certaines méprises y apparaissent d’autant plus nettement que l’incompréhension y est poussée plus loin. Certes, il est permis de sourire en lisant que ceux qui ont « quelque expérience de la connaissance métaphysique » (parmi lesquels l’auteur se range manifestement, tandis qu’il nous la dénie avec une remarquable audace, comme s’il lui était possible de savoir ce qu’il en est !) ne trouveront dans notre œuvre que des « distinctions conceptuelles singulièrement précises », mais « d’ordre purement dialectique », et « des représentations qui peuvent être préliminairement utiles, mais qui, au point de vue pratique et méthodologique, ne font pas avancer d’un pas au delà du monde des mots vers l’universel ». Cependant, nos contemporains sont tellement habitués à s’arrêter aux apparences extérieures qu’il est bien à craindre que beaucoup d’entre eux ne commettent de semblables erreurs : quand on voit qu’ils les commettent effectivement même en ce qui concerne des autorités traditionnelles telles que Shankarâchârya par exemple, il n’y aurait assurément pas lieu de s’étonner que, à plus forte raison, ils fassent de même à notre égard, prenant ainsi l’« écorce » pour le « noyau ». »

Initiation et Réalisation spirituelle, chap. V - À propos du rattachement initiatique : « Si, au lieu des Écritures sacrées, nous considérions certains écrits d’un caractère proprement initiatique, comme par exemple ceux de Shankarâchârya ou ceux de Mohyiddin ibn Arabi, nous pourrions, sauf sur un point, dire à peu près exactement la même chose : ainsi, tout le profit qu’un orientaliste pourra retirer de leur lecture sera de savoir que tel auteur (et qui pour lui n’est en effet qu’un « auteur » et rien de plus) a dit telle ou telle chose ; et encore, s’il veut traduire cette chose au lieu de se contenter de la répéter textuellement et par un simple effort de mémoire, il y aura les plus grandes chances pour qu’il la déforme, puisqu’il ne s’en est assimilé le sens réel à aucun degré. La seule différence avec ce que nous avons dit précédemment, c’est qu’ici il n’y a plus lieu de considérer le cas de l’exotériste, puisque ces écrits se rapportent au seul domaine ésotérique et, comme tels, sont entièrement en dehors de sa compétence ; s’il pouvait vraiment les comprendre, il aurait déjà franchi par là même la limite qui sépare l’exotérisme de l’ésotérisme, et alors, en fait, nous nous retrouverions en présence du cas de l’ésotériste « théorique », pour lequel nous ne pourrions que redire, sans y rien changer, tout ce que nous en avons déjà dit. »

Initiation et Réalisation spirituelle, chap. XXXII - Réalisation ascendante et réalisation descendante : « Ces hésitations, au fond, ne sont autres que celles d’Agni à accepter de devenir le conducteur du « chariot cosmique » (1), ainsi que le dit M. Coomaraswamy dans l’étude que nous avons déjà citée, rattachant ainsi tous ces cas à celui de l’« Avatâra éternel », avec lequel ils ne font qu’un dans leur « vérité » la plus intérieure ; et, assurément, la tentation de demeurer dans la « nuit » du non-manifesté se comprend sans peine, car nul ne saurait contester que, en ce sens supérieur, « la nuit est meilleure que le jour » (2). M. Coomaraswamy explique aussi par là, et avec juste raison, le fait que Shankarâchârya s’efforce toujours visiblement d’éviter la considération de la « redescente », même lorsqu’il commente des textes dont le sens l’implique assez clairement ; il serait absurde en effet, dans un cas comme celui-là, d’attribuer une telle attitude à un défaut de connaissance ou à une incompréhension de la doctrine ; elle ne peut donc se comprendre que comme une sorte de recul devant la perspective du « sacrifice », et, par suite, comme une volonté consciente de ne pas soulever le voile qui dissimule « l’autre face de l’obscurité » ; et, en généralisant plus haut, la raison principale de la réserve qui est gardée habituellement sur cette question (3). On peut d’ailleurs y joindre, à titre de raison secondaire, le danger que cette considération mal comprise ne serve de prétexte à certains pour justifier, en s’illusionnant eux-mêmes sur sa vraie nature un désir de « rester dans le monde », alors qu’il ne s’agit point d’y rester, mais, ce qui est tout différent, d’y revenir après en être déjà sorti, et que cette « sortie » préalable n’est possible que pour l’être en lequel ne subsiste plus aucun désir, non plus qu’aucune autre attache individuelle quelconque ; il faut avoir bien soin de ne pas se méprendre sur ce point essentiel, faute de quoi on risquerait de ne voir aucune différence entre la réalisation ultime et un simple début de réalisation arrêté à un stade ne dépassant même pas les limites de l’individualité. Notes : (1) Rig-Vêda, X, 51. (2) Cette expression a aussi son application, dans un autre ordre, au « rejet des pouvoirs » ; mais, tandis que cette attitude est non seulement justifiée, mais même la seule entièrement légitime, pour l’être qui, n’ayant aucune « mission » à remplir, n’a pas à paraître au dehors, il est évident que, au contraire, une « mission » serait inexistante comme telle si elle n’était manifestée extérieurement. (3) Nous rappellerons, comme « illustration » de ce qui vient d’être dit, un fait dont le caractère historique ou légendaire importe peu à notre point de vue, car nous n’entendons lui donner qu’une valeur exclusivement symbolique : on raconte que Dante ne souriait jamais, et que les gens attribuaient cette tristesse apparente à ce qu’il « revenait de l’Enfer » ; n’aurait-il pas fallu en voir plutôt la véritable raison dans ce qu’il était « redescendu du Ciel » ? »

DIVERS

Aperçus sur l’Ésotérisme islamique et le Taoïsme, chap. IX - Création et manifestation : « Ces remarques étant faites, nous dirons nettement que l’idée de la manifestation, telle que les doctrines orientales l’envisagent d’une façon purement métaphysique, ne s’oppose nullement à l’idée de création ; elles se réfèrent seulement à des niveaux et à des points de vue différents, de telle sorte qu’il suffit de savoir situer chacune d’elles à sa véritable place pour se rendre compte qu’il n’y a entre elles aucune incompatibilité. La différence, en cela comme sur bien d’autres points, n’est en somme que celle même du point de vue métaphysique et du point de vue religieux ; or, s’il est vrai que le premier est d’ordre plus élevé et plus profond que le second, il ne l’est pas moins qu’il ne saurait aucunement annuler ou contredire celui-ci, ce qui est d’ailleurs suffisamment prouvé par le fait que l’un et l’autre peuvent fort bien coexister à l’intérieur d’une même forme traditionnelle ; nous aurons d’ailleurs à revenir là-dessus par la suite. Au fond, il ne s’agit donc que d’une différence qui, pour être d’un degré plus accentué en raison de la distinction très nette des deux domaines correspondants, n’est pas plus extraordinaire ni plus embarrassante que celle des points de vue divers auxquels on peut légitimement se placer dans un même domaine, suivant qu’on le pénétrera plus ou moins profondément. Nous pensons ici à des points de vue tels que, par exemple, ceux de Shankarâchârya et de Râmânuja à l’égard du Vêdânta ; il est vrai que, là aussi, l’incompréhension a voulu trouver des contradictions, qui sont inexistantes en réalité ; mais cela même ne fait que rendre l’analogie plus exacte et plus complète. »

Le Théosophisme, Histoire d’une Pseudo-Religion, chap. XX - Le Messie futur : « Pour comprendre l’étrange équipée messianique qui fit quelque bruit en ces dernières années, il faut connaître la conception très particulière que les théosophistes se font du Christ, ou, plus généralement, de ce qu’ils appellent un « Grand Instructeur » ou « Instructeur du Monde ». Ces deux expressions sont la traduction des termes sanscrits Mahâguru et Jagadguru, qui servent simplement, en réalité, à désigner les chefs de certaines écoles brâhmaniques : ainsi, le Jagaddguru authentique est le chef de l’école vêdântine de Shankarâchârya. Disons en passant, à ce propos, et pour mettre en garde contre des confusions possibles, que le personnage auquel ce titre appartient légitimement à l’époque actuelle n’est pas celui qui se fait passer pour tel dans des publications où l’exposition du « Vêdânta » est notablement déformée à l’usage des Occidentaux (bien que la dénaturation y soit encore moins complète, il faut le reconnaître, que chez Vivekânanda et ses disciples) ; cette histoire a des dessous politiques assez curieux, mais qui nous entraîneraient trop loin de notre sujet. »

Lettre de René Guénon à Vasile Lovinescu - Le Caire, 30 décembre 1936 : « Ce que j’ai voulu dire pour le Tantrisme, c’est qu’il est en quelque sorte diffus dans toute la doctrine hindoue, du moins sous sa forme présente (je veux dire depuis le début du Kali-Yuga), et qu’il est réellement impossible de lui assigner des limites nettement définies. Pour ce qui est de Shankarâchârya, il existe de lui des hymnes qui sont nettement tantriques, même dans un sens plus ordinaire et plus restreint, puisqu’ils sont adressés à la « Shakti ». Dans les temps modernes, Râmakrishna a été avant tout « shâkta », donc tantrique ; on ne voit cependant pas qu’il se soit jamais occupé spécialement du « Kundalinî-Yoga ». »




samedi 26 novembre 2016

La Mandukyôpanisad : Avec les karikas de Gaudapada et les commentaires de Camkaracarya.




Traduction Marcel Sauton. Avant-propos de V. Subrahmanya Iyer. Préface et annotations du swami Nikhilananda. Liminaire du swami Siddheswarananda Année de publication : 1952



















dimanche 20 novembre 2016

Gauthier Pierozak : « L’amitié entre Guénon et Charbonneau vient de leur intérêt pour le symbolisme »



Auteur : Moncef El Younssi

Gauthier Pierozak étudie le symbolisme du Graal, et le symbolisme chrétien en général, depuis plus de 25 ans. Il a récemment participé à la publication d’un recueil de textes inédits de Guénon et a dirigé l’indexation de son œuvre sur l’excellent site index-rene-guenon. Il se lance aujourd’hui dans un nouveau projet, celui de la restauration de l’œuvre inédite de Louis Charbonneau-Lassay.

PHILITT : Pouvez-vous nous présenter brièvement la vie de Louis Charbonneau-Lassay, son milieu, son parcours ?

Louis Charbonneau-Lassay travaillant dans son atelier

Gauthier Pierozak : Louis Charbonneau-Lassay (1871-1946) était un érudit loudunais qui fut poussé très jeune par son entourage à l’approfondissement de la foi chrétienne, et il décida à l’âge de quatorze ans d’entrer comme postulant à la congrégation des Frères de Saint-Gabriel, en Vendée, où il enseigna d’ailleurs pendant dix ans jusqu’en 1903. Cette année-là, en vertu d’une loi entrée en vigueur sur les congrégations soumises à l’autorisation parlementaire, la congrégation des Frères de Saint-Gabriel fut dissoute et Charbonneau décida de retourner à l’état laïc.

J’ai dit que Charbonneau était un érudit chrétien mais il était aussi un archéologue renommé ! Déjà, alors qu’il faisait encore partie de l’ordre de Saint-Gabriel, il demandait souvent l’autorisation de pouvoir assister à des recherches archéologiques locales, il explorait des souterrains anciens, il effectuait des fouilles sous des dolmens et collectionnait toutes sortes d’objets antiques qu’il trouvait lors de ses recherches : objets préhistoriques, vieilles armes, pierres sculptées, pièces de monnaie, statues, poteries, etc. Il commença à publier dès 1903 dans des revues telles que la Revue du Bas-Poitou, une revue d’archéologie locale, et devint très vite reconnu pour ses recherches. Dans les années 1920, une nouvelle revue fut créée à l’initiative du père Anizan, la revue Regnabit, portant sur tout ce qui concerne le Sacré-Cœur de Jésus : non seulement sa doctrine et tout ce qui relève de la spiritualité, mais aussi les éléments archéologiques étant associés à ce culte. Charbonneau-Lassay y fournit des articles tous les mois pendant plusieurs années sur l’archéologie du Sacré-Cœur, tout ce qu’il avait pu trouver dans des églises, sur des pièces de monnaies, sur des sceaux anciens, etc., et il fut ainsi capable de recréer en quelque sorte une histoire de la dévotion au cœur et aux plaies du Christ en France et à l’étranger. Selon le commun accord à l’époque, la dévotion au Sacré-Cœur était considéré comme une pratique assez récente suite aux visions de sainte Marguerite-Marie Alacoque, à la fin du XVIIe siècle, mais Charbonneau démontra que cette dévotion au cœur du Christ était bien plus ancienne. En 1925, le cardinal Dubois lui suggéra de mettre à profit toutes ses recherches et connaissances et de rédiger un ouvrage, à la fois archéologique et dévotionnel, sur l’emblématique du Christ. Il avait comme projet de rédiger plusieurs ouvrages avec des thèmes spécifiques, et le premier qui sortit dans les années 40 fut le Bestiaire du Christ. Sur le modèle des bestiaires moyenâgeux, il présentait des centaines d’animaux qui symbolisent le Christ. C’est un ouvrage absolument fascinant pour moi, une véritable œuvre d’art par certains côtés.

Charbonneau-Lassay contribua donc à la revue Regnabit de 1922 à 1929, alors qu’y officiait un certain René Guénon. Ce dernier écrivit d’ailleurs dans une lettre à Frithjof Schuon : « Il n’y a rien d’intéressant dans Regnabit en dehors de mes articles et de ceux de Charbonneau-Lassay. » Quelles relations doctrinales et personnelles entretinrent les deux hommes ?

Tome 10 de la Revue Regnabit

Guénon était originaire de Blois, Loudun n’est pas très éloigné. Guénon retournait à Blois tous les étés en vacances, pour visiter son domicile familial mais aussi la famille de son épouse qui était de cette région. Au travers de Regnabit, il se lia d’amitié avec Charbonneau-Lassay, probablement à cause de leur intérêt commun pour le symbolisme, et ils se rencontrèrent d’ailleurs en personne. Ce que j’ai remarqué en lisant la correspondance entre Guénon et Charbonneau-Lassay (disponible sur le site du CESNUR), c’est que les deux hommes échangeaient énormément d’informations sur les sujets qui les passionnaient ; Charbonneau-Lassay appréciait énormément tout l’aspect doctrinal et métaphysique que Guénon pouvait lui apporter sur certains symboles chrétiens, et, en échange, Guénon appréciait beaucoup toutes les connaissances historiques et même les découvertes d’emblèmes que Charbonneau-Lassay lui rapportait. D’ailleurs, dans le Bestiaire du Christ, Guénon est cité comme une référence. À très peu de reprises, toutefois, parce que malheureusement ce dernier n’était pas très bien vu dans le milieu catholique. Guénon, avant d’avoir été censuré par Regnabit en 1927, publia d’ailleurs dans cette revue certains de ses articles les plus intéressants, à mon avis, sur la doctrine du cœur qu’il associe à d’autres symboles traditionnels cruciaux comme le Graal, le Centre du Monde, etc. Les deux hommes restèrent toutefois très amis et ils continuèrent à correspondre jusqu’à la mort de Charbonneau-Lassay en 1946. Guénon l’aida d’ailleurs à publier son Bestiaire du Christ, en il lui fournissant des contacts dans le milieu de l’édition, et des noms de souscripteurs potentiels parmi ses propres amis et correspondants. Il fut intéressé par la transmission de l’œuvre de Charbonneau jusqu’à ses derniers jours.

Louis Charbonneau-Lassay a amassé pour son magistral ouvrage, Le Bestiaire du Christ, quantité de documents dont beaucoup ont été perdu dans un incendie en Belgique. Par ailleurs, il est mort avant d’avoir achevé son œuvre dont le Bestiaire n’était censé être qu’un tome. Que reste-t-il de son œuvre écrite et documentaire ? Pouvez-vous nous parler de votre projet de restauration de son œuvre ?

L’apothéose de l’Agneau-Christ, gravure originale de Charbonneau-Lassay extraite du Bestiaire du Christ

Charbonneau-Lassay avait terminé le manuscrit de son Bestiaire dès 1934, mais il eut énormément de mal à le faire publier. C’était un ouvrage magistral : plus de 1000 pages avec plus de 1000 gravures sur bois au canif par l’auteur. Du fait de son contenu et format assez uniques, les éditeurs voulaient en faire un tirage limité de luxe car ils considéraient qu’il se destinait à un public restreint. Il n’en reste pas moins que c’est un ouvrage qui se place dans la plus stricte orthodoxie catholique. L’auteur n’y parle pas d’ésotérisme. Du fait d’une série de délais, le livre ne fut imprimé que six années plus tard pendant l’occupation allemande. Mais le Bestiaire devait faire partie d’une série d’autres ouvrages thématiques: il devait y avoir aussi un Floraire du Christ, qui traitait des arbres et végétaux qui symbolisaient le Christ, un Lapidaire du Christ, concernant les pierres pouvant symboliser le Christ selon leurs couleurs, leurs formes et propriétés, et puis il y aurait eu aussi un ouvrage consacré aux  emblèmes géométriques, aux phénomènes du ciel, aux signes graphiques, aux personnages mythologiques qui ont été regardés comme des figures du Christ, etc. Aucun de ces ouvrages ne fut terminé, bien qu’une grande quantité de notes aient été accumulées par l’auteur.

À la fin de l’année 1934, alors qu’il venait de terminer la rédaction du Bestiaire du Christ, Charbonneau prit connaissance d’une étude scientifique par un certain Docteur Barbet, qui avait publié un travail sur les cinq plaies du Christ inspiré par ses recherches scientifique sur le suaire de Turin. Ce médecin avait fait des études sur des cadavres – il en avait même crucifiés – et avait ainsi pu montrer que la position des blessures visibles sur le Saint-Suaire de Turin apportait la preuve indubitable que c’était bien le Christ qui avait été crucifié. Le Saint-Suaire de Turin avait clairement impressionné Charbonneau-Lassay, et la lecture de cet ouvrage bouleversa tous ses projets : il arrêta de travailler sur le Floraire et sur le Lapidaire du Christ, et commença un nouvel ouvrage sur les blessures du Christ qui devait s’appeler le Vulnéraire du Christ. « Vulnéraire » vient du latin vulnerarius, « relatif aux blessures ». Ce qui est intéressant c’est qu’il tenait beaucoup Guénon au courant de ses recherches à ce sujet dans sa correspondance au Caire.

Gravure de Charbonneau-Lassay extraite du Bestiaire du Christ

Quand la revue Regnabit cessa de paraître en 1929, Charbonneau-Lassay reprit le flambeau et créa une autre revue qui s’appelait Le Rayonnement intellectuel, une revue à tirage très limité dans laquelle il continua à publier des articles sur les plaies du Christ, contenant des informations assez peu connues, voire complètement oubliées. Il termina son manuscrit du Vulnéraire en 1946, quelques mois avant son décès : il mourut avant d’avoir pu le publier. Après sa mort, un notaire fit un inventaire de toutes les archives et de tous les objets qui se trouvaient chez Charbonneau-Lassay. Toute la collection archéologique, ses livres, ses manuscrits non publiés furent partagés entre les ayants-droits de Charbonneau et à la ville de Loudun, qui put ainsi créer un Musée Charbonneau-Lassay. Quant aux vieilles archives et notes de travail accumulées par l’auteur pour la réalisation de ses ouvrages, elles furent données à un ami proche de Charbonneau-Lassay, qui était aussi un ami de Guénon, et qui s’était donné pour objectif d’essayer de republier le Bestiaire, dont la majorité des exemplaires avait été malheureusement détruits durant un bombardement en Belgique en 1943, et aussi de reconstituer le Lapidaire et le Floraire. Malheureusement, la santé de cet ami ne lui permit pas de terminer son projet. Ces archives sont passées ensuite à d’autres personnes, avec toujours comme objectif un jour de reconstituer l’œuvre non terminée de Charbonneau. Quant au manuscrit du Vulnéraire, il était resté entre les mains des ayants-droits de Charbonneau-Lassay : ils essayèrent de le publier dans les années 50, et l’envoyèrent à quelques maisons d’éditions mais personne ne semblait intéressé. Dans les années 60, une personne censée représenter un éditeur se présenta et promit de les aider à publier l’ouvrage. On lui confia le manuscrit du Vulnéraire qui ne fut jamais rendu. Depuis, le manuscrit du Vulnéraire du Christ a disparu. Le mystère reste d’ailleurs entier à ce sujet.

Il y a des lettres de Guénon, après le décès de Charbonneau-Lassay, qui montrent qu’il était au courant des archives que ce dernier avait laissées, et il tenait à ce qu’elles soient conservées. Il est fait mention d’une cinquantaine de milliers de fiches et notes, qui avaient servi à réaliser le Bestiaire du Christ, ainsi que les notes préparatoires du Lapidaire, du Floraire et du Vulnéraire… Il y a quelques années, je me suis pris d’intérêt pour le Bestiaire du Christ dont la lecture m’avait époustouflé ; j’ai acquis un exemplaire original qui avait survécu au bombardement de 1943, j’ai commencé à collectionner les revues RegnabitLe Rayonnement Intellectuel, et puis à étudier tous ces articles que Charbonneau avait publié sur les blessures du Christ ; j’ai eu aussi l’honneur d’avoir accès à la correspondance de Charbonneau-Lassay et Guénon, qui se trouve conservée au Caire, par le biais de la famille de Guénon qui m’a fait le grand honneur de me la confier pour une courte période. Dans ces lettres, j’ai trouvé une description de la table des matières du Vulnéraire du Christ. Je me suis alors donné l’objectif un peu fou de reconstituer ce Vulnéraire en utilisant ce qui avait déjà été publié du vivant de Charbonneau dans différentes revues. J’ai vite réalisé que je pouvais mettre en forme un volume assez complet en me guidant avec le contenu des lettres que Charbonneau avait envoyées à Guénon.

Extrait inédit des archives de Charbonneau-Lassay


J’ai travaillé sur ce projet pendant plusieurs années, portant un soin particulier à bien mettre en valeur les anciennes gravures de Charbonneau. J’ai parlé de ce projet de reconstitution à plusieurs amis, qui s’intéressaient aussi à Charbonneau-Lassay, et certains d’entre eux connaissaient les possesseurs actuels des archives. C’est ainsi que j’ai été mis en contact avec ces personnes qui m’ont parlé de l’histoire de ces archives, et qui m’en ont donné un inventaire assez détaillé. Il s’y trouve bien un petit opuscule manuscrit de quelques pages contenant des notes sur le Saint-Suaire de Turin, qui m’a permis de confirmer que Charbonneau s’intéressait à ce linceul sacré, où seraient imprimées naturellement l’emplacement des plaies du Christ. Et puis, il y a quelques mois, ils m’ont offert de me vendre ces archives, mais à un prix qui dépassait mes moyens. J’ai donc réfléchi à lancer un projet de financement participatif qui me permettrait d’utiliser le Vulnéraire que j’ai reconstitué en contrepartie de dons de mécènes. J’ai lancé ce projet il y a environ deux semaines. J’ai été surpris de l’accueil favorable qu’il a reçu de toutes parts, et on a pu d’ailleurs obtenir une grande partie des fonds minimum nécessaires en à peine une semaine !

Vous avez participé à la publication au Canada d’un recueil de textes de Guénon et vous êtes par ailleurs l’auteur du site Index rené-guénon, rendant accessible l’œuvre guénonienne. Quel est selon vous l’état de la réception de Guénon et de Charbonneau-Lassay en France, et particulièrement dans les milieux catholiques ? Pensez-vous que la diffusion de l’œuvre de Charbonneau-Lassay, favoriserait l’acceptation de Guénon auprès de ce même milieu ?

Il est clair que depuis le tout début de son œuvre et de sa vie, les écrits de Guénon ont été très mal reçus par le milieu catholique parce qu’il y dénonçait vivement la dégénérescence du catholicisme actuel, réduit selon Guénon à une simple religion déconnectée de son Principe métaphysique, et sans possibilité de réalisation spirituelle, ou du moins limitée (ce qu’il appelle un exotérisme). Ses écrits ont donc été fortement rejetés, jusqu’à aujourd’hui, et c’est assez compréhensible si l’on se place au point de vue du catholicisme, qui, en tant qu’organisation avec ses règles et ses dogmes, ne peut tolérer de telles accusations. Le dogme catholique semble s’arrêter là où l’essentiel de l’œuvre de Guénon commence, c’est à dire la métaphysique de l’Infini, qui va bien au-delà du concept du Dieu-créateur séparé de sa création. D’après Guénon, au-delà du Dieu chrétien, il y a un Non-Être qu’on ne peut même pas décrire ; c’est ce qu’il nomme, en utilisant la terminologie hindoue, la non-manifestation, concept qui d’ailleurs était bien compris par les premiers Pères de l’Église (il suffit de voir l’emploi de l’apophatisme chez le pseudo-Denys l’Aréopagite) ou, plus tard, par un Nicolas de Cues, mais qui a dégénéré jusqu’à aujourd’hui. Et à chaque fois qu’on parle de ces concepts métaphysiques, et je l’ai moi-même expérimenté en parlant avec des amis chrétiens, il y a immédiatement accusation de panthéisme. En réalité, il y a confusion entre différents points de vue : Guénon se place au point de vue de la métaphysique, c’est-à-dire d’un principe Infini, et à partir de là tout s’applique et s’explique, dont le dogme de la religion catholique et du christianisme. Mais une religion se place au contraire à un point de vue cosmologique, où Dieu est un Être créateur séparé de sa création. Ce sont des choses incompatibles en apparence, mais si on change de point de vue c’est tout à fait conciliable. Il existe d’ailleurs des lecteurs de Guénon qui sont catholiques et qui comprennent bien son œuvre, sa lecture n’est donc pas incompatible avec ce dogme.

Couverture du Vulnéraire du Christ reconstitué


Revenons à Charbonneau-Lassay. Il s’est toujours placé dans la plus stricte orthodoxie catholique ; il n’était pas intéressé par la métaphysique de Guénon. Par contre, le contenu du Bestiaire du Christ est un exemple parfait de ce que Guénon disait de l’Infinité de Dieu ; celle-ci peut être représentée symboliquement par un nombre indéfini (indénombrable) de choses dans notre monde manifesté : l’indéfinité des grains de sable dans un désert, des gouttes dans l’océan informel. Si on lit le Bestiaire du Christ, et le reste des notes non-publiées de Charbonneau, on voit que chaque animal, chaque fleur, chaque arbre, chaque pierre symbolise un aspect du Christ universel. Il y a donc bien une métaphysique du Bestiaire du Christ, qui se dégage de l’ensemble de l’ouvrage, pas de chaque article ou chapitre. Bien que Charbonneau-Lassay ne cherchait pas du tout à prouver ces choses, je pense que son Bestiaire est un parfait exemple de ce que certains lecteurs de Guénon pensent : il est possible de concilier la métaphysique guénonienne avec le catholicisme, sans pour cela sortir de l’orthodoxie catholique. Plusieurs auteurs s’y sont d’ailleurs essayés. Il y a deux ouvrages remarquables que je conseille de lire d’un moine catholique du nom d’Élie Lemoine, qui présente avec une grande clarté sa façon de concilier la métaphysique de Guénon avec le catholicisme.

Lorsque j’ai reconstitué le Vulnéraire du Christ, j’ai tenu absolument à conserver l’orthodoxie catholique de l’esprit de Charbonneau. Il ne pouvait en être autrement. L’ouvrage que j’ai reconstitué est donc dans la plus stricte continuation de l’œuvre qu’avait commencée notre auteur. J’ai même passé des mois à essayer de reproduire le plus possible le format, le style et la typographie du Bestiaire original. Le Bestiaire du Christ est un ouvrage magnifique dans le fond et dans la forme. C’est ce qui fait sa magie. Il ne fait pourtant aucun doute que ceux qui liront le Vulnéraire du Christ y trouveront entre les lignes la possibilité d’un ésotérisme chrétien au travers du symbolisme des blessures du Christ, parce que cela concerne tout ce qui se ramène au symbolisme du Saint Graal. La reconstitution de cet ouvrage a été une expérience extraordinaire et un voyage personnel ; je continue à y découvrir des choses qui me surprennent, après chaque nouvelle lecture. J’ai vraiment hâte de le mettre à la disposition des souscripteurs au début de l’année 2017 et de transmettre le contenu des archives de Charbonneau.