samedi 18 juin 2011

La face de Dieu de l'Emir Abd el-Kader

 
 
"Tourne ta face vers la Mosquée sacrée"
(Cor. 2: 144, 149, 150).

Cela signifie: "tourne la face [divine] qui t'est particulière" - celle dont Dieu a dit: "Seule subsiste la Face de ton Seigneur" (Cor. 55: 27).

Cette face, c'est le secret (sirr) par lequel ton esprit subsiste, de même qu'à son tour ton corps ne subsiste que par ton esprit. Elle est la raison d'être de l'homme, et c'est elle que l'ordre [formulé dans le verset] concerne. Dieu, en effet, ne considère pas vos formes extérieures mais seulement vos coeurs - qui sont les "faces divines" propres à chacun de vous. Ce sont elles qui, en vous, "contiennent" Dieu alors que son ciel et sa terre ne peuvent Le contenir. Dieu ne nous a pas prescrit de nous orienter vers la qibla si ce n'est par ces faces. Nous n'entendons et nous ne voyons que par elles. Celui qui ne s'oriente [vers la qibla]que par son corps, sans orienter aussi cette face, ne s'oriente pas véritablement. Celui qui ne regarde que par ses yeux de chair, sans regarder aussi par cette face, ne regarde pas véritablement. Ainsi que Dieu l'a dit: "Tu les verras [= les infidèles] qui te regardent, et ils ne voient point" (Cor. 7 :198). Cela vient de ce qu'ils ne regardent que par leurs regards de chair et non point par leurs "faces" particulières et par leurs "secrets". Pareillement, celui qui écoute par son ouïe seule, indépendamment de cette face, n'entend pas.

C'est pourquoi Dieu a dit: "Ils ont des oreilles et ils n'entendent point" (Cor. 7: 179).

Celui qui ne se tourne [vers Dieu] que par cet organe conique qu'est son coeur de chair, celui-là ne saisit ni ne comprend: "Ils ont un coeur et ils ne comprennent point" (Cor. 7: 179)

Celui qui regarde par son oeil fini ne voit que les choses finies- corps, couleurs ou surfaces. Celui qui regarde par l'oeil de son esprit caché voit les choses cachées- êtres spirituels, formes du monde de l'imagination absolue, djinns- qui toutes ne sont encore que des êtres créés et donc des voiles. Mais celui qui regarde par sa face, c'est-à-dire son secret (sirr), voit les faces que Dieu a en toutes choses; car, en vérité, seul Allah voit Allah, seul Allah connaît Allah.

Ces trois "yeux" n'en sont en réalité qu'un seul et ne se distinguent que par la différence des objets de leur perception. Que cela est déconcertant et surprenant! Celui qui regarde ne peut lui-même faire la distinction entre le regard de ses yeux de chair, celui de son esprit et celui de son "secret"- c'est-à-dire de sa "face" particulière- que par la nature de ce qu'il perçoit!

C'est à cette "face" que se rapporte la parole de Dieu: "Ô fils d'Adam, J'ai été malade et tu ne M'as pas visité. J'ai eu faim et tu ne M'as pas nourri. J'ai eu soif et tu ne M'as pas abreuvé..."

C'est à elle encore qu'il est fait allusion dans le hadith "Je suis son ouïe... son regard..." où Dieu énumère successivement toutes les facultés du serviteur. C'est également à cause d'elle que Dieu a dit "Et ton Seigneur a décrété que vous n'adoreriez que Lui" (Cor. 17:23) car c'est en réalité cette face divine seule qui est adorée en toute créature- feu, soleil, étoile, animal ou ange. La considération de cette face est nécessaire en tout acte, religieux ou non.








Kaaba


Lorsque [le gnostique] s'oriente vers la qibla pour accomplir la prière rituelle, il voit que celui qui s'oriente est Dieu, et que celui vers qui il s'oriente est Dieu aussi. Lorsqu'il fait l'aumône, il voit que celui qui donne est Dieu, et que celui qui reçoit est Dieu aussi, ainsi qu'il est dit dans le verset: "Ne savent-ils pas que c'est Allah lui-même qui accepte le repentir de Ses serviteurs et qui prend les aumônes ?" (Cor. 9: 104). Et il est rapporté aussi dans le Sahih que l'aumône tombe d'abord dans la Main du Tout-Miséricordieux [avant de tomber dans la main de celui à qui elle est destinée].

Lorsqu'il récite le Coran, il voit que celui qui parle est Dieu, et que celui à qui il est parlé est Dieu aussi. Lorsqu'il écoute le Coran, il voit que la Parole est Dieu, et que l'auditeur est Dieu. Lorsqu'il regarde une chose quelconque, il voit que celui qui regarde est Dieu et que ce qui est regardé est Dieu.

Car il voit Dieu par Dieu- mais prends garde de croire qu'il s'agit là d'incarnation, d'union, d'infusion ou d'engendrement': je désavoue tout cela. Comme l'a dit le Shaykh al-akbar:

"Nous avons laissé derrière nous les mers agitées
Comment les hommes sauraient-ils vers quoi nous nous dirigeons ?"

Quant à la "Mosquée sacrée" [mentionnée dans le verset introductif], bien que ce terme s'applique littéralement à la Mosquée que les sens peuvent percevoir, il faut comprendre qu'il désigne le degré qui totalise tous les Noms divins, c'est-à-dire le degré de la divinité (uluhiyya), qui est le "lieu de la prosternation'''. De la prosternation des coeurs, non de celle des corps. On dit un jour à l'un des Maîtres: "Le coeur se prosterne-t-il ?" Il répondit: "[oui] Et de cette prosternation, il ne se relève jamais!". Le mot "sacré" (haram) signifie qu'il est interdit de pénétrer en ce lieu à un coeur qui ne s'est pas dégagé de la sphère de l'âme et de la sphère des êtres créés. [La suite du verset :] "où que vous soyez, tournez vos faces" [vers la Mosquée sacrée] signifie: "où que vous soyez, dans l'accomplissement des oeuvres d'adoration ou dans les actes ordinaires de la vie, contemplez-Le dans ce que vous mangez, dans ce que vous buvez, dans ceux ou celles que vous épousez; tout en sachant qu'Il est à la fois le Contemplant et le Contemplé:

"Il a juré par le Contemplant et le Contemplé"
Et ce faisant, Il n'a juré que par Lui-même, non par un autre que Lui."

Mawqif 149.

Extraits de Écrits spirituels (Kitab al Mawaqif) de l'Émir Abd el-Kader, présentés et traduits de l'arabe par Michel Chodkiewicz (Paris, Seuil, 1988).

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