بـــسْم ﭐلله ﭐلرّحْمٰن ﭐلرّحــيــم ﭐللَّهُمَّ صَلِّ عَلَى سَيِّدِنَا مُحَمَّدٍ وَ عَلَى آلِهِ و صحبه وَ سَلِّمْ السلام عليكم و رحمة الله و بركاته
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samedi 9 juillet 2011
Le dévoilement intuitif (kashf) et l’inspiration (ilhâm) : enjeux et débats dans la culture islamique médiévale par Eric Geoffroy
Résumé :
Le dévoilement intuitif (kashf) et l’inspiration (ilhâm) sont pour les soufis deux modes d’accès privilégiés au monde spirituel. Ayant un fondement coranique et muhammadien, ils ont été l’un et l’autre rapidement érigés en méthodes initiatiques. Cependant, les savants exotéristes de l’islam ont craint que l’inspiration, en particulier, ne permette aux mystiques de contourner leur propre autorité normative. Malgré ces réticences, dévoilement et inspiration ont été de plus en plus reconnus dans la culture islamique médiévale, et même validés sur le plan juridique tant qu’ils ne contredisaient pas les textes scripturaires.
1. Pourquoi la question du dévoilement et de l’inspiration a-t-elle soulevé tant de débats ?
Selon l’islam, la révélation (wahy) propre aux prophètes a été close par Muhammad. Dans cette humanité post-prophétique, le dévoilement et l’inspiration, héritières de la révélation, échoient aux « saints » (walî ; pl. awliyâ’), mais les savants exotéristes de l’islam ont évidemment montré une grande réticence à reconnaître cet héritage. Celui-ci met en effet en balance les rapports entre prophétie et sainteté, entre norme révélée et aventure spirituelle.
Dans le Coran le terme wahy (« révélation ») revient plus de soixante-dix fois, alors que celui de ilhâm (« inspiration ») ne figure qu’une fois. En fait, la notion d’inspiration apparaît avec les commentateurs du Coran, et va se développer avec les théologiens et surtout les mystiques de l’islam, les soufis. Les premiers commentateurs remarquent que bien souvent dans le Coran le terme wahy est appliqué à des êtres qui ne sont pas des prophètes : il peut s’agir de la mère de Moïse, des apôtres de Jésus, des abeilles... Pour les commentateurs, il s’agit là davantage d’inspiration que de révélation. À leurs yeux, le wahy est investi d’une mission, celle de délivrer un message prophétique [1].
Le Prophète lui-même a évoqué diverses modalités d’inspiration ou de dévoilement intuitif. « Craignez la clairvoyance du croyant, disait-il, car il voit par la lumière de Dieu ». Il affirmait que ‘Umar Ibn al-Khattâb, deuxième calife de l’islam, était un de ceux à qui Dieu ou les anges parlent (muhaddath) et que toutes les communautés humaines ont eu en leur sein de tels êtres.
Les maîtres du soufisme primitif attribuent l’inspiration aux « saints », les rapprochés de Dieu qui ont succédé aux prophètes. Cette thématique apparaît notamment chez Hallâj (m. 922) et chez Hakîm Tirmidhî (m. 930), le premier théoricien de la sainteté en islam. Les docteurs de la Loi, les « juristes » (fuqahâ’) prennent alors peur : ils craignent que ces mystiques professent la supériorité de la sainteté sur la prophétie, et donc de l’inspiration libre sur la Loi révélée, normative. Ils condamnent donc certains soufis pour « prétention à la prophétie » ou « à l’inspiration prophétique ».
Ils ont de bonnes raisons d’avoir de telles craintes, car la suprématie de l’inspiration sur la prophétie a un fondement coranique : celui de la rencontre entre Khadir (ou Khidr) et de Moïse, le prophète de la Loi hébraïque. Dans la sourate 18 (versets 65-82), Khadir, personnage énigmatique, initiateur des prophètes et des saints, met à l’épreuve Moïse par trois fois, en accomplissant des actes qui contreviennent en apparence à la Loi : il coule un bateau, tue un jeune homme, reconstruit un mur contre toute logique. Moïse, qui s’en tient aux normes extérieures de la Loi (Sharî‘a), se montre impatient et révolté. Khadir, quant à lui, perçoit la Haqîqa, la réalité profonde des choses et juge selon elle : il explique à Moïse le bien-fondé de ses actes, puis le laisse là.
Un débat important a été de savoir si Khadir, dont la vie, selon la tradition, a été prolongée jusqu’à la fin des temps, est un prophète ou un saint. Un docteur de la Loi ne peut admettre que le guide coranique de Moïse soit un saint ; ce serait en effet reconnaître la supériorité de l’inspiration propre aux saints sur la révélation que reçoivent les prophètes. Selon Ibn Hajar, grand savant du XVe siècle, cette thèse relève de l’hérésie (zandaqa) qui vise à placer le saint au-dessus du prophète. Elle ouvre pour Ibn Taymiyya (m. 1328) une brèche effrayante, car tout soufi se croyant sur les traces de Khadir peut alors enfreindre la Sharî‘a apportée par le Prophète, à l’instar de l’Initiateur qui contredit - en apparence du moins - la Loi mosaïque [2].
Les oulémas exotéristes entendent bien, en effet, être les seuls détenteurs de l’autorité religieuse, les seuls interprètes de la Loi, et donc les seuls héritiers des prophètes. Il y a donc eu également débat à propos de ce hadîth (parole du prophète) : « Les savants (‘ulamâ’) sont les héritiers des prophètes ». De quels savants s’agit-il, de ceux qui ont acquis une science extérieure, exotérique, ou de ceux qui détiennent la science intérieure, le science donnée par Dieu ? Le soufisme a précisément été défini comme « la science provenant directement de Dieu » (al-‘ilm al-ladunî), en référence au verset 18 : 65 : « Nous lui avons enseigné [à Khadir] une science [émanant] de chez Nous. »
Nous achoppons ici sur deux conceptions différentes de la Loi : pour les exotéristes, celle-ci a été fixée définitivement et il n’y a plus qu’à suivre (taqlîd) ce qui a été établi par les premiers imams ; pour les soufis au contraire, la Loi est toujours vivifiée par l’inspiration. Mais, en parant de la « certitude » (yaqîn), fruit de la contemplation, leurs intuitions spirituelles, les soufis ne s’octroient-ils pas une part de la prophétie, alors que celle-ci est censée être close ? Ils risquent par là même de prétendre se dispenser de l’enseignement des oulémas, voire des prophètes...
2. Vers une reconnaissance de l’inspiration et du dévoilement.
Après le procès de Hallâj (exécuté en 922), les soufis comprennent qu’il faut intégrer leur discipline dans le corps des sciences islamiques ; il faut en quelque sorte la "normaliser". Effectivement, à partir du XIe siècle, le soufisme acquiert de plus en plus droit de cité dans la culture islamique. Certes, les théologiens "rationalistes" tels que les mu‘tazilites se montrent assez sceptiques envers tout ce qui touche la dimension surnaturelle, et donc l’inspiration, mais les autres écoles valident en général ce phénomène. Même les juristes hanafites, réputés proches de la mouvance mu‘tazilite, en admettent l’authenticité.
C’est Ghazâlî (m. 1111) qui donne le premier à l’inspiration et au dévoilement ses lettres de noblesse. On sait que, devenu l’un des plus grands savants exotéristes de son temps, il quitta toutes ses charges pour suivre la voie des soufis, et témoigner à la fin de sa vie que seule leur science spirituelle est capable de mener à Dieu. Il écrit que prophètes et saints ont une même perception des réalités spirituelles, mais que le saint ne peut faire de son inspiration une loi [3]. Par l’exemple de Ghazâlî, l’inspiration bénéficie désormais d’une meilleure reconnaissance. Certes, les maîtres soufis donnent des gages d’orthodoxie à ce sujet. Abû l-Hasan Shâdhilî (m. 1258) disait ainsi : « Si ton dévoilement contredit le Livre et la Sunna [Tradition prophétique], laisse le premier et agis en conformité avec les seconds ; dis-toi que Dieu te garantit l’infaillibilité de ces deux sources, et non celle de ton dévoilement ou de ton inspiration [4]. » La position des soufis est globalement d’accorder l’impeccabilité ou l’infaillibilité (‘isma) aux prophètes, et seulement la protection divine (hifz) contre les fautes aux saints.
Ibn Taymiyya lui-même, considéré comme très intransigeant sur le plan dogmatique, justifie l’inspiration et le dévoilement tout en considérant qu’ils ne sont pas infaillibles [5]. Quant à Ibn Khaldûn (m. 1408), il affirme que les soufis sont les héritiers de Khadir et des prophètes : « Prophètes et saints, écrit-il, ont en commun la faculté de connaître le monde spirituel par la recherche du dévoilement (mukâshafa). Pour les premiers, il s’agit d’une disposition innée, tandis que les seconds l’acquièrent par l’effort et à un moindre degré [6] ».
Les grands oulémas de la fin de la période médiévale achèvent de valider le statut de l’inspiration au sein de la culture islamique. Suyûtî (m. 1505) joue un rôle majeur dans cette intégration, car la réputation de savant éminent dont il jouit de son vivant lui permet de cautionner sa défense audacieuse du soufisme et de la sainteté. Il accorde au dévoilement et à l’inspiration, héritiers de la révélation, un statut quasiment infaillible, et les paroles des maîtres inspirés nécessitent de ce fait une exégèse, comme s’il s’agissait de textes scripturaires [7]. Jusqu’alors, on n’accordait éventuellement une validité juridique au dévoilement et à l’inspiration qu’au cas où les sources scripturaires faisaient défaut ; cela restera d’ailleurs la position dominante des oulémas [8].
Sha‘rânî (m. 1565), autre savant soufi égyptien, prolonge ce rapprochement entre révélation et inspiration. Les saints musulmans, affirme-t-il, peuvent recevoir ce qu’il appelle la « révélation inspirée » (wahy ilhâmî). Cette fusion, on le conçoit, n’a pas manqué d’inquiéter les savants exotéristes [9]. Le grand cadi égyptien Zakariyyâ al-Ansârî (m. 1520) semble même placer sur un pied d’égalité inspiration et révélation dans son opuscule consacré aux sciences du soufisme [10].
3. Dévoilement et inspiration.
On l’aura déjà remarqué, dévoilement spirituel (kashf) et inspiration sont fréquemment associés. L’emploi du terme kashf est en fait plus fréquent que celui de ilhâm, car ce terme empiète moins sur le territoire de la prophétie ; il suscite donc moins de polémiques. Il est d’un usage assez commun dans la littérature islamique, et a notamment pour assise ce verset : « Tu étais inconscient de cela, puis Nous avons dévoilé ce qui te recouvrait ; aujourd’hui ta vue est perçante ! » (Cor. 50 : 22). Pour les soufis, le kashf désigne le dévoilement des réalités spirituelles, cachées au commun des fidèles, l’exploration du monde du Mystère (‘âlam al-ghayb) que le Coran oppose au monde sensible (ou « monde du témoignage », ‘âlam al-shahâda). Ce dévoilement peut avoir lieu grâce à un processus de purification de l’âme charnelle, fruit d’une discipline spirituelle qui n’est pas à la portée de tout le monde.
À l’instar de l’inspiration, le dévoilement est lié à la science innée, octroyée directement par Dieu (‘ilm wahbî), tandis que le commun des croyants passe par les canaux de la science acquise (‘ilm kasbî). Il donne également accès à la « Table bien gardée » (al-lawh al-mahfûz), Table des décrets divins dans laquelle les saints, et les saints « illettrés » en particulier, peuvent lire. Il arrive fréquemment dans les sources islamiques que des savants distingués aillent consulter de tels saints, dont la science transcende les schémas limitatifs de l’argumentation ordinaire [11].
Loin d’avoir été considérés comme un procédé empirique, le dévoilement et l’inspiration ont très tôt été érigés par les soufis en méthode d’investigation des réalités spirituelles ; l’un et l’autre étaient par là susceptibles d’échapper à la norme extérieure sur laquelle veillent les docteurs de la Loi. Ceux-ci ont parfois peiné à reconnaître ces dimensions qui les dépassaient, mais les avocats du soufisme ont cependant réussi à imposer peu à peu leur vision des choses au cours de la période médiévale : l’on assiste incontestablement à partir du XIIIe siècle, mais surtout du XVe, à une conquête de la pensée mystique, ce dont témoigne l’imprégnation de plus en plus large par le soufisme de la culture islamique [12]. L’idée d’une pensée mystique doublant celle des sciences juridiques - ou plutôt leur étant complémentaire - a alors fait son chemin et semble agréée par la majorité des milieux religieux.
De toute évidence, ce n’est pas aux prophètes que les soufis font de l’ombre, mais bien à ceux qui se considèrent comme les gardiens patentés de la Loi : les « juristes » (fuqahâ’). L’autorité grandissante des cheikhs soufis à partir du XIIe siècle ne va pas, en effet, sans susciter des craintes chez les clercs qui se voient ainsi disputer leurs prérogatives. L’inspiration et le dévoilement du mystique ne concurrencent pas la Révélation, mais plutôt l’interprétation littéraliste et légaliste qu’en font certains.
Notes
[1] Fehmi JADAANE, « Révélation et inspiration en islam », dans Studia Islamica XXVI, 1967, p.23-47.
[2] Cf. Majmû‘ al-fatâwâ, Riyad, 1398 h., XI, 422.
[3] Ihyâ’ ‘ulûm al-dîn, Beyrouth, 1983, III, 16-17.
[4] IBN AL-SABBÂGH, Durrat al-asrâr, Qéna (Ég.), 1993, p.117.
[5] Majmû‘ al-fatâwâ, XI, 65.
[6] Shifâ’ al-sâ’il, Tunis, 1991, p.210.
[7] Al-Hâwî lil-fatâwî, Beyrouth, s.d., I, 343.
[8] Eric GEOFFROY, Le soufisme en Egypte et en Syrie - Orientations spirituelles et enjeux culturels, IFEAD, Damas, 1995, p.482-483.
[9] Al-Yawâqît wa l-jawâhir, Le Caire, 1959, II, 83-88.
[10] Al-Futûhât al-ilahiyya, Le Caire, 1992, p.18-19.
[11] Voir par exemple E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie, p.299-307.
[12] Ibid., chapitre XXII, p.477-497.
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