lundi 11 juillet 2011

Le rayonnement spirituel et initiatique de Sidi Abû Madyan au Proche-Orient (Égypte - Syrie)

                                       Intérieur de la mosquée de Sidi Boumediene Tlemcen, Algérie.

Eric GEOFFROY



1. Particularités d'Abû Madyan et de la diffusion de son enseignement.

Abû Madyan Shu‘ayb (m. 1198) est une source initiatique majeure pour le soufisme maghrébin. Lui-même se situe au carrefour de différentes influences dont il a su faire la synthèse. Andalou d'origine, il est redevable de l'école d'Alméria, représentée par des maîtres tels qu'Ibn Barrajân et Ibn al-‘Arîf. Il est également relié au soufisme oriental, et notamment à l'imam al-Ghazâlî, par l'un de ses maîtres marocains, Ibn Hirzihim ("Sidi Harazem") 1. L'oeuvre de Ghazâlî, rappelons-le, fut connue au Maghreb dès après la mort de l'imam. Abû Madyan se serait d'ailleurs rendu en Orient dans sa jeunesse, où il aurait peut-être rencontré ‘Abd al- Qâdir al-Jîlânî. Il fut enfin formé au Maroc par un Berbère illettré, strictement végétarien, qui vivait parmi les bêtes sauvages et enseignait dans une langue simple ce que les mystiques orientaux expriment de façon sophistiquée : Abû Ya‘zâ, surnommé Yalannûr, « le possesseur de lumière ». Le charisme d'Abû Madyan est assez énigmatique. En effet, son enseignement présente un caractère piétiste et ne s'aventure guère dans les développements métaphysiques plus en cours en Orient 2 . La censure qu'exerçait l'école juridique malékite explique en partie ce trait. La quintessence de cet enseignement passait donc sans doute par la voie de  l'oral et de fait, contrairement à Ibn ‘Arabî, le cheikh n'a laissé que peu d'écrits spirituels. De Bijâya, une des étapes de la route reliant l'Espagne à l'Orient, Abû Madyan exerce de son vivant un rayonnement sans précédent au Maghreb. Ibn ‘Arabî ne l'a jamais rencontré physiquement, mais il le cite plus que tout autre maître dans son oeuvre. Il a pour lui une grande vénération, l'appelle "shaykh al-mashâyikh" et est en réalité son disciple indirect 3.

Abû Madyan a une fonction initiatique tout à fait particulière : à l'instar d'Ibn ‘Arabî, il est considéré comme l'un des afrâd, un de ces saints « singuliers » qui ne sont pas attachés exclusivement à un cheikh mais sont guidés par Dieu ou le Prophète. Abû Madyan partage un autre point commun avec Ibn ‘Arabî, à savoir que son rayonnement dépasse largement le cadre d'une tarîqa déterminée 4 . Son influence spirituelle a en effet  fécondé beaucoup de voies initiatiques. Il est comparable à un arbre dont les ramifications couvrent le Maghreb et une partie du Proche-Orient.


2. Présence d'Abû Madyan en Orient.

La diffusion de l'enseignement d'Abû Madyan au Proche-Orient s'effectue par l'intermédiaire de ses disciples. Comme beaucoup de soufis andalous et maghrébins à cette époque, ils émigrent vers l'est. Lors de leur séjour aux lieux saints, dans le cadre du Pèlerinage (hajj), certains se fixent en Orient. À ce facteur traditionnel s'ajoutent désormais des facteurs historiques : l'Espagne catholique effectue sa Reconquista et boute les musulmans hors de la péninsule; les juristes malékites exercent une censure de plus en plus forte à l'égard du soufisme, alors que dans le même temps, en Égypte et en Syrie, les pouvoirs ayyoubide puis mamelouk assurent la défense d'un islam sunnite fort et se montrent bienveillants à l'égard du soufisme. À cela s'ajoute un motif directement lié à l'enseignement du soufisme : le tasawwuf maghrébin met l'accent sur la pratique, et traditionnellement ses représentants vont effectuer leur formation doctrinale en Orient. Au XIII siècle, lorsque des maîtres "occidentaux" comme Ibn  ‘Arabî, Ibn Sab‘în ou encore Abû l-Hasan al-Shâdhilî apportent une nourriture doctrinale majeure, c'est à l'Orient qu'ils vont la donner. Leur enseignement, qui s'est d'abord nourri de l'Orient, repart ainsi vers ses  origines. Dans la plupart des cas, les voies initiatiques (tarîqa) se sont construites et diffusées après la mort du saint éponyme. Or, dès son vivant, la baraka d'Abû Madyan se répand à l'ouest comme à l'est, de l'Espagne  musulmane à l'Égypte, ce qui montre la mission particulière dont il était investi. De Bijâya, il suscite des disciples qui tantôt restent en Occident musulman, tantôt s'établissent au Proche-Orient.

Pour tous ces migrants maghrébo-andalous, Alexandrie représente la tête de pont vers l'Orient, une ville prestigieuse qui constitue parfois une étape définitive. Abû Madyan y envoie son disciple favori, ‘Abd al-Razzâq Jazûlî (m. vers 1196). Celui-ci y construit un ribât où il accueille de nouveaux arrivants d'Occident musulman et leur fait pratiquer la retraite spirituelle (khalwa). À cela s'ajoute une formation en droit  musulman (fiqh ) comme en tasawwuf. À l'instar de son maître en effet, Jazûlî tient à inculquer à ses disciples un souci permanent d'équilibre entre la Loi (Sharî‘a) et la Réalité intérieure (Haqîqa), ce qui explique la large  diffusion de l'influence spirituelle d'Abû Madyan et de ses proches dans le milieu des ‘ulamâ' du Proche-Orient. Par le nombre des disciples qui y sont cités, la Risâla d'Ibn Abî l-Mansûr (m. 1283) témoigne amplement du grand rôle initiatique que le cheikh ‘Abd al-Razzâq a pu jouer 5. À partir d'Alexandrie se développe le centre de Qéna, en Haute-Egypte : - ‘Abd al-Rahîm al-Qinawî (m. 1195) est originaire de Ceuta. Disciple d'Abû Madyan puis d'al-Jazûlî, il séjourne sept ans à La Mecque avant de diffuser leur voie dans cette région de l'Égypte. Bien que profondément orthodoxe, il fut considéré après sa mort comme un  thaumaturge. Sa mosquée est encore aujourd'hui très visitée et il s'y déroule chaque année l'un des plus grands mawlid d'Égypte.

- Son principal disciple est Abû l-Hajjâj al-Uqsurî (m. 1244), qui est de nos jours le saint patron de Louxor. On ne sait pas grand chose de son enseignement, mais la vox populi a inscrit le saint dans le sillage de l'époque pharaonique : à sa mort, son fils lui éleva un sanctuaire dans la mosquée qui domine le temple d'Amon, à Louxor, et lors de son mawlid l'on promène une barque nilotique en procession, rite pharaonique qui a survécu dans le contexte soufi 6.

3. Abû Madyan et la tarîqa Shâdhiliyya.

Abû Madyan est parfois considéré comme le véritable "fondateur" de la Shâdhiliyya. Selon certaines sources, ‘Abd al-Salâm Ibn Mashîsh, le maître d'al-Shâdhilî, aurait été le disciple d'Abû Madyan, soit directement soit dans le monde subtil 7. En tout état de cause, la Madyaniyya constitue le substrat initiatique de la Shâdhiliyya, et de fait elle a préparé le terrain à cette voie. Celle-ci s'est répandue dans un premier temps là où s'était implantée la voie d'Abû Madyan : Ifrîqiya (Tunisie actuelle) et Égypte. La Shâdhiliyya absorbe et remplace vite la Madyaniyya dans ces régions, comme l'indique sur le plan ésotérique cette tradition shâdhilî : le Prophète aurait averti Abû l-Hasan al-Shâdhilî, arrivant à Alexandrie en 1244, qu'il héritait la fonction de Pôle spirituel (al-qutbâniyya) du madyanî Abû l-Hajjâj, décédé la nuit précédente. Il ne peut en effet y avoir qu'un seul Pôle suprême à chaque époque, et il en va de même pour les pôles "régionaux" : chacun est unique dans sa "circonscription" ésotérique. L'histoire, en tout cas, est vraisemblable puisque Abû l-Hajjâj, évoqué plus haut, est bien mort en 1244 8. Il est donc assez logique que les options spirituelles de la voie d'Abû Madyan et de la Shâdhiliyya soient similaires. On peut relever par exemple un commun attachement à la Sunna prophétique et à l'étude des sciences islamiques exotériques. Grâce à cette orthodoxie intrinsèque, les deux voies ont rapidement acquis une grande audience dans le milieu des ‘ulamâ' égyptiens. Parallèlement à la Shâdhiliyya, désormais omniprésente en Égypte, se maintient jusqu'à l'époque ottomane une « tarîqa Madyaniyya », issue d'al-Qinâwî. Celle-ci, cependant, n'a pas la structure d'un ordre déterminé; elle ne fait qu'assurer la transmission de la baraka d'Abû Madyan 9.

4. La Madyaniyya en Syrie au XVe siècle.

La voie d'Abû Madyan est déjà présente dans le Bilâd al- 10 Shâm, et notamment en Palestine, au XIIIe siècle , mais elle y connaît sa véritable ampleur à partir du XVe siècle. Elle doit son implantation dans cette région à la personnalité hors-pair de ‘Alî Ibn Maymûn al-Fâsî. Celui- ci étudie d'abord à Fès, y devient cadi, tout en participant sur la côte atlantique aujihâd contre les Portugais. La lutte armée ne constitue que les prémisses du jihâd al-nafs : quittant biens et famille à Fès, il parcourt le Maghreb, y côtoyant beaucoup de spirituels, avant de trouver son maître en la personne d'Abû l-‘Abbâs al-Tibbâsî (m. 1523). Il est ainsi affilié à la Madyaniyya tunisienne. Ayant obtenu en peu de temps le fath ou ouverture spirituelle, il est envoyé par al-Tibbâsî en Orient dans le but de rencontrer des hommes de Dieu dont le cheikh lui fait la description. Sa mission consiste sans doute également à répandre la Madyaniyya, car le maître d'al-Tibbâsî, le Kairouanais Ahmad b. Makhlûf al-Shâbbî (m. 1482), aurait prédit que cette voie prendrait en Syrie une très rapide extension. Al-Fâsî n'arrive pas en Orient en terrain complètement vierge, car la réputation de son cheikh l'a précédé. Celui-ci, bien que presque analphabète, élucidait en effet les questions les plus épineuses en sciences légales, sur lesquelles butaient les ‘ulamâ' du Maghreb 11. Les Syriens font donc le lien entre al-Tibbâsî et son disciple al-Fâsî. Al-Fâsî date sa première venue en Syrie de 1498. Il parcourt le pays en quête des hommes de Dieu que lui ont décrits ses cheikhs maghrébins. Il crée déjà autour de lui un réseau de disciples, mais ce n'est qu'au retour de son long séjour à Brousse (Bursa) en Turquie, en 1505, qu'il s'établit en Syrie et y acquiert une grande notoriété. Il suit donc les traces d'Ibn ‘Arabî, dont il a eu la révélation lors de son arrivée en Syrie. Il a sans doute surpris, puis attiré les Syriens par son tempérament rude deBerbère marocain, qui contraste tant avec le caractère policé des Damascènes Lui-même ne se réclame réellement que du Prophète, et ce n'est qu'à partir de l'un de ses deux successeurs, Muhammad Ibn ‘Arrâq (m. 1526), que la voie prend le nom de Khawâtiriyya. Ce terme ne renvoie pas à un maître éponyme, comme c'est généralement le cas, mais désigne une méthode spirituelle propre à ce lignage. Cette méthode consiste en ce que le disciple confie à son cheikh ses pensées (khawâtir) sans les filtrer; seul le maître en fait l'analyse, pour guider en toute connaissance l'évolution du murîd. Al-Tibbâsî pratiqua cette maïeutique avec al-Fâsî, mais nous ne savons pas si elle provient de lui ou des cheikhs antérieurs de la Madyaniyya. Toujours est-il qu'en Syrie les maîtres de l'ordre recourent tous à la confession des pensées de leurs disciples(shakwâ ou shakâyat al- khawâtir) 12 . L'écho que reçoit cette école spirituelle au Proche-Orient dans la première moitié du XVIe se mesure dans le fait que Sha‘rânî, pourtant peu ouvert sur le monde syrien, a été initié à cette voie par ‘Alî, le fils et successeur d'Ibn ‘Arrâq ainsi que par un deuxième ‘Alî, le cheikh al- Kâzawânî, autre grand disciple d'al-Fâsî.

Sha‘rânî justifie d'ailleurs longuement la méthode des khawâtir en montrant sa conformité à l'exemple prophétique. La Khawâtiriyya est sortie de son cadre syrien grâce à Ibn ‘Arrâq, qui a fréquenté la plupart des grands soufis du Proche- Orient. À l'issue de ses nombreux voyages, celui-ci se fixe à La Mecque, lieu d'échange pour tout le monde islamique, où il acquiert une grande notoriété. L'autre successeur de ‘Alî b. Maymûn al-Fâsî, cheikh ‘Alwân al-Hamawî (m. 1530), enracine la voie à Hama, sa ville, aussi bien qu'à Alep et Damas. Bien qu'il n'ait eu pour guide spirituel qu'al-Fâsî, il se réclame de la pure tradition de la Shâdhiliyya et se nomme lui-même al- shâdhilî; il désigne d'ailleurs ainsi les maîtres maghrébins de sa silsila. A l'instar des shâdhilis, il écrit de la prose et de la poésie, est savant dans les sciences exotériques comme ésotériques, pratique le sermon (wa‘z), etc.. Sa grande référence est Ibn ‘Atâ' Allâh al-Iskandarî. Tout en ayant peu bougé de Hamâ, il est l'héritier de la tradition maghrébo-andalouse des XIIe et XIII siècles, celle à la fois de l' « unicité de l'Être » (wahdat al-wujûd), amenée en Orient par Ibn ‘Arabî et Ibn Sab‘în, et de la voie d'Abû Madyan. Il se situe même, comme d'autres maîtres orientaux, au point de convergence entre ces deux courants. Le lien de la Khawâtiriyya avec sa source madyanî maghrébine est effectif. ‘Alî al-Kâzawânî a recours un jour au miracle (karâma) 13, ce que réprouvent les cheikhs de la Madyaniyya-Shâdhiliyya; il est alors maudit et chassé par al-Fâsî. Par la suite, les deux successeurs de ce dernier, Ibn ‘Arrâq et cheikh ‘Alwân, refusent son repentir, ce qui oblige al-Kâzawânî à solliciter auprès du maître de la voie-mère en Tunisie, ‘Arafat al-Qayrawânî, la reconnaissance écrite de sa réintégration au sein de l'ordre. Cheikh ‘Alwân accepte alors seulement son repentir et parfait son éducation 14 . La Madyaniyya-Khawâtiriyya s'est maintenue en Syrie après la mort de ces grands maîtres, mais sa notoriété fut moindre 15.

La présence initiatique d'Abû Madyan au Proche-Orient a donc bien été assurée durant toute l'époque médiévale, par des individus et des groupes se réclamant directement ou indirectement de son
enseignement. Dans bien des cas, une sorte d'osmose entre Madyaniyya et Shâdhiliyya s'est produite, sans toutefois que la seconde, qui possédait une identité plus forte, n'estompe jamais la première.


1 Cf. al-Sanûsî, Al-Salsabîl al-mu‘în, Tripoli, 1968, p.40.
2 V.J. Cornell, The Way of Abû Madyan, Cambridge, 1996.
3 Cf. C. Addas, « Abu Madyan and Ibn ‘Arabi », dans Muhiddin Ibn ‘Arabi - A Commemorative Volume, Dorset, 1993, p.174-175.
4 Ibid., p.179.
5 D. Gril, La Risâla de Safî al-dîn Ibn Abî l-Mansûr Ibn Zâfir, IFAO, Le Caire, 1986, p.166-170.
6 Sur Qinâwî et Abû l-Hajjâj, voir J.C. Garcin, Un centre musulman de la Haute-Egypte médiévale :Qûs, IFAO, Le Caire, 1976, p.160-166.
7 E. Geoffroy, Le soufisme en Égypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels , IFEAD, Damas, 1995,p.221, n.100.
8 Sur cette tradition shâdhilî, voir Ibn ‘Atâ' Allâh, La Sagesse des maîtres soufis, trad. par É. Geoffroy, Paris, 1998, p.121.
9 E. Geoffroy, Le soufisme en Égypte et en Syrie, op. cit., p.222.
10 D. Gril, op. cit; p.28.
11 Al-Ghazzî, Al-Kawâkib al-sâ'ira bi a‘yân al-mi'a al-‘âshira, Beyrouth, 1945, I, 128.
12 La purification du mental constitue dans le soufisme comme dans toute voie spirituelle un préliminaire nécessaire pour avancer sur la Voie; tous les manuels de tasawwuf abordent donc la question, en s'efforçant de déterminer l'origine des pensées (elles peuvent provenir de Dieu, d'un ange, de l'ego, de Satan...).
13 En voyage dans la campagne de Hama avec al-Fâsî et ses autres disiciples, il fait disparaître de leur vue des lions qui les menaçaient. Le maître en colère l'accuse alors d'avoir souillé leur voie.
14 Al-Ghazzî, Al-Kawâkib al-sâ'ira, II, 202-203.
15 Pour plus de détails sur la Madyaniyya syrienne et ses cheikhs (al-Fâsî, Ibn ‘Arrâq, cheikh ‘Alwân...), se reporter à notre Soufisme en Égypte et en Syrie, op. cit., p.218-222.

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