بـــسْم ﭐلله ﭐلرّحْمٰن ﭐلرّحــيــم ﭐللَّهُمَّ صَلِّ عَلَى سَيِّدِنَا مُحَمَّدٍ وَ عَلَى آلِهِ و صحبه وَ سَلِّمْ السلام عليكم و رحمة الله و بركاته
▼
dimanche 16 octobre 2011
Les anges dans la spiritualité islamique par Pierre lory
Les questions se rapportant aux anges paraissent souvent comme marginales, gratuites, voire dérisoires parmi l’ensemble des réflexions sur la religion. Parler du ‘sexe des anges’ reviendrait à s’abîmer dans des spéculations sans réel enjeu, détournant les esprits des perspectives de fond de l’exégèse, de la métaphysique ou de la morale. Nous pensons qu’il n’en est rien. L’œuvre déterminante de Henry Corbin est là pour démontrer que l’angélologie s’insère au contraire au plus profond de la question sur le monothéisme . Nous voudrions présenter ici quelques réflexions sur ses développements dans la pensée musulmane classique, et en quoi les anges, malgré leur apparente discrétion, y représentent un rouage essentiel dans l’assomption du cosmos en Dieu, terme final de toute création.
Si nous partons des textes fondateurs de la Tradition musulmane – à savoir le Coran, les enseignements attribués au prophète Muhammad, à ses Compagnons et aux premières générations de savants - nous rencontrons d’emblée dans l’univers la présence de trois communautés d’êtres conscients :
Les hommes sont la catégorie qui nous semble la mieux connue - qui nous semble seulement, car à vrai dire sa nature et son rôle restent un mystère y compris pour les humains eux-mêmes. Une singulière mission semble avoir été confiée à Adam et à sa descendance. Conçu comme lieutenant (khalîfa, calife) de Dieu sur la terre , recevant l'hommage de la prosternation des anges , l’homme a également assumé la charge d'un mystérieux « dépôt » dont la teneur n'est pas précisée par le texte : « Nous avons proposé le dépôt aux cieux, à la terre et aux montagnes ; ils ont refusé de le porter et ont pris peur. L’homme s’en est chargé, car il est très injuste et très ignorant » (Coran XXXII 72). Ainsi, le caractère faible et enclin au péché qui distingue les hommes tant des anges que des animaux apparaît comme corrélat ou contrepartie de l'assomption d'une part grandiose des desseins de leur Créateur.
C’est cette ignorance fondamentale, cette part d’ombre incluse dans la nature humaine qui rend l’homme capable d’accomplir sa mission dans le monde terrestre dense, lourd, ténébreux.
Les djinns sont mentionnés à plusieurs reprises dans le Coran. Il s'agit d'êtres dotés d'un corps subtil, mais nettement distincts cependant des anges en ce qu'ils ont été faits de feu (Coran XV 27) et non de lumière comme ceux-ci, et qu'ils habitent sur terre et non dans les cieux. En fait, leur condition est proche de celle des humains, car ils naissent, meurent et se reproduisent comme eux. Comme eux, ils sont appelés à obéir à Dieu, sont susceptibles de lui désobéir et de mécroire, et seront rétribués à la fin des temps par le Paradis ou l'Enfer. Leur rôle dans l'économie du salut des hommes est cependant marginal. Les djinns rebelles (parfois assimilés aux démons, shayâtîn, les ‘satans’) peuvent en effet constituer une tentation pour certains hommes - sorciers ou devins notamment - par les services qu'ils peuvent leur fournir. Ils ne peuvent en tout cas guères aider les humains, ni matériellement ni spirituellement, même dans le cas de djinns vertueux et croyants. C'est plutôt l'inverse qui serait vrai, puisque tous les djinns sont appelés à recevoir et mettre en oeuvre le message divin proclamé par les prophètes monothéistes – Muhammad en particulier, explicitement mentionné dans ce rôle dans le Coran (LXXII 1-17).
La troisième catégorie des êtres conscients est celle des anges. Le rôle général des anges dans la religion musulmane par rapport au reste de la création est assez paradoxal. Le dogme affirme leur existence. En effet, le Coran fait état à de nombreuses reprises de leur présence et de leurs activités. Mais d’autre part, ce rôle semble relativement neutre, effacé. Il s’agit apparemment d’un rôle de simple exécutant. Toutefois, une analyse plus serrée permet de distinguer ce qui se cache derrière la figure multiforme des apparitions angéliques.
I. Les anges dans le Coran et la tradition
L’affirmation de l’existence et de la dignité des anges fait partie intégrante du dogme : « (…) Qui ne croit pas en Dieu, en ses anges, en ses Livres, en ses prophètes et au Jour Dernier est dans un égarement complet » (Coran IV 136). « (…) La piété, c’est de croire en Dieu, au Jour Dernier, aux anges, au Livre et au prophètes (..) » (II 177). « Quiconque est ennemi de Dieu, de ses anges, de ses prophètes, de Gabriel et de Michel … Dieu est l’ennemi des mécréants » (II 98). Aucun croyant ne peut se risquer à voir en eux de simples métaphores de l’action divine.
L’angélologie coranique semble dépendre pour une bonne part de la tradition judéo-chrétienne. Ses sources sont à la fois biblique et aggadique. On reconnaît la visite des anges à Abraham pour lui annoncer la naissance d’un fils et la destruction du peuple de Loth (XI 69 s. ; XV 51 s. ; LI 24 s.), ou encore l’Annonce faite à Marie (XIX 17-21). Des traces de l’angélologie gnostique ne sont pas à exclure. Quoiqu’il en soit, le concept d’ange était connu et courant en Arabie au 7e siècle dans la société polythéiste. Le Coran accuse précisément les polythéistes d’avoir adoré des anges en en faisant des divinités féminines (LIII 26-27). Il y aurait eu en quelque sorte un syncrétisme entre tradition biblique et polythéisme local.
La nature des anges est lumineuse, affirme une parole attribuée à Muhammad (hadîth) : « Les anges ont été créés de lumière, les djinns d’un feu ardent, et Adam de cette manière qui vous a été décrite ». Leur rôle est évoqué de façon allusive. Ils « exaltent la gloire de Dieu nuit et jour » (Coran XXI 20). Ils forment un ‘conseil’ autour de Lui , à la manière des assemblées coutumières autour des chefs dans les cités arabes (XXXVII 8 ; XXXVIII 69).
En fait, leur diversité paraît grande ; il semble qu’il existe plusieurs catégories de communautés angéliques. Le Coran mentionne notamment les « Rapprochés » (IV 172). Leur apparence elle est elle aussi variable : « Louange à Dieu, créateur des cieux et de la terre, qui a établi les anges comme messagers dotés de deux, trois ou quatre ailes. Il ajoute à la création ce qu’Il veut ; Dieu est omnipotent ». Les anges occupent des fonctions très diverses.
Certains écrivent pour Dieu les actions des hommes : « Veillent sur vous des gardiens * de nobles scribes * qui savent ce que vous faites » (LXXXII 10-12). Le rôle de « l’ange de la mort » est signalé incidemment (XXXII 11). Le hadîth évoque l’action de deux anges d’aspect terrifiant, Nakîr et Munkar, qui apparaissent au défunt peu après leur mort physique, les interrogent sur leur foi, et commencent à les tourmenter s’ils n’arrivent pas à répondre correctement. Plus généralement, des anges occupent les sphères célestes, soutiennent et organisent tout le cosmos. Les anges sont également les agents de Dieu au moment de la Résurrection, quand Séraphiel soufflera dans la trompe. Ce sont des anges - et non des démons – qui seront préposés au tourment des damnés en Enfer : « O vous qui croyez ! préservez-vous ainsi que vos familles d’un feu dont le combustible sera les hommes et les pierres, surveillé par des anges durs et rudes, ne désobéissant jamais à Dieu, accomplissant ce qu’il ordonne » (Coran LXVI 6 ; et LXXIV 30-31).
La mission des anges qui nous retiendra ici est bien sûr celle qui a trait à leur rapport actif avec les hommes. Les anges interviennent activement dans l’histoire. Ainsi à l’occasion de la bataille de Badr en 624, où une petite troupe de Musulmans défit une armée de polythéistes bien supérieure en nombre, le Coran affirme « Lorsque vous imploriez le secours de votre Seigneur, Il vous exauça : Je vais vous aider d’un millier d’anges déferlant les uns à la suite des autres » (VIII 9 s.). Mais leur rôle est bien sûr avant tout de guider les hommes sur la voie du salut. Les anges de la révélation apparaissent ici comme les figures les plus importantes. Le plus souvent identifié est l’ange Gabriel. A Abraham ils viennent annoncer la naissance d’un fils ainsi que la destruction du peuple de Loth, nous l’avons vu. Ils annoncent également une progéniture à Zacharie (III 39), Marie (III 42, 45 ; et XIX 17, où l’ange est désigné comme « notre Esprit ». Comme « Esprit de sainteté » (rûh al-qudus), il « assiste » Jésus (II 87, 253 ; V 110). C’est lui qui transmet la révélation divine à Muhammad, par exemple dans la référence coranique à « l’Esprit fidèle » (XXVI 193) qui lui est rapportée ; et la littérature du hadîth et de l’hagiographie du Prophète décrira avec moult détail son rôle, son apparence, son comportement. Le Coran affirme : « Celui qui est ennemi de Gabriel (qu’il sache que) c’est lui qui est descendu apporter cette révélation sur ton cœur, avec la permission de Dieu » (II 97 ; et LXVI 4).
En bref, on constate donc la présence des anges à tous les degrés et à tous les moments de la création divine .
II. Les anges et le destin des hommes
Ceci avancé, en quoi leur présence transforme-t-elle la vie des hommes ? En termes crus, « à quoi servent les anges » dans la vie des musulmans ordinaires, mis à part leur rôle affirmé d’invisibles intermédiaires des volontés divines ? Car a priori, ne sont que des transmetteurs des grâces divines ; c’est Dieu qui est le seul et unique décideur et pourvoyeur de bienfaits comme d’épreuves. Leur manifestation est certes quotidienne et prend des formes extrêmement variées. Les ‘rêves sains’; par exemple sont considérés comme des messages divins envoyés au dormeur. Ces messages, affirment plusieurs traditions, sont transmis au croyant par l’ange Siddîqûn, qui représente en quelque sorte pour eux ce que Gabriel fut pour le prophète Muhammad. Cependant, les croyants ne sont pas invités à marquer une vénération séparée à leur endroit. Au contraire, on l’a vu, le Coran met en garde contre tout culte qui leur serait adressé, car il représenterait une forme de polythéisme, c’est à dire le péché le plus impardonnable que puisse commettre un être humain.
Ce serait une erreur cependant de croire que les anges jouent dans la pensée et la spiritualité islamiques un rôle purement passif, et donc négligeable. Plusieurs exemples nous sont fournis dans la littérature et la vie sociale à l’époque classique.
Prenons l’astrologie, science liée à la vie sociale social comme au domaine philosophique et initiatique. La dégradation contemporaine de cette discipline ne doit pas nous faire oublier que pour la plupart des penseurs religieux de l'Islam classique, les sphères célestes étaient peuplées par différentes classes d'anges. Si la position des astres induisait ou à tout le moins révélait des événements dans l'ordre du monde terrestre, c'était le résultat de l'influx que les anges de chaque ciel déversaient sur celui qui leur était inférieur. Certes, cette action des anges se trouve ici rigoureusement subordonnée aux décrets divins, et c'est en ce sens que l'astrologie a été rendue conforme au dogme musulman . Il n'en reste pas moins que pratiquer l'astrologie, ou en recevoir les diagnostics était bel et bien un moyen de communiquer avec les anges, de traduire pour les hommes quelques éléments de leur langage et de leurs actions. Or cette discipline s'appliquait pratiquement à tous les domaines de la vie, depuis celui de la politique et de la guerre, à ceux beaucoup plus triviaux de la vie sociale : recherche de la richesse, de l'amour, de la santé. Elle concernait même les aspirations les plus élevées des serviteurs de Dieu, puisque plusieurs figures majeures de la mystique musulmane racontent les ascension accomplies par eux dans le domaine célestes, dans la rencontre avec les anges par conséquent.
Parfois, l’idée que les sphères célestes sont habitées, animées par des êtres angéliques a étayé de puissantes constructions philosophiques : celles de Fârâbî notamment, ou plus encore Avicenne . On ne peut pas non plus omettre de mentionner l’œuvre de Sohrawardî d’Alep, dont tout le système doctrinal est fondé sur une vision des processions angéliques .
Mais le domaine où le rôle des anges paraît le plus intimement lié avec le devenir humain est la science des lettres, équivalent musulman de la kabbale. Elle conçoit la création du monde à partir des vingt-huit lettres de l'alphabet arabe combinées de façon de plus en plus complexe ; la densité croissante des relations entre lettres-éléments produit à chaque niveau un monde plus dense, et ce jusqu'à aboutir à une densité maximale avec le milieu matériel terrestre. Or les premières combinaisons de lettres éléments sont précisément identifiées aux anges ; plus encore, ces lettres primordiales sont elles-mêmes des anges. C'est seulement ainsi qu'on peut comprendre ce déroutant passage des Illuminations de La Mecque ou Ibn ‘Arabî décrit les lettres de l'alphabet comme une communauté régie par des règles et une hiérarchie propres . Les conséquences d'une telle angélologie sont évidemment immenses pour toute une partie de la pensée soufie. Elles ont d'ailleurs largement débordé ce domaine précis pour envahir celui des diverses sciences occultes, toutes consacrées à la captation de ces énergies angéliques : si les anges sont eux-mêmes des paroles, la connaissance ésotérique du langage permettra d'avoir accès à la connaissance de leur être essentiel, dans l'espoir d'utiliser leurs pouvoirs de quelque manière. Pour le grand ésotériste maghrébin al-Bûnî (13e siècle) par exemple, chaque verset coranique est un ange : les versets décrivant le Paradis sont des anges bienveillants, ceux évoquant l'Enfer sont des anges de rigueur. Chaque mot renvoie à un ange qui est son sens ésotérique.
Le niveau ontologique supérieur à chaque ‘parole-ange’ est lui-même l'ange de cette parole ; les lettres isolées constituent le sommet de cette hiérarchie, et la lettre alif, la première de l’alphabet, est elle-même l'ange de toutes les lettres . A un niveau plus terrestre, il arrive que des soufis à l’état de transe sacrée se mettent à parler dans des ‘langues’ inconnues ; les énonciations de ces glossolalies sont appelées ‘syriaque’ (suryâniyya), mais ne correspondent pas du tout au parler araméen désigné ordinairement par ce terme. Pour les soufis, il s’agit de la langue des anges. Non pas d’un idiome particulier qui serait utilisé par le peuple des anges, mais l’effet, la trace de leur présence – eux qui sont parole en eux-mêmes – dans l’âme des extatiques.
III Les anges et le dévoilement du mystère
Arrivé à ce point, on peut constater combien les anges constituent une catégorie d’être éminents, indispensables au fonctionnement du cosmos ainsi qu’à la vie spirituelle des hommes. Mais la question posée plus haut demeure, et l’impression qu’au fond leur fonction reste celle de sublimes instruments de l’omnipotence divine. Or les données que nous fournissent le Coran et la Tradition musulmane ne sont pas toujours en concordance avec cette conception toute en harmonie épurée.
Prenons tout d’abord le récit, fondateur entre tous, de la création d’Adam apparaissant dans le Coran, II 30-34. Au départ de ce pacte complexe qui lie ensemble le Créateur, ses anges et les humains, nous trouvons en effet cette scène archétypale et assez énigmatique. Dieu manifeste devant le conseil des anges son désir de créer l'homme (Adam) et l’établir comme son lieutenant (khalîfa, calife) sur la terre. Les anges expriment alors craintes ou réserves à l'idée qu'un être aussi pécheur et corrupteur qu’Adam y occupe une telle fonction : « Vas-Tu établir sur terre quelqu’un qui y répandra la corruption et y versera le sang ? ». Cette objection à l’ordre divin est lourde d’implications, elle suppose chez les anges une possibilité de contestation, de réaction. « Je sais ce que vous ne savez pas », rétorque le Créateur, qui façonne Adam, lui enseigne « tous les noms » puis met les anges en demeure d'égaler l'homme dans cette science. Ceux-ci avouent leur ignorance face aux desseins divins et, lorsque Dieu leur ordonne alors de se prosterner devant Adam, ils s'exécutent - à l'exception d'Iblîs/Satan, qui sera maudit. Cette séquence, très brève (cinq versets) ne manque pas d'obscurités et de non-dits, mais sa richesse symbolique ne s'est pas épuisée au cours des siècles.
Une question latérale est soulevée par les passages coraniques sur la rébellion d'Iblîs/Satan qui, au moment où Dieu demanda aux anges de se prosterner devant Adam, refusa de s'exécuter par orgueil et présomption. Dieu le maudit alors, tout en lui permettant d'agir comme tentateur des hommes jusqu'à la fin des temps. Là aussi, l'exégèse se trouve dans l'embarras. Car si Iblîs a vraiment désobéi à Dieu, cela suppose là encore que les anges ne soient pas impeccables par nature. Si l'on admet par contre qu'il n'était pas un ange, mais un djinn, comme l'affirme un autre verset , se pose la question de sa présence dans le conseil suprême ; et en quoi l’ordre de la prosternation le concernait-il ? Quoiqu’il en soit, le monde des anges a bel et bien partie liée avec l’erreur, avec le mal. On peut même dire que c’est dans ce conseil angélique que le premier péché, la première transgression a été posée – par Iblîs en l’occurrence.
Préfigurant le destin des hommes, il s’est proclamé ‘grand’ lui-même, s’est séparé, individualisé par rapport à Dieu .
Passé ce premier acte de rébellion, il est admis que, dans chacune de leurs missions, les anges se comportent comme des serviteurs fidèles de Dieu, à Qui ils obéissent parfaitement sans manifester la moindre autonomie. C'est du moins l'impression générale, mais il existe dans le Coran un second passage qui jette un doute ou du moins quelque obscurité à ce sujet. Le verset 102 de la 2° sourate déclare : « (Les mécréants) ont suivi ce que les démons avaient divulgué sous le règne de Salomon. Salomon n'était pas mécréant, mais bien les démons : ils enseignaient la sorcellerie et ce qui avait été révélé aux deux anges Hârût et Mârût à Babylone. Ceux-ci n'enseignaient rien à personne sans dire "nous ne sommes qu'une tentation, ne sois pas mécréant !". (Les démons) apprirent ainsi comment séparer le mari de sa femme. Mais ils ne sauraient nuire à personne sans la permission de Dieu. Ils ont appris ce qui leur nuit, sans leur être utile (...) ». Le verset est peu clair, et a laissé les exégètes dans la perplexité : ils n'eurent guère d'autre ressource que de conjecturer une trame compatible à la fois avec la lettre coranique et avec le dogme de l’impeccatibilité des anges. Certains ont supposé que Hârût et Mârût étaient des anges déchus, désobéissants ou simplement négligents, ayant confié des secrets de magie à des êtres - démons terrestres et hommes - qui n'en étaient pas dignes ; mais cette explication implique que des anges aient bel et bien commis des péchés. D'autres ont fait valoir que la magie a été révélée délibérément par Dieu aux peuples de la terre, à qui il revient d'en faire un usage licite - comme le fit Salomon fils de David - ou d'y trouver une occasion de pécher - ainsi les démons et les sorciers impies.
Au total, nous nous trouvons ici face à une intrication d’affirmations mal articulées voire contradictoires. Comment arriver à réconcilier ces récits énigmatiques : prosternation des anges devant Adam, supériorité de la nature humaine, abaissement de certains anges …Une réponse réside, nous semble-t-il, dans la connivence profonde existant entre l’être humain et l’être angélique.
Il existe pour plusieurs courants de fond de la pensée soufie de l'époque classique, une profonde complémentarité entre les natures angéliques et humaines. Encore le terme de ‘nature’, d'origine hellénique, est-il peu approprié dans cette zone-ci de la vie religieuse en Islam ; mieux vaudrait lui substituer la notion de ‘statut’. Ce qui fait en effet qu'un homme est un homme, ce n'est pas une constitution naturelle, perdurante en toute circonstance ; mais c'est un statut précis que l'intention divine lui a attribué pour un moment déterminé. Que cette intention divine se modifie, et le statut de la créature changera du même coup, comme ces clans rebelles transformés en singes, selon un passage assez laconique du Coran (II 65).
Comment comprendre ce passage graduel du statut d'homme à celui d'ange ? Ici, le recours à la science des lettres permet d'éclairer les perspectives. Chaque être humain, nous dit Ibn ‘Arabî, est la manifestation terrestre d'un ‘nom’, c'est à dire d'une combinaison complexe de lettres, d'autres noms. Ce nom propre exprime son essence, et s'adapte au conditionnement actuel de l'individu, à sa position précise dans le réseau immense des relations qui lient ensemble les entités célestes aux terrestres, et les terrestres entre elles. Mais ce réseau n'est pas figé, il est le lieu d'un nombre incessant de permutations et d'échanges dans la morphologie et la syntaxe immense qui régit l'univers. Chaque être humain est appelé à découvrir, au delà des variations des mondes inférieurs, ce véritable et grand nom qui est à la fois le germe et l'accomplissement de sa propre existence. Or ce nom intérieur, cette matrice qui engendre l'individu, c'est son ange, cet archétype céleste qui cherche, par sa manifestation dans le monde terrestre, à accomplir en acte tout ce qu'il recèle en puissance. On ne saurait mieux cerner la nature de l'ange, qui n'est pas un être existant en soi et pour soi, mais une énergie, un germe céleste tout tendu vers l'accomplissement de la mission que la Sagesse divine a placée en lui.
Cette révélation en l’homme lui-même de sa propre face cachée qui est son ange se trouve comme exemplifiée à l’extrême par la figure coranique de Jésus. On sait que Jésus est évoqué dans le Coran d’une manière étonnante et paradoxale à plus d’un égard. Le Coran insiste sur le fait qu’il n’était qu’un homme, aucunement divin, mais simple serviteur de Dieu, que lui et sa mère « consommaient des aliments » (V 75). Cependant, il mentionne très explicitement sa naissance d’une vierge. Bien plus, Jésus parla dès sa naissance pour disculper sa mère du péché dont on l’accusait. Il accomplissait des miracles étonnants – donnant la vie à un oiseau d’argile, guérissant des lépreux et des aveugles, ressuscitant des morts, autant de prodiges que les Musulmans ne revendiquent nullement pour leur propre prophète. Et finalement, Jésus ne meurt pas. On croit l’avoir crucifié et tué, mais ce n’est qu’une apparence – un sosie, propose la Tradition majoritaire. Le vrai Jésus, lui, a été enlevé au ciel sans être passé par la mort. Le hadîth précise qu’il reviendra à la fin des temps combattre les armées du mal dirigées par l’Antéchrist ; il instaurera un régime de paix générale sur la terre, puis mourra – pour connaître, ultérieurement, la Résurrection finale avec le reste de l’humanité. Plusieurs commentateurs mystiques du Coran on déchiffré ce destin tellement insolite comme celui de l’homme nouveau, celui qui naît d’esprit – d’un esprit qui est précisément son ange. Le récit de l’Annonciation précise que Marie fut fécondée par le souffle de l’Esprit - messager. Une partie de la personnalité de Jésus reflétait les qualités angéliques de ce messager, suppose l’exégèse. C’est en ce sens que le Coran qualifie Jésus de « parole de Dieu et Esprit émanant de Lui » (IV 171). Jésus manifesta donc à la fois une nature humaine – celle du fils de Marie – et une nature angélique. On peut noter qu’il est désigné comme un des « rapprochés (de Dieu) », reprenant un titre qui est aussi appliqué aux anges, nous l’avons vu plus haut (cf Coran III 45). C’est à cause de la présence en lui de ce souffle divin vivifiant qu’il peut donner la vie à des objets ou à des hommes ; mais les textes soufis précisent bien que son miracle consistait à faire passer de la mort de l’ignorance à la vie de la connaissance divine, de la gnose.
L’homme vivifié par son maître intérieur, son ange personnel, ne peut mourir, il est à présent lié à jamais au monde divin éternel. Sa mort est purement apparente, elle est résorption dans une dimension céleste, inaccessible aux regards. Il est comme la préfigure de l’homme accompli, dont l’ego s’est trouvé aboli dès sa naissance, et qui a manifesté durant sa vie terrestre les qualités d’un être déjà ’éternisé’ . ; ce à quoi renvoie indirectement le rôle eschatologique que lui attribue la Tradition
Au total, le destin de Jésus interprété selon cette approche en fait la métaphore de la deuxième naissance, celle de l’éclosion de la présence angélique dans la personne du soufi. Cette union de l’homme et de l’ange est célébrée en termes imagés dans toute la poésie persane. C’est à elle que réfère sans doute une bonne part de la poésie amoureuse exprimée avec tant de sensibilité par des Sanâ’î, Rûmî ou Hâfez. On suppose qu’il s’agit de poésie mystique, ce qui semble l’évidence. Mais s’adresse-t-elle au Dieu immense, transcendant et inconnaissable – ou bien plutôt à sa Face personnelle imprimée dans chaque humain ? Nous inclinons à préférer la seconde alternative, celle de l’aspiration amoureuse pour chaque homme à rejoindre l’ange intérieur qui l’habite et le guide.
(Paru dans Anges et esprits médiateurs, Connaissance des Religions, n°71-72, janv.-juin 2004)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire