De l' Émir Abd El-Kader
[Émir Abd El-Kader, Kitâb al-Mawâqif, Mawqif 57, traduit par A. Penot dans Le Livre des Haltes, éd. Dervy, p.275-277]
Au cours d’une de mes visions, je me vis assis sous une coupole blanche en train de m’entretenir, avec des personnages que je ne
voyais pas, de cette invocation du Pôle ‘Abd al-Salâm ibn
Bashîsh (1) – que Dieu soit satisfait de lui – : « [Mon Dieu], fais du
Voile Suprême la vie de mon esprit, et fais de
Son Esprit le secret ma réalité intime. »
Je leur dis alors : « Par cette invocation, le shaykh
a demandé à Dieu que le Voile Suprême, c’est-à-dire la Réalité
Muhammadienne et la Première Détermination (laquelle a reçu une
multitude de noms selon les aspects sous lesquels on l’envisage)
soit la vie de son esprit. Il ne demande donc pas [comme on pourrait
le croire] de lui accorder la vie, mais de faire de lui quelqu’un de
vivant selon la perfection. Car, si l’esprit implique
nécessairement la vie, la vie quant à elle n’est pas toujours le
corollaire de l’esprit : tout esprit est vivant, mais toute vie n’est
pas nécessairement spirituelle ! Le désir ardent
du shaykh, ce qu’il demande à Dieu, est que Celui-ci fasse
de lui une manifestation parfaite et une épiphanie achevée de l’Esprit
universel, ce Voile Suprême qu’est la Réalité
Muhammadienne. Car tout esprit [particularisé] procède de cet Esprit
universel, mais de manière inachevée, à l’exception de ceux d’entre les
héritiers muhammadiens qui ont atteint le degré de la
perfection et en lesquels Il est venu Se graver tel un cachet dans
la cire. »
L’un des membres de l’assemblée invisible me demanda alors :
« La cire ainsi imprimée s’identifie-t-elle donc au
cachet ?
–
Certes pas ! répondis-je. Le cachet est une réalité principielle,
tandis que la cire n’est qu’une réalité accessoire (litt : far’,
« branche, ramification ») et métaphorique. Ainsi disons-nous de Dieu –
exalté soit-Il – qu’Il est vivant comme
nous le disons de Zayd ? Nous disons également que Dieu est savant
comme nous le disons de Zayd : mais quelle commune mesure y a-t-il entre
la science divine et celle de Zayd ? Un
attribut commun à deux entités de nature différente ne nous autorise
pas à établir de comparaison entre deux entités de nature différente ne
nous autorise pas à établir des comparaisons entre ces
deux entités, fût-ce sous le rapport de cet attribut. Si un rayon de
soleil se reflète à travers une lucarne sur un mur, tu pourras dire que
le Soleil se reflète sur le mur ; et pourtant,
qu’y-a-t-il de commun entre le soleil et le reflet d’un de ses
rayons ?
La suite de l’invocation : « fais de Son Esprit le secret
ma réalité intime », fais de l’Esprit du Voile Suprême [le secret de ma réalité intime]. L’esprit étant ce qui donne à la chose qu’il anime sa réalité, l’Esprit du Voile Suprême
est le plus haut degré de connaissance que puissent atteindre les
connaissants ; il est le terme de la Voie pour les pèlerins, si ce n’est
que [parvenus à ce terme] ils savent qu’au-delà de
ce qu’ils en ont perçu, il demeure quelque chose de la divine
Réalité, quelque chose d’intimement lié à Son Essence qui est ineffable
et dont on ne peut rien appréhender si ce n’est qu’Elle est.
Et cette perception même de notre impuissance à Le connaître est une
forme de connaissance, dans la mesure où celle-ci consiste à connaître
l’ « objet » tel qu’il est en
lui-même. »
A ce moment, l’un des membres de l’assistance m’apparut et me baisa la
main.
Ajoutons
à ceci que bon nombre d’ascètes et de spirituels, parvenus à la
station de l’Esprit universel sans suivre la Voie tracée par les
prophètes, se sont persuadés qu’il s’agissait de la Réalité ultime, et
qu’il n’y avait pas d’autre objectif à atteindre au-delà.
Ainsi ont-ils mécru, et sont-ils revenus par la Voie même qu’ils
avaient empruntée. C’est cette erreur qu’ont résumée certains Maîtres de
la Voie en ces termes : « Qui rebrousse chemin,
ne le fait qu’à partir de la Voie. » S’ils étaient parvenus au terme
de celle-ci en effet, ils ne seraient pas retournés. Parvenus à
l’Essence – qui est le Non-manifesté absolu – [ils ne
seraient pas revenus], puisqu’au-delà de Dieu il n’y a pas
d’objectif à atteindre. En revanche, la station de la première
Détermination – la Réalité Muhammadienne, le Voile Suprême –
laisse au-delà d’elle un objectif qui n’est autre qu’Allâh,
considéré comme le Nom propre et originel de l’Essence dans Son
occultation la plus totale.
[Mais comme Tel], ce degré est absolument indescriptible.
(1)
Souvent orthographié ‘Abd al-Salâm ibn Mashîsh. Descendant du
Prophète,mort assassiné en 625 H/1228, ce saint, qui passe pour
avoir été le Pôle de son époque, est célébré pour son eulogie en
l’honneur de l’Envoyé de Dieu, al-Salât al-Kâmila al-Wâsifa
Tasliya ibn Mashîsh, très populaire en Afrique du Nord et répandue dans tout l’Orient. Ce sont quelques lignes de cette Mashîshiyya que l’Emir commente ici.
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