lundi 7 mai 2012

René Guénon, métaphysicien de la connaissance et témoin de la Tradition - Gérard de Sorval








par Gérard de Sorval




René Guénon est un des plus singuliers penseurs du XXe siècle. Son oeuvre échappe aussi bien à la “création littéraire” qu’à la recherche universitaire. Celui qui, plus que tout autre sans doute, combattit les erreurs et les conformismes de son époque et condamna impitoyablement le monde moderne, ne revendiquait pourtant aucune originalité ni génie propre.









                                  René Guénon (1886-1951) au Caire.




 
En effet, cet auteur a constamment affirmé que ce qu’il écrivait ne concernait en aucun cas le «personnage René Guénon» et que son individualité n’avait aucune espèce d’intérêt au regard de ce qu’il concevait comme l’exposition de doctrines universelles qu’il ne faisait que transmettre, transcrire et réaffirmer selon les besoins propres de son époque et du milieu dans lequel il vivait. On aurait donc tort de chercher en lui un fondateur d’école de pensée, l’élaborateur d’un système philosophique, ou même un maître instituant une lignée spirituelle.









En suivant sa préoccupation constante souvent réaffirmée, il ne saurait y avoir en toute rigueur ni “guénoniens” ni “guénonisme” après lui. C’est en effet une des singularités marquantes de cet auteur de s’être toujours défié de toute recherche de popularité, d’avoir entouré de la plus extrême discrétion ce qui concernait son identité “profane” et d’avoir adopté dans tous ses écrits publics un ton impersonnel. Ce qui donne d’ailleurs un tour très particulier à son style, dénué de toute émotion, où chaque mot a une valeur exacte et précise, dans une langue sobre et limpide aux articulations rigoureuses.

Si l’on veut bien considérer l’abondance de sa production, qui s’étend sur cinquante ans, la diversité des sujets traités, son point de vue “unique”, et la manière de les aborder, il apparaît que son oeuvre est à la fois d’une puissance peu commune et inclassable dans les catégories courantes des “genres littéraires”.
On peut dire que le point de départ de son travail a été l’observation des méfaits du monde moderne. Dans les deux ouvrages intitulés La Crise du monde moderne (1927) et Le Règne de la quantitê et les Signes des temps (1945), Guénon développe une critique implacable et radicale des fondements de la civilisation occidentale moderne issue de la Renaissance et de la Philosophie des Lumières. De ce point de vue les idées de Guénon se situent dans la lignée des prises de position d’un Joseph de Maistre, d’un Léon Bloy, d’un William Blake, et se rapprochent des thèmes développés par Julius Evola dans Rivolta contra il mondo moderno (1951), par Gabriel Marcel dans Les Hommes contre l’humain (1951), ou par Aldous Huxley dans The Perennial Philosopher (1945). Cependant, c’est vraisemblablement le premier auteur à avoir condamné globalement l’ensemble des aspects de la civilisation moderne au terme d’une analyse intellectuelle rigoureuse fondée sur des principes métaphysiques.

Tout découle en effet d’une vision anthropologique rappelant le statut ontologique de l’homme et sa place dans l’échelle des êtres constituant la création, ou plutôt — pour employer son vocabulaire —, la «Manifestalion Universelle».
Contrairement à l’euphorie évolutionniste voyant dans le cours de l’humanité une suite de progrès conduisant à un monde meilleur, Guénon réaffirme les doctrines cyclologiques antiques, qui, dans toutes les traditions révélées, placent le Paradis et l’Age d’Or au début de ce monde et non à la fin. A partir de la théorie hindoue des Manvantaras, il rappelle que l’humanité contemporaine se situe dans l’âge de fer, ou âge sombre (Kali yuga), et même à la période finale la plus chaotique de cette quatrième ère du monde qui conduit à la “fin des temps”, c’est-à-dire à la fin de ce cycle.




Le monde moderne naît alors et peut être défini comme cette «volonté de tout réduire à des proportions purement humaines, de faire abstraction de tout principe d’ordre supérieur, et pourrait-on dire symboliquement, de se détourner du ciel sous prétexte de conquérir la terre». (1)

Cette décadence et cet obscurcissement ont particulièrement affecté le monde occidental, tandis que, pour lui, l’Orient a su préserver les principes de la sagesse traditionnelle. Cette réduction des perspectives propre au matérialisme se constate notamment dans deux domaines caractéristiques d’un amoindrissement de la connaissance : celui de la science moderne, dont il dénonce la «myopie», et celui de la spiritualité où il stigmatise les faux-semblants du spiritualisme contemporain.

Les deux piliers de l’ignorance : scientisme et spiritualisme

A cet égard, pour Guénon comme pour Rabelais, «Science sans conscience n’est que ruine de l’âme» ; et il dénie aux savants modernes, attachés exclusivement à l’expérience sensible, limitée aux facultes individuelles du chercheur, fragmentaire et extérieure, toute prétention à affirmer autre chose que des hypothèses. Il n’y a en efffet de connaissance vraie et certaine qu’universelle, c’est-à-dire fondée sur ce qui transcende l’individu et ressortit du domaine de l’esprit pur.

Le matérialisme pragmatiste de la science moderne traduit à cet égard le mélange de la recherche des pouvoirs dans une optique prométhéenne ou faustienne, et de l’ignorance dangereuse de «l’apprenti sorcier». Cette science, qui repose sur «la négation de l’intuition intellectuelle, en tant que celle-ci est essentiellement une faculté supra-individuelle, et de l’ordre de connaissance qui est le domaine propre de cette intuition, c’est-à-dire la métaphysique entendue dans son véritable sens» (2), n’est qu’un «savoir d’ordre inférieur qui se tient tout entier au niveau de la plus basse réalité, et savoir ignorant de tout ce qui le dépasse, ignorant de toute fin supérieure à lui-même comme de tout principe qui pourrait lui assurer une place légitime, si humble soit-elle parmi les divers ordres de la connaissance intégrale.» (3)

Parallèlement à cette dégradation de l’intellectualité profane, René Guénon n’a cessé de dénoncer dans ses oeuvres la décadence de la religion en Occident. Cela d’un double point de vue. D’une part la religion, qui normalement doit informer et imprégner tous les actes de la vie à laquelle elle confère la dimension sacrée et la signification spirituelle propre à toute action humaine, tend à se rétrécir et à devenir une sorte d’activité séparée de la vie quotidienne. D’autre part, cette désacralisation générale de la vie sociale, avec la laïcisation de tous les cadres de l’existence, s’accompagne d’une dégradation du contenu même de la religion. Celle-ci, depuis les débuts de l’ère moderne, s’est imprégnée de moralisme et de religiosité sentimentale subjective, abandonnant progressivement le point de vue de la métaphysique pure qui était notamment celui de la scolastique médiévale. Le mysticisme dévotionnel affectif apparaît ainsi comme une déformation grave de l’authentique démarche spirituelle qui consiste à pénétrer les mystères pour les comprendre. Les mystères eux-mêmes ne sont plus conçus alors comme des objets de connaissance, mais comme des notions qui en appellent à un assentiment vague et aveugle de la conscience subjective de chacun.

Pour Guénon «entre l’esprit religieux au vrai sens de ce mot et l’esprit moderne, il ne peut y avoir qu’antagonisme.»

Par ailleurs, les mouvements de pensée spiritualistes contemporains qui prétendent restituer une perspective sacrée à l’existence, outre le fait qu’ils sont des systèmes humains dépourvus de principe traditionnel, voire de pures et simples sectes, sont le plus souvent imprégnés eux mêmes du matérialisme ambiant.

Les signes caractéristiques de cette «spiritualité au rebours» occultiste sont d’une part la recherche effrénée des “pouvoirs” magiques, du «para-normal», et de la production de phénomènes sensibles ; d’autre part, l’application aux réalités métaphysiques des notions naturalistes d’énergies, de vibrations, de forces, transposant en fait la mécanique physique dans le domaine surnaturel, qui par essence est au-delà des formes corporelles. Ce qui est ainsi appréhendé à travers ces pratiques manipulatoires des systèmes spiritualistes est le champ erratique des forces psychiques vitales, c’est-à-dire le domaine de l’illusion cosmique et des états inférieurs. «Le tort de la plupart de ces doctrines soi disant spiritualistes, écrit Guénon, c’est de n’être que du matérialisme transposé sur un autre plan, et de vouloir appliquer au domaine de l’esprit les méthodes que la science ordinaire emploie pour étudier le monde hylique. Ces méthodes expérimentales ne feront jamais connaître autre chose que de simples phénomènes... D’ailleurs la prétention d’acquérir la connaissance du monde spirituel par des moyens matériels est évidemment absurde ; cette connaissance, c’est en nous-mêmes seulement que nous pourrons en trouver les principes, et non pas dans les objets extérieurs.» (4)






 "La métaphysique pure étant par essence en dehors et au-delà de toutes les formes et de toutes les contingences, n’est ni orientale ni occidentale, elle est universelle." (R. Guénon, in La Métaphysique orientale).



Les clefs de la connaissance
Le retour à la connaissance intégrale n’est possible qu’en revenant aux sources universelles de la métaphysique. Tout redressement n’est en effet possible qu’à partir d’un retour à la métaphysique pure : («Ce qui est métaphysique, c’est ce qui ne change pas, et c’est encore l’universalité de la métaphysique qui fait son unité essentielle, exclusive de la multiplicité des systèmes philosophiques comme de celle des dogmes religieux, et par suite de sa profonde immutabilité. » (5) Guénon ajoute que «la métaphysique pure étant par essence en dehors et au-delà de toutes les formes et de toutes les contingences, n’est ni orientale ni occidentale, elle est universelle.» (6)


Cette connaissance universelle et principale est celle que véhicule la Tradition primordiale d’origine non-humaine, c’est-à-dire le dépôt intemporel de la révélation divine, dont l’origine se situe lors de la création même d’Adam.


En fait, l’unité de la doctrine et des points de vue exposés par René Guénon tient à la notion centrale de Tradition, véritable pivot de sa pensée. Il ne s’agit nullement d’une espèce de passéisme relevant de l’attachement traditionaliste à des formes figées d’une période de l’histoire, mais du fond permanent, universel et originel de la pensée humaine. Jean Tourniac (7) commentant Guénon, écrit qu’ «il s’agit de la source première et du fonds commun de toutes les formes traditionnelles particulières, qui en procèdent par une adaptation aux conditions spéciales de tel peuple ou de telle époque. Ce dépôt éternel de la doctrine et de la connaissance, antérieur à l’histoire, est la norme et le pivot, le germe impérissable de tout le “sacré”….» Universelle, la Tradition véhicule ici et maintenant, selon les formes adaptées à chaque époque et région du monde, la connaissance des lois cosmiques et spirituelles émanées du Principe éternel ; elle est donc, d’une certaine manière, l’Éternel présent qui contient la vie du monde des hommes, et permet que leur langage ait un sens. La partie intérieure de la Tradition est la métaphysique pure à laquelle toutes les autres sciences sont subordonnées puisqu’elle est la connaissance même des principes transcendants de toute connaissance.



La connaissance métaphysique: réalisation de l’identité
Reprenant un axiome d’Aristote, René Guénon affirme que l’être est tout ce qu’il connaît, étant entendu que la connaissance dont il s’agit n’est pas le savoir théorique mais l’identification effective et vécue avec la réalité universelle. Ce qui est le principe même de la «réalisation métaphysique » : celle-ci consiste dans « la prise de conscience de ce qui est, d’une façon permanente et immuable, en dehors de toute succession temporelle ou autre, car tous les états de l’être, envisagés dans leur principe, sont en parfaite simultanéité dans l’éternel présent.» (8) Il ajoute qu’il ne s’agit pas d’opérer des «abstractions» quelconques, mais de prendre une connaissance directe de la vérité telle qu’elle est.» (9)
Cette connaissance intuitive et immédiate de l’ordre de l’évidence illuminuatrice, est produite par ce qu’il appelle l’intuition intellectuelle, qui relève de l’intellect transcendant. Celui-ci, par rapport à la raison, est comme l’axe vertical ou le rayon lumineux par rapport au plan de réflexion, et il est le centre de toute faculté cognitive. C’est pour cela que René Guénon affirme que l’intuition intellectuelle «est absolument indépendante de l’exercice de toute faculté d’ordre sensible ou même rationnel.» (10) Alors que la raison discursive, c’est-à-dire le mental, relève de la sphère du psychisme et appartient au domaine individuel, l’intellect pur (ou le noûs grec) est dans l’homme la manifestation de l’Esprit inconditionné et universel, infaillible par essence.
Ce que l’âme, dans les limites individuelles des facultés affectives et mentales, ne peut appréhender que par reflet, de façon médiate, limitée et incertaine, l’esprit le reconnaît et le voit en lui-même directement et immédiatement, dans l’évidence du dévoilement de la lumière intelligible. C’est par l’éveil de «l’OEil du Coeur» que l’homme accède à ce type de connaissance certaine, qui est identification entre le sujet et l’objet, et qu’il réalise l’unité du connaissant, du connu et de la connaissance au centre principiel de l’être.
C’est à travers l’exposé commenté des doctrines du Vêdânta que l’auteur de L’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, de L’Homme et son devenir selon la Vêdânta et des États multiples de l’Être, a entrepris de rappeler aux Occidentaux la connaissance métaphysique qu’ils ont perdue. Celle-ci enseigne à passer de l’extériorité de la manifestation grossière aux états supérieurs inconditionnés, pour aboutir à l’Identité suprême avec le Principe non manifesté. Cet éveil est procuré, pour Guénon, essentiellement par le processus initiatique de transmission d’une influence spirituelle, dont la vertu est de permettre d’actualiser et de développer ces possibilités latentes dans l’homme ordinaire.

La connaissance initiatique est de nature strictement supra-rationnelle, et la réalisation personnelle qu’elle procure est incommunicable extérieurement.
Ce qui peut seul être transmis, c’est la doctrine et les moyens d’accès à celle-ci, transmission qui s’effectue dans des organisations dépositaires du corpus traditionnel méta-temporel et qui s’enracine au-delà des âges dans l’état édénique primordial. Rites, enseignement doctrinal et méthodique, ont pour but d’éveiller l’être à cette connaissance libératrice et intemporelle de l’éternel présent en provoquant une anamnèse de l’origine. Ce sont des supports qui, à travers des formes appartenant à ce monde, mettent l’être dans les dispositions voulues et lui donnent un point d’appui pour s’élever au-dessus de ce monde.




René Guénon et Fritjhjof Schuon (1907-1998) lors d'une de ses visites en Égypte.



Le symbolisme, langue universelle de la connaissance métaphysique
Le langage propre à la connaissance métaphysique est le symbole. En effet, «l’enseignement concernant l’inexprimable ne peut évidemment que le suggérer à l’aide d’images appropriées qui seront comme les supports de la contemplation.» (11).


Le fondement de ce mode de connaissance traditionnel, qui le distingue de la pensée profane, est dans la nature même des êtres et des choses : «Chaque chose procédant essentiellement d’un principe métaphysique dont elle tient toute sa réalité, traduit ou exprime ce principe à sa manière et selon son mode d’existence, de telle sorte que d’un ordre à l’autre toutes choses s’enchaînent et se correspondent pour concourir à l’harmonie universelle et totale qui est, dans la multiplicité de la manifestation, comme un reflet de l’unité principielle elle même.» (12). Il ajoute : «La Révélation primordiale, oeuvre du Verbe comme la Création, s’incorpore pour ainsi dire elle aussi dans les symboles qui se sont transmis d'âge en âge depuis les origines de l’humanité».


A travers son livre sur le Symbolisme de la Croix, ou les études regroupées dans les Symboles fondamentaux de la Science Sacrée, René Guénon insiste sur le caractère universel du symbolisme, qui forme un langage, d’une certaine manière pré-babélique. Le symbole est essentiellement un moyen de connaissance méditative, dont la parlicularité est de faire entrer le sujet dans la réalité intérieure inexprimable évoquée par sa forme. La vertu propre d’un langage symbolique est donc d’être une ouverture sur l’absolu. Et les significations d’un symbole ne peuvent être épuisées par aucune analyse, puisque, par nature, il est une fenêtre sur l’infini. Les mythes et les rites sont la traduction en mode récitatif et en mode actif du symbole. Du fait que celui-ci est un vecteur de correspondances ontologiques, il a le pouvoir opératif de provoquer une résonnance dans l'âme de celui qui le contemple, et de l’éveiller ainsi à la réalité signifiée.


C’est dire aussi que l’usage du symbolisme comporte des dangers que Guénon a bien mis en lumière. Le premier est de s’arrêter à la vision du symbole au lieu de le considérer comme une médiation. Car s’il a le pouvoir de révéler, il est encore un voile par rapport à la réalité qu’il évoque ; et le véritable but de la connaissance est de s’identifier à cette réalité elle-même. Une réduction, analogue à cette idolâtrie de la forme, consiste à ne voir dans le symbole que la concrétisation objective de réalités psychologiques. Par ailleurs, l’inversion du sens de sa lecture, qui se fait normalement du plan inférieur vers le supérieur, ou du visible à l’invisible, conduit au renversement des symboles, c’est-à-dire au détournement de leur sens et des puissances spirituelles évoquées, au service de fins matérielles, inférieures, voire sataniques.


Cette utilisation “à rebours” de la valeur des symboles par la «contre-initiation», fut en particulier le cas pour le swastika par le nazisme.




Guénon face à l’avénement de la post-modernité

L’apport de l’oeuvre de René Guénon à la pensée contemporaine est sans nul doute considérable, encore que l’influence véritable soit difficile à mesurer. En dehors de ceux qui, en France et dans le monde, se réclament ouvertement de la postérité de Guénon, on peut dire que les retentissements de son oeuvre sont comparables à quelque fleuve souterrain aux ramifications innombrables, et dont on ne peut repérer vraiment l’étendue qu’aux points de résurgence, aussi multiples que sa pensée a de facettes. Dans son excellent livre intitulé René Guénon (13), qui analyse pertinement les répercussions de son oeuvre, Paul Serant cite cette phrase du critique Robert Kanters : «L’influence des douze ou quinze livres dans lesquels depuis trente ans René Guénon a exposé sa conception de la tradition, est une des grandes influences au second degré de notre époque». Il est d’abord certain que la lecture de cette oeuvre a provoqué pour beaucoup (14) un éveil à la recherche spirituelle, parce qu’elle fournit une clef métaphysique de compréhension des traditions religieuses dans un langage d’une rigueur quasi mathématique. Il est indéniable aussi que le renouveau de la pensée symbolique et de l’intérêt pour les doctrines ésotériques en France, et aussi en Italie où son oeuvre a été très tôt connue, provient largement de ce rôle d’éveilleur.


D’un autre point de vue, sa condamnation sans appel de la science moderne est de nature à choquer nombre de contemporains qui considèrent que l’évolution actuelle de cette dernière l’amène à se rapprocher de certaines conclusions de la Tradition elle-même.


Ce qui est vrai sans doute, mais à condition d’ajouter que ce rapprochement est le fait de scientifiques qui abandonnent les présupposés du scientisme classique sur le critère absolu de l’expérimentation et sur la séparation radicale de la matière et de l’esprit.


Une science qui retrouverait la “conscience” et notamment celle de l’harmonie universelle de tous les degrés de l’être ne serait plus ainsi celle de la postérité de Descartes condamnée par Guénon.
Cependant, la vision de Guénon ne cesse de s’affirmer par la justesse de ses jugements et de ses previsions.


Il est certain en effet que l’évolution de l’humanité décrite dans La crise du Monde moderne, écrit en 1927, et dans Le Règne de la Quantité et les Signes des temps, écrit en 1945, s’est déroulée selon les tendances précises qu’il a analysées lucidement à partir de leurs causes, bien avant qu’elles n’apparaissent. Et la réalité du monde actuel, surtout depuis la fin des années 1980, transparaît bien, pour des observateurs attentifs, comme celle de la dissolution des bases du monde moderne, des «fissures de la Grande Muraille», du renversement des symboles, du néo spiritualisme, de la pseudo-initiation, de la confusion du psychisme et du spirituel, voire de la spiritualité à rebours.


On pourrait ajouter aussi que le mythe du Progrès Continu de l’Humanité et de l’Age Radieux à venir s’est effondré et qu’au contraire le monde occidental, au terme de sa course au progrès technique, a désormais accumulé des forces de destruction redoutables et sinistres qui font elles aussi partie des «signes des temps».







"La vertu propre d’un langage symbolique est donc d’être une ouverture sur l’absolu."



 L’oeuvre de Guénon demeure par ailleurs d’une grande force dans la réaffirmation de la primauté des valeurs de contemplation sur celles de l’action, de la qualité sur la quantité, de la connaissance métaphysique sur les systèmes philosophiques ou idéologiques, au moment où l’échec de ces derniers devient patent. Son apport le plus essentiel est certainement d’avoir restitué le langage universel de la métaphysique et rouvert l’accès de la connaissance pure, en rappelant notamment l’existence de l’intuition intellectuelle supra-rationnelle, qui permet de comprendre les verités de Foi, auxquelles bien souvent le croyant occidental adhérait par sentiment aveugle en leur déniant toute intelligibilité ; et d’avoir aussi remis en lumière la vérité de la Tradition authentique, permanente et universelle, face aux traditionnalismes passéistes figés et sectaires qui en dénaturent le sens. On peut dire qu’il a permis, au moment de la prolifération des savoirs spécialisés, la prise de conscience de l’existence d’une connaissance transcendante possible des Principes, qui ne soit pas seulement une théorie de plus mais l’expression du regard de l’Unique dans sa manifestation. Il s’agit bien d’une gnose véritable, de la sagesse pérenne, purifiée de ses déformations gnostiques ou occultistes, et replacée dans l’orthodoxie de la Tradition révélée.
Il n’est pas douteux, enfin, que l’oeuvre de Guénon puisse ouvrir à bien des esprits les chemins de la reconnaissance des richesses des différentes traditions spirituelles du monde et permette ainsi entre elles une meilleure compréhension par la conscience du sommet qui unit leurs diverses voies d’approche.


Et l’une des originalités de cette pensée inclassable est de se situer au carrefour à la fois du domaine de la théologie, de la philosophie, de l’épistémologie, de l’histoire des religions, et de côtoyer celui des sciences dites occultes.
Il est sûr, de ce fait, que sa vision et son point de vue de métaphysicien traditionnel intéressent des esprits de formations très diverses. Ils contribuent ainsi à éviter à certains de tomber dans les pièges dangereux de l’illusion occultiste ou spirite, aux hommes de science de méconnaître l’existence de sciences traditionnelles rigoureuses, aux théologiens d’évacuer la dimension symbolique et proprement intellectuelle de la foi au profit d’un discours historiciste réducteur, et aux historiens des religions de sous-estimer la permanence et l’universalité des mythes issus de la Tradition primordiale.

L’oeuvre de Guénon apparaît ainsi irréductible à aucune autre, fussent celles qui abordent les mêmes thèses selon des optiques voisines. Et en cela elle est — comble du paradoxe pour l’homme de la Tradition — forte d’un génie créateur authentique et exceptionnel. Elle demeure, comme un mégalithe placé dans le champ de la pensée contemporaine, le témoin inébranlable et unique d’une autre connaissance.


Et telle est peut-être la vocation ultime de cette oeuvre : établir à la lumière de la Tradition révélée, un carrefour entre les savoirs fragmentaires, et un pont entre la sagesse de l’Orient et celle de l’Occident, en un point qui pourrait être celui de l’Invariable Milieu.


G. de S.






 
(1) La Crise du monde moderne, Neuvième édition, Gallimard, p. 26.

(2) Ibidem, p. 69.

(3) Ibidem, p. 66.

(4) Revue La Gnose, n° 2, décembre 1909.

(5) René Guénon, Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues, Deuxième édition, Vega, 1932, pp. 125-126.

(6) René Guénon, La Métaphysique orientale, Cinquième edition, Éditions Traditionnelles, 1979, p. 5.

(7) Jean Tourniac, Melkitsedeq ou la Tradition primordiale, Albin Michel, 1983, p. 27.

(8) René Guénon, La Métaphysique orientale, p. 15.

(9) Ibidem, p. 11.

(10) René Guénon, La Crise du monde modeme, p. 64.

(11) René Guénon, Aperçus sur l’Initiation, Première édition, Éditions Traditionnelles, 1946, p. 131.

(12) René Guénon, Le Symbolisme de la Croix, Première édition, Véga, 1931, p. 11.

(13) René Guénon, Deuxième édition, Le Courrier du Livre, 1977, p. 21.

(14) Sur la reception et l’influence de l’oeuvre de R. Guénon dans les milieux littéraires, voir Xavier Accart, René Guénon ou le renversement des clartés - Influence d'un métaphysicien sur la vie littéraire et intellectuelle française (1920-1970), Paris et Milan,

Edidit et Archè, 2005, 1222 p.

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L’oeuvre de René Guénon

Livres parus du vivant de R. Guénon :


- Introduction générale à l'étude des Doctrines Hindoues (1921) , Éditions de La Maisnie, 1987, 320 p.
- Le Théosophisme, histoire d'une pseudo-religion (1921), Éditions Traditionnelles, 1978, 478 p.
- L’Erreur Spirite (1923) , Éditions Traditionnelles, 1984, 408 p.
- Orient et Occident (1924), Éditions Guy Trédaniel, 1987 p., 231 p.
- L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta (1925), Éditions Traditionnelles, 1947, 198 p.
- L’Ésotérisme de Dante (1925) , Gallimard, coll. Tradition, 1957.
- Saint-Bernard (1926), Éditions Traditionnelles, 1959, 20 p.
- Le Roi du monde (1927), Gallimard, Coll. Tradition, 1991.
- La Crise du monde moderne (1927), Gallimard, Coll. Tradition, 1983.
- Autorité spirituelle et pouvoir temporel (1929), Éditions Guy Trédaniel, 1984, 121 p. -
Le Symbolisme de la Croix (1931), Éditions Guy Trédaniel, 1984, 158 p.
- Les États multiples de l’Être (1931), Éditions Guy Trédaniel, 1984, 107 p.
- La Métaphysique Orientale (1939).
- Le Règne de la quantité et le signe des temps (1945), Gallimard, Coll. Tradition, 1972, 274 p.
- Aperçus sur l’initiation (1946), Editions Traditionnelles, 1985, 303 p.
- Les Principes du calcul infinitésimal (1946), Gallimard, Coll. Tradition, 1997, 146 p.
- La Grande Triade (1946), Gallimard, Coll. Tradition, 1974, 214 p.


 
Recueils d’articles posthumes :
- Initiation et réalisation spirituelle (1952), Éditions Traditionnelles, 1967, 278 p.
- Aperçus sur l’Esotérisme Chrétien (1954), Éditions Traditionnelles, 1977, 112 p.
- Symboles fondamentaux de la Science Sacrée (1962), Gallimard, Collection Tradition et 1997, Gallimard, amputé de l’avant propos et des annexes de Michel Vâlsan, sous le titre Symboles de la science sacrée, 437 p.
- Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage (1964), Éditions Traditionnelles, 316 p.
- Études sur l’Hindouisme (1968), Éditions Traditionnelles, 1976, 286 p. - Formes traditionnelles et cycles cosmiques (1970).
- Comptes rendus (1973).
- Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme (1973), Gallimard.
- Mélanges (1978), Gallimard.


- Écrits pour Regnabit, Éditions Archè, 1999, 200 p.


- Articles et compte rendus, tome I, Éditions Traditionnelles, 2002, 268 p.




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