samedi 30 juin 2012

Sagesses de 'Ibn Ata' Allah Al Iskandari - "Le Moi tourmenté"









Traduction et Commentaire
Sahri Mohammed


Si le coeur arrive à se dégager de l'occupation du Moi "despotique", le Moi "maléfique" affaibli devient alors un Moi "tourmenté".


L'indice psychologique révélateur du Moi "tourmenté" est le regret, le remord qu'il éprouve suite à une désobéissance en rapport à la réligion.


La tourmente du Moi est un signe annonciateur du changement vers le bien, un point d'inclinaison, qui marque un revirement de tendance.


Cependant, la coupure décisive avec le Moi "despotique" ne peut s'effectuer que par un véritable repentir (tawba) du Moi.


Il y a 3 conditions dans ce "repentir" :


- premièrement : Le remord, le regret.


Ibn Ata Allah dit dans ce sens :


"Parmi les signes révélateurs d'un coeur qui est mort, c'est lorsque tu ne regrettes pas les actes de désobéissance que tu as commis." (H 48)


"Mais à condition",



dit Ibn Ata Allah :


"de ne jamais grossir ton acte de désobéissance jusqu'à perdre confance en la miséricorde divine. Car celui qui connaît Dieu minimisera son acte de désobéissance auprès de Sa générosité". (H 49)


car, continue Ibn Atta Allah :


"Aucun acte de désobéissance n'est minime, s'Il (Dieu) t'oppose Sa justice ; et aucun acte de désobéissance n'est grand, s'Il t'offre Sa générosité". (H 50)


La 2 ème condition du repentir (tawba), c'est implorer le pardon de Dieu et


la 3ième condition c'est avoir l'intention sincère de ne plus refaire le mal.


Le repentir (tawba)


est une étape nécessaire, une condition préalable avant de pouvoir parcourir le chemin de la purification spirituelle.
Il est "l'infrastructure de base" pour tout effort de "développement spirituel". Sans lui, tout effort spirituel serait vain et sans résultats.
Il doit être concrétisé par une volonté de changement vers le bien et le passage à l'action concrète.


Ibn Ata Allah dit dans ce sens :


"Ressentir de l'amertume en cas de désobéissance à Dieu sans se soulever pour L'obéir, est signe d'excès d'optimisme". (H 76)


et aussi :


"Ne quitte pas un monde (ou une créature) pour un autre, comme l'âne du moulin qui marche pour revenir à sa place ; mais quitte le monde pour son Créateur." (H 42)


encore :


"Reporter les actions dans le temps, lorsqu'on est libre, révèle le mauvais penchant du Moi" (H 18)


parce que :


"Il y a des devoirs dans le temps qui sont récupérables, et les devoirs des temps sont, eux, irrécupérables. Dans chaque temps qui passe, tu as à accomplir un devoir nouveau envers ton Seigneur. N'as-tu point honte d'accomplir tes devoirs envers les autres et délaisser tes devoirs envers ton Seigneur?" (H 208)


"Mais", explique Ibn Ata Allah :


"C'est parce qu 'Il a su ton manque d'enthousiasme à accomplir tes devoirs envers Lui qu 'Il t'a imposé ces devoirs ; Il t'a conduit à Lui dans les chaînes de l'obligatoire : Dieu est étonné de voir des gens aller au paradis dans des chaînes. S'il t'a imposé son obéissance, Il t'a -en réalité- imposé d'entrer à Son paradis". (H 195)




note : H 195 = "Sagesse" 195 dans les "Hikam" de 'Ibn Ata' Allah





Al Ghayra -La jalousie par Ibn 'Ajîba











Extrait de " Le Soufi marocain Ibn 'Ajîba et son Mi'râj. "
Traduction de Jean-Louis Michon.



Al Ghayra

La "jalousie", c'est répugner à voir son aimé auprès d'autrui : on rivalise d'efforts pour gagner la possession exclusive (hiyâza) de l'aimé.

Al Shiblî a dit : "Il y a deux sortes de jalousie : la jalousie humaine qui s'exerce vis-à-vis des personnes ('alâ' l-nufûs) et la jalousie divine qui s'exerce vis-à-vis des coeurs ('alâ' l-qulûb).".
Le sens de cette parole est que, par nature, l'homme répugne à voir l'être qu'il aime, son épouse par exemple, auprès d'un autre ; quant à Dieu (al-Haqq), Il déteste voir les coeurs de Ses amis (awlyâ') s'attacher à autre que Lui.

Comme le dit le Hadîth : "Personne n'est plus jaloux que Dieu ; c'est pourquoi il a défendu les souillures (al-fawâhish) extérieures eet intérieures".

Il n'y a, dans l'existence, que la jalousie divine, laquelle pénètre dans les lieux épiphaniques".
La jalousie qui s'exerce vis-à-vis des personnes (des âmes) est celle du vulgaire, qui est jaloux des atteintes à l'honneur du foyer ;

la jalousie vis-à-vis des coeurs est celle des gens d'élite ; ils sont jaloux que leur esprit ne se tourne vers autre chose que le Bien-Aimé ;

la jalousie vis-à-vis des esprits et du tréfonds des coeurs (arwâh, asrâr) est celle des élus de l'élite : ils sont jaloux que leur esprit ne se tourne vers autre chose que le Bien-Aimé et que l'Ami n'incline vers autrui.
Dans ce sens élévé (amr 'azîm), le serviteur a le droit d'être jaloux, comme l'a dit le poète :

"Si je ne rivalise pas d'amour à Ton égard et ne suis pas jaloux de Toi,
alors, dis-moi, à l'égard de qui rivaliserai-je?
Ne méprise pas mon âme, car Tu es son aimé
et chaque être désire son semblable."

Il se peut que Dieu soit jaloux de Ses amis et tire vengeance de ceux qui leur nuisent. C'est aussi un effet de Sa jalousie qu'Il ne les rend pas manifestes à tout le monde : Il les garde avec un soin jaloux et ne les fait rencontrer à ses créatures que sous le voile de l'incognito, car ils sont les fiancées de sa noble Présence ('arâ'is hadratih).

La méditation - Cheikh Ibn 'Ajîba













Extrait de " Le Soufi [] Ahmad Ibn 'Ajîba et son Mi'râj  "  traduction et commentaire

Jean-Louis Michon




124. Al-fikra (la méditation)

La "méditation" (fikra), c'est la promenade du coeur (jawalân al-qalb) dans les épiphanies divines.

L'auteur des Hikam a dit :
"C'est le cheminement (sayr) du coeur dans les aires des altérités (mayâdin al-aghyâr)" (1).
Telle est, du moins la méditation des novices (tâlibûn).

La méditation de ceux qui progressent [sur la voie mystique] (sâ'irûn) est le cheminement du coeur à travers les aires des lumières.

Quant à la méditation des adeptes (wâsilûn), c'est le cheminement de l'esprit dans les aires des secrets.

"Il y a donc deux sortes de méditation : la première, qui participe de la vérification (tasdîq) et de la foi, est le propre des gens qui réfléchissent (ahl al-i'tibâr)", qui constituent la grande majorité des gens de la droite (2);

"la seconde, qui participe de la voie contemplative (shuhûd wa 'iyân), appartient aux clairvoyants (ahl al-istibsâr), c'est-à-dire aux aspirants les plus doués et à, l'élite des gnostiques éprouvés".

"La méditation est le flambeau du coeur ; si elle disparaît, celui-ci ne reçoit plus de clarté.".

Elle est le moyen qui conduit à la richesse suprême (al-ghinâ al-akbar) ; c'est par elle que se réalise la progression spirituelle et que s'obtient la délivrance (al-wusûl). Qui ne médite pas ne progresse pas, et qui ne progresse pas ne parvient pas à la délivrance.

Notre Shaykh al- Bûzîdî... disait souvent : "Le faqir sans méditation est comme le tailleur sans aiguille."

124 (1) : Le terme midân (plur. mayâdin) signifie, littéralement, un grand espace ouvert, une place et, au figuré, un "domaine". Ibn Ata' Allah l'emploie souvent dans ses Hikam, en lui annexant par exemple al-ghuyûb (les mystères) ou, comme dans le passage cité ici, al-fikra. [...]

124 (2) : Les gens de la droite (ahl al-yamîn) sont les justes, par opposition aux gens de la gauche, les réprouvés, selon la distinction établie, notamment, dans la sourate de l'Événement (LVI versets 7-9) [...]


Le Soufi [] Ahmad Ibn 'Ajîba et son Mi'râj  traduction et commentaire
Jean-Louis Michon

vendredi 29 juin 2012

De la Thora de l'Evangile et du Qorân d'après Abdul-Kârim al-Djîlî



Le mont Sinaï (arabe : جبل موسى) ou Djebel Moussa (« montagne de Moïse »)




  Titus Burckhardt.  



Selon le maître Abdul-Kârim al-Djîlî, la Thora fut révélée à Moïse en neuf Tables ; et il fut enjoint au prophète de n’en divulguer que sept au peuple juif, sept qui étaient de pierre, et d’avoir à conserver les deux autres, faites de lumière et qui n’étaient destinées qu’à Moïse seul.


Le Maître parfait donne une description synthétique du contenu des sept tables de pierre et, bien que cette partie de l’enseignement prodigué par al-Djîlî ne se rapporte qu’indirectement au sujet déterminé que nous en voulons extraire -à savoir, les rapports entre les trois traditions monothéistes,- nous en donnerons néanmoins un résumé, afin de mettre en lumière la texture de la Thora, texture très différente de celle du Qorân qui ne comporte pas de « compartiments » distincts et relatifs à des domaines différents.

Il est vrai que, d’après la description faite par le Maître, les diverses Tables de la Thora ne représentent pas autant de livres nettement distincts quant à leur sujet ; toutefois, elles sont caractérisées par tel ou tel domaine déterminé auquel elles doivent leurs noms respectifs.



Ainsi, la première Table, appelées La Lumière, expose en premier lieu la doctrine de l’Unicité et de la Singularité divines, exprimée de façon négative, c’est-à-dire au moyen de la négation des déterminations. Elle adopte le même point de vue pour traiter de qualités divines, telles que la seigneurie et la Puissance, considérées non pas en tant qu’états de réalisation, mais seulement comme attributs de l’etre divin.



La seconde Table, appelée la Conduite, consiste en appels que la Divinité s’adresse à Elle-même ; en d’autres termes, il s’agit de la science de l’intuition pure, car la conduite (al-hudâ) est en elle-même un secret essentiel qui envahit subitement ceux qui adorent Allah ; elle est la lumière de l’Attraction Divine, grâce à laquelle le connaissant s’élève aux états supérieurs, en suivant la Voie Divine, Aç-çirâtul-mustaqîm [1]


Cette ascension n’est autre que le retour en son véritable « lieu », de la Lumière Divine qui fut déposée dans le temple (haïkal) humain. Al-hudâ signifie également ce que le porteur de cette lumière peut assentir de l’Unité de la Voie.



Quant à la troisième Table, appelée la Sagesse, elle expose le parcours de la voie de la Connaissance dont elle décrit les étapes successives, symbolisées ici par les épisodes de la mission de Moïse, tels que « l’enlèvement des souliers », « l’ascension du Sinaï », etc.. [2] La même Table comporte principiellement la science de la domination des mondes spirituels, ainsi que les différentes sciences relatives au symbolisme cosmique, d’où découlent, notamment, l’astrologie et la guématrie, ou science des nombres.



La quatrième Table est appelée la Force, parce qu’elle dévoile les analogies existant entre la Sagesse Divine et les aspects de la force humaine, analogies qui sont le point de départ de la théurgie.



La cinquième Table, dénommée la Loi, expose les commandements et les interdictions qui forment la base de la base de la sharïyah [3] mosaïque.



La sixième, dite la Table de la Servitude, enseigne l’attitude traditionnelle de l’individu comme tel, c’est-à-dire en tant qu’organisme psychique. Elle dévoile les raisons dernières des vertus ou « orientations » psychiques, telles que l’humilité, le contentement, la crainte, etc. A cet égard, elle dit notamment que celui qui répond à une mauvaise action par une autre, pèche par prétention pharaonique ; c’est-à-dire qu’il s’arroge la dignité » divine, alors que le abd (serviteur) ne saurait, en sa qualité de serviteur, prétendre au rôle de juge, rôle auquel in n’a droit que pour autant qu’il remplit par là une fonction dépassant son individualité.



La septième table enfin, comporte la démonstration du chemin menant à Dieu et, en particulier, la distinction entre le chemin du salut et le chemin de la damnation.



Ce sont là les sept Tables de pierre que Moïse eut à porter à la connaissance de son peuple, alors qu’il lui était interdit de divulguer les deux autres, faites de lumière. Celles-ci contenaient la révélatio des secrets de la Seigneurerie et de la Puissance Divines, c’est-à-dire les secrets de la réalisation effective de ces qualités divines, selon la doctrine de « l’Identité Suprême ».

Si Moïse avait dévoilé ces secrets à ses fidèles, ceux-ci se seraient révoltés contre lui, car leur esprit portait une empreinte, encore fraîche, de leur soulèvement contre Pharaon qui, précisément, avait indûment prétendu à l’état de Seigneurie Divine ; en effet, d’après le Qorân, Pharaon dit à ses serviteurs qui, convaincus par les miracles de Moïse, se prosternaient désormais devant le Dieu Unique : « C’est moi qui suis votre seigneur suprême »


Or, comme le peuple de Moïse devait ignorer le contenu des Tables de lumière, aucun sucesseur de ce prophète ne put recevoir l’héritage spirituel de Moïse en entier et aucun ne parvint à la Perfection.



Par une compensation cyclique, il échut au Christ de manifester ce que Moïse avait dû passer sous silence. [4] Dès sa première apparition, c’est-à-dire dès sa naissance, le Messie révéla les aspects de l’état de Seigneurerie et de Puissance Divines, révélation qu’il opéra tant par ses miracles, la résurrection de Lazare, par exemple, que par ses affirmations diretes de l’Identité Suprême (comme sa parole : « Je uis la Vérité et la Vie »). Mais la communauté juive, qui avait le « cœur endurci », analogue en cela à la matière dont étaient faites les tables qui lui étaient destinées, rejeta le Christ.


Par contre, la communauté chrétienne, polarisée en quelque sorte par son antinomie cyclique avec le peuple juif, s’égara au cours de son histoire. Alors que dans le judaïsme se « pétrifiaient » les conceptions qui envisagent le  abd (serviteur) plus particulièrement du point de vue de sa non-identité avec le rabb (seigneur), le christianisme, au contraire, tendit à confondre abd et rabb, soit le symbole et le symbolisé. Cette confusion eut comme corollaire historique les interminables discussions relatives aux deux natures du Christ, et elle se perpétua en quelque sorte dans le scissions politiques entre peuples chrétiens. (Les chrétiens, dit le qorân, se combattront entre eux jusqu’au dernier jour, en raison de ce qu’ils ont oublié en matière de vérités révélées pour eux.)



D’après le Qorân, l’hétérodoxie relative [5] du judaÎsme réside principalement dans le rejet du Christ et du Qorân, comme aussi dans le fait de « détourner les paroles du Livre » [5] alors que l’erreur vers laquelle penche le christianisme est, -toujours d’après le Qorân,- caractérisée par l’affirmation chrétienne « que Dieu est le Messie », hérésie qui, dans la terminologie islamique, est désignée par Hulûl ou « localisation » de l’Identité surprême.

Il est possible que cette affirmation « dieu est le Christ » ne se trouve, sous cette forme, dans aucun écrit dogmatique chrétien, mais elle représente, en quelque sorte, le résumé des tendances déterminantes de l’attitude chrétienne. A leur origine, ces tendances furent simplement la conséquence inévitable de l’énonciation par affirmation directe telle que : « Je suis la Vérité » [6] ; car toute affirmation directe, si large soit-elle, implique nécessairement une détermination ou limitation.


Aussi l’Islam a-t-il généralement soin d’énoncer ses affirmations doctrinales en des formulations négatives, telles que serait : « Le Christ n’est pas autre qu’Allah ». L’affirmation directe est le corollaire logique d’une « descente avatarique » [7]. Mais l’inconvénient du symbolisme ne devint funeste que par suite de l’oubli de l’interprétation intégrale du symbole. En effet, tout le développement ultérieur de la civilisation chrétienne ne fut qu’un acheminement continu ver le hulûl. Cela s’affirme clairement dans ce qu’on pourrait appeler la « singularisation » de l’Identité suprême, soit une tendance consistant à n’envisager l’Identité suprême que par rapport au seul personnage historique du Christ. Cette déchéance de l’idée de l’Unicité du Verbe vers une singularité historique, est le véritable motif de tout l’individualisme de l’Occident moderne. C’est de cette façon que l’oscillation cyclique retourne, sur un autre plan, à l’erreur pharaonique qui imposa le silence à Moïse sur ce que le Christ dut, plus tard, exprimer.



La forme d’ « expression » qu’est l’Islam fut appelée à réintégrer les deux « déviations », juive et chrétienne, le rôle de la tradition musulmane étant, selon les termes mêmes du Qorân, celui d’une « religion du milieu » et d’un retour à la pureté primordiale de la tradition abrahamique : « Abraham n’était ni juif, ni chrétien, mais pur soumis ( muslîm) » [8]


De ce fait, les formules qorâniques représentent un équilibre entre ce qu’on appelle le Tanzih et le Tashbîh, c’est-à-dire entre la désignation du Divin par abstraction de toute comparaison (transcendance), d’une part, et le symbolisme par analogie et comparaison (immanence), d’autre part. Le Qorân synthétise donc le Tanzîh, tel que la Thora le comporte dans toute sa pureté en sa Table appelée la Lumière, et le Tashbîh, tel qu’il est à la base de l’Eucharistie. Comme exemple d’une telle synthèse, le Maître abdul-Karim al-Djîlî cite le verset : « Rien n’est semblable à Lui et c’est Lui qui voit et qui entend »


Ainsi le Prophète Mohamme -sur Lui la Paix- ne fut-il pas obligé de taire, à l’instar de Moïse, une partie de la révélation qui lui avait été faite ; d’autre part, il ne dévoilo pas ouvertement, non plus, les secrets que les chrétiens n’avaient pu supporter. Le Qorân contient tout, explicitement ou implicitement, et d’après le Maître, il comporte principalement trois significations superposées : d’abord la signification extérieure et évidente, puis une signification intérieure à laquelle font allusion certains versets qorâniques tels que : «Nous leur montrerons Nos signes aux horizons et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il leur soit évident qu’Il est la Vérité » et « Nous n’avons créé les cieux et la terre et ce qui est entre les deux que par la Vérité » et : « Il vous a asservi ce qu est dans les cieux et ce qui est sur la terre, le tout de Sa part ». Enfin, est cachée dans le qorân une troisième signification, comportant les Secrets Divins, à laquelle fait allusion le verset : « Et ne connaît son interprétation qu’Allah-même ».



A propos de l’Evangile [9], le Maître dit qu’il fut révélé à Jésus en langue syriaque [10], qu’on le récita en dix-sept langues différentes et qu’il commençait par les mots : « au nom du Père, de la Mère et du Fils » [11], de même que le Qorân débute par la phrase : au nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux. Ces expressions « Père, Mère et Fils » symbolisaient le Nom d’Allah ou l’Essence, la « Mère du Livre » ou la Substance Universelle, et le Livre ou l’Etre (Wudjûd) [12]. Les chrétiens les rapportèrent au Saint-Esprit, à la Vierge et au Christ, ce qui est justifié par le fait que ces trois êtres sont des reflets des trois principes précités. Mais après l’Ascension du Christ qui avait veillé sur le culte de ses disciples [13], les significations essentielles se perdirent peu à peu, et le symbole fut, progressivement, pris pour le symbolisé. Et pourtant, l’on ne saurait dire que les chrétiens, qui ont oublié la signification universelle de leur symbolisme pour ne s’en tenir qu’à son sens médiat, soient , par là même retranchés de la Vérité traditionnelle, var ils y sont encore rattachés par le truchement du symbolisme et en mesure de leur sincérité. Ce rattachement, sans doute, ne sera pas de nature à leur permettre une réalisation de ce qui est au-delà des formes, mais il pourra, néanmoins, être suffisant pour assurer leur salut. Cependant, il n’en est ainsi que grâce à la Miséricorde d’Allah et d’un point de vue que, pour ainsi dire, Allah Seul peut adopter, car, au regard de la véritable doctrine, ils sont nettement dans l’erreur. La vérité qu’ils sont susceptible d’assentir, comme au travers d’un voile, à travers un symbolisme devenu caduc, peut les sauver, car Allah dit : « Je suis auprès de la pensée que Mon serviteur se fait de Moi », mais elle ne saurait justifier leurs conceptions, une fois que l’on a pris conscience de la doctrine complète et inaltérée.

Le contenu de l’Evangile se rapporte entièrement à la Présence, latente en tout, de la Réalité Divine dans l’existence humaine, vérité qui est résumée dans le verset qorânique : « Et Je soufflai en lui de Mon Esprit » ; c’est-à-dire qu’Allah insuffla de Son Esprit à Adam. Or, l’Esprit d’Allah n’est rien qui soit séparé de Lui-même. La même vérité, à savoir la réalité de « l’Identité Suprême », est confirmée par le passage qorânique traitant de l’adoration d’Adam par les anges [14] comme aussi par les paroles divines adressées au Prophète (saws) : « En vérité, ceux qui concluent le pacte [15] avec toi, le font avec Allah-même » ; et par le verset : « Qui obéit à l’Envoyé, obéit à Allah »



Par conséquent, ce ne sont pas les chrétiens, obnubilés par l’étroitesse de leur conception quant à l’Identité Suprême qu’ils attribuent à la seule personne « historique » du Christ, qui réalisent l’entière vérité évangélique, mais bien les héritiers de Mohammed, sur Lui la bénédiction et la Paix, qui, eux, reconnaissent qu’Adam, en qui fut insufflé l’Esprit d’Allah, signifie tout individu de l’espèce humaine : Nous leur montrerons Nos signes aux horizons et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il leur soit évident qu’Il est la Vérité ; c’est-à-dire que tout l’Univers, symbolisé ici par les horizons et leurs propres âmes, est la Vérité.


Mais il est fatal qu’il y ait des hommes désorientés par l’expression de la vérité même, car il est dit dans le Qorân, qu’Allah égare beaucoup (d’hommes) par lui (le Qorân) et en conduit beaucoup. C’est là l’équivoque inhérent à toute manifestation. Même au sein de la communauté islamique, il s’est produit un tel égarement, notamment chez nombre de savants excotéristes, et ce sont précisément leurs commentaires sur les versets que nous venons de citer qui en témoignent. Ils s’éloignent, dans une direction évidemment opposée à celle de la déviation chrétienne, par l’effet d’une abstraction rationnelle de l’Unité Divine, abstraction qui aboutit à une séparation du Divin et du Créé. Mais il n’égare que les corrompus, c’est-à-dire ceux dont l’intérieur est pourri par de fausses opinions sur Allah. Ils pensent qu’Allah ne Se manifeste pas dans Sa créature. En effet, ils ne L’y voient pas. Ils négligent La Connaissance essentielle et ne s’occupent que de raisonnements discursifs, comme si tous ces raisonnements n’étaient pas intégralement contenus dans la connaissance essentielle, et comme si l’existence créée n’était pas essentiellement divine.



Titus Burckhardt.











[1] « La voie droite » (dans le sens vertical) mentionnée dans la Fâtihah.

[2] Les épisodes de l’histoire de Moïse sont fort en usage dans la poésie soufique. Ansi Ibn-al-Fârid dit : « Je vis un feu dans la nuit et j’annonçai la bonne nouvelle à ma tribu : Attendez-moi, j’espère trouver une Conduite. J’approchais, et voici que le feu Parlant apparut devant moi ». Et ailleurs : « Ma montagne (le Sinaï) se fendit de terreur devant Celui qui Se révéla, et un secret caché fulgura, visible seulement à qui m’est semblable. Je devins le Moïse de mon temps, aussitôt qu’une partie de moi fut devenue ma totalité ».

Il y aurait beaucoup à dire sur le symbolisme soufique du bâton de Moïse qui représente la nafs, l’âme. Ainsi, lors de l’épisode du Buisson Ardent, Allah demande à Moïse : « Qu’as-tu dans ta main droite ? » Moïse répond : « c’est mon bâton, sur lequel je m’appuie, que je lance sur mes moutons et qui me sert encore à d’autres usages ». Allah lui enjoint alors de jeter à terre le bâton qui se transforme aussitôt en serpent ou dragon. Ensuite, Il ordonne à Moïse de le ramasser et, repris en main « par l’ordre d’Allah », il redevient bâton, mais conserve désormais un pouvoir théurgique. Il s’agit là de la transformation de la nafs.

[3] L’ensemble des lois et des rites.

[4] Sur un vitrail du XIIe siècle et inspiré par l’abbé Suger de Saint-Denis, on lit : « Moïsis doctrina velat quod Christi doctrina revelat ».

[5] L’Islam ne considère pas la Shariyah -soit l’ensemble des lois et des rites- juive ou chrétienne comme hétérodoxes, mais il estime ces deux traditions incomplètes au point de vue doctrinal. Cette conception se retrouve dans une loi du mariage islamique, loi qui interdit à une femme musulmane de s’unir à un juif ou à un chrétien, mais permet à un homme musulman d’épouser une juive ou une chrétienne. Le judaïsme et le christianisme ont, par rapport à la tradition islamique, un caractère féminin ; en effet, ils ne représentent la tradition primordiale que passivement et inconsciemment, tandis que l’Islam en affirme activement l’unité. Nous comparons ici les formes manifestes, c’est-à-dire l’exotérisme des trois traditions. De ce fait, l’Islam englobe principiellement les autres traditions issues de la lignée d’Abraham. Il est analogue à l’homme, qui peut épouser plusieurs femmes, alors qu’une femme ne doit avoir, par suite de son exclusivité psychique, due à son rôle de substance, qu’un seul mari.

[5] Ce passage vise soit les commentaires arbitraires, soit l’altération de l’écriture hébraïque, altération dont l’origine pourrait remonter à l’exil babylonien.

[6] On sait que le soufi Al-Halladj fut mis à mort pour avoir proféré ces mêmes paroles.

[7] La nature avatarique du Christ est affirmée dans le qorân par ce qu’Il y est appelé : Une parole d’Allah et Esprit de Lui qu’il projeta sur Marie. On peut dire que le Christ, étant affirmation pure, dut, par sa Passion, subir la négation invévitable ; c’est en ce sens qu’il vécut la Shahâdah qui est successivement affirmation et négation.

[8] Dans le langage qorânique, le mot Islâm désigne non seulement la tradition mohammédienne, mais encore toute tradition consciente de la Vérité Unique.

[9] Il ne s’agit naturellement pas des Evangiles, épîtres des quatre évangélistes, mais bien de la révélation qu’eut le Christ.

[10] Voir l’article de René Guénon La science des lettres, et La Terre du Soleil.

[11] Au sujet de cette tradition concernant l’Evangile original, il n’est peut-être pas sans intérêt de rappeler que le maître de Djili fut probablement, un musulman d’Abyssinie, car tel est le sens de son surnom « Djabaril ».

[12] Wudjûd peut être, à la fois, interprété par « Existence » et par « Etre ». Ici, il convient de transposer les notions d’Essence et de Substance jusqu’à leur signification dernière, soit à celle de « Perfection active » et de « Perfection passive » ; alors ,’Etre, en tant que première détermination, sera conçu comme leur résultante ou leur fin.

[13] Cela rappelle certains dialogues entre le Christ et Saint Pierre, tel celui où le Messie dit à l’Apôtre : « Tu as en vue ce qui est humain et non pas ce qui est Divin ».

[14] Et lorsque ton Seigneur dit aux Anges : « Je vais mettre sur terre un représentant », ils dirent : « Veux-tu placer quelqu’un qui y sème la destruction et verse le sang ? Et nous t’exaltons par la louange et proclamons ta sainteté ». Mais Il dit : « Je sais ce que vous ignorez ». Et Il apprit tous les noms à adam, les montra ensuite aux Anges et dit : « Révélez-moi leurs noms, si vous êtes véridiques ». Ils répondirent : « Exalté soit-Tu, nous ne savons que ce que Tu nous as enseigné, car Tu es le Connaissant, le Sage. Alors, Il dit : « O Adam, révèle-leur leurs noms ». Et quand il les leur eut révélé, Il dit : « Ne vous ai-Je pas dit que Je connais les mystères du ciel et dela terre, et que Je connais ce que vous manifestez et ce que vous taisez ? ». Et lorsque Nous dimes aux anges : « Prosternez-vous devant Adam » Ils se proternèrent excepté Iblis qui s’y refusa, s’enorgueillit et fut parmi les rebelles » (sourate Baqarah)

Dans un autre passage, il est dit qu’Iblis, le Diable, ne voulut pas adorer Adam sous prétexte que lui-même avait été créé de feu, alors qu’Adam, n’était fait que d’argtile. Suivant certains maîtres soufis, Iblis devint rebelle par exagération du « Tanzih », refusant d’adorer Allah dans Son symbole.

[15] C’est l’engagement de vaincre ou mourir dans la guerre sainte, qu’il s’agisse de la « petite », défense par les armes de la communauté religieuse, ou de la « grande », qui se rapporte au domaine spirituel. Ces deux termes eurent, d’ailleurs, leurs équivalents dans la chevalerie chrétienne, à savoir : bellum corporale et bellum spirituale. La conclusion de ce pacte, dont parle le Qorân, fut, dans l’hitoire sacrée de l’Islam, le point de départ des initiations « royale » et « sacerdotale ».





jeudi 28 juin 2012

Les références shâdhilies dans le Kitâb al-Mawâqif d’Abd el-Kader









Éric Geoffroy



Les nombreuses citations des maîtres shâdhilis qui émaillent le texte des Mawâqif sont telles des signatures du parachèvement initiatique qu’a constituée l’affiliation d’Abd el-Kader au cheikh Muhammad al-Fâsî. Elles témoignent également des affinités existant entre l’école shâdhilie et l’œuvre d’Ibn ‘Arabî. Ces références ont trait pour l’essentiel à l’exégèse shâdhilie des sources scripturaires ; un tel souci herméneutique, on le sait, est bien le propos des Mawâqif. Parmi les thèmes mis en exergue par Abd el-Kader figurent la préférence pour la « nuit de la constriction » sur le « jour de la dilatation », la concentration sur Dieu seul et l’extrême méfiance à l’égard des faveurs surnaturelles, l’axialité de la Réalité muhammadienne et de l’héritage prophétique.




Plan
Un héritage herméneutique
Les auteurs shâdhilis cités
Les thèmes doctrinaux shâdhilis dans le Kitâb al-Mawâqif
Conclusion 





Dans le cheminement initiatique, il arrive parfois que l’aspirant ait plusieurs maîtres spirituels avant de parvenir au « sevrage » (fitâm). Ce processus était du moins fréquent dans les milieux soufis au cours des périodes antérieures, comme l’illustre le cas d’Abd el-Kader. Si celui-ci se nourrit du patrimoine familial qâdirî, et s’il a contracté une affiliation secondaire auprès de cheikh Khâlid Naqshbandî durant sa jeunesse, il est avant tout un « héritier des sciences akbariennes1 », disciple de type uwaysî d’Ibn ‘Arabî, dont il actualise la doctrine dans ses Mawâqif. 



Pour autant, afin que la réalisation spirituelle (tahqîq) d’Abd el-Kader soit effective, et que ses prédispositions dans cet ordre se libèrent et se parachèvent, il lui fallait un maître vivant qui l’aide à « accoucher ». Le cheikh Muhammad al-Fâsî (m. 1872), issu de la branche darqâwî de la tarîqa Shâdhiliyya, joua ce rôle de « sage-homme2 ». Lorsqu’Abd el-Kader le rencontra à La Mecque en 1863, il était quasiment inconnu. L’entourage d’Abd el-Kader s’étonna donc fortement de cette affiliation : comment un homme aussi célébré que lui, y compris sur le plan spirituel, pouvait-il se mettre sous l’obédience de ce Cheikh ? Pour Abdelbaki Meftah, cela est dû à la compatibilité, à la synergie même, existant entre la source doctrinale akbarienne et la source expérientielle shâdhilî3. En effet, la Shâdhiliyya est l’une des voies initiatiques soufies ayant joué, de manière privilégiée mais non exclusive, le rôle de support de l’influence spirituelle du Shaykh al-akbar4. Et il est admis qu’Abd el-Kader a obtenu la réalisation spirituelle « suprême » (al-rutba al-kubrâ) à l’issue des retraites (khalwa) qu’il a effectuées, sous la direction du cheikh al-Fâsî, peut-être dans la grotte Hirâ, là-même où Muhammad Ibn ‘Abd Allâh s’était retiré du monde pour devenir » Muhammad l’envoyé de Dieu », mais plus sûrement à Médine, à proximité du mausolée du Prophète, dans un lieu supposé être la maison d’un des Compagnons. Ce n’est autre que l’héritage muhammadien qui se jouait ici, dans l’expérience d’Abd el-Kader. La pratique assidue des oraisons (ahzâb) et litanies (awrâd) shâdhilies contribua également à cette « ouverture5 », conformément à la parole du maître éponyme de la tarîqa, al-Shâdhilî (m. 1258) : « Celui qui récite nos oraisons obtiendra ce que nous avons obtenu6. » Meftah en conclut que la réalisation de la « gnose akbarienne » chez Abd el-Kader n’a pu être effective que par l’initiation au « Nom suprême » (al-ism al-a‘zam) que lui a prodigué le cheikh al-Fâsî7.



La « greffe de l’âme individuelle sur l’Âme universelle8 » a donc fonctionné, et Abd el-Kader témoignera de sa reconnaissance dans un long poème d’éloges à son Cheikh. Il y déclare notamment que celui-ci est un authentique successeur du cheikh « Abû l-Hasan » al-Shâdhilî9. Le fait que ce poème scelle le Kitâb al-Mawâqif n’est évidemment pas anodin, et indique de façon à peine allusive que la production de cet ouvrage n’aurait pas été possible sans l’influence initiatique d’al-Fâsî. Et, certes, on peut considérer que, par leur « mariage spirituel », le cheikh al-Fâsî a fécondé Abd el-Kader, qui put ainsi enfanter le Kitâb al-Mawâqif10… Abd el-Kader n’évoque-t-il pas le fruit de cette union dans la première Halte (mawqif) de l’ouvrage, où il se place en position de récepteur, de réceptacle faudrait-il dire (al-talaqqî), de la Parole divine11 ?



Un héritage herméneutique



Pour mieux comprendre l’enjeu de cette relation entre le cheikh al-Fâsî et Abd el-Kader, il faut revenir au titre complet des Mawâqif : « Le livre des Haltes sur certaines allusions subtiles que recèle le Coran en fait de secrets et de connaissances spirituelles. » Abd el-Kader signe ici, à n’en pas douter, sa dette envers l’école shâdhilie, qui a ouvert une grande tradition dans la pratique de l’exégèse spirituelle (ta’wîl) du Coran et du Hadîth. Cette tradition fut inaugurée par Abû l-Hasan al-Shâdhilî, et son successeur, Abû l-‘Abbâs al-Mursî (m. 1287), en a fait un des piliers de son enseignement. « Le saint héritier du Prophète, en effet, a pour fonction d’actualiser la Révélation coranique » par les inspirations et les dévoilements qui lui échoient12. Cette interprétation spiritualiste du Coran et du Hadîth, à caractère oral, a été consignée et formulée par Ibn ‘Atâ’ Allâh (m.  1309), lui-même successeur d’al-Mursî, dans son ouvrage intitulé Latâ’if al-minan, considéré comme le texte doctrinal fondateur de la Shâdhiliyya13. Le chapitre cinq est consacré à l’exégèse du Coran, et le chapitre six au Hadîth.



Nous avons des exemples précis d’imprégnation par Abd el-Kader de la méthode spiritualiste shâdhilie d’interprétation du Coran. Les références sont parfois explicites. Abd el-Kader reprend ainsi le commentaire ésotérique d’Abû l-Hasan al-Shâdhilî à propos du Nom divin « l’Apparent » (al-Zâhir), cité dans le verset 57 : 3 : « Il est le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché ». En vertu de ce Nom, tout ce qui est apparent est donc le Réel (al-Haqq). Par ce verset, poursuit Abd el-Kader, Dieu a annihilé tous les autres êtres [que son Être]. En effet, il n’y a de Premier que Lui, de Dernier que Lui, d’Apparent que Lui et de Caché que Lui14 ! Abd el-Kader mentionne par ailleurs la signification ésotérique d’un hadîth au sens abscons, telle qu’elle fut délivrée par le Prophète à Abû l-Hasan al-Shâdhilî : « En vérité mon cœur est ennuagé, et j’en demande pardon à Dieu, cent fois par jour ». Interrogé par al-Shâdhilî, le Prophète répondit : « Ô Mubârak, il s’agit de voiles de lumière et non de voiles mondains15 ! » Suit le commentaire d’Abd el-Kader16.



D’autres fois, les références à l’école shâdhilie sont implicites. Ainsi Abd el-Kader reprend-il à son compte, mais sans les citer, le commentaire qu’Abû l-‘Abbâs al-Mursî puis Ibn  ‘Atâ’ Allâh ont fait du verset : « Certes le démon est un ennemi pour vous ; considérez-le comme tel17 ! » : les gnostiques, dont l’énergie spirituelle est entièrement tournée vers Dieu, ne sont pas soumis à l’emprise de Satan, contrairement aux ascètes et aux dévots, qui sont par trop préoccupés à lutter contre lui18.



Les auteurs shâdhilis cités



Il transparaît dans les Mawâqif qu’Abd el-Kader a probablement assimilé la doctrine shâdhilie durant sa jeunesse. Lors de sa période de formation religieuse et spirituelle à la zâwiya, il a côtoyé les textes fondateurs de cette école spirituelle : la Durrat al-asrâr wa tuhfat al-abrâr19 d’Ibn al-Sabbâgh (m. 1332), bio-hagiographe d’al-Shâdhilî, les Latâ’if al-minan et bien sûr les célèbres Hikam d’Ibn ‘Atâ’ Allâh. Nul étonnement à cela, car le patrimoine littéraire shâdhilî a connu très tôt une large diffusion dans tous les milieux soufis, et au-delà20. Il n’est pas sans incidence que l’école shâdhilie ait été de plus en plus réceptive, voire poreuse, à la doctrine d’Ibn ‘Arabî ; cette imprégnation est perceptible surtout à partir d’Ibn ‘Atâ’ Allâh. Les profondes affinités liant la doctrine akbarienne et la source expérientielle shâdhilie ont été soulignées plus haut.



Telle qu’elle se dégage du Kitâb al-Mawâqif, la vénération d’Abd el-Kader à l’égard des maîtres shâdhilis n’est pas convenue ou stéréotypée ; elle provient d’une connaissance intime de leur personnalité spirituelle et de leur enseignement. Quel souvenir a-t-il gardé de ses visites aux tombeaux d’al-Mursî et d’Ibn ‘Atâ’ Allâh, effectuées en 1825-1826, alors qu’il accompagnait son père au Pèlerinage ? Il avait alors environ dix-huit ans. Dans les Mawâqif, Abû l-Hasan al-Shâdhilî est appelé « le grand gnostique » (al-‘ârif al-kabîr21), « notre maître » (ustâdhu-nâ22), alors qu’Abd el-Kader cite relativement peu de noms, et est plutôt sobre dans les éloges qu’il adresse. Il relève également que le « sultan des oulémas », al-‘Izz b. ‘Abd al-Salâm (m. 1261) s’est « converti » au soufisme après sa rencontre avec al-Shâdhilî23. Le maître shâdhilî le plus mentionné est Ibn ‘Atâ’ Allâh : Abd el-Kader est pétri de ses Hikam, qu’il cite de façon extrêmement spontanée24. Un autre Cheikh et auteur shâdhilî occupe une place privilégiée dans le Kitâb al-Mawâqif, du fait sans doute de sa proximité avec la doctrine d’Ibn ‘Arabî : dans les quatre occurrences où il apparaît, souvent de concert avec Ibn ‘Arabî et ‘Abd al-Karîm al-Jîlî, ‘Alî Wafâ (m. 1404) est appelé « le pôle ‘Alî Wafâ ». Comme nous allons le voir, il le convoque précisément dans le contexte de thèmes akbariens. Mais Abd el-Kader n’oublie pas le soubassement de la tarîqa Shâdhiliyya, en la personne de ‘Abd al-Salâm Ibn Mashîsh (m. 1228), maître d’al-Shâdhilî.



De façon générale, les Shâdhilis sont d’autant plus loués pour l’authenticité de leur sainteté qu’Abd el-Kader stigmatise par ailleurs des imposteurs, des « hérétiques (zanâdiqa) se réclamant de la Shâdhiliyya » : ayant mal saisi l’enseignement spirituel délivré dans les ouvrages de ‘Abd al-Karîm al-Jîlî, ils se sont totalement affranchis de la Loi révélée25. Il s’agit sans doute des mêmes soufis déviants dénoncés dans le Mawqif 158, qui dévoilent publiquement des réalités ésotériques dont ils ne maîtrisent ni l’appréhension ni la formulation26. Selon Itzchak Weismann, il s’agirait d’un groupe damascène dirigé par un certain Sa‘îd al-Khâlidî (m. 1877), affilié à la Yashrûtiyya. Le fondateur de cette branche shâdhilie-darqâwie au Proche-Orient, ‘Alî Nûr al-Dîn al-Yashrûtî (m. 1899) désavoua ces disciples gênants, mais en vain27.



Les thèmes doctrinaux shâdhilis dans le Kitâb al-Mawâqif


Abd el-Kader fait siens certains thèmes doctrinaux issus directement de la Shâdhiliyya ; là encore, il fait référence à cette école tantôt de manière explicite, tantôt implicite :


Est affirmée la précellence de l’état psycho-spirituel de la « constriction » ou « resserrement » (qabd) sur celui de la « dilatation » (bast). Le qabd, en effet, maintient l’âme humaine dans la servitude ontologique (‘ubûdiyya) qui est sa véritable condition, et réduit donc la part de l’ego. L’école shâdhilie a particulièrement mis l’accent sur ce corrélatif d’opposition majeur de la psychologie soufie. Abd el-Kader reprend à son compte l’image de la « nuit de la constriction » et du « jour de la dilatation », se situant ainsi dans le sillage du maître éponyme de la Shâdhiliyya28, et d’Ibn ‘Atâ’ Allâh, qui affirme dans une de ses Sagesses que Dieu « t’octroie parfois dans la “nuit de la constriction” plus que tu ne peux obtenir dans la lumière du “jour de la dilatation”29 ». En effet, l’intimité que le saint partage avec Dieu peut l’amener à se relâcher, à se « dilater » dans sa relation avec Lui. La « constriction » a pour but d’empêcher une telle désinvolture30.
Est pareillement affirmée l’exigence de la sincérité dans la démarche spirituelle. Cette sincérité doit être épurée, absolue, d’autant plus que nul – même et surtout le saint – n’est à l’abri de la ruse divine (al-makr al-ilâhî), qui peut mener insensiblement l’âme à sa perte (istidrâj). Ce qui paraît à première vue une faveur spirituelle peut se révéler être une disgrâce. Il faut donc oblitérer en soi toute prétention spirituelle. D’où la méfiance extrême qu’éprouvent les Shâdhilis pour les signes extérieurs tels que les miracles. « L’important pour l’être spirituel n’est pas de “replier miraculeusement la terre” (tayy al-ard) pour se rendre à La Mecque ou ailleurs, mais de “replier” les attributs de l’ego pour se rendre chez son Seigneur », disait al-Mursî31. En définitive, la plus belle faveur que Dieu puisse octroyer à l’homme est la gnose. « Il se peut, affirme Abd el-Kader en ce sens, que les faveurs spirituelles que Dieu accorde à ces saints, telles que les stations initiatiques, les dévoilements et les miracles, soient en réalité un mal et proviennent de la ruse divine, à l’exception de la science ! Je veux parler, bien sûr, de la science des gnostiques. En effet, elle te fait voir à tout instant ton indigence face à Dieu, et ta servitude ontologique (‘ubûdiyya)32. »




Pour les Shâdhilis comme pour Abd el-Kader, l’essence de l’enseignement spirituel réside dans la concentration sur Dieu seul (al-jam‘ ‘alâ Allâh), au-delà même des phénomènes ou des plaisirs spirituels. Abd el-Kader cite à cet effet une Hikma qu’il attribue à Ibn ‘Atâ’ Allâh : « L’invocation (du‘â’) est une chose entièrement viciée et faussée, sauf quand elle porte l’intention de l’adoration et de l’intimité avec Dieu : cela seul est agréé33. » Tout matérialisme spirituel est donc proscrit. À un homme pressant Abû l-Hasan al-Shâdhilî de lui livrer les secrets de l’alchimie, le Cheikh répond qu’il faut transmuer le sens de ce terme : la véritable alchimie est intérieure, et elle consiste à s’attacher exclusivement à Dieu34. De fait, au début de son cheminement, al-Shâdhilî est passé par la tentation de subvertir la science spirituelle au profit de besoins mondains : ayant sollicité de Dieu le don de l’alchimie matérielle, il s’est vite rendu compte que cela l’amenait à manier des forces viles, car attachées à ce monde35.


Ces derniers thèmes relèvent tous de la sobriété/lucidité spirituelle (al-sahw) qui caractérise fortement l’école shâdhilie, et qui inscrit ses représentants dans la « voie du blâme » parcourue par les Malâmatis.




À propos des différentes catégories de l’amour existant entre Dieu et l’Homme, Abd el-Kader stipule, à l’instar des shâdhilis, la supériorité des gnostiques sur les ascètes, voire l’absence de toute réalisation spirituelle chez ces derniers. Citant cette Hikma36 d’Ibn ‘Atâ’ Allâh : « Les adorateurs et les ascètes quittent ce monde alors que leur cœur est empli par tout ce qui est autre que Dieu (al-aghyâr) », Abd el-Kader en conclut que ceux-ci sont voilés et qu’ils sont encore prisonniers d’une vision dualiste du monde (al-ithnayniyya)37. Pour les shâdhilis, l’ascèse (zuhd) est périlleuse sur le plan spirituel. En effet, en mortifiant son ego et en renonçant au monde, l’ascète accorde à ceux-ci une place indue ; il tombe ainsi sous le coup de l’« associationnisme » (shirk) subtil, puisqu’il ne peut les évacuer de sa conscience. « Tu glorifies le monde en cherchant à t’en détacher ! », avertissait al-Shâdhilî. Selon Ibn ‘Atâ’ Allâh, qui commente cette parole, il n’y a pas lieu de se détacher de ce qui n’a pas d’existence réelle38. Le gnostique, lui, prend le monde pour ce qu’il est : il l’accepte, l’épouse, pour mieux le transcender, car il voit la beauté de Dieu en lui [Uniquement la beauté ? Ou voit-il les signes (âyât) de Dieu ?].



D’autres thèmes shâdhilis retenus par Abd el-Kader ont une texture akbarienne, qui ne fait que confirmer l’imprégnation de plus en plus grande par les auteurs shâdhilis de la doctrine spirituelle d’Ibn ‘Arabî. Est nommément crédité de cette influence ‘Alî Wafâ, sur le thème – explicitement akbarien – de l’universalité de la Miséricorde et du bonheur dévolu à toutes les âmes humaines dans l’au-delà39. Dans les Mawâqif, la doctrine-expérience de la « Réalité muhammadienne », magistralement formulée par Ibn ‘Arabî, trouve une assise large chez les shâdhilis. Rappelons-en le fondement : au-delà de l’individu, Muhammad réside sa Réalité métaphysique préexistante à toute la création, source et mobile de celle-ci, la Haqîqa muhammadiyya. C’est par l’intériorisation transformante de cette Haqîqa que les saints musulmans, dans cette humanité post-prophétique, héritent de la fonction cosmique du Prophète. « Puisque tu as conscience que la mission de guide spirituel ne saurait prendre fin [même après le cycle de la prophétie], explique Ibn ‘Atâ’ Allâh, tu peux en déduire que la lumière qui se dégage des saints provient de l’irradiation de celle de la prophétie sur eux. Sache que la Réalité muhammadienne est semblable au soleil, et la lumière du cœur de chaque saint à autant de lunes. Tu le sais, la lune éclaire parce que la lumière du soleil se pose sur elle et qu’elle la réfléchit. Le soleil illumine donc de jour, mais aussi de nuit par l’intermédiaire de la clarté lunaire : il ne se couche jamais !40 »



Abd el-Kader semble avoir pratiqué la « Prière mashîshiyya » (al-salât al-mashîshiyya) d’Ibn Mashîsh, car il la cite à trois reprises dans l’éclairage de la Réalité muhammadienne. « Cette prière de moins de deux cents mots est une invocation pour la connaissance de l’essence de la Prophétie muhammadienne, présentée comme source des lumières et summum des vérités41. » Abd el-Kader explique que « tout esprit provient de l’esprit universel muhammadien (al-rûh al-kullî al-muhammadî), mais de façon imparfaite, à l’exception des êtres réalisés spirituellement parmi les héritiers muhammadiens. La perfection, en effet, est imprimée en eux, comme le sceau de l’imprimeur dans la cire ou dans une matière semblable42 ». Abd el-Kader conclut par cet extrait de la salât mashîshiyya le long Mawqif 89 où il évoque les multiples noms de la Réalité muhammadienne :


فَأََعْجَزَ الْخَلاَئِقْ…


…Il [le Prophète] rendit les autres créatures impuissantes
[à percevoir sa Réalité]
فَلَمْ يُدْرِكْهُ مِنَّا سَابِقٌ وَ لاَ لاَحِقْ…
Au point que personne avant et après nous ne l’a réellement connu et ne le connaîtra jamais43.



Conclusion 


Si Ibn ‘Arabî est incontestablement la référence doctrinale majeure d’Abd el-Kader, et s’il est beaucoup plus cité, dans les Mawâqif, que toute autre figure du soufisme, la Shâdhiliyya y apparaît comme la source initiatique, opérative, majeure. En témoigne la sobriété qui se dégage, par contraste, des mentions faites de ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî, éponyme de la tarîqa Qâdiriyya, dans laquelle Abd el-Kader, « le fils de Muhyî al-Dîn », a pourtant été élevé. Les affinités évidentes entre Ibn ‘Arabî et les maîtres shâdhilis46 expliquent que pour Abd el-Kader les seconds semblent avoir incarné de façon privilégiée les idéaux doctrinaux du premier. L’un des fondements de ces affinités réside à n’en pas douter dans l’idéal partagé du Malâmî ou Malâmatî. L’attitude intérieure de ce dernier vise toujours à la pure transparence à Dieu, à l’abandon de toute prétention ontologique, et a fortiori spirituelle, à la réalisation de la servitude absolue (‘ubûdiyya). « Il n’y a rien de plus haut dans l’homme que la qualité minérale, écrit Ibn ‘Arabî, car il est dans la nature de la pierre de tomber lorsqu’elle est abandonnée à elle-même, et c’est là la véritable ‘ubûdiyya47. » Tel est bien l’idéal des Shâdhilis, qui tendent à investir au plus près une servitude éminemment paradoxale car, comme le souligne Ibn ‘Arabî, elle élève l’humain.


Éric Geoffroy



Bibliographie

Sources 

Abd el-Kader, Kitâb al-Mawâqif, éd. critique de ‘Abd al-Bâqî Miftâh, 2 vol., Alger, 2005.

Ibn ‘Arabî, al-Futûhât al-makkiyya, Beyrouth, Dâr Sâdir, s.d.

Ibn ‘Atâ’ Allâh, La sagesse des maîtres soufis, traduit, annoté et présenté par Éric Geoffroy, Paris, Grasset, 1998.

Ibn al-Sabbâgh, Durrat al-asrâr wa tuhfat al-abrâr, Qéna (Égypte), 1993.


Études

Bouyerdene A., 2008, Abd el-Kader. L’harmonie des contraires, Paris, Seuil.

Chodkiewicz M., 1986, Le Sceau des saints, prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî, Paris, Gallimard.

Geoffroy É., 1998, « Entre hagiographie et hagiologie : les Latâ’if al-minan d’Ibn ‘Atâ’ Allâh (m. 709/1309) », Annales Islamologiques XXXII (IFAO, Le Caire), p. 49-66.

Geoffroy É., 2000, « De l’influence d’Ibn ‘Arabî sur l’école shâdhilie égyptienne (époque mamelouke) », Horizons maghrébins 41, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, p. 83-90.

Geoffroy É., 2005, « Entre exotérisme et ésotérisme, les Shâdhilis, passeurs de sens (Égypte-XIIIe/ XVe siècles) », dans Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, Geoffroy É. (sous la dir. de), Paris, Maisonneuve et Larose, 2005, p. 117-129.

Makhlouf S., 2005, « The Legacy of Shaykh Mohammad al-Fâsî al-Shâdhilî in the Spiritual Journey of al-Amîr ‘Abd al-Qâdir al-Jazâ’irî », dans Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, Geoffroy É. (sous la dir. de), Paris, Maisonneuve et Larose, 2005, p. 271-283.

Weismann I., 2001, Taste of Modernity. Sufism, Salafiyya and Arabism in Late Ottoman Damascus, Leyden, Brill.

Weismann I., 2005 : « The Shâdhiliyya-Darqâwiyya in the Arab East xixth/xxth Centuries », dans É. Geoffroy, Une voie soufie dans le monde,
p. 255-267.

Zouanat, Z., 1998 : Ibn Mashîsh, Maître d’al-Shâdhili.





Notes

1 M. Chodkiewicz, 1982, introduction aux Écrits spirituels d’Abd el-Kader, Paris, Seuil, p. 35.

2 A. Bouyerdene, 2008, Abd el-Kader. L’harmonie des contraires, Paris, Seuil, p. 184.

3 ‘A. Miftâh, 2005, Introduction à l’éd. critique du Kitâb al-Mawâqif, Alger, 2 vol. , vol. I, p. 19.

4 Écrits spirituels, p. 36.

5 Kitâb al-Mawâqif, p. 19 ; Bouyerdene, 2008, p. 189.

6 ‘Alî ‘Ammâr, 1952, Abû l-Hasan al-Shâdhilî, Le Caire, vol. II, p. 31. Voir également le témoignage de S. Makhlouf : « …and through performing all the spiritual exercices (awrâd) of the Shâdhilî Order [Abd el-Kader] has reached the highest station » ; « The Legacy of Shaykh Mohammad al-Fâsî al-Shâdhilî in the Spiritual Journey of al-Amîr ‘Abd al-Qâdir al-Jazâ’irî », dans Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, É. Geoffroy (sous la dir. de), Paris, Maisonneuve et Larose, 2005, p. 279.

7 Kitâb al-Mawâqif, p. 20.

8 Bouyerdene, 2008, p. 196.

9 Kitâb al-Mawâqif, vol. II, p. 603 : nous utiliserons toujours cette édition arabe au long de l’article, sous l’abréviation Maw.

10 Voir Makhlouf, 2005, p. 279.

11 Maw. , vol. I, p. 105.

12 É. Geoffroy, 2005, « Entre exotérisme et ésotérisme, les Shâdhilis, passeurs de sens (Égypte-xiiie/xve siècles) », dans Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, É. Geoffroy (sous la dir. de), Paris, Maisonneuve et Larose, p. 119.

13 Ce texte a été traduit en français par É. Geoffroy sous le titre La sagesse des maîtres soufis, Paris, Grasset, 1998 (désormais Geoffroy, 1998a). Voir également É. Geoffroy, « Entre hagiographie et hagiologie : les Latâ’if al-minan d’Ibn ‘Atâ’ Allâh (m. 709/1309) », Annales Islamologiques XXXII (IFAO, Le Caire), 1998, p. 49-66 (désormais Geoffroy, 1998b).

14 Maw., vol. I, p. 127.

15 Maw., vol. I, p. 326.

16 Ibid., p. 326-329. Le chiffre qui revient le plus souvent, selon les rapporteurs, est celui de soixante-dix voiles. Le mystique persan Rûzbehân Baqlî (m. 1209) a consacré un petit traité à la symbolique initiatique de ces voiles ; voir Rûzbehân, L’ennuagement du cœur, présenté et traduit par P. Ballanfat, Paris, Seuil, 1998.

17 Coran, 35 : 6.

18 Maw., vol. I, p. 422. Voir Geoffroy, 1998a, p. 185-186 ; ‘Abd el-Kader, Le Livre des Haltes, traduit par A. Khurshîd, Alif, Lyon, 1996, p. 179. Ce dernier ouvrage a été réédité et augmenté chez Dervy en 2008.

19 Ibn al-Sabbâgh, 1993, Durrat al-asrâr wa tuhfat al-abrâr, Qéna (Égypte).

20 Voir Geoffroy, 2005.

21 Maw., vol. I, p. 326.

22 Ibid., p. 136.

23 Maw., vol. II, p. 99.

24 Il a souvent été dit, rappelons-le, que si l’on pouvait prier avec un autre texte que le Coran, ce serait avec les Hikam. À propos de la référence à Ibn ‘Atâ’ Allâh, précisons qu’il y a confusion dans le mawqif 358 entre ce dernier et Ibn ‘Atâ’ (m. 309/922), soufi baghdadien ami de Hallâj. L’erreur provient certainement d’un copiste, car on voit mal Abd el-Kader confondre ces deux personnages ; la date de mort correcte (309 de l’Hégire) est d’ailleurs stipulée en toutes lettres dans le texte (Maw, vol. II, p. 462).

25 Ibid., p. 430.

26 Maw., vol. I, p. 392-394.

27 I. Weismann, Taste of Modernity, 2001, p. 222-224. Sur al-Yashrûtî, voir I. Weismann, “The Shâdhiliyya-Darqâwiyya in the Arab East XIXth / XXth Centuries”, dans É. Geoffroy, Une voie soufie dans le monde, 2005, p. 256-259.

28 Voir Ibn al-Sabbâgh 1993, p. 126-127.

29 Hikma n° 142.

30 Geoffroy, 1998a, p. 299-300. Abd el-Kader évoque le qabd et le bast en Maw., vol. I, p. 133, 145 et surtout 462.

31 Ibid., p. 296.

32 Maw., vol. I, p. 492.

33 Ibid., p. 258. Je n’ai pas trouvé trace de cette sagesse dans les Hikam.

34 Ibid., p. 474. Ibn al-Sabbâgh, Durrat al-asrâr, p. 24.

35 Ibid., p. 25. Alors qu’il résidait à Tunis, al-Shâdhilî fut soupçonné, en tant que « marocain », de pratiquer l’alchimie (ibid., p. 24).

36 Non identifiée.

37 Maw., vol. I, p. 284. La critique par Abd el-Kader des ascètes a déjà été formulée plus haut.

38 Geoffroy, 1998a, p. 296-297.

39 Maw., vol. I, p. 470.

40 Geoffroy, 1998a, p. 34.

41 Z. Zouanat, Ibn Mashîsh, Maître d’al-Shâdhili, Casablanca, 1998, p. 78.

42 Maw., vol. I, p. 182-183.

43 Maw., vol. I, p. 251. Abd el-Kader reprend de façon plus complète cette citation dans le mawqif 366 (Maw., vol. II, p. 544) :
وَ تَنَزَّلَتْ عُلُومُ آدَمَ فَأََعْجَزَ الْخَلاَئِقْ
وَ لَهُ تَضَآءَلَتِ الْفُهُومُ فَلَمْ يُدْرِكْهُ مِنَّا سَابِقٌ وَ لاَ لاَحِقْ

44 Maw., vol. I, p. 245.

45 Geoffroy, 1998a, p. 113.

46 Voir É. Geoffroy, 2000, « De l’influence d’Ibn ‘Arabî sur l’école shâdhilie égyptienne (époque mamelouke) », Horizons maghrébins 41, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, p. 83-90.

47 Ibn ‘Arabî, al-Futûhât al-makkiyya, Beyrouth, Dâr Sâdir, s.d., vol. I, p. 710 notamment.

La théophanie des noms divins : d’Ibn ‘Arabî à Abd el-Kader









Denis Gril






En s’installant à Damas, Abd el-Kader suit non seulement les traces d’Ibn ‘Arabî, mais il trouve aussi un milieu d’oulémas impressionnés par sa connaissance de l’œuvre du Shaykh al-Akbar et par la profondeur de ses propres inspirations. C’est de cette rencontre que sont nés les Mawâqif, ces haltes spirituelles, où Abd el-Kader reçoit le sens d’un verset ou d’un hadîth qu’il développe dans une perspective métaphysique, dans le droit-fil de la doctrine d’Ibn ‘Arabî. À partir de la notion de théophanie (tajallî) qui parcourt tout le texte des Mawâqif, il est montré comment Abd el-Kader explique la relation entre le Principe et la manifestation, à travers la théophanie des Noms divins. Cette doctrine de la théophanie permet également de comprendre les forces apparemment contraires qui s’exercent dans le monde et la multiplicité des croyances. À la suite du Cheikh al-Akbar, Abd el-Kader illustre cet héritage muhammadien dont l’universalité reste un modèle pour notre époque.







Plan

La hiérarchie des théophanies
Noms et Attributs
Théophanie, connaissance et adoration
Le monde, théâtre des théophanies des Noms
Le regard d’Abd el-Kader sur les hommes
Théophanie et croyance
Conclusion




Le lecteur des Mawâqif est frappé d’emblée par l’importance de la dette intellectuelle et spirituelle d’Abd el-Kader à l’égard de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî. Il le cite, use de sa terminologie spécifique et accompagne la mention de son nom de formules de respect, reprenant à son compte la désignation du Cheikh al-Akbar comme l’héritier de la sainteté muhammadienne1. On ne peut pas non plus ne pas remarquer les affinités et les parallèles dans la courbe de vie de ces deux grandes figures de la spiritualité musulmane. Tous deux sont originaires de l’Occident musulman, se rendent en Orient après avoir atteint leur pleine maturité et acquis déjà une notoriété, pour s’installer définitivement à Damas, après quelques pérégrinations. Ils relèvent du même type spirituel : celui du « ravi en Dieu » (majdhûb), objet d’une illumination intérieure, avant même avoir parcouru les étapes de la voie initiatique sous la direction d’un maître spirituel. La source de leur inspiration, dans les événements de leur vie intérieure et dans leur écriture est la même : la plongée dans la mer du Coran pour en ramener les perles de son interprétation. Leur herméneutique de la tradition prophétique n’est pas différente, si bien que la plupart des ouvrages d’Ibn ‘Arabî peuvent être considérés comme un commentaire du Coran ou de la Sunna, tout comme les Mawâqif. Abd el-Kader dit à ce propos : « Une des grâces que Dieu m’a octroyées depuis qu’il m’a fait miséricorde en me faisant connaître mon âme est le fait que le discours divin et l’inspiration projetée en moi ne me parviennent que par l’intermédiaire du Coran » (n° 83, vol. I, p. 221). Aussi l’un et l’autre ont-ils conscience d’écrire sous l’inspiration divine. Le titre même des Mawâqif, « les Haltes », fait allusion à un arrêt entre deux étapes sur la Voie vers Dieu ou en Dieu pour entendre un discours divin, comme c’est le cas des Mawâqif de Niffarî2.



Une des notions qui montrent le lien étroit entre les deux auteurs est le concept coranique de « théophanie » (tajallî)3. Sur le plan cognitif ou épistémologique, ce terme désigne, selon la définition d’Ibn ‘Arabî : « Ce qui se dévoile au cœur des lumières des mystères divins [après qu’ils aient été voilés] » (mâ yankashifu li-l-qulûb min anwâr al-ghuyûb [ba‘da l-satr])4. Sur un autre plan, métaphysique et cosmologique, indissociable du premier, la notion de tajallî permet d’une part d’expliquer le passage de l’Un au multiple, du non manifesté au manifesté, à travers la théophanie des Noms divins, par l’intermédiaire de l’être qui en constitue le réceptacle et les embrasse de sa réalité, et d’autre part, de comprendre comment l’Être se conditionne lui-même en déterminant l’existence des êtres du monde, tout en restant un. Il est intéressant de noter, comme le remarque W. Chittick, que les tenants de l’école d’Ibn ‘Arabî ont d’abord été connus sous le nom de ashâb al-tajallî. C’est ainsi que les désigne Ibn Khaldûn5, d’après Lisân al-Dîn Ibn al-Khatîb qui résume leur doctrine et les distingue des « tenants de l’unité absolue » (ashâb al-wahdat al-mutlaqa), représentés par Ibn Sab‘în. Le terme d’ « unicité de l’Être » (wahdat al-wujûd), jamais employé par Ibn ‘Arabî lui-même et apparemment pas non plus par Abd el-Kader, a été popularisé de manière polémique par Ibn Taymiyya et ses émules jusqu’à ce qu’il soit revendiqué plus tard par les partisans de la doctrine d’Ibn ‘Arabî6.


Quoi qu’il en soit, il est évident que le concept de théophanie est étroitement lié à l’affirmation que l’être est essentiellement unique puisque c’est une manière de montrer qu’il le reste dans la multiplicité de sa manifestation. Comme on l’a dit, les Noms divins jouent dans cette manifestation, sur le plan divin, le rôle que joue, sur le plan de la manifestation ou entre les deux plans, la Réalité muhammadienne et l’Homme parfait ou universel. En effet, la perfection de l’Homme et l’universalité de sa fonction se réalisent par la science qu’il a reçue des Noms divins et par le fait qu’il réunit en lui la totalité des perfections divines et créaturelles.


Par son nom l’Extérieur (ou le Manifeste al-zâhir), Dieu se manifeste aux choses existantes comme entités immuables (a‘yân thâbita) et les fait ainsi apparaître dans leur existence extérieure. Dieu, par son nom l’Intérieur (al-bâtin), s’occulte et se dérobe à sa création, provoquant ainsi chez l’homme le désir et le besoin de connaissance car la science est lumière et existence et l’ignorance est obscurité et non-existence. Cette manifestation ou cette théophanie fait apparaître les degrés de l’existence (marâtib al-wujûd), à la mesure de la réceptivité (qabûl) des êtres et de leur prédisposition (isti‘dâd) à recevoir la lumière de l’Être. La lumière, comme l’Être, est unique et ses effets varient selon la capacité des êtres à la recevoir. C’est une même lumière qui brunit le visage du laveur et blanchit le vêtement qu’il étend au soleil. La lumière unique du soleil et la multiplicité de ses rayons symbolise l’Essence divine par les Noms et les Attributs de laquelle les formes et les statuts existentiels des êtres sont déterminés. Les Noms divins ne se manifestent en effet dans l’existence que par leurs effets.



Les initiés (al-qawm) se distinguent des autres hommes par le dévoilement de cette réalité et par la perception de l’unité divine dans la multiplicité des formes, divines dans leur fondement métaphysique. Ibn ‘Arabî tire le concept de transmutation divine dans les formes (al-tahawwul fî l-suwar) de ce hadith : « Dieu se montre (yatajallâ) aux gens de la Halte7 et leur dit : - Je suis votre Seigneur. Ils lui répondent : - Nous nous protégeons en Dieu contre toi ; tu n’es pas notre Seigneur. Nous resterons ici jusqu’à ce que vienne notre Seigneur. Lorsqu’il viendra, nous le reconnaîtrons…8 ». Dieu finit alors par se montrer sous la forme qu’ils connaissent et ils le reconnaissent alors, alors que les Gens de Dieu eux n’ont eux aucune difficulté à le reconnaître puisqu’ils le perçoivent en toutes formes. Se pose ici la question de la capacité de l’homme à contempler la théophanie. Moïse n’est-il pas tombé terrassé en voyant la théophanie de Dieu écraser la montagne ? (voir Coran 7 : 143). Comment Moïse est-il tombé terrassé, alors que les Hommes de Dieu, fermes dans leurs états spirituels, restent extérieurement impassibles ? À cela Ibn ‘Arabî répond que Moïse recherchait la vision des prophètes, à laquelle celle d’aucun homme, pas même des saints, ne saurait être comparée. Par contre, ce qui caractérise la vision des hommes de Dieu, même si celle des prophètes leur est nécessairement supérieure, c’est qu’ils contemplent la théophanie divine avec les deux yeux de la transcendance (tanzîh) et celui de la ressemblance (tashbîh), en rapport l’un avec l’Essence, l’autre avec les Noms et Attributs de Dieu9.



Cette présentation extrêmement simplifiée et schématique de la doctrine des théophanies chez Ibn ‘Arabî10 vise simplement à montrer combien Abd el-Kader reste fidèle à la pensée du Cheikh al-Akbar, tout en apportant sur certains points des précisions et des éclaircissements qui lui sont propres. La comparaison entre la doctrine du Maître et l’apport d’Abd el-Kader à son explicitation exigerait, pour être pleinement significative, de tenir compte des développements successifs de l’école akbarienne jusqu’aux Mawâqif. Cette courte présentation ne constitue donc qu’une étape préliminaire pour une telle recherche.



La hiérarchie des théophanies


La hiérarchie des théophanies correspond à celle des êtres depuis l’Essence divine dans son non-conditionnement absolu jusqu’à l’existence sensible. Abd el-Kader expose la hiérarchie des êtres et la manière dont ils procèdent de l’Essence dans un long chapitre, le mawqif 248, intitulé, comme s’il constituait un traité à part : Bughyat al-tâlib ‘alâ tartîb al-tajalliyât bi-kulliyyât al-marâtib « Le désir de celui qui cherche à connaître la hiérarchie des théophanies dans leur dimension la plus universelle ». Il s’appuie sur le symbolisme du miroir et de la réfraction de l’image dans des miroirs multiples pour exposer la réalité et les modalités existentielles de la théophanie dans un passage de ce mawqif, intitulé de manière significative : Inna-ka ramz wa-fakk kanz « Tu es symbole et découverte d’un trésor ». Ce titre suggère que la connaissance de l’existence est tout entière contenue, tel un trésor caché, dans l’âme de l’homme.



La théophanie hiérarchique de l’Être fait également l’objet du mawqif 8611, consacré au commentaire du début de la sourate al-Shams « Le soleil » : « Par le soleil et sa clarté matinale. Par la lune, lorsqu’elle le suit. Par le jour lorsqu’il le révèle. Par la nuit, lorsqu’elle le recouvre. Par le ciel et ce qui l’a édifié. Par la terre et ce qui l’a étendue. Par une âme et ce qui l’a formée » (Coran 91 : 1-7). Abd el-Kader voit dans ces serments l’expression par Dieu de sa propre théophanie :

Dieu n’a pas en réalité prêté serment par autre que sa propre essence. Les degrés hiérarchiques (marâtib) et les descentes (tanazzulât) ne sont qu’expressions symboliques (umûr i‘tibâriyya) qui n’ont d’existence que dans la transposition symbolique de celui qui l’effectue.


Ils sont donc « une représentation imaginale (khayâl) qui n’a d’autre réalité que celle de l’Être vrai (al-wujûd al-haqq) par laquelle ils ont été manifestés ». L’Être n’appartient en propre qu’à l’Essence transcendante et tout ce qu’on appelle, dans le langage des Initiés « degré hiérarchique », « détermination de l’être » (ta‘ayyun) etc. ne sont que transposition symbolique, relation et attribution, rien d’autre.


« Par le soleil et sa clarté matinale » fait allusion au plan hiérarchique de l’Unité (ahadiyya), « le premier des lieux de la théophanie (majlâ pl. majâlî), lieu essentiel où rien des Noms ni des Attributs, ni de quelque réalité créaturelle que ce soit, ne connaît de manifestation ». L’Unité est donc la théophanie de Dieu à Lui-même « car il n’est sur ce plan d’autre que Lui ». Toute chose est comprise dans cette réalité transcendante, mais sous un mode d’occultation (bi-hukm al-butûn). Cette théophanie est symbolisée par le soleil parce que « par lui les choses sont perçues tandis que lui ne peut être perçu dans sa réalité. De plus lorsque sa lumière apparaît, elle efface celle de tous les astres qui ne sont que la réflexion de sa lumière.



« Par la lune, lorsqu’elle le suit » représente le second plan théophanique. Cette première auto-détermination de l’Essence s’appelle “unitarité” absolue (wahda mutlaqa) parce qu’elle implique d’un côté l’Être conditionné par rien ou l’Unité et de l’autre l’Être conditionné par toute chose, c’est-à-dire l’Unicité. Il ne faut donc pas confondre ce plan avec celui de l’Unicité. Il constitue un plan intermédiaire et est appelé pour cette raison “l’Isthme des isthmes” (barzakh al-barâzikh), l’Esprit Universel ou encore la Réalité muhammadienne (haqîqa muhammadiyya)12. Abd el-Kader n’envisage pas ici ces principes comme réalités indépendantes mais comme l’expression d’une première auto-détermination de l’Essence, sans intermédiaire. Ce plan est symbolisé par la lune, intermédiaire entre le soleil et la terre ; il comporte une face tournée vers Dieu, une autre vers la création. Il est pour Abd el-Kader la réalité ultime à laquelle peut parvenir le connaissant et c’est à elle que les gens de la Voie adressent leurs poèmes d’amour13. Ce plan dans sa relation avec celui qui le précède et celui qui le suit est une question complexe dont les implications mériteraient d’être approfondies pour montrer le rôle décisif d’Abd el-Kader dans l’explicitation de certains concepts akbariens.


« Par le jour lorsqu’il le dissipe » désigne le plan de l’unicité (wâhidiyya) ou seconde détermination de l’Être ou de l’Essence en tant que Noms et Attributs procèdent d’elle. « Elle est un lieu de théophanie où l’Essence se manifeste comme Attribut et l’Attribut comme Essence. » Ce plan suit le précédent car il faut, pour que les Attributs divins soient manifestés, un principe d’autodétermination interne. Il est représenté par le jour qui permet à la lumière du soleil d’apparaître.


« Par la nuit lorsqu’elle le recouvre » est expression de la détermination de l’Être dans les corps physiques obscurs, produits par le mélange des éléments, depuis le règne minéral jusqu’à l’homme. Dans ce plan d’existence, par l’obscurité se révèlent la lumière et la perfection de l’Être. Comme dit Abd el-Kader : « N’était l’être grossier, on ne pourrait connaître ni entendre parler de l’être subtil. »


« Par le ciel et ce qui l’a édifié » fait allusion à la détermination des êtres comme esprits, bien que l’Esprit soit en réalité unique, multiplié par la manifestation des formes. C’est pourquoi le ciel est ici mentionné au singulier.


« Par la terre et ce qui l’a étendue » désigne la détermination de l’être sur le plan de l’Âme universelle, émanant de l’Intellect Premier. Ce plan et celui qui le précède concernent donc l’action conjointe de l’Intellect et de l’Âme, ou Adam et Ève, comme principes actif et passif. La science contenue synthétiquement dans l’Intellect est détaillée dans l’âme, ce que symbolise l’extension de la terre.


« Par l’âme et ce qui l’a formée ». L’âme est ici envisagée dans sa réalité particulière, créée de la lumière de Dieu, parfaite grâce à cette théophanie et imparfaite à cause de sa descente de « la plus parfaite constitution » au « plus bas des bas » (voir Coran 95 : 4-5). L’âme peut être comparée à l’eau, pure à l’origine, altérée au cours de sa descente dans les réceptacles obscurs. Les prophètes ont été envoyés et les lois sacrées instituées pour la purifier soit par le ravissement en Dieu soit par le cheminement initiatique. « La réalité de l’âme n’est autre que l’esprit et celle de l’Esprit, Dieu lui-même. » Ainsi « qui connaît son âme, connaît son Seigneur ». De ce point de vue, on peut considérer ce mawqif comme un commentaire de la définition du tajallî par Ibn ‘Arabî, précédemment citée : « Ce qui se dévoile au cœur des lumières des mystères divins [après qu’ils aient été voilés] ».



Pour saisir la portée de ce commentaire de la sourate Le soleil, il convient de garder en mémoire le fait que Dieu, selon Abd el-Kader, ne prête serment que par Lui-même. Il remarque ailleurs combien la notion de tajallî et ce qu’elle implique est difficile à comprendre et à admettre pour les savants exotériques (‘ulamâ’ al-rusûm) qui distinguent radicalement l’existence éternelle et contingente, alors que pour les initiés, il n’y a pas de dualité dans l’Être : « la réalité de l’Être pour eux est unique ; elle ne peut ni se multiplier, ni se particulariser ni se diviser en parties ; elle est ce par quoi une chose se trouve être et se réalise d’une manière qui lui est essentielle14 ». Abd el-Kader en revient toujours à l’image du soleil sans lequel le monde ne serait que néant et dont la lumière ne pourrait se manifester dans tous les êtres du monde à la mesure de leur réceptivité à la lumière et de leurs qualités respectives : « La théophanie de l’Être vrai (al-wujûd al-haqq) sur tout l’univers est unique. Il n’y a aucune différence entre un être majestueux et un être vil, petit et grand, mais Il ne se manifeste dans une forme qu’à la mesure de sa réceptivité15. » Or, comme le répète souvent Abd el-Kader, les formes sont les traces des Noms divins.



Noms et Attributs



Les êtres viennent à l’existence par l’intermédiaire des Noms et des Attributs. Dans son commentaire de Coran 2 : 31 : « Et Il enseigna à Adam tous les noms16 », Abd el-Kader part de l’interprétation d’Ibn ‘Arabî, selon lequel ces noms sont les Noms divins orientés vers l’existentiation des êtres17. En effet, toute entité existentielle (‘ayn) venant à l’existence a un nom spécifique et les connaissants reconnaissent le nom à son effet (athar). Le nom est comparable à l’esprit et l’effet à la forme. Tout en restant très proche des formulations akbariennes, Abd el-Kader ajoute cette remarque : Dieu n’a pas enseigné à Adam les Noms de la manière dont on conçoit généralement l’enseignement mais en dévoilant à Adam le sens de son “humanité” (insâniyya), c’est-à-dire la réalité de l’homme en tant qu’Homme universel, « somme des noms divins et créatures dans la station de la distinction (maqâm al-farq) », c’est-à-dire entre le Créateur et le créé18. Il n’y a donc dans le monde, du point de vue de la Réalité, que Ses Noms ou, si l’on veut, la théophanie de Ses Noms. Adam ou l’Homme constitue par excellence le plan intermédiaire entre l’Être nécessaire et l’existence possible et est de ce fait le seul à pouvoir recevoir « tous les noms ». En effet, l’Ange connaît certains Noms, mais, ne se situant pas comme l’homme entre le monde de l’esprit et celui des sens, il ne peut en réaliser que la dimension purement spirituelle. Il ne connaît par exemple du Nom « Celui qui donne la subsistance » (al-Razzâq) que la subsistance spirituelle, alors qu’Adam réalise sa signification tant sur le plan spirituel que sensible. C’est par ce genre de remarques, subtiles et souvent inattendues, que l’on voit Abd el-Kader à l’œuvre dans une démarche herméneutique qui élargit l’interprétation de son Maître. On le constate encore dans ce même mawqif, lorsqu’il compare, à la suite d’Ibn ‘Arabî l’enseignement des Noms à Adam et celui à Muhammad. Ibn ‘Arabî affirme de manière concise qu’Adam a reçu les Noms et que Muhammad a reçu les significations des Noms19. Abd el-Kader précise : Dieu a fait connaître à Adam les entités immuables (al-a‘yân al-thâbita) et leurs prédispositions, ce qui constitue « la seconde localisation du monde » (al-mawtin al-thânî min mawâtin al-‘âlam), appelé « l’intérieur de la science et de l’existence » (par rapport à la Science divine). Quant à Muhammad, Dieu lui a fait connaître ces entités avant leurs déterminations : « le premier lieu du monde et l’intérieur de la science20 ». Les choses se situent donc dans cette théophanie de la science divine sur trois plans d’existence : leur existence dans la science divine avant leur détermination, leur existence en elle après leur détermination comme a‘yân thâbita et leur existence extérieure. Abd el-Kader, comme son Maître, mais de manière encore plus explicite, ramène toujours son lecteur vers la fonction ontogonique de la Réalité muhammadienne, pour remonter par elle à l’unicité essentielle de l’Être. Les entités immuables sont « celles qui, par leur prédisposition, demandent à Dieu ce qu’Il fait d’elles. Ce sont les formes des Noms divins, tout comme les Noms divins sont les formes de l’Essence transcendante et les degrés hiérarchiques de Ses théophanies, car les Noms sont des significations (ma‘ânî) qui ne subsistent pas par elles-mêmes21 ».



Théophanie, connaissance et adoration



Si Dieu se révèle à lui-même et au monde par sa théophanie, celle-ci constitue donc la voie par laquelle Il se fait connaître à ceux dont le cœur est prêt à la recevoir. À la suite d’Ibn ‘Arabî, mais en apportant une note qui lui est propre, Abd el-Kader commente ainsi la fameuse réponse de Junayd (m. 911) interrogé sur le connaissant et la connaissance : « La couleur de l’eau est celle de son récipient22. » Dieu, comme l’eau, n’a pas de couleur. Il ne peut donc apparaître que dans la forme de celui qui le connaît et qui est comme son « récipient ». « Le connaissant parfait est celui en qui la forme de Dieu se manifeste de la manière la plus parfaite, car il est le miroir dans lequel Dieu voit ses Noms et ses Attributs. Le connaissant est donc la forme de Dieu ; je veux dire : la forme intérieure du connaissant ; sa forme extérieure est création et sa forme intérieure Dieu. » Le connaissant s’est identifié à cette forme parce qu’il s’est qualifié par les caractères divins et a réalisé en lui la signification des Noms. Dieu en effet n’a d’autre forme que ses Noms dont le connaissant est le « récipient ». Si du point de vue de la Réalité essentielle, toutes les formes du monde sont les récipients où se manifeste l’eau de Dieu, l’homme constitue le seul récipient capable d’en recevoir la théophanie, autrement dit d’en avoir la science selon le hadith, « Dieu a créé Adam selon sa forme ». C’est pourquoi l’homme a mérité le califat, car le lieutenant de Dieu sur la terre (khalîfa) doit apparaître dans la forme de Celui qui lui a confié cette fonction. Or cette forme n’est autre que les Noms et les Attributs divins. Abd el-Kader ajoute ici une précision qui pourrait sembler inattendue, mais qui rappelle l’idée, exprimée par certains maîtres anciens, que le saint, pour être saint, ne doit pas savoir qu’il l’est. D’un certain point de vue, le connaissant ne sait pas qu’il est connaissant, c’est-à-dire ne peut saisir toute l’étendue de la connaissance, tout comme la face extérieure du récipient ne connaît pas la réalité de l’eau. Cette face est le serviteur dont la perfection est servitude et occultation des qualités de la Seigneurie qui constituent sa face intérieure.



La servitude (‘ubûdiyya) est la perfection du serviteur et l’adoration (‘ibâda) la manifestation de sa condition qui se réalise en particulier dans l’invocation de Dieu par ses Noms : « À Dieu appartiennent les Noms les plus beaux ; invoquez-Le par eux et laissez ceux qui s’écartent de ses Noms » (Coran 7 : 180). Abd el-Kader commente ainsi ce verset : Dieu a de nombreux noms qu’il est le seul à embrasser, noms d’Essence, d’Attributs et d’Actes, tous beaux. L’invocation signifie la connaissance ou la reconnaissance de Dieu dans tous les noms par lesquels il se manifeste dans sa théophanie. Celui qui ne reconnaît Dieu que dans certaines de ses théophanies ne le connaît que de manière conditionnée et non absolue. Ainsi l’ordre de laisser ceux qui s’écartent (yulhidûn) de Ses Noms, littéralement qui penchent vers certains noms et non vers d’autres, soit de transcendance, soit de ressemblance, concerne ceux qui conditionnent Dieu par leurs conceptions restrictives, au contraire de ceux mentionnés dans le verset suivant : « Et parmi ceux que nous avons créés, il est une communauté dont les membres guident par la vérité et qui par elles se montrent justes » (7 : 181). La communauté désigne les envoyés et les membres leurs héritiers qui appellent les hommes à Dieu et les guident vers la contemplation de Dieu par tous ses Noms car tous sont les lieux de manifestation de son Essence23.



La différence de degré entre ces héritiers tient à leur connaissance de la théophanie divine perpétuelle, bien qu’en apparence déterminée par un temps précis dans ce hadith : « Notre Seigneur, béni et exalté soit-il, descend chaque nuit vers le ciel le plus proche lorsque reste le dernier tiers de la nuit24. » La descente est ici l’expression de la théophanie car « toutes les théophanies sont Ses descentes (tanazzulâtu-hu) depuis le ciel de l’Unité pure jusqu’à la terre de la multiplicité ». Le ciel le plus proche (al-samâ’ al-dunyâ) désigne symboliquement le lieu de manifestation de la forme du Tout-Miséricordieux que manifeste l’être parfait (al-kâmil), « singulier et unique à chaque époque25 ». Si le dernier tiers de la nuit est précisé, c’est qu’il est le temps où les dévots, les ascètes et ceux dont l’adoration repose sur les œuvres se lèvent pour prier, alors que les connaissants contemplent la théophanie divine à tout moment.



Le monde, théâtre des théophanies des Noms

Quelle relation peut-on établir entre la vie d’Abd el-Kader au moment où il compose les Mawâqif, alors qu’il se montre toujours attentif aux événements du monde, et cette conception métaphysique de l’Être et du monde ? La notion même de tajallî repose sur une vision d’un monde inondé par la lumière divine. Elle donne à chaque être, aussi infime soit-il, la valeur incommensurable d’une manifestation divine et confère à l’homme, en tant que pleinement homme et lieutenant de Dieu par la science qu’il a reçu des Noms, une responsabilité immense.



Le monde pour cet homme d’action et de contemplation que fut Abd el-Kader est perçu comme le théâtre d’une lutte dont le principe, comme chez Ibn ‘Arabî, remonte à la confrontation des Noms divins de Beauté et de Majesté. C’est ainsi qu’il interprète le verset faisant suite au récit de la lutte entre les Fils d’Israël et leurs ennemis sous la conduite de Saül puis David : « Si Dieu ne repoussait pas les hommes les uns par les autres, la terre serait corrompue » (2 : 251). À travers les hommes, mais aussi dans les événements cosmiques, se manifestent les Noms divins en opposition perpétuelle, provoquant ainsi les luttes entre les hommes et à l’intérieur de l’homme. Seuls les hommes de Dieu opèrent la réunion de ces noms en opposition et conflit car ils sont eux-mêmes les lieux de manifestations du nom Allâh qui réunit tous les Noms divins. C’est par de tels êtres que se maintient l’ordonnance du monde car en eux se résolvent les contraires. C’est pourquoi le Prophète a annoncé : « L’Heure ne se lèvera pas sur quelqu’un qui dira : Allâh, Allâh26 ! » Abd el-Kader condense ici et réunit un double enseignement d’Ibn ‘Arabî, l’un sur les Noms divins, l’autre sur la hiérarchie initiatique et plus particulièrement le « Pôle ».



Dans le commentaire des derniers versets de la Fâtiha : « Guide-nous sur la voie droite, la voie de ceux sur lesquels est ton bienfait, non de ceux sur lesquels est ta colère ni de ceux qui errent », Abd el-Kader remarque que seule la voie droite porte le nom de sirât mais non les autres, tout en signalant, qu’indépendamment de ce terme spécifique, tous les êtres se trouvent sur une voie vers Dieu, selon Coran 11 : 56 : « Il n’est d’animal qu’il ne tienne par la mèche frontale, certes mon Seigneur est sur une voie droite ». Ici encore la marque du Maître est visible27. Mais comment concilier d’une part la différence radicale entre la voie d’Allah et les voies contraires et d’autre part l’affirmation que tous les êtres, qu’ils le veuillent ou non, suivent une voie vers Dieu. Abd el-Kader cite le hadith rapporté par Ibn Mas‘ûd : « Un jour l’Envoyé de Dieu – sur lui la grâce et la paix – traça pour nous un trait puis traça des petits traits à droite et à gauche de ce trait et dit : - ceci est la voie de Dieu et ceci sont des chemins. À la tête de chacun d’eux, il y a un démon qui appelle à le suivre28. » Partant du principe coranique selon lequel tout être est sur une voie de Dieu, Abd el-Kader voit dans la voie droite le lieu de manifestation du nom Allâh et dans les autres chemins les manifestations des aspects particuliers des Noms (mazâhir juz’iyyât al-asmâ’). Du point de vue de la Réalité essentielle, bien que d’une multiplicité incommensurable, ils restent une manifestation des Noms divins qui ne sont autres que Lui. Ce sont donc des noms divins qui égarent les hommes de la voie droite, puisqu’il est dit : « Dieu égare qui Il veut et guide qui Il veut… » (35 : 8). Les noms « Celui qui égare » et « Celui qui guide » se trouvent en opposition relative sur le plan de la Loi, mais « Celui qui guide » conduit nécessairement à la voie droite car les Noms de Beauté et de Miséricorde doivent finir par l’emporter. Le malheur et le châtiment sont des états contingents, alors que les êtres sont essentiellement destinés au bonheur quels que soient les états par lesquels ils doivent passer. Ici encore une même vision métaphysique de l’univers conduit le maître et le disciple à une conclusion identique sur le devenir des êtres, voués finalement et sans exception à la miséricorde divine qui embrasse toute chose.



La théophanie des Noms implique une vision cyclique mais sans répétition du devenir du monde, car la théophanie est sans fin. Selon le verset : « C’est Nous qui hériterons de la terre et de ceux qui vivent à sa surface, et c’est vers Nous qu’ils seront ramenés » (19 : 40), le Nom divin « l’Héritier » (al-Wârith) annule l’attribution de toute forme de possession, non des êtres et des choses qui de toute manière n’ont jamais appartenu qu’à Dieu, mais du profit que chacun en tirait. Le retour obligé des êtres à Dieu est décrit dans cet autre verset : « À qui appartient le royaume aujourd’hui ? À Dieu, l’Unique, le Réducteur » (40 : 16). Dieu, Allâh, ou le nom qui réunit tous les autres, est le seul héritier du royaume. En effet, la fonction des noms l’Unique et le Réducteur ne s’exerce plus à l’égard du monde si ce n’est pour consommer sa disparition. L’Unique, nom de l’Essence, rappelle son indépendance à l’égard du monde et le Réducteur, nom d’Attribut, signifie son anéantissement sous l’effet des Noms de Majesté. C’est alors qu’intervient à nouveau la théophanie des Noms de Miséricorde et de Beauté qui tendent à la manifestation de leurs effets et réitèrent ainsi le monde29.



Le regard d’Abd el-Kader sur les hommes



L’explication du devenir du monde par l’effet des théophanies ne se limite pas chez Abd el-Kader à une simple doctrine. Quelques passages des Mawâqif nous montrent qu’il observait le monde avec les yeux d’un homme qui contemple Dieu en toute chose. Interrogé sur la raison pour laquelle les musulmans à son époque s’empressaient d’imiter les occidentaux en toutes choses, il répond que la plupart de ses contemporains, sauf l’élite des serviteurs de Dieu, agissent ainsi parce qu’ils pensent que Dieu a apporté son secours aux incroyants contre les musulmans. Or il n’en est rien. La défaite du musulman vient de ce que s’étant détourné de la Loi de son prophète, il se trouve soumis au nom divin al-Khâdhil « Celui qui abandonne », qui projette dans son cœur la peur de l’incroyant et provoque le triomphe de ce dernier. Les rois et les grands du monde musulman s’imaginent que les infidèles l’ont emporté sur eux par tout ce qui les caractérise et les distingue des musulmans et se mettent à imiter l’Occident, en particulier dans le domaine de l’État. Comme chacun cherche à gagner les faveurs de celui qui est au-dessus de lui, « ce poison se répand parmi les sujets à tous les niveaux chez ceux dont la foi est faible et d’autant plus que la foi s’affaiblit, comme on dit : “les hommes suivent la religion de leurs rois” ». On commence par imiter l’autre dans ses coutumes vestimentaires, dans sa manière de boire et de manger, de se déplacer « jusqu’à ce que ce mimétisme et cette imitation du plus fort gagnent la croyance et la religion, si toutefois le plus fort a une religion ». Abd el-Kader vise par ces propos les milieux dirigeants, ottomans en particulier, dont l’occidentalisation des mœurs s’accompagnait d’une perte des valeurs essentielles de l’islam. Mais, nous dit Abd el-Kader, celui qui lui pose cette question, sans doute un proche compagnon, ne se satisfait pas de cette réponse qui se situe sur un plan légal et psychologique, même si elle fait déjà intervenir l’action d’un nom divin, et lui demande une explication sur un plan supérieur. Il explique alors ce fait par « la cause de la variation des états du monde et celle des théophanies des noms divins car la divinité exige en elle-même la variation des états que ce soit vers le bien ou le mal, le bénéfique ou le plus bénéfique, le nuisible ou le plus nuisible. Les Noms divins exercent leur action et leur effet sur les créatures, sans interruption, selon ce qu’exige ce qui a été déterminé dans la “Mère du Livre” (Umm al-kitâb) pour tout être créé ». Les créatures, non seulement soumises aux statuts des Noms divins, sont aussi l’indication des noms qui exerce leur effet sur elles et sur leurs lieux de manifestation. Il n’y a pas d’autre explication à chercher pour tout ce qui survient dans le monde. Au-delà, on ne peut que citer ce verset, comme le fait également Ibn ‘Arabî, en renvoyant à Dieu la raison des choses : « Il a donné à chaque chose sa création » (Coran 20 : 50)30.


Cette explication métaphysique des événements terrestres et plus précisément de l’actualité confère à Abd el-Kader une grande liberté de pensée et lui fait porter un jugement sans complaisance sur ses contemporains. Elle permet également de comprendre l’étonnante mansuétude qu’il a toujours montrée durant les différentes étapes de sa vie à l’égard de ses ennemis et de tous ceux qui n’ont cessé de le trahir ou de l’espionner, comme s’il éprouvait une profonde compassion pour tous les êtres que le voile de l’individualité, de la cupidité et de l’ignorance empêchait de voir ce qu’il contemplait lui-même et qui, dans une large mesure, explique, sans pour autant les justifier, la mesquinerie et les crimes des hommes.



Théophanie et croyance



La longanimité d’Abd el-Kader n’a d’égal que sa curiosité et son ouverture à l’égard de la philosophie et surtout des autres religions, attestées tant par ses œuvres que par de nombreux témoignages. Cette attitude est fondée sur l’idée que la théophanie divine, tout comme elle imprime sa trace sur la réalité mouvante du monde, exerce son effet sur les cœurs et donc sur la croyance. Ici encore l’explication de la diversité des croyances et de son fondement métaphysique et l’affirmation que tous les hommes, aussi bien l’athée que l’idolâtre, adorent tous un même Dieu, n’aboutit nullement à la mise sur un même pied d’égalité de toutes les religions non plus qu’à une apologie de l’islam, mais à l’énoncé d’un modèle coranique et muhammadien dépassant les limites de la représentation du divin. Le verset : « Dites : Nous avons cru en ce qui a été descendu vers nous et en ce qui a été descendu vers vous ; notre Dieu et le vôtre est unique et nous nous remettons totalement (muslimûn) à Lui » (29 : 46) invite de manière allusive sinon explicite « l’élite des muhammadiens » (khawâss al-muhammadiyyîn) à reconnaître Dieu dans toutes les modalités de Sa théophanie. La descente, expression coranique de la Révélation, ne signifie pas une descente du haut vers le bas mais la relation entre Celui qui se révèle dans Sa théophanie et celui qui la reçoit. La voix passive en occultant le sujet du verbe, renvoie ainsi à « la Présence qui embrasse tous les Noms de la divinité », car une présence divine ne peut se manifester sous tous les Noms divins. Une présence en occulte nécessairement une autre. Cette remarque jette une lumière particulière sur la notion même de Révélation, laquelle voile et dévoile tout à la fois. Le propre des « muhammadiens » est donc de percevoir la théophanie de la divinité, d’une part affranchie de toute limitation, transcendante dans sa ressemblance à la création et semblable à celle-ci dans sa transcendance, et d’autre part de la saisir dans les formes particulière de toutes les croyances. Qu’il s’agisse des diverses religions ou des différentes conceptions théologiques de l’islam dont les 73 « sectes » (firaq) correspondent à des modalités multiples de la théophanie, chacun perçoit Dieu à la mesure de sa prédisposition. Les êtres étant créés pour adorer Dieu, l’adoration leur est inhérente. Il n’y a donc d’incroyance que de manière relative, sous la forme d’une expression erronée, cachant la réalité de la divinité selon le sens propre de kufr en arabe (kafara = recouvrir). Alors que la plupart des hommes adorent Dieu dans la forme plus ou moins limitée de leur croyance ou de leur conviction, le saint muhammadien reconnaît Dieu en toute croyance. La largeur et l’ouverture de son cœur le prédispose à recevoir la théophanie de la divinité dans tous les lieux de Sa manifestation. L’enseignement et la perception d’Abd el-Kader coïncident parfaitement avec celles du Cheikh al-Akbar qui affirme avoir reçu l’explication de toutes les croyances31. Le verset « Ton Seigneur a décrété que vous n’adorez que Lui » (17 : 23) doit être compris dans ce sens32. Ce mawqif pourrait constituer le commentaire du fameux poème du Tarjumân al-ashwâq, si souvent cité et si mal compris :



« Mon cœur est devenu réceptif à toute forme : pâturage pour les gazelles et monastère pour les moines… Je professe la religion de l’amour ; où que se tournent ses montures. Telle est ma religion et ma foi… ». Selon le commentaire d’Ibn ‘Arabî lui-même, le cœur (qalb) est soumis à l’alternance (taqallub) des inspirations dues aux états spirituels, eux-mêmes engendrés par la succession des théophanies divines dans la conscience intime (sirr). Quant à la religion de l’amour, elle est une allusion au verset : « Dis : si vraiment vous aimez Dieu, suivez-moi ; Dieu vous aimera » (Coran 3 : 31), car il n’est de religion plus haute que celle fondée sur l’amour de celui pour qui on la professe et sur la foi dans le Mystère divin. Ceci est le propre des muhammadiens car Muhammad est parmi les prophètes l’Amant et le Bien-Aimé (al-Habîb) et tels sont ses héritiers33.



Dans le mawqif 362, pas plus qu’elle ne met en cause les exigences de la foi, la doctrine de la théophanie de Dieu qui « chaque jour est à une œuvre » (Coran 55 : 29) ne conduit à abolir la Loi qui émet des jugements sur les choses et les actes et les qualifie. « Les œuvres de Dieu sont les états dans lesquels Dieu se trouve alternativement et ne sont autres que les lieux où les Noms divins exercent leur action (masârif al-asmâ’ al-ilâhiyya) et les états exigés par les êtres possibles », comme l’exprime le début du verset précité « Lui adressent une demande ceux qui sont dans les cieux et la terre ». Tous les êtres sans exception demandent à Dieu chaque jour, c’est-à-dire chaque instant, ce qui convient à ce pour quoi ils ont été créés. Parmi eux, seuls les hommes et les djinns, nommés dans la même sourate (55 : 31) « les deux êtres doués de pesanteur » (al-thaqalân), ont été prédisposés à l’obéissance et à la désobéissance. Il importe ici de faire la différence entre l’œuvre ou l’acte de Dieu selon la réalité essentielle (fi-l-Allâh haqîqa) et l’acte émanant de l’homme soumis à la Loi, lieu de manifestation de l’acte divin. L’acte se trouve donc « lié entre Dieu et créature » (marbût bayn haqq wa-khalq) sans jamais appartenir totalement à l’un et à l’autre. Il y a donc d’un côté l’Être de Dieu (wujûd al-haqq) et de l’autre les altérations (taghyîrât) se manifestant dans un être particulier, effets des statuts spécifiques des êtres possibles (ahkâm al-mumkinât). Or ces statuts ou qualifications, divins dans leur principe, ne sont autres que ce que « demandent » les êtres en fonction de leur prédisposition (isti‘dâd). Ils se traduisent dans le langage de la Révélation et de la Loi par la colère ou l’agrément, la récompense et le châtiment, l’ordre et l’interdiction, etc. Le serviteur parfait agrée ce que Dieu agrée et s’irrite de ce qui provoque la colère divine. Conformément à l’enseignement prophétique34, il aime en Dieu et déteste en Dieu car amour et détestation sont des qualités divines. Il faut donc distinguer dans les actes ce qui relève du décret divin auquel il faut croire dans sa globalité et ce qui est décrété et peut être un bien ou un mal. Selon l’invocation du Prophète, « le bien tout entier est dans Tes mains et le mal ne revient pas à toi35 ». En effet l’Être dans sa totalité est le bien et l’acte est du point de vue de la réalité essentielle celui de Dieu. Quant au mal, en tant que mal, il ne peut émaner de Dieu puisqu’il est absence d’être. Quand Dieu veut une chose et la fait venir à l’être par Sa parole « sois ! », il faut distinguer l’être même de la chose (‘ayn al-shay’) venu à l’existence et ce qui qualifie cette chose et relève d’un statut (ou d’une qualification : hukm) déterminé par Dieu de toute éternité. Dieu ne veut donc pas plus le mal qu’Il ne l’ordonne car Sa volonté ne concerne pas ce qui est éternel. Abd el-Kader met donc en garde contre ceux qui n’ont qu’une vision unique de la Réalité et qu’il appelle « les gens de l’unicité de la vision » (ahl wahdat al-shuhûd)36. « Contre qui serions-nous en colère, leur fait-il dire, puisque c’est l’acte qui provoque la colère, or il n’est d’Agent que Dieu ». Ces hommes qui n’ont réalisé qu’une partie de la vérité et confondent le Principe et sa manifestation, sont incapables d’expliquer la nature de leur propre âme et la réalité multiple du monde, niant ainsi de fait la divinité qui implique la dualité ainsi que les Noms divins et leurs effets. À l’inverse d’une telle vision tronquée de la réalité et de ses conséquences antinomistes, il rappelle, en conclusion de ce mawqif, ce commandement du Prophète qu’il n’a cessé lui-même d’appliquer toute sa vie : celui d’entre vous qui voit une chose répréhensible, qu’il la corrige par la main – ceci appartient aux dirigeants – ou par la langue – ceci appartient aux savants – ou par le cœur et ceci est le minimum de la foi37.



Conclusion


Cette dernière démonstration, présentée de manière simplifiée, permet de comprendre l’attrait qu’Abd el-Kader a pu exercer sur le milieu des savants damascènes qui suivaient son enseignement et dont les questions ont suscité certains développements des Mawâqif. En faisant coïncider, à propos de la question classique des actes humains, la doctrine métaphysique de la théophanie des Noms et le credo ash‘arite, il les aidait à faire coïncider leur formation d’oulémas et leur propre expérience du tasawwuf. La clarté de son expression et l’évidence de sa démonstration s’expliquent par son assimilation profonde, intellectuellement et spirituellement, de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî dont il est incontestablement l’un des grands héritiers. Cet héritage, pour fidèle qu’il soit, ne contredit nullement la fraîcheur d’une inspiration qu’implique la notion même de mawqif ou halte entre deux station sur la voie de la science inspirée par Dieu et transmise par la présence du Prophète, source de toute sainteté. En puisant à cette source, Abd el-Kader, après avoir résisté à la force matérielle de l’Occident, a contribué à raviver une doctrine dont il savait qu’elle seule pouvait assurer la défense intérieure du monde musulman. Avait-il pressenti au sein du mouvement réformiste au sein duquel il a peut-être contribué à éveiller des vocations, une tendance à se laisser gagner inconsciemment par certaines idées occidentales et à oublier les fondements métaphysiques de cette doctrine ? Toutefois, aussi bien son œuvre, et les Mawâqif en particulier, que ses positions humaines, intellectuelles et politiques, en Algérie, en France et au Proche-Orient, montrent que le terme de résistance ne caractérise aucunement sa personne. C’est bien plutôt celui d’ouverture qui lui convient tant sur le plan extérieur qu’intérieur. La théophanie ou manifestation dans le cœur de l’homme de Dieu et dans la création de la Réalité de l’Être à travers Ses Noms et donc les attributs divins et les qualités humaines, n’a pas été pour Abd el-Kader qu’une théorie. Il l’a vécue intensément, comme l’attestent la justesse de son calame, la grandeur de son cœur et la générosité de sa main.


Denis Gril



Notes

1 Par exemple : « Notre maître et imam Muhyî l-Dîn… », « l’imam des connaissants, notre guide Muhyî l-Dîn… », « notre seigneur et appui, sceau des saints muhammadiens… ».

2 Sur les citations par Ibn ‘Arabî des Mawâqif de Niffarî (m. entre 354 et 366/965-976-7) et sur le sens qu’il donne à ce terme, voir Abd el-Kader, Écrits spirituels, trad. M. Chodkiewicz, Paris 1982, p. 27-28. Sur Niffarî, voir l’introduction de A.J. Arberry à son édition des Mawâqif, Londres, 1935 et sa notice dans EI2, vol. VIII, p. 13-14.

3 La traduction anglaise : self-disclosure, adoptée par W. Chittick, est plus précise. Sur le tajallî et son rapport avec les Noms divins, voir W. Chittick, The Sufi Path of Knowledge : Ibn’Arabi’s Metaphysics of Imagination, Albany, New York, 1989, p. 91-96, et The self-Disclosure of God, Principles of Ibn al-Arabi’s Cosmology, Albany, New York, 1998, p. 52-57. Voir également l’introduction de O. Yahia à son édition des Tajalliyyât avec les commentaires d’Ibn Sawdakîn et le Khashf al-ghâyât, Téhéran, 1988, et la thèse de M. Chaouki Zine, Connaissance et dévoilement chez Ibn ‘Arabî, Université Aix-Marseille, vol. I, p. 206-226.

4 Istilâhât al-sûfiyya dans Rasâ’il, Haydarabad, 1948, n° 29, p. 9. La précision entre crochets est donnée dans Futûhât, vol. II, p. 132, chap. 73.

5 Voir Shifâ’ al-sâ’il li-tahdhîb al-masâ’il, éd. I. Khalifé, Beyrouth, 1959, p. 51-52, trad. R. Pérez, La Voie et la Loi, Paris, 1991, p. 180-184. Ibn Khaldûn reprend cette distinction dans le chapitre de la Muqaddima sur le tasawwuf.

6 Sur l’histoire de ce terme, voir W. Chittick, « Rûmî and wahdat al-wujûd », dans Poetry and mysticism in Islam. The heritage of Rûmî, A. Banani et alii (éds), Cambridge, 1994, p. 70-111.

7 Ahl al-mawqif : ici au sens du lieu où se tiennent les hommes entre le temps de la Résurrection et le séjour éternel.

8 Ce hadith est un extrait d’une longue tradition rapportée par Muslim. Elle annonce la vision de Dieu le jour de la Résurrection puis la division des hommes selon l’objet de leur adoration. « Quand il ne reste plus que ceux, justes ou prévaricateurs, qui adoraient Dieu, le Seigneur des mondes vient les trouver (atâ-hum) sous une forme inférieure (ou plus proche adnâ sûra) que celle dans laquelle ils L’ont vu […] et leur dit : Je suis votre Seigneur. Ils répondent : nous nous protégeons en Dieu contre toi et répètent deux ou trois fois : nous n’associons rien à Dieu […]. Puis ils relèvent la tête. Dieu s’étant transformé (tahawwala) dans la forme dans laquelle ils L’avaient vu la première fois, ils disent : Tu es notre seigneur… » La suite du hadith évoque les phases progressives de l’intercession (Muslim, Sahîh, îmân 302, Istanbul, 1329 H., vol. I, p. 114-117). Ibn ‘Arabî rapporte dans le Mishkât al-anwâr une partie de cette tradition avec un isnâd remontant à Muslim mais avec quelques variantes (ya’tî-him au lieu de atâ-hum, par ex.), voir La Niche des lumières, trad. Muhammad Vâlsan, Paris, 1983, hadith n° 26. Toutefois dans les Futûhât (par ex. vol. I, p. 314, chap. 64 sur la Résurrection) l’apparition de Dieu est toujours exprimée par le verbe yatajallâ, et de même chez l’émir.

9 Voir à ce sujet Mawâqif, éd. ‘Abd al-Bâqî Miftâh, Alger, 2005, Mawâqif 8 et 9, vol. I, p. 117-119.

10 Cette présentation s’inspire en partie des deux passages de W. Chittick, cités plus haut.

11 Mawâqif, vol. I, p. 228-236.

12 Sur l’identification de l’Esprit à la Réalité muhammadienne, d’après le commentaire de Coran 17 : 85 : « Ils t’interrogent au sujet de l’Esprit. Réponds : l’Esprit procède de l’ordre de mon Seigneur », voir en particulier mawqif 365, vol. II, p. 493.

13 Sur ce plan de l’Être, voir également le mawqif 89 où sont expliqués les différents noms de la haqîqa muhammadiyya, en particulier le nom al-tajallî al-thânî « la seconde théophanie », par rapport à « la théophanie première de l’Un » (al-tajallî l-ahadî al-awwal) et le nom hadrat al-asmâ’ wa-l-sifât « la Présence des Noms et des Attributs » où se fait la distinction entre « Celui qui appelle et celui qui est appelé à l’existence et à la manifestation » (tâlib wa matlûb li-l-wujûd wa-l-zuhûr). Cette Présence se trouve donc entre les deux présences éternelles de l’Unité et de l’Unicité ; voir Mawâqif, vol. I, p. 243-244.

14 Haqîqat al-wujûd ‘inda-hum wâhida lâ tata‘addadu wa-lâ tatajazza’u wa-lâ tataba‘‘adu wa hiya mâ bi-hi wijdân al-shay’ wa tahaqququ-hu al-tahaqquq alladhî la-hu bi-l-dhât.

15 Mawqif 63, vol. I, p. 192.

16 Voir le mawqif 144, vol. I, p. 367-369.

17 Voir Futûhât, vol. I, p. 216, vol. II, p. 9, 355, 487, 651 ; vol. III, p. 74, 278, 399.

18 Peut-être l’émir s’inspire-t-il de la réponse à la question 131 du questionnaire de Tirmidhî : « Quel est le Nom qui est à la tête de Ses Noms et qui a exigé de Lui tous les autres ? ». Ibn ‘Arabî répond d’abord « le Nom suprême » (al-ism al-a‘zam) puis « le Grand Homme (al-insân al-kabîr), l’Universel (ou parfait : al-kâmil), car Dieu a enseigné à Adam tous les noms, à partir de sa propre essence, par connaissance “gustative” (dhawq). Il se montra à lui dans une théophanie totale (tajallî kullî), si bien qu’il ne resta aucun nom dans la Présence divine dans lequel Il ne se manifesta à lui. Il connut donc à partir de sa propre essence tous les Noms de son Créateur », Futûhât, vol. II, p. 120.

19 Voir Futûhât, vol. I, p. 109, chap. 5, à propos du Nom al-Rahîm.

20 L’émir identifie ailleurs « l’extérieur de la science » (divine) à l’Intellect premier ou à « la distance de deux arcs » (qâb qawsayn) qui est « le terme ultime de l’ascension des envoyés, sauf Muhammad – sur lui la grâce et la paix – dont le terme de l’ascension est “ou plus près encore” (aw adnâ) » (Coran 53 : 9) ; voir le mawqif 72, vol. I, p. 208.

21 Mawqif 122, vol. I, p. 318.

22 Mawqif 17, p. 130-131. Abd al-Bâqî Miftâh indique en note dans son édition les passages des Futûhât qui commentent la réponse de Junayd.

23 Mawqif 199, vol. I, p. 461-462. Voir aussi le mawqif 113 à propos du même verset où est affirmée avec encore plus de force l’identité de Dieu et de tout nom, tout en préservant la transcendance divine : « Il est – exalté soit-il – l’entité essentielle (‘ayn) de tout nommé par tout nom et de tout qualifié par toute qualité et c’est ce par quoi il se distingue. Il est l’être essentiel (‘ayn) du tout mais le tout n’est pas son être essentiel. Il ne se distingue donc de rien mais les choses se distinguent les unes des autres tout comme les noms se distinguent les uns des autres et l’Essence réunit le tout », Mawâqif, vol. I, p. 301.

24 Bukhârî, Sahîh, tahajjud 14, da‘awât 13.

25 Allusion à une version du hadith cité plus haut : « Dieu a créé Adam selon la forme du Tout-Miséricordieux » et au verset « Le Tout-Miséricordieux, sur le Trône s’est établi » (20 : 5). 

26 Muslim, Sahîh, îmân 234, vol. I, p. 91. Mawqif 225, vol. I, p. 514.

27 Sur ce dernier verset très souvent commenté par Ibn ‘Arabî, voir en particulier Fusûs, p. 106-114 (verbe de Hûd).

28 Ibn Hanbal, Musnad, vol. I, p. 435, 465.

29 Voir le mawqif 146, vol. I, p. 371.

30 Voir le mawqif 364, vol. II, p. 492-493.

31 Voir Futûhât, vol. III, p. 75, chap. 319 ; vol. III, p. 132, chap. 335 ; vol. III, p. 523, chap. 383.

32 Voir Futûhât, vol. II, p. 92, quest. Tirmidhî n° 85, vol. III, p. 117, chap. 330 ; vol. III, p. 248, chap. 354 ; vol. IV, p. 166, chap. 523 ; Fusûs, p. 72.

33 Voir Dhakhâ’ir al-a‘lâq, commentaire du Tarjumân al-ashwâq, éd. M.‘AR. Al-Kurdî, Le Caire, 1968, p. 49-50.

34 Interrogé par Mu‘âdh b. Jabal sur la foi la meilleure, le Prophète répond : « C’est aimer en Dieu et détester en Dieu et employer sa langue à invoquer Dieu ». Et puis ? – « C’est aimer pour les hommes ce que tu aimes pour toi-même et avoir en aversion pour eux ce que tu as en aversion pour toi-même », Ibn Hanbal, Musnad, vol. V, p. 247 ; voir aussi Nasâ’î, Sunan, îmân 2.

35 Partie d’une invocation d’entrée en prière (voir Muslim, Sahîh, musâfirîn 201, vol. II, p. 185.

36 L’émir ne vise nullement ici ceux qui réalisent dans la contemplation de l’identité du témoin (shâhid) et de l’objet de la contemplation (mashhûd) l’unicité de l’Être, mais ceux qui s’arrêtent à une vision unique et confondent les plans d’existence, que cette confusion soit involontaire ou un simple prétexte.

37 Mawâqif, vol. II, p. 485-490. Voir le texte du hadith dans Muslim, Sahîh, îmân 78, vol. I, p. 50 etc.