mardi 5 juin 2012

Aperçus sur la jeunesse d’Ibn Arabî


                                                       Tombeau d'Ibn Arabi à Damas.




Henri Corbin*




L’enseignement de Fâtima de Cordoue 

   L’existence terrestre d’Abû Bakr Mohammad ibn al ‘Arabî (nom que l’on abrège en Ibn ‘Arabî) commença à Murcie, au sud-est de l’Espagne, où il naquit le 17 Ramadân 560 de l’hégire, correspondant au 28 juillet 1165. Les surnoms de Ibn ‘Arabî sont bien connus : Mohyîddîn, « Vivificateur de la Religion » ; al-Shaykh al-Akbar, « Doctor Maximus » ; Ibn Aflatûn, le « fils de Platon » ou le Platonicien. Dès l’âge de huit ans, le petit garçon vient s’installer à Séville, y fait ses études, y grandit, y devient adolescent, mène la vie heureuse que sa famille, noble et aisée, pouvait lui assurer, contracte un premier mariage avec une jeune fille dont il parle en termes d’une respectueuse dévotion, et qui semble bien en effet avoir exercé une influence réelle sur l’orientation de sa vie vers le soufisme. C’est à cette époque que se manifestent déjà les aptitudes visionnaires d’Ibn ‘Arabî. Il tombe gravement malade ; la fièvre entraîne un état de profonde léthargie. On le croit mort, tandis que lui-même, en son univers intérieur, se voit assiégé par une troupe de personnages menaçants, d’aspect infernal. Mais voici que surgit un être d’une beauté merveilleuse, au suave parfum, qui repousse avec une force invincible les figures démoniaques.
— Qui es-tu ? lui demande-t-il.
— Je suis la sourate Yasîn ! entend-il comme réponse.
De fait, son malheureux père angoissé à son chevet, récitait à ce moment-là cette sourate (la 36e du Coran) que l’on psalmodie particulièrement pour les agonisants. Que le Verbe proféré émette une énergie suffisante pour que prenne corps, dans le monde intermédiaire subtil, la forme personnelle qui lui correspond, ce n’est point là un fait insolite pour la phénoménologie religieuse. Il marque ici une des premières pénétrations d’Ibn ‘Arabî dans le ‘âlam al-Mithâl, le monde des Images réelles et subsistantes, monde des corps subtils et des Apparitions.
Le fait ne tarde pas à se reproduire. Les souvenirs d’adolescence d’Ibn ‘Arabî semblent avoir été spécialement marqués par deux amitiés spirituelles féminines, une double amitié filiale pour deux vénérables femmes soufies, deux shaykha : l’une fut Yasmine de Marchena, l’autre, Fâtima de Cordoue. Celle-ci fut pour lui une mère spirituelle, dont il nous retrace avec dévotion l’enseignement tendant à la vie d’intimité avec Dieu1 Leurs relations s’entourent d’une aura extraordinaire. Cette vénérable shaykha, malgré son âge très avancé, était encore d’une beauté et d’une grâce telles que l’on aurait pu la prendre pour une jeune fille de quatorze ans (sic), si bien que le jeune Ibn ‘Arabî ne pouvait se défendre de rougir quand il devait regarder en face son visage. Elle avait de nombreux disciples et, pendant deux ans, Ibn ‘Arabî fut de leur nombre.
Entre autres charismes que la Faveur divine avait impartis à Fâtima de Cordoue, elle avait « à son service » la sourate Fâtiha (celle qui ouvre le Coran). En une circonstance urgente où il fallait fournir une aide miséricordieuse à une femme en détresse, Ibn ‘Arabî et Fâtima récitent ensemble la sourate Fâtiha, et lui donnent ainsi sa forme consistante, personnelle et corporelle, bien que subtile et éthérique. La sourate remplit sa mission, après quoi la sainte femme Fâtima récite une prière d’une profonde humilité. L’explication de ces faits, Ibn ‘Arabî nous la donnera lui-même dans des pages qui décrivent les effets de l’énergie créatrice produite par la concentration du cœur (la himma). Il conviendra également de nous souvenir de cet épisode, en étudiant la « méthode d’oraison théophanique » d’Ibn ‘Arabi, ce dialogue d’une Prière qui est créatrice parce qu’elle est simultanément Prière de Dieu et prière de l’homme.

Souvent la vénérable shaykha disait à son jeune disciple : « Je suis ta Mère divine et la lumière de ta mère terrestre. » En effet, raconte-t-il encore, « ma mère étant venue lui faire une visite, Fâtima vint à lui dire : ô Lumière ! celui-ci est mon fils (en désignant Ibn ‘Arabî), et il est ton père. Traite-le avec une piété filiale, ne te détourne jamais de lui ! »
Ce sont ces mêmes mots que nous entendrons encore, appliqués à la description de l’état de l’âme mystique, à la fois mère et fille du Dieu présent dans son extase. C’est la qualification même, « mère de son père » (omm abî-hà), que le Prophète Muhammad donna à sa fille, Fâtima al-Zahrâ, Fâtima l’éclatante. Pour que la vénérable shaykha de Séville, homonyme de la fille du Prophète, ait ainsi salué la mère d’Ibn ‘Arabî, il fallait qu’elle eût la prémonition du destin spirituel hors de pair réservé à son jeune disciple.


1 Voir à son sujet : Ibn ‘Arabî, Les soufis d’Andalousie, éd. Albin Michel.

La rencontre avec Averroès


   Au moment où il peut se rendre à lui-même témoignage de son entrée définitive dans la voie spirituelle et de son initiation aux secrets de la vie mystique, Ibn ‘Arabî touche à sa vingtième année. Voici que nous arrivons à l’épisode qui nous apparaît comme investi d’une fonction symbolique inappréciable. En réalité, la totalité de cet épisode se décompose en deux moments séparés par un intervalle de plusieurs années. Entre la rencontre de jeunesse et le jour des funérailles, Ibn ‘Arabî ne devait plus revoir, du moins dans le monde physique sensible, Averroès, le grand philosophe de Cordoue. Ibn ‘Arabî lui- même nous fait savoir que son propre père, qui vivait encore, était un ami intime du philosophe. C’est ce qui facilita l’entrevue souhaitée par celui-ci, et dont le souvenir aurait dû rester mémorable pour notre histoire de la philosophie et de la spiritualité. Sous un prétexte quelconque, son père l’envoie chez le philosophe curieux de connaître l’adolescent dont on racontait beaucoup de choses. Pour le récit des relations entre le maître aristotélicien et le jeune homme qui devait être appelé « fils de Platon », il faut laisser la parole à celui-ci1. « Je me rendis donc un beau jour, à Cordoue, à la maison d’Abû’ l-Wâlid Ibn Roshd (plus connu sous le nom d’Averroès). Il avait exprimé le désir de me rencontrer personnellement, parce qu’il avait entendu parler des Révélations que Dieu m’avait accordées au cours de ma retraite spirituelle, et il n’avait pas caché son étonnement devant ce qu’on lui avait appris. C’est pourquoi mon père, qui était un de ses amis intimes, m’envoya un jour chez lui sous prétexte d’une commission quelconque, en réalité pour permettre à Averroès d’avoir un entretien avec moi. J’étais encore à cette époque un adolescent imberbe. A mon entrée, le philosophe se leva de sa place, vint à ma rencontre, en me prodiguant les marques démonstratives d’amitié et de considération, et finalement m’embrassa. Puis il me dit : “Oui.” Et moi à mon tour, je lui dis : “ Oui. ” Alors sa joie s’accrut de constater que je l’avais compris. Mais ensuite, prenant moi-même conscience de ce qui avait provoqué sa joie, j’ajoutai : “Non. ” Aussitôt Averroès se contracta, la couleur de ses traits s’altéra, il sembla douter de ce qu’il pensait. Il me posa cette question : “Quelle sorte de solution as-tu trouvée par l’illumination et l’Inspiration divine ? Est-ce identique à ce que nous dispense à nous la réflexion spéculative ? ” Je lui répondis : “Oui et non. Entre le oui et le non, les esprits prennent leur envol hors de leur matière, et les nuques se détachent de leur corps. ” Averroès pâlit, je le vis trembler ; il murmura la phrase rituelle : il n’y a de force qu’en Dieu — car il avait compris ce à quoi je faisais allusion.
« Plus tard, après notre entrevue, il interrogea mon père à mon sujet, afin de confronter l’opinion qu’il s’était faite de moi et savoir si elle coïncidait avec celle de mon père ou au contraire en différait. C’est qu’Averroès était un grand maître en réflexion et en méditation philosophique. Il rendit grâces à Dieu, me dit-on, de l’avoir fait vivre en un temps où il pût voir quelqu’un qui était entré ignorant dans la retraite spirituelle, et qui en était sorti tel que j’en étais sorti. “C’est un cas, dit-il, dont j’avais affirmé moi-même la possibilité, mais sans avoir encore rencontré personne qui l’ait expérimenté en fait. Gloire à Dieu qui m’a fait vivre en un temps où existe un des maîtres de cette expérience, un de ceux qui ouvrent les serrures de ses portes ! Gloire à Dieu qui m’a fait la faveur personnelle d’en voir un de mes propres yeux ! ”
« Je voulus avoir une autre fois une nouvelle entrevue avec Averroès. La Miséricorde divine me le fit apparaître en une extase, sous une forme telle qu’entre sa personne et moi-même il y avait un léger voile. Je le voyais à travers ce voile, sans que lui-même me vît, ni ne sût que j’étais là. Il était en effet trop absorbé dans sa méditation, pour s’apercevoir de moi. Alors je me dis : son propos ne le conduit pas là où moi-même j’en suis.
« Je n’eus plus l’occasion de le rencontrer jusqu’à sa mort qui survint en l’année 595 de l’hégire (1198), à Marrakech. Ses restes furent transférés à Cordoue où est sa tombe. Lorsque le cercueil qui contenait ses cendres eut été chargé au flanc d’une bête de somme, on plaça ses œuvres de l’autre côté pour faire contrepoids. J’étais là debout en arrêt ; il y avait avec moi le juriste et lettré Ibn Jobayr, secrétaire du prince almohade Abû Sa’îd, ainsi que mon compagnon Abû’l-Hakam, le copiste. Alors Abû’l-Hakam se tourna vers nous et nous dit : « Vous n’observez pas ce qui sert de contrepoids au maître Averroès sur sa monture ? D’un côté le maître, de l’autre ses œuvres, les livres composés par lui. » Alors Ibn Jobayr de lui répondre : « Tu dis que je n’observe pas, ô mon enfant ? Mais certainement que si. Que bénie soit ta langue ! » Alors je recueillis en moi cette phrase d’Abû’l-Hakam, pour qu’elle me soit un thème de méditation et de remémoration. Je suis maintenant le seul survivant de ce petit groupe d’amis — que Dieu les ait en Sa Miséricorde — et je me dis alors à ce sujet : “D’un côté le maître, de l’autre ses œuvres. Ah ! Comme je voudrais savoir si ses espoirs ont été exaucés ! ” »
Tout Ibn ‘Arabî n’est-il pas déjà dans cet extraordinaire épisode, cette triple rencontre avec Averroès ? En une première occasion, c’est déjà « le disciple de Khadir2 » qui rend témoignage, celui qui ne doit pas à un enseignement humain son savoir d’expérience spirituelle. En une seconde occasion, c’est déjà l’auteur du Livre des théophanies3 qui parle, celui à qui est grand ouvert le monde intermédiaire supra-sensible, ‘âlam al-Mithâl, où l’Imagination active perçoit directement, sans le secours des sens, les événements, les figures, les présences. Enfin, bouleversante de simplicité, ayant la muette éloquence des symboles, la scène du retour des restes mortels à Cordoue. Au maître dont le propos essentiel avait été de restaurer en sa pureté l’aristotélisme intégral, rend un dernier hommage le « fils de Platon », le contemporain des platoniciens de Perse (les Ishrâqîyûn de Sohrawardî4), qui tous ensemble inaugurent en Islam, sans que l’Occident l’ait pressenti, quelque chose qui devance et déborde les projets d’un Gémistos Pléthon ou d’un Marsile Ficin. Et devant la scène au symbolisme non prémédité, le poids des livres équilibrant celui d’un cadavre, l’interrogation mélancolique « Ah ! Comme je voudrais savoir si ses désirs ont été exaucés ! »
C’est le même vœu : « Comme je voudrais savoir... » qui montera aux lèvres de « l’interprète des ardents désirs »5, lorsque quelques années plus tard, en une nuit de mélancolie pensive, il effectuera les circumambulations autour de la Kaaba. Rite physiquement accompli ou vision mentale ? La précision est désormais superflue. C’est de cette Nuit même qu’il recevra la réponse, par les lèvres de Celle qui restera désormais pour lui en ce monde la figure théophanique de la Sophia aeterna. Cette réponse lui énoncera le secret dont il dépend que se réalisent les vœux de l’homme de désir, parce qu’il est lui-même le répondant pour ce Dieu qui partage son destin, dès qu’il consent à son Dieu ; et il dépend de ce secret que l’aube de la résurrection levée sur l’âme mystique ne s’inverse pas dans le lugubre crépuscule des doutes, dans la joie cynique des ignorants à l’idée d’une « surexistence » enfin vaincue. Alors, oui, les survivants momentanés n’auraient plus que ce spectacle dérisoire : un paquet de livres équilibrant un cadavre.


Mais ce triomphe-là, Ibn ‘Arabî sait qu’il ne s’obtient ni par l’effort de la philosophie rationnelle, ni par le ralliement à ce que son lexique désignera comme un « Dieu créé dans les dogmes ». Il dépend d’une certaine rencontre décisive, toute personnelle, irremplaçable, à peine communicable à l’âme la plus fraternelle, moins encore traduisible en un quelconque changement d’obédience extérieure, de qualification sociale. Fruit d’une longue Quête, œuvre de toute une vie ; toute la vie d’Ibn ‘Arabî fut cette longue Quête. La rencontre décisive s’opéra et se renouvela pour lui sous des Figures dont les variantes ne laissent point de référer à la même Personne. Il a lu des masses de livres, nous le savons. C’est même pourquoi l’inventaire de ses « sources » restera peut-être une entreprise désespérée, surtout si l’on s’obstine à parler de syncrétisme, à ne pas prendre la mesure réelle de ce génie spirituel qui ne reçoit que ce qui est à la mesure de son Ciel intérieur, et qui est avant tout lui-même sa propre « explication ».


* Cet article a été publié en juin 1958 dans le n°126 de la revue La Table Ronde (éditions Plon) sous le titre « Ibn ‘Arabi et les funérailles d’Averroès ».


1 Voir : Ibn ‘Arabî, Les illuminations de La Mecque, traduction de M. Chodkiewicz, éd. Albin Michel. Le passage cité ici a été traduit par Henry Corbin.

2 C’est l’initiateur caché que rencontre notamment Moïse au « confluent des deux mers » (Coran XVIII, 60-82).

3 Edité aux éditions Cerf.

4 Voir à son sujet : H. Corbin, Sohrawardî et les platoniciens de Perse, éd. Gallimard.

5 Référence au recueil de poèmes écrits par Ibn ‘Arabî à la mémoire de Nizam, son inspiratrice : Ibn ‘Arabî, L’interprète des désirs, éd. Albin Michel.
 

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