بـــسْم ﭐلله ﭐلرّحْمٰن ﭐلرّحــيــم ﭐللَّهُمَّ صَلِّ عَلَى سَيِّدِنَا مُحَمَّدٍ وَ عَلَى آلِهِ و صحبه وَ سَلِّمْ السلام عليكم و رحمة الله و بركاته
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mardi 5 juin 2012
Émir Abd El-Kader – De la diversité des Théophanies.
[Émir Abd El-Kader, Kitâb al-Mawâqif, Mawqif 8, traduit et annoté par A. Penot dans Le Livre des Haltes, éd. Dervy, p.195-200, Dans les notes hors du texte de traduction, les parties entre crochets […] sont celles du blog esprit-universel.overblog.com ]
Je n’ai créé les djinns et les hommes qu’à la seule fin de M’adorer (1).
C’est-à-dire pour qu’ils le connaissent, de l’avis de la plupart des Maîtres spirituels. Cette interprétation est corroborée par ces paroles attribuées à certains Livres révélés : « J’étais un trésor caché. Je n’étais pas connu, mais j’aimais à Me faire connaître. Aussi créai-Je les êtres et Me fis connaître d’eux, et c’est par Moi qu’ils M’ont connu (2). » Il y a, d’autre part, ce verset dans lequel Dieu – exalté soit-Il – dit : Ton Seigneur a décrété que vous n’adorerez que Lui (3). Décrété, c’est-à-dire décidé de façon irrévocable. Dieu n’ayant créé les djinns et les hommes qu’à cette seule fin, ceux-ci sont donc contraints de Le connaître en conformité avec cette nature primordiale (fitra) selon laquelle Dieu les a créés (4), et sous ce rapport, personne ne saurait ignorer Dieu. Mais Il a également décidé qu’ils n’adoreraient que Lui, en sorte que jamais ils n’en adoreront un autre que Lui, car Ses décisions sont exécutoires, irréversibles, et ne sauraient être contredites. Si les hommes diffèrent dans leur connaissance [de la divine Réalité], cela est fonction de la diversité de leur intelligence laquelle dépend de la diversité des aptitudes (isti’dâd) ; celles-ci n’ont, quant à elles, pas de cause, étant de pures potentialités primordiales (li’annahâ qadîma, ghayr maj’ûla) constituant une effusion sainte, essentielle et non affectée par un quelconque attribut. C’est parce que les manifestations de Celui auquel on voue un culte étaient multiples que l’on vit se multiplier les religions et les traditions [les plus diverses]. La raison d’être de tout culte est de magnifier [l’Adoré], aussi l’adorateur se recueille-t-il et s’humilie-t-il devant Celui qui peut [à la fois] nuire ou profiter, donner ou retenir, accorder [ou non] la subsistance [des êtres], élever ou abaisser… Or, tous ces Attributs n’appartiennent en réalité qu’à un Etre Unique qui n’est autre que Dieu – exalté soit-Il –, le Non-manifesté Absolu (al-Ghayb al-mutlaq). Quiconque adore une forme quelconque – soleil ou étoiles, feu, lumière ou ténèbres, la nature, une idole, une forme imaginaire ou un djinn – dit à propos de cette forme qu’il adore : « C’est ainsi que se présente Celui qui fait l’objet de mon culte »… Et il pare des attributs de la Divinité, la faisant source de nuisance ou de profit, ce qui serait justifié sous un certain rapport, si ce n’est que [ce faisant] il assigne [à Dieu] une limite et prétend Le soumettre à [certaines] conditions.
En définitive, l’adorateur ne recherche, à travers la forme qu’il adore, que la seule Réalité qui mérite d’être adorée et qui n’est autre que Dieu – exalté soit-Il. Car c’est ainsi que Dieu en a décidé et décrété de toute éternité. Seulement, c’est Sa Manifestation Absolue, exempte de toute limite et libre de toute condition qu’ignore cet adorateur pour ne pas l’avoir réalisée effectivement (‘alâ al-tahqîq), et bien qu’il ait une connaissance globale (fî al-jumla) qui n’est autre que cette connaissance primordiale [selon laquelle Dieu l’a façonné]. Ainsi tout adorateur qui ne fait pas partie de cette assemblée agréée (al-tâ’ifa al-marhûma) que constitue l’élite des connaissants, n’adore [la Réalité absolue] que comme conditionnée, limitée et finalement conforme à son jugement (mahkûman ‘alayhi), car c’est ainsi qu’il La connaît.
Les docteurs en théologie eux-mêmes n’échappent pas à la règle, qui décident que Dieu doit être nécessairement pourvu de tel ou tel Attribut, mais qu’il ne convient pas qu’Il possède tel ou tel autre. Ils ont fait de leur faculté rationnelle (‘aql) l’instrument [de la connaissance] de Dieu ; or, la raison ne peut se prononcer qu’en faveur de la Transcendance Absolue, alors que la connaissance de Son Unicité (Tawhîd) telle que nous l’enseignent les Livres révélés et les prophètes – sur eux la grâce et la paix – comporte un double aspect de transcendance et d’immanence (tashbîh). Il ne fait pas de doute que les théologiens, qu’ils soient Sunnites ou Mu’tazilites, ne se sont prononcés au sujet de Dieu, Lui attribuant telle qualité et Lui refusant telle autre, qu’après s’en être fait une conception rationnelle et imaginale, car le jugement qu’ils portent est nécessairement un développement de cette conception ; et si l’un d’eux objectait qu’en son esprit, Dieu n’était revêtu d’absolument aucune forme, c’est soit qu’il ignorerait tout des modalités de la conception, soit qu’il serait un menteur effronté ! C’est la raison pour laquelle tu les verras souvent, après avoir rendu [des années durant] toutes sortes de sentences (hukm) à propos de Dieu, finir par reconnaître : « Quelque conclusion qui te passe par la tête, sache que Dieu est différent de cela ! » Par ces mots, ils veulent désavouer tout ce qu’ils ont échafaudé auparavant : mais cet ultime désaveu constitue Lui-même une conclusion (rationnelle) qui, à ce titre, mériterait d’être également réfutée.
Chaque groupe d’adorateurs, donc, cherche à « enfermer » la Réalité absolu dans sa propre doctrine en niant que Dieu puisse S’épiphaniser ou Se manifester autrement que selon la conception qu’ils s’en font. Voilà la raison pour laquelle il en est beaucoup qui ne Le reconnaîtront pas au jour du Jugement et qui Lui demanderont de ce fait de les protéger de Lui-même, ainsi que l’atteste la tradition authentique suivante, que je cite ici de mémoire (bi al-ma’nâ) : « [Au jour du Jugement,] Dieu ordonnera à toutes les communautés de suivre ce qu’elles adoraient. Seule cette communauté [musulmane] demeurera sur place avec en son sein tous ses hypocrites. Puis Dieu se présentera devant eux sous une forme qu’ils ne [Lui] connaissent pas, leur disant : « Je suis votre Seigneur. » Ils s’exclameront : « Nous demandons à Dieu de nous protéger de Toi ! Nous resterons sur place jusqu’à l’arrivée de notre Seigneur, et quand Il viendra, nous Le reconnaitrons. » Alors, Il Se montrera à eux sous la forme qui (leur) est familière et ils attesteront : « Tu es bien notre Seigneur ! » »
Or, la forme [que prendra Dieu en cette circonstance], puis la transformation dont il est ici question ne sont que des Théophanies conformes à la façon dont Dieu veut Se manifester et suscitées par Lui – exalté soit-Il. Elles ne sont en vérité qu’un pur néant sans la moindre réalité, si ce n’est pour le regard de qui les perçoit. Dieu quant à Lui – exalté soit-Il – demeurera tel qu’Il était en Lui-même avant de Se manifester sous cette épiphanie, sans être affecté dans Son Immutabilité par le moindre changement (5), comme il en va de toute épiphanie divine, en ce monde ou dans l’Autre. Les hommes [évoqués dans le hadîth] seront donc dans le vrai lorsqu’ils Le contesteront lors de la première Théophanie, [puisqu’Il ne saurait être « enfermé » dans une forme quelconque, et encore dans le vrai lorsqu’ils le reconnaîtront dans la seconde, car Celui qui Se manifeste ainsi est toujours Le même à travers Ses différentes Théophanies. Simplement, c’est sous une forme qui ne leur était pas familière en ce bas-monde et qu’ils n’imaginaient pas, n’étant pas conforme à leurs croyances, que Dieu Se manifesta à eux la première fois. Or, chacun de ces dénégateurs ne Le connaissait que comme limité et conditionné par la forme sous laquelle il L’imaginait en ce bas-monde, en concluant (hakama) qu’Il devait être nécessairement paré de tels et tels Attributs et dépourvu de tels et tels autres… Aucun d’entre eux ne L’a connu [tel qu’Il est en réalité] : échappant à tout contour d’une doctrine particulière, et souverain à l’égard d’une forme qui déterminerait nécessairement Ses Théophanies. [Au jour du Jugement,] ils ne Le reconnaîtront pour Souverain que lorsqu’Il Se manifestera à eux sous la forme qui leur était familière en ce bas-monde, alors que c’est bien Le même qui, à chaque Théophanie, Se sera manifesté à eux ! Pas un seul de ces dénégateurs, qui demanderont Sa Protection pour ne L’avoir pas reconnu, ne sera en mesure de Le reconnaître en Son absoluité [libre de toute condition ou contrainte] ; il Le reconnaîtra seulement sous la forme conditionnée que trace le contour de sa croyance particulière, laquelle forme n’est façonnée que par sa raison et sous laquelle ils s’obstinent à L’adorer.
N’était la permission du Législateur [c’est-à-dire du Prophète] de se « représenter » l’Adoré au cours de l’adoration, nous ne craindrions pas d’affirmer qu’il n’y a aucune différence entre celui qui façonne une idole de sa main, Lui donnant ainsi une forme sensible, et celui qui Lui donne une forme rationnelle. Or, le Prophète – dont la fiabilité est absolue et incontestable – a autorisé les représentations imaginaires [de la Divinité] et interdit les représentations sensibles, dans une tradition célèbre : « La perfection consiste à adorer Dieu comme si tu Le voyais. » – c’est-à-dire de te Le représenter comme étant devant toi, lorsque, par exemple, tu te tournes en direction de la qibla [pour prier], de façon à respecter toutes les convenances dues à l’adoration alors que tu te tiens devant Lui et afin que, tout au long de celle-ci, Il soit présent à ton cœur. Si cet ordre nous a été ainsi donné, c’est pour que de la même manière que, sur un plan extérieur, notre corps est maintenu par l’orientation en direction de la qibla, ne pouvant de ce fait ni s’en détourner, ni faire un mouvement [étranger à la prière], notre cœur se fixe en notre intérieur [sur l’objet de son adoration] ce qui lui évite de se disperser en s’abandonnant [à mille pensées]. Mais le Prophète n’a pas ordonné pour autant à celui qui se représente (mutakhayyil) Dieu ainsi, de Le « conditionner » pour son propre compte tout en refusant à autrui de le faire, ni de Le circonscrire à une orientation rituelle en refusant d’admettre qu’un tiers ait pu Lui en assigner une autre, ni de Lui donner une « forme imaginale » à l’exclusion de toute autre ! Car, au sein même de ces représentations imaginales, Il demeure – exalté soit-Il – l’Absolu inconditionné et non affecté par la forme. Etant l’Essence des contraires, celle de l’Absolu comme celle du conditionné, Il est à la fois l’un et l’autre.
Quant aux connaissants – que Dieu soit satisfait d’eux tous –, lorsqu’ils seront confrontés dans la Demeure Ultime à cette Théophanie et ce changement de forme, ils demeureront d’un mutisme total sans chercher à Le faire connaître de quiconque. Telle est déjà leur attitude en ce bas-monde, car ils Le connaissent comme le véritable Absolu inconditionné, et même comme au-delà de l’Absoluité elle-même, qui, en soi, constitue déjà une définition [c’est-à-dire une condition]. Ils savent qu’Il est l’Apparent qui s’épiphanise à travers toute forme – sensible, rationnelle, subtile ou imaginaire – et qu’Il est l’Apparent et l’Occulté, le Premier et le Dernier (Cor.57, 3). Ceux-là ne L’ont pas méconnu en ce monde, et ne Le méconnaîtront pas davantage dans l’ultime Demeure, quelle que soit la forme sous laquelle Il se manifestera. C’est ce qui explique cette sentence attribuée à certains connaissants : « Les connaissants seront demain, si Dieu le veut, tels qu’ils sont aujourd’hui. »
(1) Cor. 51, 56 [wa mâ khalaqtu al-jinna wa-l-insa illâ li-ya’budûnî].
(2) Dans de nombreux ouvrages de taçawwuf ces paroles sont paroles sont présentées comme une tradition seigneuriale (hadîth qudsî), c’est-à-dire comme des paroles devant être attribuées à Dieu Lui-même, même si elles ne font pas partie du texte coranique. L’Emir, quant à Lui les présente comme une révélation appartenant à des traditions antérieures. [Rajoutons par rapport à ce commentaire du traducteur A. Penot, que dans le Mawqif 105 non traduit par ce dernier, l’Emir Abdelkader – qu’Allâh soit satisfait de lui – présente ce hadîth comme « tradition prophétique bien connue (mashhûr) parmi les spirituels ». De plus, dans le chap. 198 des Futûhât (cf. par exemple dans l’édition Dâr Sâder–1424, T.4, p.33), le Cheikh al-Akbar – qu’Allâh soit satisfait de lui – affirme : « il est parvenu dans le hadîth authentique par dévoilement intuitif (hadîth sahîh kashfan), non sûr par voie de narration (ghayr ath-thâbit naqlan), de l’Envoyé d’Allâh – sur lui la grâce unitive et la paix ! –, de la part de Son seigneur – glorieux et exalté soit-Il – qu’Il a certes dit : « J’étais un trésor caché. Je n’étais pas connu, mais j’aimais à Me faire connaître. Aussi créai-Je les êtres et Me fis connaître d’eux, et c’est par Moi qu’ils M’ont connu. », warada fî-l-hadîth as-sahîh kashfan li-ghayr ath-thâbit naqlan ‘an rasûl Allâh salla-Llâh ‘alayhi wa sallam ‘an rabbihi jalla wa ‘azza anna-Hu qâla : mâ hadhâ ma’nâhu, kuntu kanzan lam u’raf fa-ahbabtu an u’raf fa-khalaqtu-l-khalqa wa ta’arraftu ilayhim fa’arafûnî].
(3) Cor. 17, 23 [wa qadâ rabbuka allâ ta’budû illâ iyyâ-Hu].
(4) C’est du verbe fatara, « façonner, pétrir la pâte » qu’est tirée le substantif fitra, qui présente certaines difficultés de traduction. On peut toutefois le définir comme le substrat commun à tous les êtres, en vertu duquel chacun est poussé à reconnaître « spontanément » son Seigneur. N’était la lourdeur de ce néologisme, on aurait pu traduire le verbe fatara par « naturer ». Sur le commentaire que fait Ibn ‘Arabî des versets cités dans ce passage, cf. Fut. IV, 100-101 (pour Cor. 51, 56), et Fut. I, 405, III, 117 (pour Cor. 17, 23). Ibn Taymiyya rejette l’interprétation que fait Ibn ‘Arabî du verbe qadâ : il s’agit, selon lui, d’une prescription (amr taklîfî) alors qu’Ibn ‘Arabî et l’Emir y voient, quant à eux, une disposition divine à laquelle nulle créature ne saurait se soustraire.
(5) [René Guénon exprime cela de la façon suivante : « le principe ne peut être affecté par quelque détermination que ce soit, puisqu’il en est essentiellement indépendant, comme la cause l’est de ses effets, de sorte que la manifestation, nécessitée par son principe, ne saurait inversement le nécessiter en aucune façon. » (Les états multiples de l’Être, chap. XVII : nécessité et contingence)].
[Émir Abd El-Kader, Kitâb al-Mawâqif, Mawqif 8, traduit et annoté par A. Penot dans Le Livre des Haltes, éd. Dervy, p.195-200, Dans les notes hors du texte de traduction, les parties entre crochets […] sont celles du blog esprit-universel.overblog.com ]
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