بـــسْم ﭐلله ﭐلرّحْمٰن ﭐلرّحــيــم ﭐللَّهُمَّ صَلِّ عَلَى سَيِّدِنَا مُحَمَّدٍ وَ عَلَى آلِهِ و صحبه وَ سَلِّمْ السلام عليكم و رحمة الله و بركاته
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vendredi 22 juin 2012
Le soufisme en Égypte et en Syrie d ' Eric Geoffroy - Préface de Michel Chodkiewicz
Sous les derniers mamelouks et les premiers ottomans. Orientations spirituelles et enjeux culturels
de Éric Geoffroy
En 1961, les auteurs d’un ouvrage bien connu sur la mystique musulmane déclaraient que cette dernière « reste un épiphénomène dans le courant général de l’islam ». Ce dernier, ajoutaient-ils, ne finira par l’annexer « qu’un peu à son corps défendant » : formulation relativement modérée si on la compare à nombre d’affirmations plus tranchantes qui ont toujours cours dans des travaux récents. D’une manière générale, en effet, les débats sur le statut en islam des croyances et des pratiques liées au soufisme tendent à mesurer l’écart qui sépare ces dernières d’un concept mal défini, celui d’« orthodoxie » islamique. Cette orthodoxie, quand on tente d’en cerner les contours, est en pratique purement et simplement identifiée aux positions des fuqahā’, ce qui pose deux questions. L’une de principe : N’attribue-t-on pas ce faisant aux docteurs de la Loi – peut-être par une transposition involontaire de données chrétiennes – un magistère doctrinal extensif dépourvu de fondements dans la tradition islamique ? L’autre question est proprement historique : Y a-t-il en ces matières, à défaut d’une parfaite unanimité (le mythique iǧmāʿ) un accord assez large des fuqahā’ pour qu’on reconnaisse au moins à leurs opinions une autorité de fait, fût-elle canoniquement discutable, qui confère à leur discours valeur de norme communautaire ? Et, s’il y a accord, sur quoi se fait-il ?
Tenter de répondre à ces questions impose d’abord au chercheur, s’il veut se garder de conclusions prématurées, de délimiter avec précision le champ de son investigation et de le labourer en profondeur, laissant à d’autres le soin de mener une enquête similaire sur une autre période, dans un autre milieu, à partir d’autres sources. Elle exige, en outre, que sa méthode de travail soit exempte d’une fâcheuse dichotomie qui – Éric Geoffroy en fait le constat au début de son livre – affecte trop souvent les recherches sur le soufisme: les unes privilégient une approche philologique centrée sur l’analyse intemporelle des doctrines ; les autres, usant des outils de l’historien, du sociologue ou de l’anthropologue, s’attachent surtout à fournir des phénomènes religieux étudiés une explication locale mais ne sont pas assez attentives aux « traits permanents de la spiritualité en islam ». En donnant pour cadre à son travail l’islam syro-égyptien à une période-charnière de son histoire qui s’étend sur un peu plus d’un siècle, M. Geoffroy évite à la fois le minimalisme décevant de monographies trop étroites et le flou artistique de synthèses trop larges. Il est constamment soucieux, d’autre part, de confronter « temporel et intemporel », « histoire et métahistoire ». De ce point de vue, sa thèse apparaît donc comme une contribution significative aux efforts de tous ceux qui se préoccupent d’associer des démarches dont la cohabitation, aussi rare que féconde, conduit à remettre en cause des clichés régulièrement dénoncés mais dotés encore d’une extraordinaire résilience.
Appuyé sur l’examen scrupuleux et pénétrant de multiples sources, dont beaucoup demeurent manuscrites, cet ouvrage, écrit dans une langue ferme et claire, présente de la vie religieuse – et pas seulement du soufisme stricto sensu – à la fin de l’époque mamelouke et au début de l’ère ottomane un tableau riche de nuances. Les félicitations unanimes que M. Geoffroy a reçues de son jury – auxquelles s’ajouteront bientôt, j’espère, les suffrages de futurs lecteurs – rendaient hommage à l’étendue de la documentation qu’il a mise en œuvre, à la profusion d’informations inédites et précieuses qu’il apporte mais aussi à la maîtrise avec laquelle il a su dominer la surabondance des matériaux.
Son principal mérite à mes yeux est cependant de faire voir, à travers une multitude d’exemples concrets, à quel point la culture médiévale proche-orientale qu’il étudie est simultanément cohérente et diverse. Au schéma binaire qui oppose ʿulamā’ et soufis, islam « scripturaire » et religion populaire se substitue un panorama qui, sans oblitérer les différences ni masquer les différends, révèle plus de continuités que de fractures. Le personnage omniprésent du ʿālim ʿāmil, voire du ʿālim ṣūfī auquel M. Geoffroy accorde une importance justifiée comme, symétriquement, celui du shaykh soufi qui est en même temps un faqīh ou un muḥaddiṯ mettent en évidence des solidarités et des connivences que ne laissent pas toujours soupçonner les classements opérés par les auteurs de Ṭabaqāt. Le cas de Zakariyyā Anṣārī, grand qāḍī šāfiʿite, qui pratique le tasattur bi-al-fiqh et voile ainsi sous l’exercice de la jurisprudence la sainteté que lui reconnaissent ses proches, est à cet égard caractéristique. Caractéristique aussi, mais d’une toute autre manière, l’amer destin de cet al-Biqāʿī, qui eut la malencontreuse idée de s’en prendre à des figures vénérées du taṣawwuf et qui fut, selon une expression qu’Éric Geoffroy applique à Ibn Taymiyya, un exemple étonnant – mais non point unique – de « censeur censuré ». C’est lui qui sera condamné, en premier lieu par une fatwā d’Anṣārī, justement, à qui l’affaire a été confiée par le sultan. Et ce ne sera pas tout : physiquement menacé par une foule indignée, il devra, dit-on, finir par renoncer à sortir de chez lui, fût-ce pour se rendre à la prière du vendredi. Le prince, le qāḍī, la ʿāmma : trois acteurs dont l’accord en cette occasion, mais en beaucoup d’autres aussi, impose de réviser bien des idées reçues sur la marginalité du soufisme.
Très fluide apparaît d’ailleurs à l’époque la réalité de ce soufisme sur lequel il serait bien imprudent de projeter les rigidités d’un anachronique confrérisme. Comme le souligne M. Geoffroy, « la Voie, c’est le maître »: c’est sur la relation personnelle avec un shaykh, beaucoup plus que sur l’appartenance, rarement exclusive, à une ṭarīqa, que se fonde à cette époque l’identité spirituelle du murīd. Les rapports – complexes, parfois ambigus – entre les représentants du pouvoir temporel et ceux, soufis ou savants, qui revendiquent l’autorité spirituelle, sont décrits avec, là encore, un souci d’éviter les interprétations sommaires et de rendre compte des diversités de situations historiques (entre période mamelouke et période ottomane, entre le monde égyptien et le monde syrien).
Chaque génération voit naître alors des épigones d’Ibn Taymiyya. Mais ils trouvent à qui parler, dans les rangs des soufis comme dans ceux des fuqahā’ – deux catégories plus commodes pour l’esprit que faciles à discerner dans les faits, les mêmes hommes étant souvent ceci et cela. Il faudra attendre l’entrée en scène du wahhabisme, qui offrira à un courant jusque-là minoritaire une base politique et une caisse de résonnance, pour que le pur juriste s’empare avec succès d’un magistère abusif et prétende détenir seul le monopole de définir une orthodoxie dont le soufisme est exclu. Au quinzième siècle, la censure des fuqahā’, contrairement à la vision qu’inspirent des écrits beaucoup plus tardifs, ne peut sérieusement mettre en cause, ni les croyances dans les interventions permanentes et prodigieuses du surnaturel dans l’ordre de la nature, ni le privilège de médiation reconnu à certains êtres. Quand elle dénonce, comme déviantes, diverses formulations ou pratiques (et les soufis proprement dits sont fréquemment en ce domaine aussi sourcilleux que les fuqahā’), elle est habituellement dictée par un refus de la démesure plutôt que par un a priori dogmatique. En un mot elle relève d’une vertu unanimement honorée, celle que désigne le terme d’adab.
Les polémiques se feront plus vives à la fin du régime mamelouk et particulièrement dans cette Syrie qui, vue du Caire, apparaît comme très provinciale. Elles peuvent avoir pour objet des comportements : l’usage, dans les séances soufies, de la danse ou de la musique, le recours à une ascèse immodérée, la vénération excessive du shaykh. Mais surtout un grand débat, doctrinal celui-là, se poursuit tout au long de la période traitée et Éric Geoffroy lui accorde une attention méritée : c’est celui qu’Ibn Taymiyya avait ouvert sur l’enseignement d’Ibn ʿArabī et de ses disciples. Il fait d’ailleurs rage aujourd’hui encore sans se nourrir, au demeurant, d’arguments nouveaux. Au quinzième siècle, les coups s’échangent sans aménité entre partisans et adversaires. Les titres d’ouvrages, de part et d’autre, en témoignent : À l’« Avertissement à l’imbécile sur l’infidélité d’Ibn ʿArabī » répliquent un « Avertissement à l’imbécile sur l’innocence d’Ibn ʿArabī » puis une « Dénonciation de l’imbécile et disculpation d’Ibn ʿArabī ». Certains maîtres spirituels, qui vénèrent le Shaykh al-Akbar, choisissent pourtant d’observer le silence. Par pusillanimité, peut-être, dans quelques cas. Par sagesse, dans d’autres : comme le souligne un faqīh ṣūfī, Ibn Ḥaǧar al-Haytamī, – qui, cependant, délivre des fatwā-s favorables à l’auteur des Fuṣūṣ – les écrits d’Ibn ʿArabī risquent d’être un « poison mortel » pour des esprits peu préparés à en déchiffrer les paradoxales subtilités. Mais la conquête ottomane, sans imposer silence aux critiques, confirmera avec éclat l’autorité du Doctor maximus dont l’influence ne cessera désormais de s’étendre : Sélim Ier, lorsqu’il arrive à Damas, y fait construire son mausolée où – au scandale de Muḥammad Ibn ʿAbd al-Wahhāb, qui accusera les Damascènes de « l’adorer comme une idole » – les pieuses visites ne s’interrompront plus. Quant au grand muftī Kamāl Pacha Zāde, il contresigne (les recherches récentes de Bakri Aladdin établissent en effet qu’il n’en est pas le rédacteur) une fatwā proclamant qu’Ibn ʿArabī est imām al-muwaḥḥidīn, que ceux qui l’accusent d’hérésie sont dans l’erreur et qu’il appartient au sultan de les contraindre à réviser leur jugement ou, pour le moins, à observer le tawaqquf.
En définitive, c’est à bon droit qu’Éric Geoffroy affirme à la fin de son ouvrage que, sous toutes ses formes, les plus hautes ou les plus populaires, le taṣawwuf occupe dans l’époque qu’il décrit une position « centrale et dominante ». Les réflexions que consigne cette préface le font pressentir. Mais, nécessairement elliptiques, elles ne sauraient suffire à étayer cette conclusion. Elles ne disent pas non plus la luxuriante vitalité intellectuelle et spirituelle d’un âge qui ne fut point décadent et dont M. Geoffroy, attentif aux idées comme aux hommes, se frayant prudemment un chemin dans la masse des menus faits significatifs, a su montrer les lumières sans en masquer les ombres. Confus d’avoir retardé le plaisir du lecteur, le préfacier s’efface donc en hâte devant l’auteur de ce beau livre.
Michel Chodkiewicz
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