بـــسْم ﭐلله ﭐلرّحْمٰن ﭐلرّحــيــم ﭐللَّهُمَّ صَلِّ عَلَى سَيِّدِنَا مُحَمَّدٍ وَ عَلَى آلِهِ و صحبه وَ سَلِّمْ السلام عليكم و رحمة الله و بركاته
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vendredi 22 juin 2012
Le soufisme en Égypte et en Syrie - Eric Geoffroy - Chapitre IV - Les minorités religieuses
Eric Geoffroy
I - Les minorités musulmanes : les chiites
1 - Le pouvoir et les ʿulamā’ vis-à-vis des chiites
2 - Attitude des soufis
II – Les minorités non musulmanes : juifs et chrétiens (les ḏimmī-s)
1 - Des relations fluctuantes
2 - Attitude des soufis
I - Les minorités musulmanes : les chiites
La grande majorité de la population du Proche-Orient mamelouk est de confession sunnite. Malgré les différences de statuts sociaux entre émirs, ʿulamā’ et petit peuple, le sunnisme représente un élément d’unité, du moins au niveau de la conscience collective. Ce sentiment d’appartenance à une communauté se manifeste clairement en cas d’agression extérieure.
Si le chiisme a été efficacement éradiqué d’Égypte par les Ayyoubides, il reste en Syrie au début de l’époque mamelouke de nombreuses communautés chiites. Parmi elles, il y a d’abord les Ismaéliens, qui ont laissé un sombre souvenir dans le Bilād al-Šām : pendant un siècle et demi, jusqu’à ce que Baybars reprenne leur dernière forteresse en 671/1273, ils mènent sans relâche dans l’ensemble du Moyen-Orient une activité terroriste dirigée contre les personnalités sunnites. À la fin de l’époque mamelouke, ils sont cantonnés dans les montagnes entre Homs et la mer, et n’ont plus d’influence idéologique.
Enfin, les Duodécimains, professant un dogme plus modéré, représentent l’orthodoxie chiite. Ils sont donc moins en marge de la société dominante, et certains habitent à Damas dans le quartier de Bāb Tūmā, entre Chrétiens et Sunnites. Ils sont aussi appelés Rawāfiḍ : ceux qui « refusent » les trois premiers califes, pour ne légitimer que le califat de ʿAlī. Cependant, ce terme prend dès le début de l’époque mamelouke un sens plus large, et désigne alors toute forme de chiisme (tašayyuʿ)2.
1 - Le pouvoir et les ʿulamā’ vis-à-vis des chiites
Tant qu’ils reconnaissent l’autorité du pouvoir central et qu’ils ne font pas de prosélytisme, les différents groupes chiites ne sont pas inquiétés. Mais ces communautés secrètent périodiquement des révoltes à caractère messianique, comme celle des Nuṣayris en 717/1317, que les sultans du Caire doivent réprimer. De même, lorsque le chiisme fait des progrès dans la région de Beyrouth et de Ṣaydā, le vice-roi de Damas rédige en 763/ 1363 un document dans lequel il condamne le credo des chiites et dénonce les sévices qu’ils font subir aux sunnites3. Au tout début de la période ottomane (en 930/1523), le gouverneur de Damas lance une expédition contre les Druzes, qui se sont alliés avec l’ex-gouverneur révolté contre Istanbul, Ǧanbirdī al-Ġazālī.
Les ʿulamā’ ne sont pas en reste sur ce point. Ainsi Ibn Taymiyya déclare-t-il dans une fatwa que les Nuṣayris sont plus hérétiques que les Chrétiens ou les Juifs, et Suyūṭī englobe dans cette même hérésie (kufr) soufis hétérodoxes, Chrétiens et chiites extrémistes (Bāṭiniyya, Qarāmiṭa)4. De nombreux autres avis juridiques provenant des quatre rites vont dans le même sens5. On reproche aux chiites extrémistes de ne pas observer les cinq piliers de l’Islam et de diviniser des hommes (le calife fatimide al-Ḥākim, dans le cas des Druzes). Durant les deux périodes mamelouke et ottomane, les autorités politiques comme religieuses coopèrent donc, en condamnant à mort les Rawāfiḍ insultant les Compagnons (sabb al-ṣaḥāba)6.
À cause sans doute de la proximité des minorités chiites, Damas et Alep constituent des fiefs du sunnisme. La population tolère les chiites tant que leurs pratiques “déviantes” – bidʿa est le terme généralement employé – restent discrètes7. Mais dans son ensemble, cette population les accepte mal ; elle le prouve en racontant que les Rawāfiḍ sont les ânes des Juifs, qu’ils porteront ces derniers le jour du Jugement sur le Ṣirāṭ et qu’ils tomberont ensemble dans le Feu...8 Un autre exemple témoigne de l’opprobre dont est frappé le chiisme : un savant persan répondant au nom de Muḥammad ʿImād al-Dīn al-Ḫurāsānī s’installe à Damas pour y enseigner, mais certaines bouches prétendent qu’il est chiite, et le savant voit alors son auditoire disparaître9. Il faut évidemment avoir à l’esprit que, en cette fin d’époque mamelouke, l’ascension de la puissance chiite safavide est perçue en Syrie comme une menace directe ; les Nuṣayris sont en effet en rapport avec les tribus Qizilbāš implantées en Syrie du nord, qui soutiennent le souverain safavide Šāh Ismāʿīl.
2 - Attitude des soufis
Les gens du taṣawwuf appartiennent le plus souvent au milieu des ʿulamā’ ; on ne s’étonnera donc pas qu’ils manifestent des positions globalement hostiles aux Šīʿa. Événements et anecdotes rapportés dans les chroniques et les recueils biographiques tendent à le prouver. En 924/1518 par exemple, les soufis de Damas montrent clairement leur intransigeance en dénonçant aux autorités religieuses les effusions de Persans commémorant dans les rues de Damas le martyre de Ḥusayn, fils du calife ʿAlī : sur ordre du cadi, ceux-ci sont fouettés et leur étendard détruit10.
Des cheikhs utilisent leur charisme pour “convertir” des Rawāfiḍ. Un certain ʿUmar al-Bilālī (m. 754/1353) profite ainsi de sa captivité chez les Mongols pour prêcher le sunnisme11. Plus tard, un maître de Damas pourtant peu conformiste, ʿUmar al-ʿUqaybī (m. 951/1544) convainc un Rāfiḍī (singulier de Rawāfiḍ) voulant devenir son disciple de faire l’éloge d’Abū Bakr et de ʿUmar, au lieu de les insulter12.
On pourrait objecter que le poète soufi ʿAfīf al-Dīn al-Tilimsānī (m. 690/1291) était accusé à Damas d’avoir des affinités avec la doctrine des Nuṣayris – sans que rien n’ait d’ailleurs été établi –13, mais son cas paraît exceptionnel et non représentatif du courant akbarien auquel on le rattache14. D’autre part, le comportement d’al-Tilimsānī ne relève-t-il pas de la provocation à l’encontre des fuqahā’ formalistes, ce à quoi se livrent volontiers les soufis ? Comment expliquer, sinon, les rapports amicaux qu’il aurait entretenus avec l’imām al-Nawawī, défenseur du sunnisme s’il en est ; et pourquoi ce dernier lui aurait-il donné une iǧāza de son ouvrage de droit chafiite, al-Minhāǧ15 ? Quoi qu’il en soit, après Ibn Taymiyya, le soufisme syro-égyptien se montre très fermé envers le chiisme et contribue à freiner l’influence de groupes hétérodoxes étrangers issus de cette mouvance. C’est surtout le cas à Alep, très proche du monde turco-persan. En 820/1417, un cheikh soufi de cette ville, Aḥmad Šihāb al-Dīn al-Ḥusbānī (m. 823/1420)16, rend une fatwa dans laquelle il dénonce comme hérétique le poète turc Nasīmī (en turc, Nesimi) appartenant à la secte persane des Ḥurūfiyya ; al-Ḥusbānī n’accepte pas son repentir (tawba), et le poète est exécuté sur ordre du sultan mamelouk al-Mu’ayyad17.
D’autre part, nous verrons que l’Ardabīliyya, voie initiatique originaire du Caucase, a donné naissance à la dynastie chiite safavide ainsi qu’à plusieurs branches sunnites en Turquie et en Syrie. Or, voici que, à la suite de dévoilements intuitifs et de visions prémonitoires, les maîtres de ces rameaux prédisent le glissement de la branche persane de l’ordre – la future dynastie safavide – vers le chiisme : leur condamnation de cette évolution, il va sans dire, est sans ambages18. Ces quelques exemples suffisent à montrer qu’on ne peut supposer des influences crypto-chiites dans le soufisme de l’aire syro-égyptienne, contrairement à ce qui se passe dans le monde turc19.
II – Les minorités non musulmanes : juifs et chrétiens (les ḏimmī-s)
Les ḏimmī-s bénéficient de la ḏimma, « sorte de contrat indéfiniment reconduit par lequel la communauté musulmane accorde hospitalité-protection aux membres des autres religions révélées, à condition qu’eux-mêmes respectent la domination de l’Islam »20. En échange de cette protection, ceux-ci paient l’impôt de capitation (al-ǧizya) à l’État musulman. Les Chrétiens, plus nombreux que les Juifs, sont représentés majoritairement en Égypte par les Coptes ; en Syrie, ils forment plusieurs communautés divisées (Melchites, Jacobites, etc.). Ils exercent plus particulièrement deux fonctions dans la société mamelouke : la médecine et l’administration. Les Juifs s’adonnent également à la médecine, mais travaillent surtout dans les secteurs de la banque et du commerce ; leurs compétences sont reconnues dans ce domaine, et le maître de la frappe de la monnaie (muʿallim dār al-ḍarb) est un Juif.
1 - Des relations fluctuantes
Le pouvoir mamelouk se montre généralement conciliant avec ces minorités, car il profite économiquement de leur présence : il perçoit sur elles, outre la ǧizya, des taxes sur le vin. Les Chrétiens subissent toutefois le contre-coup de leurs alliances ponctuelles avec les Mongols, et surtout de la perpétuation de l’état de guerre larvée contre les Francs jusqu’à la fin de l’époque mamelouke. Les crises inter-communautaires, fréquentes, dégénèrent vite en actes de fanatisme de part et d’autre21. Les émirs doivent aussi céder à la pression de ʿulamā’ intransigeants comme Ibn Taymiyya, qui s’attachent à faire appliquer les mesures vexatoires prévues théoriquement à l’encontre des ḏimmī-s : vers 700/1300, ceux-ci se voient imposer le port de turbans aux couleurs précises, pour être distingués des Musulmans (bleu pour les Chrétiens, jaune pour les Juifs, rouge pour les Samaritains) ; on leur interdit par ailleurs d’avoir une monture en ville et d’édifier des maisons plus hautes que celles des Musulmans.
Les ḏimmī-s sont souvent perçus comme des croyants de nature inférieure, et Suyūṭī lui-même affirme qu’ « il n’existe pas d’êtres ayant l’esprit aussi amorphe et le cœur aussi aveugle que les Chrétiens »22. Le zèle religieux, avec la meilleure intention du monde, déborde allègrement le cadre de la Loi : le fait que Chrétiens et Juifs n’aient pas le droit, selon la Šarīʿa, de restaurer leurs lieux de culte est parfois perçu, chez le peuple aussi bien que chez les hommes de religion, comme un encouragement à détruire églises et synagogues. Ainsi Šaʿrānī, d’un tempérament pourtant tolérant, applaudit-il les cheikhs qui font démolir les lieux de culte des ahl al-Kitāb23. À noter que ces voies de fait sont en général condamnées par les dirigeants et les cadis24.
À la fin de l’époque mamelouke, une souplesse relative s’instaure dans les relations entre Musulmans et ahl al-Kitāb25. Les mesures discriminatoires mises en vigueur vers 700/1300 ne sont plus appliquées depuis longtemps. En cette fin du ixe/xve siècle, l’Islam est devenu largement majoritaire, suite à de nombreuses conversions26. Al-Ġawrī peut donc se permettre d’autoriser la restauration de nombreuses églises27, d’accorder des privilèges aux Chrétiens28 et de leur assurer la liberté de pèlerinage aux lieux saints de Palestine29. Certains sanctuaires de cette région, disputés par Chrétiens et Musulmans, reviennent même aux premiers, après jugement30. Qāytbāy et al-Ġawrī doivent réagir à la Reconquista espagnole dont les Musulmans pâtissent, mais leurs édits sultaniens obligeant les gens du Livre à entrer en Islam ne sont pas suivis d’effet31 ; ils n’ont visiblement pour but que d’apaiser le peuple dans les périodes de tension. Par ailleurs, les relations individuelles entre membres des différentes confessions sont en général pacifiques, et les Musulmans consultent fréquemment les médecins juifs et chrétiens. Des gens du Livre viennent aux mawlid de saints musulmans égyptiens pour en prendre la baraka, et les foules musulmanes assistent aux fêtes chrétiennes et célèbrent parfois Noël. Il ne manque pas, on s’en doute, de fuqahā’ pour condamner de tels rapprochements32.
Après la conquête, les Ottomans vont à nouveau appliquer la ségrégation qui eut lieu à la première époque mamelouke (les minoritaires n’ont pas droit aux montures en ville33), et on les voit déplacer vers Istanbul, la nouvelle capitale, aussi bien Juifs et Chrétiens que Musulmans34. Par la suite, la Sublime Porte adoptera une attitude beaucoup plus souple : on peut alors parler de « symbiose islamo-dhimmie »35.
2 - Attitude des soufis
Comme avec les chiites, les soufis entretiennent avec Juifs et Chrétiens des rapports dont la dominante est la rigueur. Rappelons ici encore que les soufis appartiennent le plus souvent au milieu des ʿulamā’ ou partagent du moins les mêmes valeurs. Gardiens de la Šarīʿa, ils n’hésitent pas à critiquer les dirigeants pour leur laxisme vis-à-vis des non-Musulmans. Ibn ʿArabī déjà, dans une lettre adressée au souverain seldjoukide d’Anatolie Kaykā’ūs, lui demandait d’être ferme vis-à-vis des Chrétiens, c’est-à-dire de mettre en vigueur les préceptes de la Loi islamique à leur égard36.
Les faveurs surnaturelles (karāmāt) dont sont gratifiés les soufis servent la cause de l’Islam, en suscitant la conversion de non-Musulmans. Un joaillier chrétien, par exemple, demande au cheikh égyptien Ḥasan al-Tustarī (m. 797/1394) de le sauver d’une situation inextricable ; il vient en effet de casser en deux un joyau que le sultan lui a confié pour le monter, et ce dernier, en colère, va sans aucun doute le faire exécuter. Le cheikh, du fonds de sa cellule (ḫalwa), transforme le désir de la favorite du sultan à qui est destiné le bijou : son vœu devient alors d’en avoir une moitié pour elle et une moitié pour le sultan. Le joaillier, sauvé, se convertit et sera même enterré dans la zāwiya du cheikh37. La karāma peut utiliser à l’égard des ahl al-Kitāb une certaine violence ; mais celle-ci est justifiée par les biographes quand elle a pour but d’amener à l’Islam. Voici le respectable cheikh hanbalite Abū Bakr Ibn Dā’ūd (m. 806/1403) qui entre un jour de Sabbat dans une synagogue de Damas et y crie la formule islamique Lā ilah illā Allāh ; la chaire sur laquelle se trouvaient cinq Juifs s’effondre alors, et tous les autres, confondus, se prosternent (saǧadū bi-aǧmaʿi-him), manifestant ainsi leur soumission (islām). Pour Saḫāwī, généralement réservé sur les karāmāt, l’anecdote donne du panache au cheikh hanbalite, et ne retranche rien au sérieux et à la science du personnage38.
Là encore, la mentalité ambiante incite les hommes à transgresser les dispositions légales, qui garantissent le respect des autres religions. Ḫaḍir al-Mihrānī (m. 676/1278), le cheikh du sultan Baybars, représente un cas extrême d’infraction au contrat passé par l’Islam avec les ḏimmī-s : il pille la synagogue de Damas et y fait une bacchanale avant de la transformer – momentanément – en mosquée39. Il faut toutefois souligner que ce cheikh a laissé l’image d’un mage et d’un devin plutôt que d’un maître soufi40.
À l’inverse, certains courants du taṣawwuf proclament l’unité transcendante des religions et intègrent les non-musulmans dans une communauté d’adoration. Damas a abrité au début de l’époque mamelouke des soufis de l’école d’Ibn ʿArabī et d’Ibn Sabʿīn, tel le poète Muḥammad Naǧm al-Dīn Ibn Isrā’īl (m. 677/1278) et Ḥasan Badr al-Dīn Ibn Hūd (m. 699/1300)41. Le premier fait preuve dans ses vers d’une grande ouverture d’esprit aux autres religions ; le second, Andalou d’origine princière et chef des sabʿiniens de Damas, tient des réunions œcuméniques avant la lettre et jouit d’une grande influence sur les Juifs42. Ces maîtres sont bien souvent taxés d’hétérodoxie dès leur vivant, et les courants qu’ils vivifient se tarissent très nettement avec Ibn Taymiyya (m. 728/1328), dont nous connaissons les positions strictes à l’égard des gens du Livre43.
À la fin de l’époque mamelouke, certains soufis jouent volontiers avec la question sensible des rapports avec les gens du Livre, dans le but d’ébranler la bonne conscience musulmane. Il s’agit généralement de cheikhs extatiques et donc peu concernés par les normes sociales ; ils opèrent davantage au Caire qu’à Damas, car la censure des fuqahā’ s’exerce de façon plus étroite dans cette dernière ville. ʿAbd al-Qādir al-Dašṭūṭī, par exemple, déclare à ceux qui lui reprochent de passer ses nuits chez un Chrétien, que ce dernier s’est converti grâce à sa baraka44, tandis que le maǧḏūb Ibn ʿUṣayfīr préfère dormir dans les églises car là au moins, dit-il, on n’y vole pas les sandales ; il ajoute que le vrai jeûne, selon lui, est celui des Chrétiens ; contrairement aux Musulmans en effet, ils ne mangent pas de viande de mouton durant cette période, etc45.
Les seuls hommes de religion non musulmans réellement respectés au long de l’histoire islamique sont les moines. Leur statut privilégié provient en premier lieu des sources scripturaires46. Les soufis voient en eux des spirituels suivant la voie du Christ, modèle de sainteté pour les mystiques musulmans. Certains cheikhs, tel Aḥmad al-Zāhid (m. 819/ 1416), vont jusqu’à présenter la conduite des moines comme un idéal à atteindre par leurs disciples, et Šaʿrānī témoigne manifestement de l’admiration pour eux47. La littérature hagiographique fournit plusieurs cas où les figures du soufi et du moine sont interchangeables, ce qui témoigne de la richesse des rapports entre les deux communautés48. Dans notre domaine géographique toutefois, ce type de relations ne saurait se mesurer au syncrétisme islamo-chrétien qui se pratique sur une large échelle en Anatolie et dans les Balkans49.
Les positions sunnites vis-à-vis des chiites et des gens du Livre sont, somme toute, assez semblables, et le rôle d’Ibn Taymiyya y est pareillement déterminant. On aura remarqué que les dirigeants mamelouks montrent davantage de souplesse à l’égard des gens du Livre qu’envers les chiites. Par ailleurs, la question des rapports avec les diverses minorités révèle un clivage à l’intérieur du soufisme : la plupart des cheikhs, qui appartiennent souvent au milieu des ʿulamā’, adoptent une attitude distante ou même hostile, tandis qu’une minorité manifeste un grand esprit d’ouverture, suite à une prise de conscience d’ordre métaphysique ou par anti-conformisme religieux. Enfin, de façon évidente, les soufis établissent plus de relations avec les gens du Livre qu’avec les chiites, et leur sympathie semble aller en priorité aux Chrétiens50.
Eric Geoffroy
Notes
1 Pour traiter cette question, nous n’avons pas hésité à remonter au début de l’époque mamelouke : les relations entre les sunnites et les autres confessions sont celles d’une longue histoire commune, et l’événement ponctuel n’a pas autant d’importance que le suivi de ces relations sur un certain laps de temps.
2 Cf. L. Pouzet, Damas, p. 252.
3 Cf. al-Qalqašandī, Ṣubḥ al-aʿšā, Le Caire, 1914-1928, XIII, p. 13.
4 al-Ḥāwī li-al-fatāwī, II, p. 308.
5 Cf. par exemple l’article Kāfir dans E.I.2, IV, p. 427.
6 Cf. h. Laoust, Les schismes dans l’Islam, Paris, 1965, p. 259 et 290, note 4.
7 Sous le sultan Qāytbāy, les gens de Damas se plaignent à plusieurs reprises des pratiques auxquelles se livrent les chiites dans leur mosquée de Bāb Tūmā ; après plusieurs atermoiements de la part du sultan, un édit ordonne de détruire cette mosquée en 892/1487 ; cf. Ibn Ṭūlūn, Mufākahat al-ḫullān, I, p. 82-83.
8 Kaw., II, p. 231.
9 Al-Ḥiṣkafī, Mutʿa, notice n° 796.
10 Ibn Ṭūlūn, Mufākaha, II, p. 78-79.
11 Al-Nabhānī, Ǧamīʿ karāmāt al-awliyā’, Beyrouth, 1988, II, p. 417.
12 Kaw., II, p. 231.
13 Cf. à ce sujet l’article de Paul Nwyia, « Une cible d’Ibn Taymiyya : le moniste al-Tilimsānī », dans B.E.O., XXX, 1978, p. 127-145.
14 La position critique d’Ibn ʿArabī vis-à-vis du chiisme est abordée par Michel Chodkiewicz dans Le Sceau des saints, p. 132 : le Šayḫ al-Akbar rapporte avoir connu dans la Ǧazīra syrienne un saint ayant eu pour particularité de « déceler les chiites extrémistes (Rawāfiḍ), même lorsqu’ils feignaient d’être sunnites, car il les voyait métamorphosés en porcs » ; cf. également Claude Addas, Ibn ʿArabī ou la quête du Soufre Rouge, Paris, 1989, p. 281.
15 Cf. L. Pouzet, Damas, p. 233.
16 Qu’il soit un soufi à part entière ne fait pas de doute, car ses disciples le considèrent comme le grand Pôle de la hiérarchie des saints (nuqṭat al-dā’ira) ; cf. Ibn al-Ḥanbalī, Fuqahā’ , I, p. 199.
17 Cette version est celle de l’Alépin Ibn al-Ḥanbalī, qui connaît bien l’histoire de sa ville. Selon Šaʿrānī par contre, les fuqahā’ auraient dénoncé Nasīmī aux autorités après avoir placé un verset coranique dans la semelle d’une de ses sandales. Il mentionne ceci dans un chapitre qui relate les persécutions que les fuqahā’ ont fait subir de tout temps aux soufis (cf. al-Aǧwiba al-marḍiyya ʿan a’immat al-fuqahā’ wa al-ṣūfiyya, fol. 120). Dans cette perspective apologétique, on peut se demander si Šaʿrānī sait que Nasīmī est le cheikh de la Ḥurūfiyya, dont les adeptes divinisent le fondateur, le Persan Faḍl Allāh al-Astarabādī (exécuté lui aussi à Tabrīz en 796/1394). Condamnée à plusieurs reprises par Ibn Ḥaǧar, cette secte partage peu de traits avec la religion islamique. On peut donc se demander quelles sont les sources de Šaʿrānī sur Nasīmī. Celui-ci a peut-être aussi été condamné pour son "crypto-christianisme" ; cf. Michel Balivet, « Chrétiens secrets et martyrs christiques en Islam turc », dans Islamochristiana, 16, Rome, 1990, p. 106.
18 ʿAbd al-Raḥmān al-Arzanǧānī (m. sous le règne de l’Ottoman Bāyazīd I, entre 1389 et 1402) se réveille accablé, un matin, et dit à ses disciples que Satan s’est introduit dans leur voie et a fait dévier certains adeptes ; peu de temps après, Ḥaydar, le père de Šāh Ismāʿīl, entraînait l’ordre vers le chiisme (cf. Ṭāškoprüzādeh, al-Šaqā’iq al-nuʿmāniyya, p. 37). Muḥammad al-Kawākibī (m. 897/1491), maître de la Ardabīliyya à Alep, prédit à son tour la venue d’un personnage issu de cette voie qui s’écartera du sunnisme (ahl al-Sunna wa al-ǧamāʿa) : il s’agit évidemment de Šāh Ismāʿīl, selon Ibn al-Ḥanbalī qui rapporte cette prédiction et maudit au passage le Safavide (Fuqahā’ , II, p. 230).
19 Cf. infra, p. 245, 254.
20 Cf. l’art. « Dhimma » dans E.I.2, II, p. 234. Sur Juifs et Chrétiens au début de l’époque mamelouke en Syrie, cf. L. Pouzet, Damas, p. 306-338.
21 Cf. par exemple al-Maqrīzī, al-Mawāʿiẓ wa al-iʿtibār li-ḏikr al-ḫiṭaṭ wa al-āṯār, éd. de Bagdad, II, p. 515, et E.I.2, II, p. 236.
22 al-Ḥāwī li-al-fatāwī, II, p. 304. Cf. également l’art. de Jacques Waardenburg, « Jugements musulmans sur les religions non islamiques à l’époque médiévale », dans La signification du Bas Moyen Âge dans l’histoire et la culture du monde musulman, Aix-en-Provence, 1978, p. 323-341.
23 Ṭ.Ṣ., p. 78, 128.
24 Cf. al-ʿUlaymī, al-Uns al-ǧalīl, p. 634-642 ; Šaʿrānī, Ṭ.Ṣ., p. 128. Le pouvoir peut même saisir l’occasion pour se retourner contre des cheikhs prenant trop d’importance. Nous n’avons en effet aucune raison de ne pas croire l’Égyptien Ibn Nūḥ (m. 708/1308), lorsqu’il prétend que l’accusation dont il a été l’objet de la part des dirigeants mamelouks n’est pas fondée, à savoir d’avoir soulevé la population musulmane contre les chrétiens de Qūṣ, ce qui se solda par la destruction de treize églises en une seule matinée. Ibn Nūḥ y voit un complot des émirs ; nul doute en tous cas que le pouvoir a profité de l’affaire : en exilant le cheikh à Fusṭāṭ, il veut casser l’influence des soufis du Ṣaʿīd égyptien et leur apprendre la docilité vis-à-vis de l’autorité temporelle. Nous reprenons ici les déductions de Denis Gril dans son article sur l’œuvre maîtresse d’Ibn Nūḥ, al-Waḥīd fī sulūk ahl al-tawḥīd. Cet article a pour titre « Une source inédite pour l’histoire du taṣawwuf en Égypte au viie/xiiie siècle », dans Livre du Centenaire de l’IFAO, Le Caire, 1980, p. 446 ; cf. également du même auteur « Une émeute anti-chrétienne à Qūṣ au début du viiie/xive siècle », dans Ann. Isl., XVI, 1980. Les biographes sont partagés sur cette affaire. Ibn Ḥaǧar, par exemple, voit bien en Ibn Nūḥ la source du soulèvement, mais il le justifie : le cheikh, un saint homme retiré du monde, n’a agi que pour mettre fin aux mauvais comportements des Chrétiens (Durar kāmina, II, p. 386). Pour Ibn Mulaqqin par contre, il est évident qu’il s’agit d’un complot fomenté par le pouvoir ; le saint se venge d’ailleurs, car les émirs responsables de la machination périssent peu après (Ṭabaqāt al-awliyā’, p. 448-449). Michael Winter manque donc de sens des nuances en attribuant d’emblée cet acte à Ibn Nūḥ (Society and Religion, p. 303, note 81).
25 Cette souplesse est entamée en 916/1510 par la découverte d’une proposition d’alliance des Francs adressée à Šāh Ismāʿīl, et dirigée contre les Mamelouks (Ibn Iyās, Badā’iʿ, IV, p. 205). La même année, la piraterie franque prend à ceux-ci dix-huit bâteaux en Méditerrannée, et tue un émir de la famille du sultan ; al-Ġawrī retient alors en otage une vingtaine de moines et une cinquantaine de commerçants européens (Ibid., IV, p. 195).
26 Celles-ci se font par conviction intime, ou résultent d’une tactique de ḏimmī-s voulant accéder à certains postes, ou cherchant à éviter de payer la ǧizya, ou encore espérant une remise de peines. Lorsqu’un Juif ou un Chrétien annonce son entrée en Islam, une fête est organisée à cette occasion (cf. Ibn Ṭūlūn, Mufākahat al-ḫullān, I, p. 157 ; II, p. 10).
27 Al-ʿUlabī, Dimašq, p. 85-86.
28 Ibid., p. 87.
29 Cf. Les grandes dates de l’Islam, sous la direction de Robert Mantran, Paris, 1990, p. 88.
30 al-Uns al-ǧalīl, p. 676, 682.
31 Cette pratique a effectivement eu lieu au début de l’époque mamelouke, en réponse aux pressions franque et mongole.
32 Cf. l’art. de Boaz Shoshan, « High Culture and Popular Culture in Medieval Islam », dans S.I., LXXIII, 1991, p. 92.
33 Al-ʿUlabī, Dimašq, p. 89.
34 Ibn Iyās, Badā’iʿ, V, p. 178, 182.
35 Cf. E.I.2, II, p. 237.
36 Comme l’a souligné Claude Addas, cette fermeté s’explique en partie par la menace de plus en plus pressante, à l’époque d’Ibn ʿArabī, de la Reconquista, ainsi que par la présence des Croisés en Orient ; cf. Ibn ʿArabī, p. 277-279.
37 Šaʿrānī, Ṭ.K., II, p. 66-67.
38 Ḍaw’, XI, p. 31.
39 Cf. l’art. de Louis Pouzet, « Ḫaḍir Ibn Abī Bakr al-Mihrānī, šayḫ du sultan mamelouk al-Malik aẓ-Ẓāhir Baïbars », p. 178, ainsi que Damas au viie/XIIIe siècle, p. 335. Il accomplit cet acte dans la frénésie générale qui suit la prise du Crac des Chevaliers en 669/1271.
40 Cf. « Ḫaḍir... », p. 181. Ibn Taymiyya, qui pourtant approuve la dureté d’al-Mihrānī vis-à-vis des gens du Livre, décèle en lui un pouvoir satanique (la-hu ḥāl šayṭānī).
41 Sur Ibn Isrā’īl, cf. ʿIbar, V, p. 316 ; al-Bidāya wa al-nihāya, XIII, p. 283 ; Fawāt al-wafayāt, II, p. 269 ; E.I.2, III, p. 835 ; L. Pouzet, Damas, p. 221. Sur Ibn Hūd, cf. ʿIbar, V, p. 397 ; Š.Ḏ., V, p. 447 ; Masālik al-abṣār, VIII, p. 238 ; L. Pouzet, « De Murcie à Damas : le chef des sabʿīniens Badr al-Dīn al-Ḥasan Ibn Hūd », dans les Actes du congrès de l’union européenne des arabisants et des islamologues, Evora (Portugal), 1986. Les modalités christique et mosaïque de la sainteté en Islam sont évoquées par m. Chodkiewicz dans Le Sceau des saints, chap. V.
42 Ibn Abī Ḥaǧala (m.776/1374), poète andalou ennemi du soufisme doctrinal, avance qu’Ibn Hūd n’accorde pas d’importance à la pratique d’une religion déterminée (lā yubālī bi-mā intaḥala) ; cf. Š.Ḏ., V, p. 447. Il reconnaît cependant, une ligne plus haut, que certains Juifs sont entrés en Islam grâce à lui.
43 Notons que pour l’akbarien ʿAbd al-Razzāq al-Qā•ānī, cette unité transcendante des religions n’est effective que jusqu’à un certain degré de réalisation spirituelle. « Au-delà, il n’y a d’autres voies d’accès à la réalisation spirituelle complète que l’Islam » ; cf. Pierre Lory, Les commentaires ésotériques du Coran, Paris, 1980, p. 135.
44 Šaʿrānī, Ṭ.K., II, p. 139.
45 Ibid., II, p. 140.
46 Cf. Coran, V, 82-86. Le Prophète les exempta du tribut (ǧizya) imposé aux gens du Livre, et interdit aux soldats musulmans de leur nuire (cf. le pacte de protection envoyé aux moines du monastère Sainte-Catherine, dans le Sinaï).
47 M. Winter, Society and Religion, p. 289-291.
48 Qu’on en juge par cette anecdote : un certain cheikh ʿAlī al-Bakkā’ (m. 670/1271 à Hébron) accomplit un périple d’initié (il fait partie des ahl al-ḫuṭwa, type de saints pouvant, selon la tradition soufie, franchir d’un "pas" de grandes distances) en compagnie d’un homme mystérieux qui s’avère être un moine. Celui-ci mourant à l’issue du voyage, le cheikh l’emmène dans un monastère pour qu’il y soit enterré ; les moines du lieu lui remettent alors la dépouille d’un des leurs, décédé le jour même après être devenu musulman : poursuivant l’échange de bons procédés, al-Bakkā’ l’enterre selon le rite islamique (al-ʿUlaymī, al-Uns al-ǧalīl, p. 492, repris par Yūsuf al-Nabhānī, Ǧamīʿ karāmāt al-awliyā’, II, p. 347).
49 Cf. infra, p. 250.
50 Se fondant sur le Coran (V, 82), ʿAbd al-Razzāq al-Qašānī justifie sur le plan théologique les affinités existant entre Chrétiens et Musulmans ; cf. P. Lory, Les commentaires ésotériques du Coran, p. 133.
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