René Guénon
Publié
dans les Études
Traditionnelles,
août-septembre 1938.
La
lettre nûn,
dans l’alphabet arabe comme dans l’alphabet hébraïque, a pour
rang 14 et pour valeur numérique 50 ; mais en outre, dans l’alphabet
arabe, elle occupe une place plus particulièrement remarquable, car
elle termine la première moitié de cet alphabet, le nombre total
des lettres de celui-ci étant de 28, au lieu de 22 dans l’alphabet
hébraïque. Quant à ses correspondances symboliques, cette lettre
est considérée surtout, dans la tradition islamique, comme
représentant El-Hût,
la baleine, ce qui est d’ailleurs en accord avec le sens originel
du mot nûn
lui-même
qui la désigne, et qui signifie aussi « poisson » ; et c’est en
raison de cette signification que Seyidnâ
Yûnus (le
prophète Jonas) est appelé Dhûn-Nûn.
Ceci est naturellement en rapport avec le symbolisme général du
poisson et plus spécialement avec certains des aspects que nous
avons envisagés ici dans l’étude précédente, notamment, comme
nous allons le voir, celui du « poisson-sauveur », que ce soit le
Matsya
avatâra de
la tradition hindoue ou l’Ichthus
des
premiers chrétiens. La baleine, à cet égard, joue aussi le même
rôle qui est joué ailleurs par le dauphin, et, comme celui-ci, elle
correspond au signe zodiacal du Capricorne, en tant que porte
solsticiale donnant accès à la « voie ascendante » ; mais c’est
peut-être avec le Matsya-avatâra
que
la similitude est la plus frappante, comme le montrent les
considérations tirées de la forme de la lettre nûn,
surtout si on les rapproche de l’histoire biblique du prophète
Jonas.
Pour
bien comprendre ce dont il s’agit, il faut tout d’abord se
souvenir que Vishnu,
se manifestant sous la forme du poisson (Matsya),
ordonne à Satyavrata,
le futur Manu
Vaivaswata,
de construire l’arche dans laquelle devront être enfermés les
germes du monde futur, et que, sous cette même forme, il guide
ensuite l’arche sur les eaux pendant le cataclysme qui marque la
séparation des deux Manvantaras
successifs.
Le rôle de Satyavrata
est
ici semblable à celui de Seyidnâ
Nûh (Noé),
dont l’arche contient également tous les éléments qui serviront
à la restauration du monde après le déluge ; peu importe
d’ailleurs que l’application qui en est faite soit différente,
en ce sens que le déluge biblique, dans sa signification la plus
immédiate, parait marquer le début d’un cycle plus restreint que
le Manvantara
;
si ce n’est pas le même événement, ce sont du moins deux
événements analogues, où l’état antérieur du monde est détruit
pour faire place à un état nouveau1. Si maintenant nous comparons
l’histoire de Jonas à ce que nous venons de rappeler, nous voyons
que la baleine, au lieu de jouer seulement le rôle du poisson
conducteur de l’arche, s’identifie en réalité à l’arche elle
même ; en effet, Jonas demeure enfermé dans le corps de la baleine,
comme Satyavrata
et
Noé dans l’arche, pendant une période qui est aussi pour lui,
sinon pour le monde extérieur, une période d’« obscuration »,
correspondant à l’intervalle entre deux états ou deux modalités
d’existence ; ici encore, la différence n’est que secondaire,
les mêmes figures symboliques étant toujours, en fait, susceptibles
d’une double application macrocosmique et microcosmique. On sait
d’ailleurs que la sortie de Jonas du sein de la baleine a toujours
été regardée comme un symbole de résurrection, donc de passage à
un nouvel état ; et ceci doit être rapproché, d’autre part, du
sens de « naissance » qui, dans la Kabbale hébraïque surtout,
s’attache à la lettre nûn,
et qu’il faut entendre spirituellement comme une « nouvelle
naissance », c’est-à-dire une régénération de l’être
individuel ou cosmique.
C’est
ce qu’indique très nettement la forme de la lettre arabe nûn
:
cette lettre est constituée par la moitié inférieure d’une
circonférence, et par un point qui est le centre de cette même
circonférence. Or, la demi-circonférence inférieure est aussi la
figure de l’arche flottant sur les eaux, et le point qui se trouve
à son intérieur représente le germe qui y est contenu ou enveloppé
; la position centrale de ce point montre d’ailleurs qu’il s’agit
en réalité du « germe d’immortalité », du « noyau »
indestructible qui échappe à toutes les dissolutions extérieures.
On peut remarquer aussi que la demi-circonférence, avec sa convexité
tournée vers le bas, est un des équivalents schématiques de la
coupe ; comme celle-ci, elle a donc, en quelque sorte, le sens d’une
« matrice » dans laquelle est enfermé ce germe non encore
développé, et qui, ainsi que nous le verrons par la suite,
s’identifie à la moitie inférieure ou « terrestre » de l’«
OEuf du Monde2 ». Sous cet aspect d’élément « passif » de la
transmutation spirituelle, El-Hût
est
aussi, d’une certaine façon, la figure de toute individualité, en
tant que celle-ci porte le « germe d’immortalité » en son
centre, qui est représenté symboliquement comme le coeur ; et nous
pouvons rappeler à ce propos les rapports étroits, que nous avons
déjà exposés en d’autres occasions, du symbolisme du coeur avec
celui de la coupe et avec celui de l’« OEuf du Monde ». Le
développement du germe spirituel implique que l’être sort de son
état individuel, et du milieu cosmique qui en est le domaine propre,
de même que c’est en sortant du corps de la baleine que Jonas est
« ressuscité » ; et si l’on se souvient de ce que nous avons
écrit précédemment, on comprendra sans peine que cette sortie est
encore la même chose que celle de la caverne initiatique, dont la
concavité même est aussi représentée par celle de la
demi-circonférence du nûn.
La « nouvelle naissance » suppose nécessairement la mort à
l’ancien état, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un monde
; mort et naissance ou résurrection, ce sont là deux aspects
inséparables l’un de l’autre, car ce ne sont en réalité que
les deux faces opposées d’un même changement d’état. Le nûn,
dans l’alphabet, suit immédiatement le mîm,
qui a parmi ses principales significations celle de la mort
(el-mawt),
et dont la forme représente l’être complètement replié sur
lui-même, réduit en quelque sorte à une pure virtualité, à quoi
correspond rituellement l’attitude de la prosternation ; mais cette
virtualité, qui peut sembler un anéantissement transitoire, devient
aussitôt, par la concentration de toutes les possibilités
essentielles de l’être en un point unique et indestructible, le
germe même d’où sortiront tous ses développements dans les états
supérieurs.
Il
convient de dire que le symbolisme de la baleine n’a pas seulement
un aspect « bénéfique », mais aussi un aspect « maléfique »,
ce qui, outre les considérations d’ordre général sur le double
sens des symboles, se justifie encore plus spécialement par sa
connexion avec les deux formes de la mort et de la résurrection sous
lesquelles apparaît tout changement d’état, suivant qu’on
l’envisage d’un côté ou de l’autre, c’est-à-dire par
rapport à l’état antécédent ou à l’état conséquent. La
caverne est à la fois un lieu de sépulture et un lieu de «
renaissance », et, dans l’histoire de Jonas, la baleine joue
précisément ce double rôle ; du reste, ne pourrait-on pas dire que
le Matsya-avatâra
lui-même
se présente d’abord sous l’apparence néfaste d’annonciateur
d’un cataclysme, avant de devenir le « sauveur » dans ce
cataclysme même ? D’autre part, l’aspect « maléfique » de la
baleine s’apparente manifestement au Léviathan
hébraïque3
; mais il est surtout représenté, dans la tradition arabe, par les
« filles de la baleine » (benât
el-Hût),
qui au point de vue astrologique, équivalent à Râhn
et
Kêtu
dans
la tradition hindoue, notamment en ce qui concerne les éclipses, et
qui, dit-on, « boiront la mer » au dernier jour du cycle, en ce
jour où « les astres se lèveront à l’Occident et se coucheront
à l’Orient ». Nous ne pouvons insister davantage sur ce point
sans sortir entièrement de notre sujet ; mais nous devons tout au
moins appeler l’attention sur le fait qu’on retrouve encore ici
un rapport immédiat avec la fin du cycle et le changement d’état
qui s’ensuit, car cela est très significatif et apporte une
nouvelle confirmation aux considérations précédentes.
Revenons
maintenant à la forme de la lettre nûn,
qui donne lieu à une remarque importante au point de vue des
relations qui existent entre les alphabets des différentes langues
traditionnelles : dans l’alphabet sanscrit, la lettre
correspondante na,
ramenée à ses éléments géométriques fondamentaux, se compose
également d’une demi-circonférence et d’un point ; mais ici, la
convexité étant tournée vers le haut, c’est la moitié
supérieure de la circonférence, et non plus sa moitié inférieure
comme dans le nûn
arabe.
C’est donc la même figure placée en sens inverse, ou, pour parler
plus exactement, ce sont deux figures rigoureusement complémentaires
l’une de l’autre ; en effet, si on les réunit, les deux points
centraux se confondant naturellement, on a le cercle avec le point au
centre, figure du cycle complet, qui est en même temps le symbole du
Soleil dans l’ordre astrologique et celui de l’or dans l’ordre
alchimique4. De même que la demi-circonférence inférieure est la
figure de l’arche, la demi-circonférence supérieure est celle de
l’arc-en-ciel, qui en est l’analogue dans l’acception la plus
stricte du mot, c’est-à-dire avec l’application du « sens
inverse » ; ce sont aussi les deux moitiés de l’« OEuf du Monde
», l’une « terrestre », dans les « eaux inférieures », et
l’autre « céleste » dans les « eaux supérieures » ; et la
figure circulaire, qui était complète au début du cycle, avant la
séparation de ces deux moitiés, doit se reconstituer à la fin du
même cycle5. On pourrait donc dire que la réunion des deux figures
dont il s’agit représente l’accomplissement du cycle, par la
jonction de son commencement et de sa fin, d’autant plus que, si on
les rapporte plus particulièrement au symbolisme « solaire », la
figure du na
sanscrit
correspond au Soleil levant et celle du nûn
arabe
au Soleil couchant. D’autre part, la figure circulaire complète
est encore habituellement le symbole du nombre 10, le centre étant 1
et la circonférence 9 ; mais ici, étant obtenue par l’union de
deux nûn,
elle vaut 2 x 50 = 100 = 10², ce qui indique que c’est dans le «
monde intermédiaire » que doit s’opérer la jonction ; celle-ci
est en effet impossible dans le monde inférieur, qui est le domaine
de la division et de la « séparativité », et par contre, elle est
toujours existante dans le monde supérieur, où elle est réalisée
principiellement en mode permanent et immuable dans l’« éternel
présent ».
À
ces remarques déjà longues, nous n’ajouterons plus qu’un mot,
pour en marquer le rapport avec une question à laquelle il a été
fait allusion ici dernièrement6 : ce que nous venons de dire en
dernier lieu permet d’entrevoir que l’accomplissement du cycle,
tel que nous l’avons envisagé, doit avoir une certaine
corrélation, dans l’ordre historique, avec la rencontre des deux
formes traditionnelles qui correspondent à son commencement et à sa
fin, et qui ont respectivement pour langues sacrées le sanscrit et
l’arabe : la tradition hindoue, en tant qu’elle représente
l’héritage le plus direct de la Tradition primordiale, et la
tradition islamique, en tant que « sceau de la Prophétie » et, par
conséquent, forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le
cycle actuel.
René Guénon
1
Cf.
Le
Roi du Monde,
ch. XI.
2
Par
un curieux rapprochement, ce sens de « matrice » (la yoni
sanscrite)
se trouve aussi impliqué dans le mot grec delphus,
qui est en même temps le nom du dauphin.
3
Le
Makara
hindou,
qui est aussi un monstre marin, bien qu’ayant avant tout la
signification « bénéfique » attachée au signe du Capricorne dont
il occupe la place dans le Zodiaque, n’en a pas moins, dans
beaucoup de ses figurations, quelques traits qui rappellent le
symbolisme « typhonien » du crocodile.
4
On
pourra se rappeler ici le symbolisme du « Soleil spirituel » et de
l’« Embryon d’or » (Hiranyagarbha)
dans la tradition hindoue ; de plus, suivant certaines
correspondances, le nûn
est
la lettre planétaire du Soleil.
5
Cf.
Le
Roi du Monde,
ch. XI.
6
F.
Schuon, Le
Sacrifice,
dans les Études
Traditionnelles,
avril 1938, p. 137, note 2. [Le passage visé par cette mention dit :
« … pour en revenir à l’Inde, on est en droit de dire que
l’expansion d’une tradition orthodoxe étrangère, l’islamisme,
paraît indiquer que l’hindouisme lui-même ne possède plus la
pleine vitalité ou actualité d’une tradition intégralement
conforme aux conditions d’une époque cyclique déterminée. Cette
rencontre de l’islamisme, qui est l’ultime possibilité issue de
la tradition primordiale, et de l’hindouisme, qui en est sans doute
le rameau le plus direct, est d’ailleurs fort significative et
donnerait lieu à des considérations bien complexes ».]
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