René Guénon
Publié
dans les Études
Traditionnelles,
décembre 1947.
Nous
avons eu parfois à relever occasionnellement les diverses fantaisies
linguistiques auxquelles a donné lieu le nom de Cybèle ; nous ne
reviendrons pas ici sur celles qui sont trop évidemment dépourvues
de tout fondement et qui ne sont dues qu’à l’imagination
excessive de certains1, et nous envisagerons seulement quelques
rapprochements qui peuvent paraître plus sérieux à première vue,
bien qu’ils soient aussi injustifiés. Ainsi, nous avons vu émettre
récemment la supposition que Cybèle « semble tirer son nom » de
l’arabe qubbah,
parce qu’elle « était adorée dans les grottes » en raison de
son caractère « chthonien ». Or, cette prétendue étymologie a
deux défauts dont un seul serait suffisant pour la faire écarter ;
d’abord, comme une autre dont nous allons parler tout à l’heure,
elle ne tient compte que des deux premières lettres de la racine du
nom de Cybèle, laquelle en contient trois, et il va de soi que la
troisième lettre n’est pas plus négligeable que les deux autres ;
ensuite, elle ne repose en réalité que sur un contresens pur et
simple. En effet, qubbah
n’a
jamais voulu dire « voûte, salle voûtée, crypte », comme le
croit l’auteur de cette hypothèse ; ce mot désigne une coupole ou
un dôme, dont précisément le symbolisme est « céleste » et non
pas « terrestre », donc exactement à l’opposé du caractère
attribué à Cybèle ou à la « Grande Mère ». Comme nous l’avons
expliqué dans d’autres études, la coupole surmonte un édifice à
base carrée, donc de forme généralement cubique, et c’est cette
partie carrée ou cubique qui, dans l’ensemble ainsi constitué, a
un symbolisme « terrestre » ; ceci nous amène directement à
examiner une autre hypothèse qui a été assez souvent formulée au
sujet de l’origine du même nom de Cybèle, et qui a une importance
plus particulière pour ce que nous nous proposons présentement.
On
a voulu faire dériver Kubelê
de
kubos,
et ici du moins il n’y a pas de contresens comme celui que nous
venons de signaler ; mais, d’autre part, cette étymologie a en
commun avec la précédente le défaut de ne prendre en considération
que les deux premières des trois lettres qui constituent la racine
de Kubelê,
ce qui la rend également impossible au point de vue proprement
linguistique2. Si l’on veut seulement voir entre les deux mots une
certaine similitude phonétique qui peut, comme il arrive souvent,
avoir quelque valeur au point de vue symbolique, c’est là tout
autre chose ; mais, avant d’étudier ce point de plus près, nous
dirons que, en réalité, le nom de Kubelê
n’est
pas d’origine grecque, et que d’ailleurs sa véritable étymologie
n’a rien d’énigmatique ni de douteux. Ce nom, en effet, se
rattache directement à l’hébreu gebal
et
à l’arabe jabal,
« montagne » ; la différence de la première lettre ne peut donner
lieu à aucune objection à cet égard, car le changement de g
en
k
ou
inversement n’est qu’une modification secondaire dont on peut
trouver bien d’autres exemples3. Ainsi, Cybèle est proprement la «
déesse de la montagne »4 ; et ce qui est très digne de remarque,
c’est que, par cette signification, son nom est l’exact
équivalent de celui de Pârvatî
dans
la tradition hindoue.
Cette
même signification du nom de Cybèle est visiblement liée à celle
de la « pierre noire » qui était son symbole ; en effet, on sait
que cette pierre était de forme conique, et, comme tous les «
bétyles » de même forme, elle doit être regardée comme une
figuration réduite de la montagne en tant que symbole « axial ».
D’autre part, les « pierres noires » sacrées étant des
aérolithes, cette origine « céleste » donne à penser que le
caractère « chthonien » auquel nous faisions allusion au début ne
correspond en réalité qu’à un des aspects de Cybèle ; du reste,
l’axe représenté par la montagne n’est pas « terrestre »,
mais relie entre eux le ciel et la terre ; et nous ajouterons que
c’est suivant cet axe que, symboliquement, doivent s’effectuer la
chute de la « pierre noire » et sa remontée finale, car il s’agit
là aussi de relations entre le ciel et la terre5. Il ne saurait être
question, bien entendu, de contester que Cybèle ait été souvent
assimilée à la « Terre-Mère », mais seulement d’indiquer
qu’elle avait aussi d’autres aspects ; il est d’ailleurs très
possible que l’oubli plus ou moins complet de ceux-ci, par suite
d’une prédominance attribuée à l’aspect « terrestre », ait
donné naissance à certaines confusions, et notamment à celle qui a
conduit à assimiler la « pierre noire » et la « pierre cubique »,
qui sont cependant deux symboles très différents6.
La
« pierre cubique » est essentiellement une « pierre de fondation »
; elle est donc bien « terrestre », comme l’indique d’ailleurs
sa forme et, de plus, l’idée de « stabilité » exprimée par
cette même forme7 convient bien à la fonction de Cybèle en tant
que « Terre-Mère », c’est-à-dire comme représentant le
principe « substantiel » de la manifestation universelle. C’est
pourquoi, au point de vue symbolique, le rapport de Cybèle avec le «
cube » n’est pas à rejeter entièrement, en tant que «
convergence » phonétique ; mais, bien entendu, ce n’est pas une
raison pour vouloir en tirer une « étymologie », ni pour
identifier à la « pierre cubique » une « pierre noire » qui
était conique en réalité. Il y a seulement un cas particulier dans
lequel il existe un certain rapport entre la « pierre noire » et la
« pierre cubique » : c’est celui où cette dernière est, non pas
une des « pierres de fondation » posées aux quatre angles d’un
édifice, mais la pierre shetiyah
qui
occupe le centre de la base de celui-ci, correspondant au point de
chute de la « pierre noire », comme, sur le même axe vertical,
mais à son extrémité opposée, la « pierre angulaire » ou «
pierre du sommet », qui par contre, n’est pas de forme cubique,
correspond à la situation « céleste » initiale et finale de cette
même « pierre noire ». Nous n’insisterons pas davantage sur ces
dernières considérations, les ayant déjà exposées plus en
détail8 ; et nous rappellerons seulement, pour terminer, que, d’une
façon générale, le symbolisme de la « pierre noire », avec les
différentes situations et les différentes formes qu’elle peut
prendre, est, au point de vue « microcosmique », en relation avec
les « localisations » diverses, dans l’être humain, du luz
ou
du « noyau d’immortalité ».
René Guénon
1
Nous
ne reparlerons donc pas de l’assimilation de Cybèle à une «
cavale », ni du rapprochement qu’on a voulu en tirer avec la
désignation de la « chevalerie », non plus que de l’autre
rapprochement non moins imaginaire avec la « Kabbale ».
2 Nous
signalerons incidemment à ce propos qu’il est même fort douteux,
malgré une synonymie exacte et une similitude phonétique partielle,
qu’il puisse y avoir une véritable parenté linguistique entre le
grec Kubos
et
l’arabe Kaab,
en raison de la présence dans le second de la lettre ayn
;
du fait que cette lettre n’a pas d’équivalent dans les langues
européennes et ne peut pas réellement y être transcrite, les
Occidentaux l’oublient ou la négligent trop souvent, ce qui a pour
conséquence de nombreuses assimilations erronées entre des mots
dont la racine est très nettement différente.
3
Ainsi,
le mot hébreu et arabe kabir
a
une parenté évidente avec l’hébreu gibor
et
l’arabe jabbâr
;
il est vrai que le premier a surtout le sens de « grand » et les
deux autres celui de « fort », mais ce n’est là qu’une simple
nuance ; les Giborim
de
la Genèse sont à la fois les « géants » et les « hommes forts
».
4
Notons
en passant que Gebal
était
aussi le nom de la ville phénicienne de Byblos ; ses habitants
étaient appelés Giblim,
et ce nom est resté comme « mot de passe » dans la maçonnerie. Il
y a à ce propos un rapprochement qu’il ne semble pas qu’on ait
jamais pensé à faire ; quelle qu’ait pu être l’origine
historique de la dénomination des Gibelins (Ghibellini)
au moyen âge, elle présente avec ce nom de Giblim
une
similitude des plus frappantes, et, si ce n’est là qu’une «
coïncidence », elle est tout au moins assez curieuse.
5 Voir
sur tout ceci Lapsit
exillis [ch.
XLIV]. Ŕ Il existe dans l’Inde une tradition suivant laquelle les
montagnes volaient autrefois ; Indra
les
précipita sur la terre et les y fixa en les frappant de la foudre :
ceci est encore manifestement à rapprocher de l’origine des «
pierres noires ».
6
Nous
avons signalé dans un compte rendu [Études
Traditionnelles,
janvier-février 1946, recueilli dans les Études
sur l’Hindouisme],
l’incroyable supposition de l’existence d’une soi-disant «
déesse Kaabah
»,
qui aurait été représentée par la « pierre noire » de la
Mecque, appelée également Kaabah
;
c’est là un autre exemple de la même confusion, et, depuis lors,
nous avons eu la surprise de lire encore la même chose ailleurs,
d’où il semble bien résulter que cette erreur a cours dans
certains milieux occidentaux. Nous rappellerons donc que la Kaabah
n’est
nullement le nom de la « pierre noire », celle-ci n’étant pas
cubique, mais celui de l’édifice dans un des angles duquel elle
est enchâssée et qui, lui, a effectivement la forme d’un cube ;
et, si la Kaabah
est
aussi Beyt
Allah («
maison de Dieu », comme le Beith-EI
de
la Genèse), elle n’a pourtant jamais été considérée elle-même
comme une divinité. Il est d’ailleurs très probable que la
singulière invention de la prétendue « déesse Kaabah
»
a été suggérée en fait par le rapprochement de Kubelê
et
de Kubos
dont
nous avons parlé plus haut.
7
Voir
Le
Règne de la quantité et les signes des temps,
ch. XX. 8 Voir encore Lapsit
exillis [ch.
XLIV].
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