René Guénon
Publié
dans les Études
Traditionnelles,
mai 1937.
Pour
revenir sur certaines considérations qui se rapportent à la figure
de la « pierre cubique à pointe » à laquelle nous venons de faire
allusion, nous dirons tout d’abord que cette figure, dans des
anciens documents, est complétée, d’une façon assez inattendue,
par l’adjonction d’une hache qui semble posée en équilibre sur
le sommet même de la pyramide. Cette particularité a souvent
intrigué les spécialistes du symbolisme maçonnique, dont la
plupart n’ont pu en donner aucune explication satisfaisante ;
cependant, on a suggéré que la hache pourrait bien n’être ici
autre chose que l’hiéroglyphe de la lettre hébraïque qoph,
et c’est là que se trouve en effet la véritable solution ; mais
les rapprochements qu’il y a lieu de faire à cet égard sont
encore beaucoup plus significatifs si l’on envisage la lettre arabe
correspondante qâf,
et il nous a paru intéressant d’en donner un aperçu, malgré le
caractère d’étrangeté que ces choses risquent de revêtir aux
yeux du lecteur occidental, qui forcément n’est pas habitué à ce
genre de considérations.
Le
sens le plus général qui s’attache à la lettre dont il s’agit,
que ce soit en hébreu ou en arabe, est celui de « force » ou de «
puissance » (en arabe qowah),
qui peut d’ailleurs, suivant les cas, être d’ordre matériel ou
d’ordre spirituel1 ; et c’est bien à ce sens que correspond, de
la façon la plus immédiate, le symbolisme d’une arme telle que la
hache. Dans le cas qui nous occupe présentement, c’est évidemment
d’une puissance spirituelle qu’il doit être question ; ceci
résulte du fait que la hache est mise en rapport direct, non avec le
cube, mais avec la pyramide ; et l’on pourra se souvenir ici de ce
que nous avons déjà exposé en d’autres occasions sur
l’équivalence de la hache avec le vajra,
qui est bien aussi, avant tout, le signe de la puissance spirituelle.
Il y a plus : la hache est placée, non pas en un point quelconque,
mais, comme nous l’avons dit, au sommet de la pyramide, sommet qui
est souvent considéré comme représentant celui d’une hiérarchie
spirituelle ou initiatique ; cette position semble donc indiquer la
plus haute puissance spirituelle en action dans le monde,
c’est-à-dire ce que toutes les traditions désignent comme le «
Pôle » ; ici encore, nous rappellerons le caractère « axial »
des armes symboliques en général et de
la hache en particulier, qui est manifestement en parfait accord avec
une telle interprétation.
Or
ce qui est très remarquable, c’est que le nom même de la lettre
qâf
est
aussi, dans la tradition arabe, celui de la Montagne sacrée ou
polaire2 ; la pyramide, qui est essentiellement une image de
celle-ci, porte donc ainsi, par cette lettre ou par la hache qui la
remplace, sa propre désignation comme telle, comme pour ne laisser
subsister aucun doute sur la signification qu’il convient de lui
reconnaître traditionnellement. De plus, si le symbole de la
montagne ou de la pyramide est rapporté à l’« Axe du Monde »,
son sommet, où est placé cette lettre, s’identifie plus
spécialement au Pôle même ; or qâf
équivaut
numériquement à maqâm3,
ce qui désigne ce point comme le « Lieu » par excellence,
c’est-à-dire l’unique point qui demeure fixe et invariable dans
toutes les révolutions du monde.
La
lettre qâf
est,
en outre, la première du nom arabe du Pôle, Qutb,
et, à ce titre encore, elle peut servir à le désigner
abréviativement, suivant un procédé dont l’emploi est très
fréquent4 ; mais il y a encore d’autres concordances non moins
frappantes. C’est ainsi que le siège (le mot arabe est markaz,
qui signifie proprement « centre ») du Pôle suprême (appelé
El-Qutb
El-Ghawth,
pour le distinguer des sept Aqtâb
ou
Pôles secondaires et subordonnés5) est décrit symboliquement comme
situé entre ciel et terre, en un point qui est exactement au-dessus
de la Kaabah,
laquelle a précisément la forme d’un cube et est, elle aussi, une
des représentations du « Centre du Monde ». On peut donc envisager
la pyramide, invisible parce qu’elle est de nature purement
spirituelle, comme s’élevant au-dessus de ce cube, qui, lui, est
visible parce qu’il se rapporte au monde élémentaire, marqué par
le nombre quaternaire ; et, en même temps, ce cube, sur lequel
repose ainsi la base de la pyramide ou de la hiérarchie, dont elle
est la figure et dont le Qutb
occupe
le sommet, est aussi, par sa forme, un symbole de la stabilité
parfaite.
Le
Qutb suprême est assisté des deux Imâms
de
la droite et de la gauche, et le ternaire ainsi formé se trouve
encore représenté, dans la pyramide, par la forme triangulaire qui
est celle de chacune de ses faces. D’autre part, l’unité et le
binaire qui constituent ce ternaire correspondent aux lettres alif
et
be
suivant
les valeurs numériques respectives de celles-ci. La lettre alif
présente
la forme d’un axe vertical ; sa pointe supérieure et les deux
extrémités en opposition horizontale de la lettre be
forment,
selon un schéma dont on pourrait retrouver des équivalents dans
divers symboles appartenant à d’autres traditions, les trois
angles du triangle initiatique, qui en effet doit être considéré
proprement comme une des « signatures » du Pôle. Ajoutons encore,
sur ce dernier point, que la lettre alif
est
tout spécialement considérée comme « polaire » (qutbâniyah),
son nom et le mot Qutb
sont
numériquement équivalents : alif
=
1 + 30 + 80 = 111 ; Qutb
=
100 + 9 + 2 = 111. Ce nombre 111 représente l’unité exprimée
dans les trois mondes, ce qui convient parfaitement pour caractériser
la fonction même du Pôle.
Ces
remarques auraient sans doute pu être développées davantage, mais
nous pensons en avoir dit assez pour que ceux mêmes qui sont les
plus étrangers à la science traditionnelle des lettres et des
nombres doivent tout au moins reconnaître qu’il serait bien
difficile de prétendre ne voir en tout cela qu’un simple ensemble
de « coïncidences » !
René Guénon
1
La
distinction entre ces deux sens est marquée en arabe par une
différence dans l’orthographe du mot qowah
pour
le premier et qowâ
pour
le second.
2
Certains
veulent identifier la montagne de Qâf
au
Caucase (qâf-qâsiyah)
; si cette assimilation devait être prise littéralement au sens
géographique actuel, elle serait certainement erronée, car elle ne
s’accorderait aucunement avec ce qui est dit de la Montagne sacrée,
qui ne peut être atteinte « ni par terre ni par mer » (lâ
bil-barr wa lâ bil-bahr)
; mais il faut remarquer que ce nom de Caucase a été appliqué
anciennement à plusieurs montagnes situées en des régions très
différentes, ce qui donne à penser qu’il peut bien avoir été
originairement une des désignations de la Montagne sacrée, dont les
autres Caucases ne seraient alors qu’autant de « localisations »
secondaires.
3 Qâf
=
100 + 1 + 80 = 181 ; maqâm
=
40 + 100 + 1 + 40 = 181. En hébreu, la même équivalence numérique
se retrouve entre qoph
et
maqom
;
ces mots ne diffèrent d’ailleurs de leurs correspondants arabes
que par la substitution de waw
à
alif,
dont il existe de nombreux autres exemples (nâr
et
nûr,
âlam
et
ôlam,
etc.) ; le total est alors 186.
4 C’est ainsi que la lettre mîm,
par exemple, sert parfois à désigner le Mahdî
;
Mohyiddin ibn Arabi, notamment, lui donne cette signification dans
certains cas.
5 Les sept Aqtâb
correspondent
aux « sept Terres », qui se retrouvent également dans d’autres
traditions ; et ces sept Pôles terrestres sont un reflet des sept
Pôles célestes, qui président respectivement aux sept Cieux
planétaires.
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