mercredi 5 septembre 2012

Le corps du saint dans l'hagiographie du Maghreb médiéval

 

Tombeau de Abou Zama el-Balaoui, compagnon du Prophète Saws, dans la Zaouia de Sidi Sahab ou mosquée du Barbier à Kairouan - Tunisie

 

Nelly Amri

Université de la Manouba, Tunis.


Ce travail tente de réfléchir sur la place accordée par l’hagiographie du Maghreb médiéval au corps dans l'expérience de sainteté et dans le processus de “sanctification” d’un homme ou d’une femme, ainsi que dans la reconnaissance ou la “consécration” de cette sainteté. Il vise à repérer les infléchissements perceptibles dans les critères de sainteté et la valeur accordée par l'hagiographie à telle ou telle voie de sanctification. Il se propose également d’examiner la représentation par les contemporains du corps du saint vivant et les bénéfices qu’ils en attendent.

Plan

 
La sanctification du corps : les voies consacrées
L’héritage prophétique
Seul un corps éprouvé peut « monter »
Les larmes comme critère de sainteté
La tension du pur et de l’impur. « La part de Satan » ou l’impératif de purification
Entre scrupule et tentation
Vers un nouveau corps : le corps « dé-créé »
Un corps « possédé » par Dieu
Le corps du saint et son topos : ces saints à la beauté légendaire
Ce corps par lequel le scandale arrive ou la sainteté « sur le fil du rasoir »
L’ivresse spirituelle
Jadhb et folie en Dieu
Le corps transgresseur
Du corps de l’itinérant au corps du médiateur
Le corps spectaculaire
Le « corps bénéfique »
Cette main qui a la vertu « de rassurer de la peur et de calmer la faim »
La sainte salive
… et autres substances
Le corps « qui tue »


Texte intégral

 
La première question qui vient à l’esprit de l’historien est la suivante : “le corps” du saint existe-t-il comme notion nommément citée dans l’hagiographie islamique (aussi bien du Machreq que du Maghreb) ? Ce qui pose le problème de la manière de le désigner. Dans le christianisme et dans l’hagiographie chrétienne médiévale le “corps” est cité comme tel ; et même davantage : « Quand les dévots d’un serviteur de Dieu s’adressent à lui, ils se réfèrent souvent expressément à son corps : O corpus sanctum etc. » (Vauchez, 1988 : 503, note 13). Dans l’islam1 et notamment dans l’hagiographie, parle-t-on de “jasad” ou de “jismal-walî, et quelle place attribue-t-on à ces notions, en relation notamment avec la notion de nafs généralement traduite par “âme charnelle” ? L’usage de cette dernière dans “le langage populaire”, de l’avis même d’un Hujwirî (1988 : 235), recèle des “significations contradictoires”, tels que “esprit”, “conscience”, “corps” et “sang”. Mais c’est dans la nafs que, pour les soufis, « réside l’origine et le principe du mal ». Avec quelle fréquence et quelles significations, des expressions comme jasad muqaddas (corps saint) et jasad mubârak (corps béni ou encore bénéfique car porteur de baraka), sont-elles utilisées par l’hagiographie islamique ?
Ce travail entend réfléchir sur la place accordée par l’hagiographie du Maghreb médiéval au corps dans l’expérience de sainteté et dans le processus de sanctification d’un homme ou d’une femme, sur les voies consacrées, recherchées ou au contraire condamnées ou simplement tolérées de cette sanctification par le corps. Il se propose également d’examiner la représentation par les contemporains du corps du saint et les bénéfices qu’ils en attendent, ainsi que la place qu’ils accordent au corps dans la reconnaissance de la sainteté d’un homme ou d’une femme. Il tentera de traiter de ces sujets au travers d’un certain nombre d’interrogations qui pourraient baliser la route pour des recherches ultérieures.
 
À la faveur de quel processus se fait le glissement de la notion de « corps du saint » vers la notion de « corps saint »2 dans lequel Dieu a manifesté des signes de sainteté, consacrés et reconnus par les contemporains ?
Quel est le processus de sanctification du corps du saint au terme duquel se réalise la reconnaissance ou encore la consécration de sa sainteté : dès la naissance (la sainteté fœtale) ? Au terme d’une ascèse ? Du vivant du saint ? À sa mort ? La sainteté par le corps (dans ses différentes manifestations) eut-elle tendance à l’emporter sur la sainteté par l’esprit ? Discerne-t-on des infléchissements dans l’hagiographie, des courants, des débats ? Le processus de sanctification du corps a-t-il connu une évolution dans ses critères, ses moyens, la valeur accordée par l’hagiographie à telle ou telle voie de sanctification ?
 
Une précaution, néanmoins, s’impose : l’hagiographie islamique, bien qu’appartenant à la tradition scripturaire, ne peut être appréhendée de la même manière que l’hagiographie chrétienne (Philippart, 1996), dont la production est largement tributaire de lieux (les monastères) et d’une institution (l’Église), même s’il ne faudrait pas durcir outre mesure cette réalité en exagérant l’homogénéité et la cohérence des clercs du Moyen Âge (Vauchez, 1988 : 5). Cependant, et sans entrer dans les subtilités de la tension entre vox populi et pouvoir épiscopal, du IIIe au Xe siècle, puis entre « sainteté populaire » et « sainteté officielle » plus tard, dans le processus de reconnaissance de la sainteté d’un homme ou d’une femme et dans la mise en place d’un culte, la papauté exercera, à partir de la fin du XIIe siècle, par les procès de canonisation, un contrôle et une discipline accrus, accentuant ce caractère de centralisme institutionnel dans la « fabrique du saint », même si le peuple continuera d’être un « créateur de saints »3.
 
C’est ce caractère institutionnel et non pas tant la formalisation, voire la codification, du discours, qui fait toute la différence avec l’hagiographie de l’islam médiéval4. Car dans ce dernier aussi, le récit hagiographique est formalisé dans des « formes » de discours reconnus et acceptés en vertu de ces « contrats d’énonciation » chers aux linguistes. Il obéit aussi à un modèle, il a ses propres codes gnomiques, symboliques etc., il cherche également à produire un discours d’autorité, mobilisant des locuteurs légitimés à le faire, des porte-parole autorisés. Ecrits par des lettrés jouissant d’une grande liberté d’intervention, ces manâqib (récits de vie, de vertus et de prodiges de saints), n’obéissent-ils pas pour autant à une visée, ne reflètent-ils pas les « idées que les [musulmans] d’un temps donné se font de la sainteté » (Vauchez), et des bénéfices qu’ils en attendent ?
Une lecture attentive du genre permet d’y voir à l’œuvre des modèles consacrés de perfection humaine que ces recueils cherchent à perpétuer, mais aussi, subrepticement et avec toutes les ruses qu’utilise la tradition avec le mouvement, de nouveaux modèles qu’ils essaient d’introduire. On peut également y déceler un idéal de sainteté que des élites suffisamment responsables (dans le sens où l’a développé M. Hodgson 1998: 85, 155 et 158) jugent utiles, selon leur propre estimation, d’accréditer et de diffuser. Ils cherchent également à orienter les attentes des contemporains dans un sens plus conforme à la Lettre de la Loi ici, plus spirituel là, et œuvrent à susciter, chez ces derniers, tantôt la crainte, tantôt l’espérance. Néanmoins, il convient de ne pas oublier que les auteurs de ces manâqib sont souvent eux-mêmes des disciples des cheikhs dont ils dressent une hagiographie, et que leur récit est aussi le fruit d’une expérience propre qui participe pleinement de leurs représentations. Notre approche des documents hagiographiques nous montre qu’une telle lecture est non seulement possible, mais qu’elle reste largement souhaitable si nous voulons restituer la sainteté en islam – entendue ici comme signes de perfection reconnus, comme réponse aux besoins spirituels des contemporains et comme remède à leur angoisse – au champ de l’histoire. Cette nouvelle réflexion voudrait être une contribution de plus à une telle approche des sources hagiographiques de l’islam médiéval.
 
Nous avons interrogé un corpus, certes bien imparfait et privilégiant peut-être davantage l’Ifrîqiya5 que le reste du Maghreb, mais qui reste néanmoins suffisamment signifiant dans le temps et dans l’espace.
 

La sanctification du corps : les voies consacrées

 

L’héritage prophétique

 
L’idée que toute sainteté dérive de la Sunna muhammadienne, en est un exemple vivant et tend à en imiter les vertus et les attributs, est un lieu commun de l’hagiographie islamique, et traverse toute la littérature religieuse de l’islam. Selon une tradition (hadith),
« Quiconque redonne vie à ma Sunna, me redonne vie, et quiconque me redonne vie, sera avec moi au paradis » (Al-Suhrawardî, éd. 1966 : 229).
Les soufis, au début de leur Voie, suivent les propos du Prophète ; au milieu, ils suivent ses actes ; et à la fin, ils acquièrent, de la sorte, ses vertus (akhlâqih) (ibid. : 236-237). L’amélioration de celles-ci ne vient que par la purification (tazkiyat) de la nafs (ibid. : 229).
 
Tout au long de ces lignes, nous verrons combien le modèle prophétique et celui des Compagnons, les premiers dépositaires du legs spirituel de Muhammad6, est présent. Un texte comme le Sulûk (ixe/xve siècle) le rappelle aux contemporains, et cite un propos du Prophète : « Qui veut voir un mort-vivant, qu’il regarde Abû Bakr » (Al-Kûmî : f. 101a).
 
Que la présence du Prophète et du modèle muhammadien soit attestée dans les recueils de la première génération (ive-ve/xe-xie siècle), elle l’est davantage encore aux derniers siècles du Moyen Âge, où la vénération à la personne du Prophète et la recherche de liens directs, affectifs, corporels, et généalogiques avec lui, devient prépondérante dans la spiritualité des contemporains. Le récit d’une vision d’allaitement par la langue du Prophète dont nous avions tenté une herméneutique (Amri, 2001/1 : 392-3) est attribué à Abû ‘Abdallah Muḥammad Ibn Sulṭân (m. 701/1301)7, un disciple de Shâdhilî (m. 656/1258) : « Je me vis en rêve tétant la langue du Prophète comme un pigeon nourrit ses petits » (Ibn al-Sabbâgh, ms. 18555 : fol. 94a). Ce récit met en lumière une relation matricielle avec le Prophète, une initiation et un apprentissage direct de la parole et une relation d’amour à laquelle renvoie la racine (HBB) (ḥabba ou ḥibba).
 
En effet, le Prophète, dans la production hagiographique médiévale, réunit en lui les figures du père, de la mère et du précepteur. En témoigne ce propos attribué à ‘Abd al-Wahhâb al-Mzûghî (m. 675/1276), autre disciple ifrîqiyyen d’Al-Shâdhilî, sur le saint « héritier du Prophète, de ses vertus et de sa Sunna » et cette interrogation : « que vaut un fils qui n’est pas à l’image de son père ? » Les mufâkharât8 de ‘Â’isha Al-Mannûbiyya sont un autre témoignage sur la relation directe revendiquée par la sainte avec al-Rasûl, le Bien-aimé (al-ḥabîb) et son initiation directe par lui (Manâqib al-Sayyida : 5-9 et 12 ; Amri, 1999 : 262 et 264-5).
Dans un recueil tardif, Manâqib Aḥmad Al-Tibâsî (m. 928/1521), l’un des disciples d’Aḥmad Ibn Makhlûf Al-Shâbbî (m. 898/1492), nous est relatée une vision dans laquelle le Prophète oint la poitrine du saint (masaḥa ṣadrahu) (Ibn Maymûn Al-Maghribî : fol. 13a), et l’investit de la khilâfa (vicariat) à la tête de la communauté musulmane.
La silsilat al-sanad (chaîne de transmission, ou chaîne initiatique), s’autorisant d’un « appui » remontant au Prophète, matérialise en fait ce lien évoqué ci-dessus, et devient un garant de l’authenticité de l’expérience de sainteté. Parmi les huit griefs qui seront reprochés à Aḥmad b. ‘Arûs (m. 868/1463) par les juristes de l’époque, figure l’absence d’un sanad dans la voie (Al-Râshidî, éd. 1303/1885 : 345). Ce principe « généalogique » est encore réaffirmé avec force, au siècle suivant, dans les Manâqib d’Al-Tibâsî :
« Celui dont la racine [rattachée à l’arbre prophétique] n’est pas ferme et dont la branche [issue de l’arbre prophétique] n’est pas solide, sa porte est fermée, sa science et sa pratique ne sont pas acceptées ; ce shaykh ne peut s’exprimer sur les Réalités et ne peut guère prétendre à l’initiation des novices » (Ibn Maymûn Al-Maghribî : fol. 8a et b).
 

Seul un corps éprouvé9 peut « monter »

 
Dans les critères de sanctification, le combat contre la nafs, la purification de celle-ci par la mortification et les exercices surérogatoires, restent des éléments dotés d’une grande stabilité dans l’hagiographie islamique, y compris au Maghreb médiéval, et y occupent une place centrale que le temps n’a pas entamée. Cette importance ne semble pas s’infléchir durant le long Moyen Âge (du IIIe/IXe au IXe/XVe siècle). La « sanctification » du corps reste l’une des conditions essentielles de la « montée » vers Dieu.
Al-Labîdî, décrivant son shaykh Al-Jibinyânî (m. 369/979), écrit qu’à force de dhikr, sa peau s’était desséchée sur ses os et son teint avait noirci (Al-Labîdî, éd. 1959 : 66). Il évoque également l’épreuve de la faim et du jeûne ininterrompu du saint (Al-Jibinyânî demeura sept ans sans manger de pain) (ibid.: 69), la soif, les nuits de veille, la retraite en solitaire et l’exposition aux intempéries. Il se mortifiait également par le port des vêtements de bure et des frocs rapiécés (ibid.: 20). L’hagiographe insiste sur cette mise à mal du corps, son avilissement : le cheikh avait coutume de dormir avec les chiens sur les détritus (Al-Labîdî, éd. 1959 : 20).
 
Au ixe/ xve siècle, cette mortification continue d’être la voie royale pour accéder aux degrés de la sainteté. Tel dévot kairouanais, tout faqîh qu’il était, avait l’habitude de prendre une pierre en guise d’oreiller et de dormir sur une vieille natte usée (Ibn Nâjî : IV, 119). L’hagiographe d’Ibn ‘Arûs (m. 868/1463) nous le montre se nourrissant des rebuts des bouchers et des déchets de légumes et autres (Al-Râshidî : 196). Le corps était mortifié par l’ascèse et les exercices surérogatoires, mais aussi par des efforts physiques que le saint lui imposait : après l’épreuve du port de balluchons de plus en plus lourds que le chef de la corporation des porteurs d’huile avoua ne pouvoir soulever (ibid.: 199), Ibn ‘Arûs demeurera un an en plein air sur sa terrasse10.
Dans le Sulûk al-murîdîn, le recueil consacré aux manâqib du shaykh Abû’l-Ḥasan ‘Alî Al-‘Ajmî (m. 809/1406), l’hagiographe nous montre le saint demandant à ses disciples de lui piétiner la joue, afin de lutter contre le péché d’orgueil (al-‘ujb) (Al-Kûmî : f. 94a). D’ailleurs toute une éthique de la contrition, de l’affliction et de la crainte y est encore largement à l’œuvre. Le cheikh Al-‘Ajmî nous est dépeint comme « constamment en proie à la crainte » (al-khawf) (Al-Kûmî : f. 109b-110a) : « Que le novice prenne garde à son Seigneur autant qu’il peut », conseille-t-il (ibid.: f. 29b). On recommande encore aux itinérants de se contenter de peu d’heures de sommeil, et de peu de nourriture, car le sommeil prolongé est signe de péchés abondants. On les encourage au jeûne continu, où l’on retrouve le modèle prophétique (ibid.: f. 42b). Une mortification conditionnée également par l’amour :
« Comment l’amant peut-il dormir ? Tout sommeil lui est interdit ; celui qui prétend aimer Dieu et Le servir ne dort pas » (Al-Kûmî : f. 29a et b).
 
Significative pour notre propos et pour les critères de sainteté encore reconnus et recherchés en cette fin du Moyen Âge, cette boutade, attribuée à Ibn ‘Arafa11 :
« Celui qui ne passe pas la nuit en adoration, il est permis de douter de sa sainteté » (Al-Kûmî : f. 31b).
Cette mise à l’épreuve du corps, l’hagiographie tente également de l’inscrire dans une éthique de l’amour des autres en Dieu (Al-Kûmî : f. 117a) dont elle fait l’un de ses thèmes favoris. Ibn ‘Arûs, à l’image d’un d’Aḥmad Al-Rifâ‘î (m. 578/1182), exemple même de la compassion et de la charité pour les humains mais aussi pour les animaux, nous est dépeint remplaçant une jument dans les travaux d’irrigation d’un champ (Al-Râshidî : 193).
Si le zâhid de la haute période « ne voyait sa femme et ses enfants qu’une fois l’an, puis les quittait pour sa siyâḥa » (Al-Mâlikî : II, 362-3), on continue de recommander au novice du ixe/xve siècle d’éviter la recherche de la compagnie de sa femme et de ses enfants, dont il convient qu’il se repente beaucoup (Al-Kûmî : f. 35a).
 

Les larmes comme critère de sainteté

 
La littérature hagiographique a très tôt fait l’apologie des pleurs et des pleureurs. Le saint pleure d’abord d’humilité et par repentir (tawba) ; il est « le repenti » par excellence ; mais à l’origine des pleurs, il y a aussi et avec une égale intensité, dont on peut dire qu’elle perdurera jusqu’au VIIIe/XIVe siècle, le sentiment de peur (al-khawf) des Fins dernières, dont le corollaire est la crainte révérencielle de Dieu (khashyat Allah)12.
 
En effet, les pleurs, chez les bakkâ’ûn13 (littéralement « les pleureurs ») en islam14 s’inscrivent dans une dimension étroitement liée à la notion de péché et au salut ainsi qu’au statut foncièrement adamique de « l’étranger » dans ce monde-ci. Quant au fondement scripturaire de cette tradition, il se réduit à deux occurrences coraniques (XVII, 109 et XIX, 59), auxquelles s’ajoute surtout le hadîh al-tabâkî recommandant de verser des larmes pendant les exercices de dévotion15. Le modèle prophétique est ici aussi très présent : Muḥammad aurait été entendu pleurant parfois au cours des prières ; il aurait supplié Dieu de lui accorder « deux yeux qui versent un flot de larmes » (Meier: 988-990). Selon une tradition prophétique, « N’entrera pas en Enfer, celui qui pleure par crainte de Dieu » (Al-Qushayrî : 59) ; une autre tradition est invoquée « Si vous saviez ce que je sais, vous ririez peu et pleureriez beaucoup » (ibid.).
Dans les œuvres classiques comme la Risâla d’al-Qushayrî, la peur est consubstantielle à la foi, ce à quoi renvoie ce verset cité par l’auteur de la Risâla : Dieu a dit « Craignez-Moi si vous êtes croyants ». La peur devant toujours être maîtresse du cœur, non l’espérance, elle est la lanterne du cœur, par laquelle le soufi voit ce que celui-ci recèle de bien et de mal. Le signe de la peur est l’affliction perpétuelle (Al-Qushayrî : 60-61).
Dans l’hagiographie maghrébine, on retrouve ce thème, notamment dans le Ma‘âlim d’Ibn Nâjî, reprenant des textes beaucoup plus anciens, et ce, tant dans les notices consacrées aux Compagnons et Suivants ayant séjourné à Kairouan, que dans celles consacrées aux Ifrîqiyens eux-mêmes, et dans lesquelles on exalte la vertu des pleurs et de l’abondance des larmes chez ces êtres de perfection (Ibn Nâjî : I, 117). Certains saints de la haute époque (iie/viiie siècles) en Ifrîqiya, tel Abû Ḥafs ‘Umar Al-Fattâl, cité au nombre des abdâl (les substituts), « s’était juré de ne jamais rire » (ibid.: I, 252).
Cette peur-panique reste largement à l’œuvre dans les biographies de saints ifrîqiyens du ive/xe siècle tel Marwân Al-‘Âbid (m. 340/951), l’un des saints éminents de Kairouan, qui, « à la moindre allusion au Jugement Dernier, de peur, urinait du sang » (ibid.: III, 40). D’autre part, les allusions dans les sources des ive-ve siècles et xe-xie siècles abondent sur les pleurs et les pleureurs. Le surnom de bakkâ’ s’y rencontre souvent : tel pleura à en perdre ses cils, tel autre était « au nombre des nawwâhîn, des “gémisseurs” ; il pleurait jusqu’à ce que l’endroit où il était prosterné en fût inondé et qu’il s’écroulât par terre » (Al-Labîdî : 5, 18, 28, 42). Al-Mâlikî évoque nombre de bakkâ’ûn dans ses notices (Al-Mâlikî : II, 188, 204 et 455). De même Ibn Nâjî (II, 1re éd. : 26, 41, 69, 73, 118) dans ses Ma‘âlim. Al-Labîdî rapporte que le saint de Jibinyâna, dont le maître était déjà « réputé pour ses larmes », avait coutume de pleurer au cours de ses sermons et de faire pleurer à flots l’assistance, tant et si bien que l’on pouvait entendre les sanglots jusqu’au dehors comme s’il se fût agi d’une séance de lamentations manâha (Al-Labîdî : 29) ; son affliction était apparente et il était réputé pour l’abondance de ses larmes. Pleurer pouvait même causer la mort précocement (ibid. : 22). Il existe également des témoignages nombreux sur « la douceur du cœur » riqqat al-qalb, la propension aux larmes, cette facilité et cette promptitude à s’épancher, voire même à sangloter littéralement à grands flots et à verser des larmes de repentir et de componction (Ibn Nâjî : III, 18, 126-127 ; al-Mâlikî : I, 495-496). C’est en ces termes qu’Al-Fârisî (Ms 18105, ff. 12a, 19b et 20a.) décrit son grand-père Muhriz Ibn Khalaf :
« Il avait le cœur le plus doux et de tous ses contemporains, celui qui pleurait le plus abondamment » ; il était « le Repenti », « tant il pleurait et avait le cœur navré de douleur » (ibid. : f. 20a).
Bref, pleurer pouvait fonder une réputation de sainteté.
On pleurait également en signe d’humilité et afin de lutter contre le danger d’infatuation que la reconnaissance de la sainteté pouvait faire courir. On rapporte qu’Al-Jibinyânî invita son compagnon Ibn Ayshûn à se retirer dans la forêt afin de pleurer car, lui-dit-il, « les gens croient que nous sommes les meilleurs parmi les habitants de ce village » (Al-Labîdî : 16).
Des lieux avaient pratiquement été consacrés dans cette “fonction” et dans cette vocation d’affliction, de grave méditation et d’abondance des larmes versées par un auditoire à l’écoute d’un sermon, d’un récit édifiant sur les amis de Dieu, ou encore d’un poème sur l’amour divin (tels les poèmes d’Abî Ma‘dân Al-Bannâ’ Al-Sûfî m. 286/899), l’ascétisme et les affres du Jour de la Résurrection (al-Mâlikî : I, 495). Il s’agit de deux mosquées, qui constitueront des haut-lieux de la piété kairouanaise : le masjid al-khamîs, fondée par Abû Isḥâq Ibrâhim b. Al-Maddâ l’aveugle, dont le mî‘âd se tenait tous les jeudis, de la prière du ‘aṣr à la nuit, et le masjid al-sabṭ, fondée par Abû Muḥammad Ṣâliḥ Al-Anṣârî al-Dimnî (m. 249/863), dont le mî‘âd avait lieu tous les samedis, dès l’aube jusqu’à midi. Un faqîh devait s’offusquer que les contemporains aient la larme si facile, à l’écoute d’un vers de poésie, alors qu’on avait beau leur réciter des versets du Coran et des traditions prophétiques, ils n’en tiraient guère les enseignements (Ibn Nâjî : II, 160).
Pleure-t-on davantage au début du Moyen Âge qu’à la fin ? Pleure-t-on pour les mêmes raisons ? Les larmes continuent-elles d’être l’un des critères essentiels révélant un ami de Dieu ?
 
La peur eschatologique semble encore très présente dans les sermons des dévots de Kairouan au viiie/xive siècle ainsi que le montrent les notices du Ma‘âlim, notamment celle d’Al-Shabîbî (m. 782/1380), même si les contemporains veulent de plus en plus se persuader de l’inéluctabilité du salut grâce à l’intercession des meilleurs parmi les hommes et surtout grâce à la fameuse shafâ‘a du Prophète dont la vénération, qui ne s’est jamais démentie, prend, à partir du viiie/xive siècle, une nouvelle vigueur avec la célébration populaire et généralisée de son mawlid16. Ibn Nâjî (IV, 131-132) rapporte, dans la notice qu’il consacre au saint d’origine bédouine Al-‘Ubaydilî (m. 748/1347), qu’il avait coutume d’implorer Dieu de le préserver du feu. Un jour l’un de ses disciples et compagnons l’entendit et se mit à sangloter et à se lamenter.
En effet, cette propension aux larmes paraît ne pas s’être infléchie vers la fin du Moyen Âge où l’on continue de pleurer abondamment. À Kairouan, non seulement une solide tradition de bakkâ’ûn perdurait, notamment dans les milieux proches de la voie d’Abû Madyan (m. 594/1197), mais force est de reconnaître que dans les attributs de la sainteté, et dans l’idéal-type du saint tel que le percevaient encore les contemporains et les auteurs des recueils de tarâjim consacrés aux ṣulaḥâ’, figurent encore, en bonne place, l’abondance des larmes, l’affliction et la componction, la pâleur du teint, signe de longues nuits de veille et de jeûnes continus. Tout d’abord chez le compagnon le plus célèbre d‘Al-Qadîdî (m. 699/1299), ‘Ammâr Al-Ma‘rûfî, gratifié par Ibn Nâjî de l’attribut de bakkâ’ (Ibn Nâjî : IV, 21). De même, on peut lire dans la notice consacrée à Ghayth al-Hakîmî (m. 684-5/1285-1286) :
« il était au nombre des affligés, de ceux qui craignent Dieu […], ses larmes étaient abondantes […], il jeûna jusqu’à l’exténuation, sa peau jaunit et son teint devint blafard » (ibid. : 34).
Nous avons dénombré non moins de six “pleureurs”, cités comme tels par l’auteur du Ma’âlim (ibid. : 38, 43, 98, 195), l’un d’eux « pleurait tellement qu’il fut atteint de cécité à la fin de sa vie » (ibid. : 98).
Cette tradition était également visible à Bijâya (Bougie) où Al-Ghubrînî (136) nous signale, pour le VIIe/XIIIe siècle, nombre de saints connus pour leur vie d’ascètes, l’abondance de leurs larmes et leurs sermons sur les fins dernières et les affres de la Géhenne, et dont la voie reposait sur la crainte, tels Yahyâ Al-Zwâwî (m. 611/1214). Citons encore Abû Tammâm le sermonnaire d’Oran, rencontré par le voyageur andalou Al-‘Abdarî : 24, et Muḥammad Al-Kinânî Al-Shâtibî, dont l’abondance des pleurs émut l’auteur (ibid: 129-130). Même les plus grandes autorités juridiques de la ville pouvaient encore s’acquérir au viiie/xive siècle une solide réputation de “douceur du cœur” et d’abondance des pleurs, tel le grand qâdî de la ville, Muḥammad Al-Musaffir (m. 744/1343) (Ibn Qunfudh : 53).
Cette tradition était déjà bien ancrée au Maroc : Abû Ya‘zâ (m. 572/1176), sollicité pour amener la pluie, pleura d’humilité. Aussitôt Dieu l’exauça (ibid. : 23). Quant à son serviteur Yaḥyâ b. Ṣâliḥ, il pleura tellement qu’il en perdit la vue. Il doubla aussitôt le nombre de ses oraisons et de ses litanies (Ibid.: 33). Ibn Qun-fudh témoigne de la vigueur de cette tradition dans le dernier quart du viiie/xive siècle, chez ce saint des Aït Maḥbûb, Abû‘l-Ḥasan b. Yûsuf Al-Sanhâjî :
« Malgré sa corpulence et sa stature physique imposante, il ne pouvait plus s’arrêter de pleurer dès que lui était récité un verset du Coran, une tradition prophétique ou encore un vers de poésie ou un propos soufi, tant et si bien que son entourage craignait pour sa vie ; l’auteur du Uns, qui fut témoin oculaire de ces scènes, confia à l’un de ses interlocuteurs que cet homme ne mourra guère autrement que de l’abondance de ses pleurs ; il avait coutume, raconte-t-il, de le serrer dans ses bras, lui tapotant le dos avec sa « main bénie » en pleurant et ne le lâchait qu’au bout d’une heure, le laissant dans un état de profonde émotion » (ibid.: 72-73).
Ces pleurs, malgré la vigueur de leur présence dans les récits hagiographiques plus tardifs ainsi que nous l’avons montré, constituent-ils encore, pour autant, le noyau central de l’expérience de sainteté, ce qui assoit littéralement une réputation de sainteté ? Tel était le cas, pour les siècles antérieurs, où le modèle du saint pouvait se résumer à cette description que rapporte l’auteur du Ma‘âlim d’un walî du milieu du Ve/XIe siècle :
« il avait le verbe éloquent, le cœur blessé, grandes étaient son affliction et sa crainte et abondantes ses larmes » (Ibn Nâjî : III, 190-191).
Le portrait du mu’min (le croyant) tel que le brosse Al-Fârisî, l’hagiographe de Muḥriz b. Khalaf, en 430/1038, renvoie à ce modèle :
« c’est celui dont le visage est “jaune” (safâr), les larmes, abondantes, qui passe ses nuits en prière et jeûne le jour » (Al-Fârisî : Ms 18105, f. 16b).
Nous avions conclu, il y a quelques années, tout en reconnaissant des continuités certaines, notamment dans ce siècle charnière qu’est le viie/xiiie siècle, à une sorte d’infléchissement de l’idéal de sainteté en Ifrîqiya vers la fin du Moyen Age (Amri, 2001/1 : 538) : une sainteté tournée davantage vers l’extérieur, l’ancien idéal ascétique cédant progressivement la place à une sainteté d’assistance et de secours dans l’adversité. Il y aurait peut-être matière à nuancer et à préciser davantage ce jugement. L’abondance des larmes ferait partie de ces continuités qui traversent tout le Moyen Âge. Elle reste l’un des “paramètres de la sainte performance”. Les exemples que nous venons de citer attestent de la vigueur de cette sainteté affligée et contrite, fournissant des modèles qui sont toujours à l’honneur dans les recueils hagiographiques, et dans lesquels les larmes continuent d’être l’expression, certes non exclusive, de l’indignité du dévot, de son humilité, de la crainte du face à face avec Dieu et, paradoxalement et non moins intensément, du désir (shawq) de Le rencontrer.
 

La tension du pur et de l’impur. « La part de Satan » ou l’impératif de purification

 
Dans le processus de sanctification, l’hagiographie accorde également une place prépondérante au thème de la purification de la « part satanique » qui se trouve en chacun, symbolisée par la nafs qu’il convient d’éduquer, voire de « tuer ». Là également, le modèle prophétique est largement présent, qu’il s’agisse de celui de Jésus, dont la mère Maryam et son modèle d’élection-purification (Coran, III (Sourate âl-‘Umrân), 42-44) sont choisis dans les manâqib de ‘Â’isha Al-Mannûbiyya (Manâqib al-Sayyida : 7 ; Amri, 1999 : 263) ou de celui du Prophète Muḥammad lui-même, dont Al-Suhrawardî relate le récit de la purification lorsqu’il était encore chez Ḥalîma b. Al-Hârith, sa nourrice, par deux personnages (des anges) vêtus de blanc qui l’ont couché par terre, lui ont ouvert le ventre et en ont extrait la “part de Satan” (nasîb al-shayṭân)(ibid. : 230).
C’est à cet épisode de la vie de Muḥammad que renvoient deux anecdotes rapportées par Ibn Al-Sabbâgh dans Durrat al-asrâr : Al-Shâdhilî (m. 656/1258) “éduquant” la nafs de son disciple Muḥammad b. Sulṭân (m. 701/1301-2), figuré, dans le récit, par un serpent (afְ’â), appliqua sa main sur celui-ci, en invoquant :
« Seigneur, voici l’âme charnelle d’Abû ‘Abdallah b. Sulṭân, je la lui éduque ; puis il jeta le serpent. Aussitôt la terre s’ouvrit et l’engloutit » (Ibn l-Sabbâgh, éd. 1304/1886 : 206).
La nafs de ce même disciple fut également l’objet de la sollicitude de son maître Muḥammad Al-Ḥabîbî (m. 693/1293), compagnon d’Al-Shâdhilî :
« Il appliqua sa main sur ma poitrine me disant : j’implore Dieu qu’Il la tue. Son âme charnelle fut tuée et il n’eut plus à pâtir de ses effets » (ibid.).
Le mimétisme avec l’un des épisodes du mi‘râj prophétique apparaît dans « l’arrachement » auquel fut soumis ‘Alî Al-‘Ajmî (m. 809/1406), avant son ascension, lors de l’une de ses visions du malakût (le royaume des cieux) : « je perdis connaissance17 et mon âme (rûḥî) me fut arrachée de chacune de mes articulations (mafṣal) » (Al-Kûmî : f 49a). Au récit d’Al-Bukhârî, la nuit du mi‘râj, Jibrîl ouvrit la poitrine de Muḥammad, le lava à l’eau du puits de Zamzam jusqu’à purification de ses entrailles, puis lui remplit la poitrine et les veines de la gorge de foi et de sagesse (Al-Bukhârî : IX, 182).
 
Les purifications auxquelles s’adonne le saint à l’approche de sa mort sont inscrites dans la perspective eschatologique. Les modèles de purification-sanctification du corps qui va à la rencontre de Dieu changent peu dans la littérature hagiographique. En tête de ces modèles, celui du Prophète dont le corps sanctifié avait dégagé, à l’agonie, selon les propos de son épouse ‘Â’isha, « une odeur si suave qu’elle n’avait pas son pareil » (Al-Ghazâlî : VI, fasc. 15, 146). Lors de sa toilette funéraire, et à l’image du modèle muhammadien (ibid. : 151), le corps de Zaynab Umm Salâma (m. 670/1271), mère du saint kairouanais Al-Qadîdî, était parfaitement docile entre les mains de ses brus, et « se retournait au gré de leurs besoins »18. Au titre des karâmât attribuées à Aḥmad b. Arûs par son hagiographe, figure la sanctification de son corps, devenu, déjà de son vivant, incorruptible, ne présentant nulle trace de déchets ou d’excréments (al-Râshidî : 206 et 212).
À côté de ces signes spectaculaires et somme toute hors d’atteinte des hommes ordinaires, l’hagiographie voulait-elle donner aux contemporains des exemples à imiter dans la préparation à la mort ?
 
C’est ce qui pourrait ressortir de la description que fait le Sulûk des derniers instants du cheikh Al-‘Ajmî, notamment du du‘â’ (invocation) qu’il apprit à son disciple : « Mon Dieu, lave-moi avec l’eau du repentir et ôte de moi le blâme » (Al-Kûmî : f. 97a). Dans l’eschatologie musulmane, les organes de l’homme témoignent pour lui au Jour du Décompte (shahâdat al-a‘dâ’) (Al-Ghazâlî : VI, fasc. 16, 40) : « De quoi allons-nous témoigner en ta faveur ? », s’entend demander le cheikh, à l’approche de sa mort (Al-Kûmî : f. 101a). Le saint, qui avait imploré Dieu de lui garder le cœur en éveil et les viscères à Son service [jusqu’à son dernier souffle], entreprit lui-même de faire ses ultimes ablutions : il fit, aidé de ses disciples, un ghusl entier, malgré la faiblesse de son organisme. Pour lui, il s’agissait de la purification de quiconque allait se présenter à Dieu (Al-Kûmî : f. 125b). Il s’enveloppa d’un drap, se mit sur un tapis, face à la qibla19, croisa les jambes et invoqua Dieu dans sa ghurba20. Puis il répéta la shahâda21 dans chaque souffle qu’il inspirait […]. Il se ferma lui-même les paupières avec sa main droite et étendit ses mains, puis il avala avec précipitation et rendit l’âme22.
 

Entre scrupule et tentation

 
Lutter contre ses désirs, reste, pour le saint, un combat de tous les temps que les hagiographes prennent soin de rappeler, exaltant les vertus de quiconque se hisse au-dessus des désirs de la chair et mène combat contre elle, un combat qui garde toute son importance dans la production hagiographique aux derniers siècles du Moyen Âge comme déjà à la haute époque : « Puisses-tu être aveugle, ô Jamîl » (Ibn Nâjî : IV, 6), fait dire l’hagiographe à Al-Ḥabîbî (m. entre 639/1241 et 646/1248), ce saint kairouanais d’origine bédouine, de la voie d’Abû Madyan, et “frère” d’Al-Shâdhilî (Ibn al-Sabbâgh, éd. 1304/1886 : 45).
Le cheikh Ya‘qûb b. Khalîfa Al-Dahmânî (m. 669/1270), marchant derrière une vieille femme, se défend d’éprouver un quelconque désir et répond au faqîh scrupuleux qui l’accompagnait, lui enjoignant de presser le pas, car
« il vaut mieux, lui dit-il, marcher derrière un lion que derrière une femme : Si [mon regard] se portait sur l’un de ses atours, ils m’apparaîtraient aussitôt sous l’aspect de squelettes et de vieux os jetés sur un tas d’immondices » ; le faqîh s’en étonna et rétorqua que c’était là une grâce « dont étaient gratifiés les prophètes et les Rapprochés parmi les saints » (Ibn Nâjî : I V, 8).
La proximité des femmes, quels que fussent leur vertu et leur âge, était perçue comme « l’Epreuve par excellence » (ibid.). Abû ‘Alî Ammâr, le saint patron de l’Ariana, au nord de Tunis, où se trouve aujourd’hui son mausolée, se serait littéralement castré afin d’échapper aux avances, par trop insistantes, d’une belle femme (Ibn Nâjî : I V, 22).
Cette tension du pur et de l’impur traverse l’hagiographie, depuis les premières expériences de sainteté jusqu’aux récits de vie du ixe/xve siècle.
La purification de tout ce qui pourrait entacher la pureté des aliments constitue une véritable obsession de nos saints médiévaux, lesquels, et pendant longtemps, panifièrent eux-mêmes, tel Abû ‘Umrân Mûsâ Al-Ghumârî (m. 634/1236-7) (Al-Hawwârî, ms 18441: f. 51a), labourèrent et cultivèrent (Ibn Nâjî : IV, 43), ne mangeant que les aliments dont ils connaissaient l’origine licite (Al-Ghubrînî : 177) : les sources de l’époque regorgent d’exemples (Amri, 2001/1 : 413-416) ; et nombreux étaient encore en Orient comme au Maghreb les saints qui ne se nourrissaient que de produits naturels (herbes sauvages et lait de jeunes biches) tel le cheikh Al-‘Ajmî (Al-Kûmî : f. 50b). D’autres s’en contentaient dans une autre finalité : la recherche de l’humilité, la volonté d’abaissement de la nafs et d’éducation du moi en y annihilant toute forme de désir.
Néanmoins, l’intégration du soufisme aidant, la reconnaissance et la révérence dont jouissaient de plus en plus les Amis de Dieu, dont l’intercession devenait fortement sollicitée, drainaient vers les zâwiya de plus en plus de dons en nature et en espèces. Ibn Qunfudh (m. 810/1407-8) consacre la conclusion de son Uns al-faqîr à la fameuse question du ṣalâḥ al-qût : « la nourriture, écrit-il, est pour la religion ce qu’est la tête pour le corps » (Ibn Qunfudh : 109).
 
Dans son inventaire des karâmât ou grâces probatoires dont sont crédités les amis de Dieu, Maqdîsh cite « la protection qu’Il leur accorde empêchant qu’un aliment entaché d’interdit n’entre dans leur ventre »23. En effet, certains saints, ceux notamment vivant sur le mode du tawakkul24, sont crédités de la capacité à séparer le ḥalâl du ḥarâm dans la nourriture. Dès qu’ils sont mis en présence d’un aliment suspect, Dieu fait trembler une veine chez Ses amis trop absorbés par Lui ou par les requêtes des contemporains25. Il s’agit notamment d’Abû’l-‘Abbâs al-Mursî (m. 684-5/1286), disciple d’al-Shâdhilî26.
 

Vers un nouveau corps : le corps « dé-créé »

 
Un autre critère que l’hagiographie a tôt fait de mettre à l’honneur et que l’on retrouve dès les premier manuels de soufisme, c’est l’évacuation, par l’aspirant, de son cœur, de son esprit, de chacun de ses viscères, de tout ce qui n’est pas Dieu. La khalwa27 du saint (“retrait à l’écart des hommes”) peut être assimilée à une sorte d’“entrée dans le tombeau”. Ibn ‘Arûs, en s’emmurant littéralement, sept ans durant, dans l’une des pièces du funduq qu’il occupait, créa un tombeau28. Le « bayt al-khalwa » du cheikh est un élément architectural presque stable des zâwiya-s ifrîqiyennes à partir du viie/xiiie siècle et on pratique la khalwa arba‘îniyya (de quarante jours) dans la zâwiya d’Aḥmad Al-Tibâsî à Tunis.
Cette réclusion serait une “dissolution progressive” (taḥlîl) de ce qui constitue la nature humaine du saint, une sorte “de dé-création” (Chodkiewicz, 1998 : 47), de laquelle participe également l’intellect, l’aspirant devant imposer silence à ce dernier (ibid.: 49-51). Al-Shâdhilî, quand il était encore disciple de ‘Abd Al-Salâm Ibn Mashîsh (Zouanat, 1998 : 53 et suiv.), avant de « monter » à lui, s’était littéralement « purgé » de son moi : ses manâqib parlent d’ightisâl, ablutions par lesquelles le saint a opéré une « sortie (khurûj) de son savoir et de sa pratique » antérieurs ; une “paupérisation” volontaire, prélude à l’initiation par le maître (Ibn al-Sabbâgh, éd. 1304/1886 : 23). Là aussi, le modèle prophétique est présent : Muḥammad est ummî “illettré”, prélude à la réception des révélations divines.
 

Un corps « possédé » par Dieu

 
Parmi les critères quasi intemporels de sainteté que la production hagiographique exalte généralement, c’est la prise de possession par Dieu du corps du saint et le « spectacle d’une dépossession de soi ». Signalons le témoignage de ces vers rapportés dans Ma‘âlim al-îmân et attribués à un saint du IVe/Xe siècle (Muḥammad b. Sahl m. 333/944) décrivant l’emprise du divin sur son corps : le cœur fondu et embrasé, les entrailles en feu, le foie possédé, l’ombre de Dieu était partout, même dans l’eau que le saint buvait pour étancher sa soif (Ibn Nâjî : III, 21).
57Cette prise de possession totale par Dieu du corps du saint, nous la retrouvons pratiquement intacte, trois siècles plus tard, chez les compagnons d’Al-Man-nûbiyya, tous shâdhilî-s notoires, dont l’hagiographe écrit : « ils sont morts du désir de Dieu, ils se sont tellement lamentés qu’ils en sont morts » (Manâqib al-Sayyida : 24), ainsi que chez la sainte elle-même, presque constamment « ravie » en Dieu et dont l’amour lui arrachait des cris retentissants (ibid.: 12 et 35).
 

Le corps du saint et son topos : ces saints à la beauté légendaire

 

Concernant les descriptions ou les portraits physiques des saints, y a-t-il un topos ? Et quelle en est la signification, en rapport avec le portrait moral et avec le statut d’élection ? Généralement, les hagiographes consacrent le chapitre où ils évoquent la mort du saint et son testament spirituel à dresser de lui un portrait physique, complété parfois par un portrait moral : c’est notamment le cas d’Ibn al-Sabbâgh pour Al-Shâdhilî29 ; d’Al-Râshidî pour Ibn ‘Arûs (Al-Râshidî : 243-250) et, dans une certaine mesure, Al-Kûmî (f. 109a-110a), l’auteur du Sulûk, qui brosse le portrait physique et moral du cheikh Al-‘Ajmî quelques pages avant l’évocation de sa mort (Ibid.: f. 123a-126a). Les auteurs de ces recueils, appartenant à l’élite savante des ‘ulamâ’ et des fuqahâ’, avaient conscience du caractère d’édification de leur entreprise, aux antipodes d’une vision plutôt réductrice de ce genre, injustement ravalé au niveau de production littéraire et religieuse « populaire ». La place du portrait physique du saint atteste qu’il participe, aux yeux de ces savants, d’un « monument » : les ḥikâyât al-âliḥîn, et de ce qui va fonder dorénavant sur la longue durée, à partir de la mort du saint, sa réputation de sainteté. Les prodiges doivent, en principe, rester occultés du vivant de celui-ci et n’être divulgués qu’après sa mort, point de départ d’un récit de manâqib.
 
En l’absence d’une iconographie en islam, ce portrait, comme dans le cas d’Ibn ‘Arûs, en fixe les contours, surtout lorsqu’il s’agit d’un saint très individualisé comme l’est « l’homme de la terrasse ». D’autre part, le portrait physique participe de cette « perfection » morale dont il est le miroir : Dieu parachève ainsi Son œuvre dans Ses élus « dont il sanctifie l’intérieur, écrit Al-Râshidî (243), et embellit l’extérieur » : « Dieu m’a parée » fait dire maintes fois son hagiographe à ‘Â’isha Al-Mannûbiyya30 ; le tout, dans une harmonie parfaite entre le caché et l’apparent (Al-Râshidî : 243). Voici le portrait d’Al-Shâdhilî, attribué par l’hagiographe à son serviteur Mâḍî b. Sulṭân :
« Il avait le teint brun, tirant sur le rouge il était mince, grand de taille, il avait la barbe peu fournie, les doigts effilés, on aurait dit qu’il venait du Hedjaz ; il était éloquent, et sa parole était douce » (Ibn al-Sabbâgh, éd. 1304/1886 : 182).
 
On retrouve ici l’ascendance prophétique revendiquée par le saint, laquelle fonde un « type » physique, le type du « ḥijâzî » : prestance de l’allure, finesse des traits, teint mat, même si les traits physiques que la Tradition a retenus pour le Prophète ne correspondent pas tout à fait à ce type31.
Quant à ‘Â’isha Al-Mannûbiyya, sans que son hagiographe ne consacre un paragraphe à son portrait, tout son recueil est émaillé d’évocations de sa beauté légendaire, « ravissante », et de sa comparaison avec les éléments cosmiques : le soleil et la lune ; le thème de la “parure des saints” (avec cette variante : “la parure du temps”) est récurrent (Manâqib al-Sayyida : 5 et 16 ; et 4, 5, 9, 10-11).
 
Là encore, le modèle est le Prophète, qualifié de badr al-tamâm (pleine lune). Lors d’une séance de samâ‘ à Tunis au ixe/xve siècle et de l’entrée en extase des présents parmi lesquels le cheikh ‘Alî Al-‘Ajmî. On attribue à ce dernier des propos shaṭḥî à la gloire du Prophète, faisant l’éloge de la beauté de ses yeux et de la finesse de ses lèvres (Al-Kûmî : f. 115b). La Burda d’Al-Bûṣîrî (m. 695/1296), ce poème à la louange de Muḥammad, était très en vogue dans tout le Maghreb (Brunschvig, 1947 : II, 399 et 405), surtout que, depuis le VIIIe/XIVe siècle, on y célébrait partout le mawlid al-nabawf32.
Ibn Nâjî attribue à Al-Qadîdî (m. 699/1299) une description de son compagnon ‘Ammâr Al-Ma‘rûfî dont la « beauté n’avait pas son pareil parmi ses contemporains », de même “sa prestance” était unique (Ibn Nâjî : IV, 21). Ici, l’exaltation de la beauté du saint semble obéir à une visée : le jeune homme était, ainsi qu’on l’a vu, l’objet des avances d’une femme « d’une rare beauté », à laquelle il ne devait pas céder, le récit coranique sur Yûsuf Al-Ḥiddîq servant de modèle (Coran, XII, 23-34).
Sous le titre « ṣifat al-shaykh », Al-Râshidî consacre un paragraphe à part au portrait physique d’Ibn ‘Arûs, suivi d’ailleurs de son portrait moral :
« Il avait, écrit-il, le teint rosé [à l’image du Prophète (Al-Bukhârî : IV, 228)], l’ossature puissante, il était large d’épaules et de poitrine [on retrouve là encore un des attributs physiques du Prophète], de taille légèrement au-dessus de la moyenne, sa barbe était épaisse, ses yeux châtain clair, son visage était large et rond », tout cela conjugué à la « beauté éclatante d’une stature parfaite et homogène, et à une allure équilibrée et forte » (Al-Râshidî : 243-244). Il laissait par ailleurs pousser ses cheveux, à telle enseigne qu’il devait les attacher, de même qu’il se faisait allonger la barbe et les moustaches et ne laissait à personne d’autre que lui le soin de les couper (Ibid. : 244).
Nous disposons d’un autre portrait physique, celui de ‘Alî Al-‘Ajmî :
« Il était fin, avait le teint pâle, son visage rayonnait, il avait une taille moyenne, un nez volontaire, une belle allure ; il avait les paupières teintées naturellement de brun comme si elles étaient enduites de kohl, sa barbe était blanche au tiers » (Al-Kûmî : f. 109b).
Y-a-t-il dans ces évocations de la “beauté légendaire” de tel ou tel saint, des risques d’ambivalence (Vauchez, 1988 : 511) ? La beauté de ‘Â’isha est une “fitna” – on sait combien le mot est connoté négativement, voire décrié dans la Tradition –, ses Manâqib parlent d’iftitân (ravissement) qui jette le trouble, charme les esprits et tourne la tête, pouvoir auquel les amis de Dieu eux-mêmes n’échappent pas puisqu’elle « avait ravi à la raison soixante-dix saints parmi les rapprochés » (Manâqib al-Sayyida : 10).
 
À l’opposé, a-t-on des saints “laids” ? Les portraits de saints aux visages décharnés, aux corps squelettiques, aveugles à force de pleurer, dont le teint vire tantôt au jaune (safâr) tantôt au noir (sawâd), sont, quant à eux, synonymes de mortification, d’exercices surérogatoires, de crainte révérencielle de Dieu, de repentir et de componction ; autant de signes d’une victoire sur la nafs (l’ego), en tout cas d’un combat contre lui. Ils sont donc crédités de valeurs éminemment positives dans les sociétés de l’époque33. Participent aussi de cette sainteté contrite et mortifiée qui se donne à « voir » le froc rapiécé et couvert de poussière, la barbe et la chevelure hirsutes, les pieds et la tête dénudés.
À l’inverse, la propreté de la mise, voire son élégance, les habits soignés, sont le signe, notamment chez les shâdhilî-s, d’une sainteté “de l’intérieur” répugnant aux manifestations ostentatoires de celle-ci, se fondant littéralement au milieu des croyants (c’est le fameux khumûl), ne s’en distinguant en rien par leur accoutrement et leur aspect extérieur. Les wafâ’iyya d’Égypte se targuaient même de porter les habits les plus riches et de manger la bonne chair (Maqdîsh : II, 326).
 

Ce corps par lequel le scandale arrive ou la sainteté « sur le fil du rasoir »

 

L’ivresse spirituelle

 
Nous sommes là dans le domaine périlleux de la sainteté extatique, ou encore effervescente, de ces expériences « extrêmes », avec lesquelles les gens de la lettre se sentent généralement plus ou moins mal à l’aise. Car s’ils répugnent aux manifestations ostentatoires, à ce côté spectaculaire, terrain de prédilection de toutes sortes d’innovations (bid‘a), ils ne peuvent nier pour autant des expériences dans lesquelles non seulement la vox populi reconnaît d’éminentes formes de sainteté, mais dans lesquelles eux-mêmes croient percevoir les signes sincères d’une habitation par le divin une fois le risque d’être en présence d’un imposteur ou d’un faux dévot (mutafaqqir) écarté, il est vrai. Et l’hagiographie elle-même va refléter ces tensions et ces débats. Davantage, elle redéfinit les critères de sainteté par son accréditation du modèle effervescent de sainteté, par les justifications qu’elle donne à la conduite jugée scandaleuse de nombre de ces saints, par la reconnaissance comme d’authentiques awliyâ’ qu’elle leur apporte, par l’invite enfin qu’elle adresse aux croyants et aux savants tout à la fois, à adopter à leur égard le fameux taslîm (mélange de remise à Dieu et d’excuse face aux débordements et à l’antinomialisme). C’est ce qui ressort d’un recueil comme le Ibtisâm al-ghurûs et avant lui les Manâqib d’al-Mzûghî qui sont loin d’être des exemples isolés. Certes, les vertus du saint et les prodiges qu’il accomplit restent des critères probants de sainteté, mais la transgression, le comportement hors normes, ne sont plus, d’emblée, un critère disqualifiant. Ils peuvent, s’ils sont correctement interprétés à la lumière de la gnose, révéler un homme de Dieu. L’hagiographie se fait l’écho de la vénération grandissante des contemporains, à la fin du Moyen Âge, pour ces hommes inspirés, ces fous en Dieu, et contribue à son tour à entretenir cette révérence, même si elle l’inscrit aussi dans une économie de la peur.
Parlant du gnostique al-‘ârif, on peut lire dans le Sulûk : « Dieu le fait mourir à son existence et à son humanité » (Al-Kûmî : f. 4b-5a). En effet, qu’il s’agisse d’un jadhb, rapt permanent, ou d’une perte momentanée des sens lors d’un samâ‘ (oratorio spirituel), ou d’un dhikr, nous sommes en présence d’un corps littéralement mort au monde, à ses normes, à sa morale, à ses contraintes et servitudes. Les Manâqib d’Al-Mannûbiyya sont un précieux témoignage sur la sainteté féminine, effervescente de surcroît, bien trop rare pour ne pas être signalé, ainsi que sur l’ivresse spirituelle et ses symptômes chez la sainte et ses disciples (Manâqib al-Sayyida : 12, 23, 28 ; Amri, 1999 : 271-2).
 
La littérature hagiographique de la fin du Moyen Âge abonde en récits sur le tawâjud (l’extase) dans les séances de samâ‘, la perte des sens, l’ivresse spirituelle et l’absence au monde sensible. Des scènes spectaculaires engageant le corps du saint (Al-Kûmî : f. 69b, 70a et b, 73b) – qui se met à tournoyer34 – ou de l’un de ses disciples, sont également rapportées. Dans une description tardive d’un majlis samâ‘ à Tunis, l’hagiographe d’Al-‘Ajmî rapporte que le cheikh, parvenu à l’extase, secoua violemment le corps de l’un de ses disciples, qui entra aussitôt en ḥâl et reçut la vision de sept hommes volant tous dans les airs, vision sous l’effet de laquelle il perdit connaissance. Il devait demeurer ensuite dans un état de prostration et de “contraction” (maqbûḍan). Il mourut peu de temps après (Al-Kûmî : f. 77b-78a).
72Même chez les Shâdhilî-s dont on connaît le point de vue plutôt réservé sur les séances de samâ‘, attribué au fondateur éponyme (Ibn al-Sabbâgh, éd. 1304/1886 : 134), ainsi que sur les manifestations spectaculaires et tapageuses de sainteté (ibid.: 113, 123-124 et 136), on retrouve le thème de l’ivresse spirituelle dans l’enseignement du maître, notamment dans les conseils qu’il reçut de son cheikh Ibn Mashîsh (Zouanat, 1998) et qu’il transmit lui-même à ses disciples :
« Adonne-toi à la boisson servie dans les coupes, à l’ivresse et à la sobriété ; à chaque fois que tu reviens à toi, bois, afin que ton ivresse et ton « réveil » (saḥwuka) soient par Lui et que, par Sa Beauté, tu meures à l’amitié (al-maḥabba), aux breuvages, au boire et à la coupe, par cela même qui t’apparaîtra de l’Eclat de Sa Beauté et de la sainte perfection de Sa Manificence » (Ibn al-Sabbâgh, éd. 1304/1886 : 129).
 

Jadhb et folie en Dieu

 
Ces états ponctuels de « perte des sens » doivent être distingués de l’état de « ravissement » en Dieu de ceux que l’on appelle les majdhûb-s ou les « fous en Dieu » ou encore les « ravis ». Comment cette catégorie est-elle désignée dans les sources hagiographiques de l’époque ? Nous n’avons jusqu’au ixe/xve siècle que de maigres traces sur ce type spirituel, rarement reconnu d’ailleurs comme tel, notamment dans les recueils de tarâjim. Ibn Nâjî (IV, 143) parle d’un « déficient mental » mukhtall al-‘aql. Une exception néanmoins : al-Ghubrînî (m.704/1304 : 80) cite Ibn ‘Arabî (m. 638/1240) évoquant l’un de ces saints qui « avait caché sa sainteté sous des dehors de niaiserie ». Le genre manâqib reconnaît quant à lui le majdhûb comme un type spirituel majeur. C’est le cas notamment du recueil consacré à ‘Â’isha Al-Mannûbiyya35. Il pose clairement le problème de la perception par des fuqahâ’ de ce modèle extatique et effervescent, cédant aux apparences et se représentant cet antinomialisme comme une forme de folie (junûn) et de niaiserie (balah). La sainte était volontiers qualifiée par les juristes de majnûna (folle). L’hagiographe écrit d’ailleurs : « son apparence extérieure est folie et son intérieur est sagesse et connaissance » (ibid. : 34).
En effet, depuis la fin du viie/xiiie siècle, avec notamment Al-Ghubrînî, les ‘ulamâ’ du Maghreb s’interrogent sur l’attitude à adopter vis-à-vis des extatiques, les ahl al-jadhb et leur shaṭḥ. C’est d’ailleurs l’une des motivations qui sera à l’origine de la rédaction entre 774/1372 et 776/1374 par Ibn Khaldûn (m. 808/1406) de son Shifâ’ al-sâ’il. La question centrale qui le préoccupe est la suivante : le majdhûb est-il encore un saint, voire est-il encore un être humain ? Comment convient-il de le traiter ? En d’autres termes, est-il responsable, aux yeux de la Loi, des propos qu’il peut proférer dans cet état, et de la conduite qui est la sienne ? Al-Rassâ‘ (m. 894/1488), l’auteur du Fihrist et futur qâḍî al-jamâ‘a sera placé, un siècle plus tard au ixe/xve siècle, devant le même dilemme. Les réponses des trois hommes que séparent trois siècles, se rejoignent dans une même attitude de compréhension et d’excuse des débordements des extatiques (Amri, 2001/1 : 502-503) : Ibn Khaldûn, l’historien et le faqîh, place les « fous en Dieu » parmi les soufis (Ibn Khaldûn, éd. 1958 : 108) et leur reconnaît l’accès aux différents degrés de la sainteté. Il en est de même d’Al-Rassâ‘, qui agrège à son tour cette catégorie à la sphère de la walâya (Amri, 2001/1 : 503).
 

Le corps transgresseur

 
Au centre de ce “commerce” du corps, chez le “ravi”, se trouve le sentiment aigu du soufi de son indignité, des turpitudes (qabâ'iḥ) que recèle sa nafs. L’idée est ancienne (iiie/ixe siècle) mais garde toute sa “fraîcheur”. C’est aux Malâmatiyya, voire à leur branche tardive (ve/xie siècle), al-qalandariyya, qu’Al-Râshidî va définitivement rattacher son cheikh, Ahmad b. Arûs ; rappelons ici ce par quoi se définissent les « gens du blâme » :
« ils montrent aux hommes les turpitudes de leur état, mais leur cachent leurs vertus. Les hommes les blâment pour leur comportement extérieur et ils se blâment pour ce qu’ils savent de leur état intérieur » (Al-Sulamî, éd. 1945 : 86-120).
C’est d’abord par le corps que les “ravis” créent le scandale dans la cité. Léon L’Africain, traversant le Maghreb au xvie siècle, nous a laissé une description assez lapidaire, mais néanmoins significative, du mode ambiant de réception de cette sainteté qui brouille les normes et transgresse les interdits :
« Tous les gens natifs de Tunis partagent le sot préjugé de considérer comme saint tout insensé qui lance des pierres. Lorsque j’étais à Tunis, le roi a fait bâtir un très beau monastère [zâwiyd] pour l’un de ces fous, nommé sidi El-Dahi [al-Bâhî ?]. Cet homme allait par les rues vêtu d’un sac, tête nue et pieds nus, lançant des pierres et criant comme un enragé. Le roi lui a constitué une belle rente pour vivre, lui et toute sa famille » (Léon l’Africain, éd. 1956 : 384).
Ibn ‘Arûs n’était-il pas taxé de « taureau qui beugle » ? D’ailleurs toute la conduite scandaleuse qui lui est reprochée passe par le corps : on ne le voit pas faire la prière (qui est d’abord une gestuelle corporelle) ; on ne le voit pas jeûner en plein Ramadan, bien au contraire, il est même vu dévorant de manière plutôt gloutonne des mets offerts par quelque visiteur ; il asperge de son urine l’endroit où il se tient ; il profère des propos considérés comme obscènes ; il lance des pierres sur les passants et certains visiteurs ; il pratique sur les femmes des attouchements jugés scandaleux et suspects (Amri, 2000/1 : 133).
 
Barbe à la longueur légendaire (Ibn ‘Arûs), chevelure hirsute, nudité chez les hommes mais aussi chez les femmes, telle cette ṣâliḥa de Bâb Aghmât à Marrakech qui ne portait pas de pantalons et dont les jambes étaient dénudées (Amri, 2000/2 : 492), autant de traits dans lesquels certains ont vu des expressions « de la fiṭra, la nature originelle non altérée et de cette innocence édénique » (Gril)36. Les recueils de manâqib évoquent également de nombreux saints célébrant Dieu par la danse, le chant et l’usage des instruments de musique, toutes manifestations généralement décriées par les juristes de l’époque comme autant d’innovations blâmables qui n’existaient pas « au temps des origines et des fondations »37 et dont la littérature hagiographique nous offre maints exemples : tel ce saint constantinois Abû Hâdî Miṣbâḥ (m. 748/1347) qui, ayant envahi, avec ses disciples, le patio (sahn) de la Grande Mosquée de la Zitouna, se mit à danser au grand dam des juristes de la capitale (Ibn Qunfudh : 49).
Mais paradoxalement, c’est au moment même où le corps affleure le plus, où il est au cœur de tous les débats, où il suscite le plus de passion, que l’hagiographie se fait la plus spirituelle, qu’elle plaide pour une intériorisation de la vie religieuse. Moins de littéralisme et plus d’ésotérisme, dit-elle, invitant les croyants à chercher les vérités cachées derrière les conduites les plus déroutantes et les plus ignominieuses (Amri, 2004). C’est le sens du discours développé par un hagiographe comme Al-Râshidî, en écho à ce verdict d’une grande lucidité, lancé un demi-siècle plus tôt, par Ibn Khaldûn, dans son Shifâ’ al-sâ’il, fustigeant l’intérêt porté par « la grande masse » « [à] la validité des œuvres corporelles et [à] la stricte observation des rites religieux, sans prêter attention aux réalités intérieures ni s’intéresser à leur validité » (Ibn Khaldûn : 10 ; Pérez, 1991 : 111).
 

Du corps de l’itinérant au corps du médiateur

 
Si les recueils de la première génération, tel celui consacré à Al-Jibinyânî, ont surtout évoqué le corps mortifié du saint, ceux du VIe/XIIe siècle et surtout ceux de la fin du Moyen Âge, vont accorder davantage de place à ses efficaces médiations, sans pour autant sacrifier à l’édification et à l’exaltation des états de ces parfaits amants, surtout que le type du majdhûb le “ravi en Dieu” va acquérir une plus grande visibilité. Certes, le corps dans cette relation “verticale” du saint à Dieu, est toujours présent, mais de plus en plus, l’hagiographie cède la place à ce corps « agissant » dans la relation « horizontale » du saint à son milieu, par la main, la salive, le verbe, la transmutation des formes corporelles, le don de claire-vue, le repli de la terre (ṭayy al-arḍ), les déplacements en un clin d’œil des aṣḥâb al-khatwa, « les maîtres du pas », et autres kanâmât dont sont crédités les ahl al-taṣarruf. Là encore, l’hagiographie suggère, plus qu’elle ne dit, tous les débats et toutes les tensions qui ont précédé et souvent accompagné ces déploiements de dons extraordinaires, certains fuqahâ’ poussant même la subtilité à reconnaître les kanâmât des “Anciens”, des pieux prédécesseurs, mais pas de leurs contemporains.
 

Le corps spectaculaire

 
Certains saints sont crédités d’une sorte de “consécration” précoce, par le corps, dès le stade fœtal, comme ‘Â’isha Al-Mannûbiyya qui, du ventre de sa mère, calme les fauves et rassure cette dernière (Manâqib al-Sayyida : 4-5), et à qui son hagiographe attribue quatre-vingt karâma-s avant même sa naissance. Un lien peut être établi ici avec le modèle prophétique et les principaux signes d’élection retenus par la Tradition (Al-Suhrawardî : 231 ; Ibn Hishâm, 1990, I : 180-1).
 
En effet, l’hagiographie va faire du corps du saint le lieu de manifestation des grâces divines, les karâmât. Ces prodiges sont perçus, certes, comme des signes d’élection, mais surtout comme autant de miséricordes divines envoyées aux hommes, via les saints. Aussi s’exercent-ils généralement au service de la communauté : distribution extraordinaire de vivres, multiplication miraculeuse de ceux-ci, guérisons de toutes sortes, pluies bénéfiques en temps de sécheresse, délivrance de captivité, secours dans l’adversité, notamment lors des voyages et en cas d’indigence matérielle, etc. Il serait hors de propos ici d’en donner une liste complète38, tant ce type de karâmât envahit la littérature hagiographique39.
Le don de claire-vue prendra, quant à lui, une grande importance aux derniers siècles du Moyen Âge, notamment avec le type spirituel du “ravi” qui en est le principal dépositaire (Amri, 1996/2 : 17-18 et 2003/1), et à qui l’hagiographie attribue prédictions et prophéties dans tous les domaines intéressant la vie quotidienne des contemporains (voyage, commerce, pèlerinage, mariage, maladie, etc.) mais couvrant aussi le champ politique (l’avenir de tel dynaste ou de tel haut fonctionnaire, l’issue d’une bataille, l’accès à la judicature, etc.).
 
Les visions et les voyages dans l’au-delà constituent un autre don surnaturel qui prendra une importance accrue dans la production hagiographique aux derniers siècles du Moyen Âge, s’inscrivant dans la tradition du mi‘râj prophétique. Une hagiographie comme le Durrat al-asrâr compte de nombreux récits de ce type40. Ces visions, unissant le plus souvent le saint et le Prophète, étaient très souvent l’occasion de rassurer les contemporains sur leur destin dans l’au-delà, d’encourager un croyant hésitant à entreprendre le pèlerinage, d’exhorter un roi inique à être plus équitable, de réveiller le zèle des contemporains en les exhortant à assister au majlis (cours) d’un cheikh et à multiplier les visites pieuses aux tombeaux des ṣâliḥîn. Elles étaient également l’occasion de délivrer aux contemporains des messages d’espérance, en ces temps d’incertitude et d’insécurité, où de vastes étendues de territoire échappaient au contrôle du Makhzen (le pouvoir central), et étaient livrées aux déprédations des A‘râb (les Bédouins), où la mort rôdait, suite notamment à la propagation, à partir de 748/1347 en Ifrîqiya et dans tout l’Occident musulman, de la Peste Noire causant la mort de près d’un homme sur trois avec des retours cycliques (tous les 14 ans en moyenne) de l’épidémie souvent accompagnés de disettes et de famines (Ḥasan II : 610-622). Période envenimée aussi par la récurrence des crises dynastiques, les guerres que se livraient périodiquement les États du Maghreb, les agressions des États chrétiens d’Europe, et surtout la perte des provinces musulmanes d’Andalousie qui émut grandement les contemporains, suscitant chez eux un sentiment d’humiliation « éprouvé dans l’âme » (Ibn ‘Arafa) (Ghrab II : 767).
 

Le « corps bénéfique »

 
Le corps du saint est un “corps bénéfique” (jasaduhu al-mubârak), siège de la baraka. Al-Shâdhilî définit ainsi le “pôle”, la plus haute dignité dans la hiérarchie soufie : « il est le lieu des bénédictions » maḥall al-barakât (ibid: 199), réceptacle des grâces probatoires, signe de l’élection divine, et objet, pour cette raison, de toutes les manifestations de tabarruk, tant à des fins initiatiques que curatives.
 
C’est ainsi que tout ce qui a été en contact avec ce corps “béni” devient lui-même porteur de cet influx bénéfique, la baraka. Toucher le froc du saint41 ou sa tunique est une pratique attestée en Ifrîqiya depuis le ive-ve/xe-xie siècle, comme on peut le constater à partir des Manâqib de Muḥriz Ibn Khalaf (Al-Fârisî, ms 18105 : f 6a et b). On rapporta à Ibn Qunfudh lors de sa siyâḥa au Maroc que les gens s’attroupaient autour d’Al-Hazmîrî (m. 706/1306) le cheikh de la ṭâ’ifa al-Ghmâtiyyîn42 et s’essuyaient le visage avec un bout de sa tunique. Il n’est jusqu’au lieu où s’assoit le saint, parce qu’il est en contact avec son corps, qui ne soit perçu par les contemporains comme siège et véhicule de cet influx spirituel. Al-Tâdilî Ibn Al-Zayyât rapporte qu’Abû Madyan (m. 594/1197), lors de son séjour à Fès et de ses visites à son maître Abû Ya‘zâ (m. 572/1176), tenaillé par la faim et humilié, se frotta le visage à la place même où était assis le cheikh, ce qui, au lieu de lui être bénéfique, entraîna sa cécité ; mal dont le maître allait le guérir le lendemain, en lui imposant les mains sur les yeux43. D’ailleurs tous les objets ayant appartenu au saint (par exemple sa shashiyya ou bonnet) avaient de multiples effets curatifs ou préventifs et d’efficace médiation contre toutes sortes de dangers, y compris les Bédouins coupeurs de routes, sur les déprédations desquels les sources de l’époque sont très prolixes (Ibn Qunfudh : 46). Et ce, du vivant même du saint, mais peut-être encore davantage après sa mort.
 
En effet, le iḥrâm44 du saint kairouanais Al-‘Ubaydilî (m. 748/1347) fut, à sa mort, le lot du faqîh Al-Rammâh (m. 749/1348) qui croyait en ses charismes et avait pour le walî une grande considération. Il ne lisait ou n’étudiait que sur ce iḥrâm et à sa mort, on le retrouva sous sa tête, en signe de baraka (Ibn Nâjî : IV, 112). La ‘amâma (turban) du saint était également recherchée : Al-Râshidî eût « l’insigne honneur » de recevoir celle que « l’homme de la terrasse » portait sur sa tête et dont la longueur était de 25 coudées (Al-Râshidî : 248-9). Elle avait un effet curatif mais aussi prophylactique. Parmi les autres objets convoités figure la tunique du saint ou encore sa chemise, ses cheveux ou les poils de sa barbe. Ainsi, le neveu d’Ibn ‘Arûs, fit don à une dame de la dynastie d’une touffe des poils de la barbe du cheikh. La princesse, en signe de reconnaissance, offrit à la zâwiya la somme de 70 dinars or (ibid.: 244). Une fois de plus, le modèle prophétique est à l’œuvre : le Compagnon du Prophète, Abû Zam’a Al-Balawî, aurait demandé à être enterré avec trois poils du Prophète, l’un sur son œil droit, l’autre sur son œil gauche et le troisième sur sa langue (Ibn Nâjî : I, 98).
Tel autre auteur évoque la récupération, par l’entourage du saint, de sa canne, comme dans ce récit d’Ibn Qunfudh sur la possession par Ibn Marzûq Al-Tilimsânî, de la canne d’Abû Madyan, dont il offrit un morceau au grand-père de l’auteur, le cheikh Ya‘qûb Al-Malârî m. 764/1362) (Ibn Qunfudh : 94). Les sous-vêtements du saint ou tout autre vêtement intérieur, « en contact direct avec son corps béni » (jasaduhu al-mubârak), étaient également fort appréciés (Al-Râshidî : 382). Le saint, à l’approche de sa mort dont il a souvent une connaissance prémonitoire, nous est montré parfois procédant lui-même à la distribution, à ses compagnons, de ses livres et de ses habits. Tel est le cas d’Abû Sa‘îd Al-Bâjî (m. 628/1230) ; l’un d’eux refusa s’écriant : « à Dieu ne plaise qu’entre toi et moi puissent s’interposer des livres ou des habits » (Al-Hawwârî, ms 17945: f. 12a et b). Doit-on y déceler l’expression d’une critique indirecte de ces pratiques et d’une conception plus spirituelle de la sainteté ?
 

Cette main qui a la vertu « de rassurer de la peur et de calmer la faim »

 
Le baise-main est une forme de tabarruk, très répandue dans les sources, en Ifrîqiya et dans tout le Maghreb, et qui, d’ailleurs, n’était pas réservée exclusivement aux awliyâ’. Des fuqahâ’, jouissant d’un certain charisme auprès des gens, en étaient également l’objet. Au récit d’Ibn Nâjî, il ressort que la pratique du baise-main ne semble pas avoir toujours fait l’unanimité, y compris dans le milieu soufi. Al-Qadîdî s’opposa à l’un de ses congénères, le saint kairouanais Muḥammad b. Yakhlif Al-Ribâwî, qui « donnait sa main au tout venant à embrasser »45 ; le walî s’inclina devant l’admonestation du cheikh et refusa sa main à un passant, lequel se jeta à terre et lui baisa les pieds, au grand dam du saint, embarrassé et préférant encore se voir embrasser les mains ; sur son chemin, il fut pris à partie par une force invisible qui lui asséna un coup au visage et lui dit que sa main était source de quiétude et de bienfait pour les gens, et qu’il avait ordre de ne point la leur refuser (Ibn Nâjî : IV, 47).
 
En effet, c’est cette finalité qui est assignée à cette pratique dans les sources de l’époque. Al-Balawî, dans son Tâj al-mafriq, et notamment dans son témoignage sur les soufis rencontrés lors de ses deux séjours à Tunis en 737/1336 et en 740/1339, écrit, à l’adresse d’Abû ‘Abdallah b. ‘Umar46, un distique où il évoque son “besoin” d’embrasser la main droite du saint, car dit-il, « elle a la vertu de rassurer de la peur et de calmer la faim » (ibid., I, 179).
Manger de la main du saint, le fameux al-akl luqma luqma, attesté dès le ve/xie siècle au moins, car figurant dans les Manâqib Muḥriz Ibn Khalaf (Al-Fârisî : ms 18105, f. 30a) fait partie de ces pratiques qui traversent tout le Moyen Âge. Nous citerons deux récits. L’un, du voyageur Ibn Rushayd (1982 : 354-355), dans le domicile du soufi d’origine andalouse Al-Khulâsî, en 684/1285, et l’autre, sous la plume d’Al-Rassâ‘ (m. 894/1488) dans son Fihrist (1967 : 192), où il relate comment un saint de passage à Tunis et hôte de son père, fut prié par les visiteurs, savants et dévots, de les faire manger de sa main. Il s’exécuta, l’auteur lui-même ayant bénéficié de cette insigne grâce.
 
L’hagiographie signale également de nombreux cas de guérison par imposition des mains du saint (Amri, 2001/1 : 354-364), pratique ancienne dans le fonds sémitique47. On assiste parfois, comme dans ce récit rapporté par Al-Râshidî, à l’inversion de l’un de ces rituels de masḥ par Ibn ‘Arûs qui, au lieu d’imposer ses mains sur l’organe à guérir chez une fillette, le fit, dans un premier temps, sur son propre corps en invoquant Dieu pour “son” œil (Al-Râshidî : 449-450). Cette pratique du masḥ avait également cours au Maroc aux viiie/xive siècles, au témoignage d’Ibn Qunfudh (Amri, 2001/1 : 357).
 
Très en vogue dans tout le Maghreb, la vieille pratique pré-islamique de guérison al-ruqya48, mettant en œuvre un élément manuel (l’imposition des mains) et un élément verbal (prononcer une invocation à Dieu et réciter quelques versets appropriés).
 
Des mains du saint, la baraka passe à tout objet touché par celles-ci : il en est ainsi d’une lettre écrite de la main de Muḥriz Ibn Khalaf, comme on peut le lire dans ses Manâqib (Al-Fârisî : ms 18105, f. 31b), et que le sultan Bâdîs (386-406/996-1016) enjoint à sa femme enceinte de garder précieusement. Par la vertu de cette lettre dont elle fit une amulette, dit le recueil, elle donna naissance à un enfant mâle, le futur sultan ziride Al-Mu‘izz Ibn Bâdîs (406-454/1016-62), dont l’historiographie sunnite a fait l’artisan de la restauration de l’orthodoxie malikite en Ifrîqiya49. Il en est de même d’un bout de pain ou de natte touché ou utilisé par le saint50. Une autre pratique rencontrée dans nos sources consiste à mélanger le pain panifié par le saint avec le kohl à des fins curatives (Al-Hawwârî, ms 18441: f. 51a). L’hagiographe d’Ibn ‘Arûs écrit que même les pierres lancées par le saint du haut de sa terrasse sur les passants étaient gardées par ces derniers à des fins curatives (‘ûdha shâfiya) (Al-Râshidî : 342).
 

La sainte salive

 
La salive est parmi les substances émanant du corps du saint dont les effets curatifs51 et initiatiques sont très présents dans les sources52. On retrouve encore là le modèle prophétique, notamment dans l’épisode, rapporté par Ibn Nâjî (I, 113), du tahnîk, par le Prophète, de ‘Abd Allah b. Al-Zubayr b. Al-‘Awwâm53 dont la première nourriture qu’il ingurgita fut la salive de l’Envoyé de Dieu.
Al-Shâdhilî, à qui on présenta sa fille, née en son absence, ‘Arîfat al-khayr al-wajhiyya, lui cracha dans la bouche (Ibn al-Sabbâgh, éd. 1304/1886 : 41). Dans les manâqib d’Ibn ‘Arûs, le saint est vu en rêve par l’un de ses fidèles, faisant entrer sa langue, chargée de salive mélangée à de l’argent, dans sa bouche, l’heureux élu avalant la salive et gardant l’argent (Al-Râshidî : 398). La pratique du crachat (al-tafl) dans la bouche, comme mode de transmission de la baraka, était déjà répandue au Maroc chez les maîtres d’Abû Madyan, Ayyûb Al-Sâriya (m. 572/ 1176) et Abû Ya‘zâ (Al-Tâdilî : 414 et Ibn Qunfudh : 29). Plus spectaculaire, ce récit d’une opération d’aspersion collective de la salive du saint kairouanais Al-‘Ubaydilî (m. 748/1347) qui donna lieu à la conversion d’un groupe de a‘râb, à une “guérison” à caractère spirituel (shifâ’). Il s’agit d’un épisode parmi d’autres de la fameuse “repentance” des Bédouins ou tawbat al-arâb. Le groupe, rapporte Maqdîsh, entra aussitôt en extase (al-wajd) et déclara allégeance au saint (Maqdîsh : II, 314-315). La salive du cheikh peut avoir aussi d’autres effets miraculeux : adoucir l’eau salée d’un puits et la rendre plus abondante, comme dans ce prodige attribué à Al-Shâdhilî, le dernier d’ailleurs qu’il accomplit de son vivant : il se gargarisa la bouche avec l’eau salée et cracha, ordonnant qu’on reversât le tout dans le puits (Ibn al-Sabbâgh, éd. 1304/1886 : 180).
 

… et autres substances

 
Parmi les autres canaux corporels de la diffusion de la baraka du saint ou de cet influx spirituel dont il est le dépositaire, l’allaitement, même si nous ne l’avons rencontré qu’une fois, mérite d’être signalé : le Nuzhat al-anâr de Maqdîsh fait référence à ‘Alî Al-Karrây, saint de la branche wafâ’iyya54 de Sfax « tétant le sein droit d’Ibn ‘Arûs jusqu’à satiété » et laissant le sein gauche à son frère en Dieu un certain Abû Râwî (Maqdîsh : II, 331). Là encore, le modèle prophétique apparaît comme sous-jacent (Ibn Hishâm : I, 188 et note 3).
Lors de l’entrée en extase de l’un des compagnons de ‘Â’isha Al-Mannûbiyya, le shâdhilî Sa‘dûn Al-Asmar, après qu’il eut bu d’un breuvage donné par la sainte (Manâqib al-Sayyida : 31), on vit « une eau aussi blanche que l’écume du savon » s’écouler de son corps. En effet, il n’est pas rare que les awliyâ’ initient leurs disciples en leur faisant boire une eau sainte (ibid.: 16-17 et 25). Rappelons ici le caractère universel en islam du thème du shurb et des breuvages des saints (Chodkiewicz, 1986 : 58, 60). Ceux qui leur sont servis sont des “boissons paradisiaques” comme c’est le cas de la sainte de Tunis abreuvée directement par l’Archange Mîkhâ’îl, par Al-Kha∂ir ou par le Prophète (Manâqib al-Sayyida : 6 et 8).
 

Le corps « qui tue »

 
Si la littérature hagiographique a largement représenté le corps du saint comme « bénéfique » et porteur de baraka, elle n’en a pas moins accrédité l’idée qu’il peut être également préjudiciable à quiconque oserait s’en prendre à un Ami de Dieu55, le critiquer ou encore mettre en doute sa sainteté, ou plus simplement contrecarrer ses projets ou sa volonté, inscrivant aussi la relation au saint dans une économie de la peur. Nous n’allons pas évoquer ici les fameux prodiges de châtiment attribués aux saints, car ce serait hors de propos (voir Amri, 2003/2). Sachons seulement que dans ces cas aussi, le corps du saint est très présent, comme dans ce propos mis dans la bouche d’Abû’l-‘Abbâs Al-Mursî (m. 684/1285) : « La chair du walî est un poison, prends garde de t’y frotter » (Maqdîsh : II, 241). C’est aussi un corps qui inspire la crainte et la terreur (Al-Râshidî : 264), lieu de manifestation de la puissance divine et des attributs de qahr, de satwa (la contrainte réductrice), et de ‘izza (puissance inaccessible)56. L’hagiographe de ‘Â’isha Al-Mannûbiyya lui attribue ce propos :
« Je suis, par Dieu, une bouchère. Je porte une lame dans la main droite et une épée dans la gauche » (Manâqib al-Sayyida : 15).
Elle est le feu de Dieu par lequel Il brûle Ses ennemis, tout comme elle est le Jardin par lequel Il récompense Ses amis (Ibid.: 16). Elle s’enorgueillissait d’avoir “tué” 500 “puissants” (jabbârî), de son vivant, et 500 après sa mort (Ibid.: 23). Toute la littérature hagiographique est pleine de mises en garde contre le changement « d’humeur » du saint (Amri, 2001/1 : 397-409 et 2003/2). Sa malédiction est perçue comme effroyable. Le saint, du fait de sa proximité de Dieu et de son élection par Lui, est « l’homme à la prière exaucée » (mustajâb al-du‘â’ ). C’est une croyance éprouvée et partagée par les contemporains.
De tout ce qui précède, il ressort que le corps, dans l’hagiographie islamique médiévale, y compris au Maghreb, est “la voie étroite” menant l’itinérant vers Dieu, mais aussi le sceau de son élection et de son agrément par Lui. Il stigmatise tout à la fois, chez le saint, une conscience aigüe de sa propre indignité, l’affliction et la componction de la séparation d’avec l’Aimé, et l’ivresse du tawâjud, l’union transformante.
 
Les hagiographes ont très tôt inscrit le corps du saint en islam dans une « montée » vers Dieu. C’est elle qui lui donne sens et qui marque aussi bien son mode de présence au monde que l’annihilation (fanâ’) de sa propre volonté et une mort au monde – à la raison comme à la passion – et à l’annihilation elle-même (Hujwirî : 287-8), en application de la tradition prophétique « Mourez avant que de mourir »57. Mais ils ont tout autant inscrit le corps dans une relation de compassion vis-à-vis des hommes, le plaçant au cœur de leurs attentes matérielles et spirituelles, mondaines et eschatologiques.
 
Que les saints aient été d’abord des exemples de perfection humaine dont il fallait imiter la vertu et dont la simple vue devait être une invite à se remémorer Dieu – c’est là, l’une des plus anciennes définitions du saint, attribuée au Prophète (Ibn Mâjja, éd 1972, « Kitâb al-zuhd » : I V, 1379) – ou que les contemporains, à partir notamment du vie/xiie siècle, aient été de plus en plus attentifs à l’intervention spectaculaire de Dieu dans la vie des awliyâ’58, sans pour autant négliger leurs vertus qui resteront jusqu’aux ixe/xve siècles un critère essentiel de sainteté, le corps occupe une place centrale dans la littérature hagiographique du Maghreb médiéval.
Parangon de vertu ici, objet de suspicion mettant la communauté en péril là, le corps du saint est “un point de mire”. Néanmoins, derrière les récits édifiants qui mettent en scène un corps tantôt exemplaire, tantôt inimitable, l’hagiographie permet, plus qu’il n’y paraît, une saisie de l’homme en train d’acquérir le statut d’un saint. Quel meilleur usage l’historien peut-il faire des sources hagiographiques sinon, d’y “flairer”, ce qui est l’objet même de sa quête, pour reprendre une belle formule, “la chair humaine” ?


Bibliographie

 

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 Notes
 

1 Les occurrences coraniques des mots de jasad et de jism ainsi que du pluriel ajsâm se réduisent à six, Coran, VII, 148 ; XX, 88 ; XXI, 8 ; XXXVIII, 34 ; II, 247 ; LXIII, 4.

2 Ammâ al- ṣâliḥûn, fa-ajsâduhum muqaddasa, Ibn al-Sabbâgh, éd. non critique, 1304/1886 : 162.

3 Nous sommes consciente du caractère schématique voire simplificateur de ces quelques remarques ; la réalité historique fut autrement plus complexe appelant nuances ici, corrections là ; les travaux d’A. Vauchez, de J.-Cl. Schmitt, pour ne citer qu’eux, l’ont bien montré.

4 Sur cette dernière, notamment pour le Maghreb, voir Ferhat et Triki, 1986 ; Zeggaf, 1989 ; Touati, 1992.

5 La partie orientale du Maghreb, englobant, néanmoins, avec la Tunisie actuelle, tout l’Est algérien et la Tripolitaine.

6 Les générations -al-qurûn- qui ont vu le Prophète ont prééminence sur toutes les autres (Al-Kûmî : f. 101b).

7 Cf. sa tarjama dans Ibn al-Sabbâgh, éd. 1304/1886 : 195-210 et ms. 18555: f. 89b-94a.

8 Sur ce genre littéraire d’autoglorification, voir l’article « Mufâkhara », EI 2, VII : 311-313.

9 À l’homme il sera demandé, le Jour du Jugement, « dans quoi a-t-il éprouvé son corps ? » (al-Ghazâlî : VI, fasc.16, 42).

10 Sur cette étape de la vie du saint, voir Amri, 2000/1 : 128-129.

11 Le célèbre juriste et mufti ifrîqiyen (803/1401), imam et khaṭîb à la Grande Mosquée de la Zitouna (Ghrab, 1992, 2 vol).

12 Al-Qushayrî : 59-62 ; l’auteur place ce chapitre directement avant le chapitre sur l’espérance al-rajâ’, ce qui confirme le caractère eschatologique de la notion.

13 Sur les « bakkâ’ûn », cf. Ibn Hishâm, 1990, IV : 157 et 197, et Qur’ân IX/92, trad. Berque, 1995 : 211.

14 Meier: 988-990. Cette tradition n’a rien à voir avec le corps de « gémisseurs » des moines de la société du haut Moyen Âge, A. Boureau « préface » à Nagy, 2000 : 12.

15 « Pleurez ou du moins essayez de pleurer » tradition authentique (Meier: 988-990).

16 Voir l’article « Mawlid », dans EI 2, VI : 886-888, et pour l’Ifrîqiya, Brunschvig, 1947 : II, 304-305.

17 Selon la tradition, « seuls les yeux des prophètes dorment, non leurs cœurs », al-Bukhârî : IX, 182.

18 Ibn Nâjî : I V, 86. À noter qu’elle avait recouvert, avec sa main, ses parties intimes ; le Prophète avait été lavé avec sa tunique, al-Ghazâlî : VI, fasc. 15, 150.

19 Tourné vers la Mecque, Coran, II : 142-150.

20 « L’étrangeté foncière » cf. Arba‘ûn d’al-Nawawî, 1980 : 100-101 ; voir également Bousquet, 1991 : 87 ; sur le ḥadîth al-ghurba, cf. Zarrûq, 1992 : 142 et Massignon, 1968 : 317-8.

21 La profession de foi ; la faire répéter au mort efface, selon un hadith, tous les péchés antérieurs, al-Ghazâlî : VI, fasc. 15 : 133.

22 Al-Kûmî : f. 126b. Sur les propos des Compagnons, des Suivants et des Soufis lors de leur agonie, voir al-Ghazâlî : VI, fasc. 15, 160-164 ; et Geoffroy, 1998 : 17-34.

23 Maqdîsh : II, 238 et Mayeur-Jaouen, 2000 : 101. Sur un plan plus général, Gril, 1998 : 59-89.

24 S’en remettre à Dieu et aux aumônes des croyants pour sa subsistance.

25 Le fameux qadâ’ al-ḥawâ’ij qui est une forme de servitude.

26 Pour sa notice, cf. Ibn al-Sabbâgh, éd. 1304/1886 : 182-195.

27 Sur cette notion, voir Chodkiewicz, 1998 : 35-57 et notamment 51 ; pour l’Ifrîqiya, voir Amri, 1996/1 : I, 339-340.

28 Amri, 2000/1 : 126. Quatrième prescription pour qui veut atteindre la dignité de badal, Chodkiewicz, 1998 : 39.

29 Ibn al-Sabbâgh, éd. 1304/1886 : chapitre V « Fî wafâtihi etc. », 179-182.

30 Manâqib al-Sayyida : 5 (deux occurrences) et 16.

31 La Tradition attribue au Prophète une taille plutôt moyenne, un teint rosé, « ni blanc ni brun », al-Bukhârî : IV, 228.

32 Pour le Maroc, voir Kably, 1986 : 286 et suiv. ; pour l’Ifrîqiya, Brunschvig, 1947 : II, 304-305.

33 Sur la laideur, devenue critère de sainteté dans les pays méditerranéens, voir Vauchez, 1988 : 512.

34 Des manifestations surnaturelles similaires ont pu être observées dans l’Occident médiéval, notamment à partir du xiiie siècle, Vauchez, 1988 : 516 et n. 54.

35 D’ailleurs son hagiographe emploie à son endroit le terme “technique” de jadhb : ‘alâ awwali jadhbatihâ (au début de sa « folie en Dieu »), Manâqib al-Sayyida : 28.

36 Cité dans Geoffroy, 1995 : 323.

37 Sur la position de Mâlik sur la question, cf. al-Suhrawardî : 188 et Ibn al-Jawzî, éd.1983 : 328.

38 Voir la nomenclature qu’en donne Maqdîsh : II, 236-239 ; voir aussi Ibn Nâjî : I V, 84. et Al-Râshidî : 206, 211 et 231.

39 Pour la typologie des karâmât en Ifrîqiya à l’époque hafside, Amri, 2001/1 : 321-349.

40 À titre indicatif, Ibn al-Sabbâgh, éd. 1304/1886 : 142 et 146.

41 Manâqib Abî ‘Abdallah Muḥammad al-Maghribî, ms 18841: f. 16b.

42 Voir sa notice dans Ibn Qunfudh : 66-71.

43 Cité par Ibn Qunfudh : 15. Sur l’interprétation, par Ibn ‘Arabî (m. 638/1240) de cette karâma, voir Chodkiewicz, 1986 : 95-96.

44 Vêtement propre au pèlerin à La Mecque.

45 Sur les différentes acceptions du mot « nadiyya » employé dans le texte, cf. Ibn Manẓûr : VI, 4381-4382.

46 À propos de lui, voir al-Balawî : I, 178-183.

47 Pratique attribuée à Jésus (Évangile selon Saint-Marc 7/33 et 8/23), et à laquelle le Coran fait référence (V/110 et III/49).

48 Nous en avons décrit sept cas, ibid.: 358-364.

49 Voir sur lui EI 2, VIII, 481-484.

50 Comme dans ce récit dans Ibn Qunfudh : 65, pratique dont l’auteur fut témoin lors de sa siyâḥa au Maroc.

51 Là encore nous nous permettons de renvoyer à Amri, 2001/1 : 365-367.

52 À titre purement indicatif, voir Ibn Qunfudh : 29 et 31 ; et Manâqib al-Sayyida : 26, 32 et 41.

53 Petit-fils d’Abû Bakr al-Ṣiddîq et premier enfant né dans l’Islam, au sein de la communauté des Muhâjirîn à Médine.

54 Sur les wafâ’iyya et le fondateur Muḥammad Wafâ (m. 760/1359 ou 765/1363) et son fils ‘Alî, cf. Geoffroy, 2000 : 51-60.

55 En vertu du hadith « Celui qui s’en prend à l’un de Mes Amis, Je lui déclare la guerre » al-Nawawî, éd. 1980 : 96-7 ; voir aussi al-Qushayrî : 117.

56 Gloton, 1988 : I, 290; pour al-qahr, II, 115-119 ; pour al-‘izza, II, 74-78.

57 Sur la précellence de la mort mystique sur la mort physique, cf. Geoffroy, 1998 : 21.

58 Pour l’Ifrîqiya, cf. Amri, 2001/1 : 535-539.
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Nelly Amri

Université de la Manouba, Tunis.

 

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