vendredi 28 septembre 2012

René Guénon - La fin d’un monde.


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Tout ce que nous avons décrit au cours de cette étude constitue en somme, d’une façon générale, ce qu’on peut appeler les « signes des temps », suivant l’expression évangélique, c’est-à-dire les signes précurseurs de la « fin d’un monde » ou d’un cycle, qui n’apparaît comme la « fin du monde », sans restriction ni spécification d’aucune sorte, que pour ceux qui ne voient rien au delà des limites de ce cycle même, erreur de perspective très excusable assurément, mais qui n’en a pas moins des conséquences fâcheuses par les terreurs excessives et injustifiées qu’elle fait naître chez ceux qui ne sont pas suffisamment détachés de l’existence terrestre ; et, bien entendu, ce sont justement ceux-là qui se font trop facilement cette conception erronée, en raison de l’étroitesse même de leur point de vue. À la vérité, il peut y avoir ainsi bien des « fins du monde », puisqu’il y a des cycles de durée très diverses, contenus en quelque sorte les uns dans les autres, et que la même notion peut toujours s’appliquer analogiquement à tous les degrés et à tous les niveaux ; mais il est évident qu’elles sont d’importance fort inégale, comme les cycles mêmes auxquels elles se rapportent, et, à cet égard, on doit reconnaître que celle que nous envisageons ici a incontestablement une portée plus considérable que beaucoup d’autres, puisqu’elle est la fin d’un Manvantara tout entier, c’est-à-dire de l’existence temporelle de ce qu’on peut appeler proprement une humanité, ce qui, encore une fois, ne veut nullement dire qu’elle soit la fin du monde terrestre lui-même, puisque, par le « redressement » qui s’opère au moment ultime, cette fin même deviendra immédiatement le commencement d’un autre Manvantara.
 
À ce propos, il est encore un point sur lequel nous devons nous expliquer d’une façon plus précise : les partisans du « progrès » ont coutume de dire que l’« âge d’or » n’est pas dans le passé, mais dans l’avenir ; la vérité, au contraire, est que, en ce qui concerne notre Manvantara, il est bien réellement dans le passé, puisqu’il n’est pas autre chose que l’« état primordial » lui-même. En un sens, cependant, il est à la fois dans le passé et dans l’avenir, mais à la condition de ne pas se borner au présent Manvantara et de considérer la succession des cycles terrestres, car, en ce qui concerne l’avenir, c’est de l’« âge d’or » d’un autre Manvantara qu’il s’agit nécessairement ; il est donc séparé de notre époque par une « barrière » qui est véritablement infranchissable pour les profanes qui parlent ainsi, et qui ne savent ce qu’ils disent quand ils annoncent la prochaine venue d’une « ère nouvelle » en la rapportant à l’humanité actuelle. Leur erreur, portée à son degré le plus extrême, sera celle de l’Antéchrist lui-même prétendant instaurer l’« âge d’or » par le règne de la « contre-tradition », et en donnant même l’apparence, de la façon la plus trompeuse et aussi la plus éphémère, par la contrefaçon de l’idée traditionnelle du Sanctum Regnum ; on peut comprendre par là pourquoi, dans toutes les « pseudo-traditions » qui ne sont encore que des « préfigurations » bien partielles et bien faibles de la « contre-tradition », mais qui tendent inconsciemment à la préparer plus directement sans doute que toute autre chose, les conceptions « évolutionnistes » jouent constamment le rôle prépondérant que nous avons signalé. Bien entendu, la « barrière » dont nous parlions tout à l’heure, et qui oblige en quelque sorte ceux pour qui elle existe à tout renfermer à l’intérieur du cycle actuel, est un obstacle plus absolu encore pour les représentants de la « contre-initiation » que pour les simples profanes, car, étant orientés uniquement vers la dissolution, ils sont vraiment ceux pour qui rien ne saurait plus exister au delà de ce cycle, et ainsi c’est pour eux surtout que la fin de celui-ci doit être réellement la « fin du monde », dans le sens le plus intégral que l’on puisse donner à cette expression.
 
Ceci soulève encore une autre question connexe dont nous dirons quelques mots, bien que, à vrai dire, quelques-unes des considérations précédentes y apportent déjà une réponse implicite : dans quelle mesure ceux mêmes qui représentent le plus complètement la « contre-initiation » sont-ils effectivement conscients du rôle qu’ils jouent, et dans quelle mesure ne sont-ils au contraire que des instruments d’une volonté qui les dépasse, et qu’ils ignorent d’ailleurs par là même, tout en lui étant inévitablement subordonnés ? D’après ce que nous avons dit plus haut, la limite entre ces deux points de vue sous lesquels on peut envisager leur action est forcément déterminée par la limite même du monde spirituel, dans lequel ils ne peuvent pénétrer en aucune façon ; ils peuvent avoir des connaissances aussi étendues qu’on voudra le supposer quant aux possibilités du « monde intermédiaire », mais ces connaissances n’en seront pas moins toujours irrémédiablement faussées par l’absence de l’esprit qui seul pourrait leur donner leur véritable sens. Évidemment, de tels êtres ne peuvent jamais être des mécanistes ni des matérialistes, ni même des « progressistes » ou des « évolutionnistes » au sens vulgaire de ces mots, et, quand ils lancent dans le monde les idées que ceux-ci expriment, ils le trompent sciemment ; mais ceci ne concerne en somme que l’« antitradition » négative, qui n’est pour eux qu’un moyen et non un but, et ils pourraient, tout comme d’autres, chercher à excuser cette tromperie en disant que « la fin justifie les moyens ». Leur erreur est d’un ordre beaucoup plus profond que celle des hommes qu’ils influencent et « suggestionnent » par de telles idées, car elle n’est pas autre chose que la conséquence même de leur ignorance totale et invincible de la vraie nature de toute spiritualité ; c’est pourquoi il est beaucoup plus difficile de dire exactement jusqu’à quel point ils peuvent être conscients de la fausseté de la « contre-tradition » qu’ils visent à constituer, puisqu’ils peuvent croire très réellement qu’en cela ils s’opposent à l’esprit, tel qu’il se manifeste dans toute tradition normale et régulière, et qu’ils se situent au même niveau que ceux qui le représentent en ce monde ; et, en ce sens, l’Antéchrist sera assurément le plus « illusionné » de tous les êtres. Cette illusion a sa racine dans l’erreur « dualiste » dont nous avons parlé ; et le dualisme, sous une forme ou sous une autre, est le fait de tous ceux dont l’horizon s’arrête à certaines limites, fût-ce celles du monde manifesté tout entier, et qui, ne pouvant ainsi résoudre, en la ramenant à un principe supérieur, la dualité qu’ils constatent en toutes choses à l’intérieur de ces limites, la croient vraiment irréductible et sont amenés par là même à la négation de l’Unité suprême, qui en effet est pour eux comme si elle n’était pas. C’est pourquoi nous avons pu dire que les représentants de la « contre-initiation » sont finalement dupes de leur propre rôle, et que leur illusion est même véritablement la pire de toutes, puisque, en définitive, elle est la seule par laquelle un être puisse, non pas être simplement égaré plus ou moins gravement, mais être réellement perdu sans retour ; mais évidemment, s’ils n’avaient pas cette illusion, ils ne rempliraient pas une fonction qui, pourtant, doit nécessairement être remplie comme toute autre pour l’accomplissement même du plan divin en ce monde.
 
Nous sommes ainsi ramenés à la considération du double aspect « bénéfique » et « maléfique » sous lequel se présente la marche même du monde, en tant que manifestation cyclique, et qui est vraiment la « clef » de toute explication traditionnelle des conditions dans lesquelles se développe cette manifestation, surtout quand on l’envisage, comme nous l’avons fait ici, dans la période qui mène directement à sa fin. D’un côté, si l’on prend simplement cette manifestation en elle-même, sans la rapporter à un ensemble plus vaste, sa marche tout entière, du commencement à la fin, est évidemment une « descente » ou une « dégradation » progressive, et c’est là ce qu’on peut appeler son sens « maléfique » ; mais, d’un autre côté, cette même manifestation, replacée dans l’ensemble dont elle fait partie, produit des résultats qui ont une valeur réellement « positive » dans l’existence universelle, et il faut que son développement se poursuive jusqu’au bout, y compris celui des possibilités inférieures de l’« âge sombre », pour que l’« intégration » de ces résultats soit possible et devienne le principe immédiat d’un autre cycle de manifestation, et c’est là ce qui constitue son sens « bénéfique ». Il en est encore ainsi quand on considère la fin même du cycle : au point de vue particulier de ce qui doit alors être détruit, parce que sa manifestation est achevée et comme épuisée, cette fin est naturellement « catastrophique », au sens étymologique où ce mot évoque l’idée d’une « chute » soudaine et irrémédiable ; mais, d’autre part, au point de vue où la manifestation, en disparaissant comme telle, se trouve ramenée à son principe dans tout ce qu’elle a d’existence positive, cette même fin apparaît au contraire comme le « redressement » par lequel, ainsi que nous l’avons dit, toutes choses sont non moins soudainement rétablies dans leur « état primordial ». Ceci peut d’ailleurs s’appliquer analogiquement à tous les degrés, qu’il s’agisse d’un être ou d’un monde : c’est toujours, en somme, le point de vue partiel qui est « maléfique », et le point de vue total, ou relativement tel par rapport au premier, qui est « bénéfique », parce que tous les désordres possibles ne sont tels qu’en tant qu’on les envisage en eux-mêmes et « séparativement », et que ces désordres partiels s’effacent entièrement devant l’ordre total dans lequel ils rentrent finalement, et dont, dépouillés de leur aspect « négatif », ils sont des éléments constitutifs au même titre que toute autre chose ; en définitive, il n’y a de « maléfique » que la limitation qui conditionne nécessairement toute existence contingente, et cette limitation n’a elle-même en réalité qu’une existence purement négative. Nous avons parlé tout d’abord comme si les deux points de vue « bénéfique » et « maléfique » étaient en quelque sorte symétriques ; mais il est facile de comprendre qu’il n’en est rien, et que le second n’exprime que quelque chose d’instable et de transitoire, tandis que ce que représente le premier a seul un caractère permanent et définitif, de sorte que l’aspect « bénéfique » ne peut pas ne pas l’emporter finalement, alors que l’aspect « maléfique » s’évanouit entièrement, parce que, au fond, il n’était qu’une illusion inhérente à la « séparativité ». Seulement, à vrai dire, on ne peut plus alors parler proprement de « bénéfique », non plus que de « maléfique », en tant que ces deux termes sont essentiellement corrélatifs et marquent une opposition qui n’existe plus, car, comme toute opposition, elle appartient exclusivement à un certain domaine relatif et limité ; dès qu’elle est dépassée, il y a simplement ce qui est, et qui ne peut pas ne pas être, ni être autre que ce qu’il est ; et c’est ainsi que, si l’on veut aller jusqu’à la réalité de l’ordre le plus profond, on peut dire en toute rigueur que la « fin d’un monde » n’est jamais et ne peut jamais être autre chose que la fin d’une illusion.
 
(René Guénon, Le Règne de la quantité et les signes des temps, Chapitre XL : La fin d’un monde).

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