vendredi 26 octobre 2012

Le renouveau de l'intellectualité islamique entre Orient et Occident


 
                                                                   Cheikh Abd Al-Halîm Mahmûd
 

 

Le renouveau de l'intellectualité islamique entre Orient et Occident

 

René Guénon, « un soufi d’Occident », vu par le Shaykh Al-Azhar, ‘Abd-al-Halîm Mahmûd

 By: Yahya Sergio Yahe Pallavicini Italie

 

« Aujourd’hui, dans le tourbillon frénétique qui caractérise le monde des formes, il semble presque impossible de trouver le temps et la paix nécessaires pour cultiver, avec l’apport équilibrant de la foi en Dieu, cette certitude spirituelle qui représente le but de la vie humaine. Les livres de référence ne manquent pas. Ce qui semble devenir inaccessible ou inintelligible, c’est la compagnie des saints, “amis de Dieu” (awliyâ’ Allâh), qui sont seuls capables de transmettre la vitalité et le goût de la réalité spirituelle, entendue comme réalité vécue et vivante de la Présence divine. On comprend alors combien est approprié le titre Al-‘ârif bi-Llâh, “le connaissant par Dieu”, qui a été donné par le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd à un chapitre consacré à René Guénon dans l’une de ses oeuvres.

 
L’intense travail entrepris par ces deux intellectuels musulmans, tant en Occident qu’en Orient, témoigne justement de la nécessité d’un éveil de la fonction spirituelle, qu’une analyse stérile de leur riche production livresque ne peut certes épuiser. »1

 
Cette citation nous permet de présenter ici notre traduction en langue française du chapitre mentionné précédemment, qui fait partie d’une étude publiée en 1968 par le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, sur la Madrasa Shâdhiliyya, l’école traditionnelle fondée par le Shaykh Abû-l-Hasan Ash- Shâdhilî (1196-1258), et sur son héritage spirituel jusqu’à l’époque contemporaine. Cette partie du livre est en fait la version enrichie d’un petit ouvrage écrit en arabe par le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, paru au Caire en 1954 soit trois ans après la disparition de René Guénon (1886_-1951), sous le titre : « Un philosophe musulman : René Guénon ou ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ ».
 

Ce changement de titre et cet enrichissement du contenu, opérés entre 1954 et 1968, par lesquels on passe du « philosophe musulman » (al-faylasuf almuslim) au « connaissant par Dieu » (al-‘ârif bi-Llâh), semblent traduire chez le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd une compréhension plus approfondie et une vision plus juste de la fonction spirituelle du métaphysicien musulman. Cette dernière version de l’étude du Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd rappelle finalement que c’est dans la longue lignée initiatique des maîtres de la Madrasa Shâdhiliyya au sein du taçawwuf – la dimension intérieure de la tradition islamique – que s’ancrent profondément le témoignage traditionnel et les enseignements doctrinaux de René Guénon, le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ en islam, un « soufi d’Occident » dont nous commémorons ici le rappel à Dieu.

 
Avant de présenter plus en détail le contenu de cet ouvrage, il convient de présenter brièvement le Shaykh Al-Azhar, ‘Abd-al-Halîm Mahmûd et son oeuvre, pour mieux comprendre l’actualité des témoignages et des enseignements contenus dans son étude sur René Guénon et le soufisme, ainsi que la valeur et la portée des rapprochements providentiels qu’ils ont suscités entre ces deux confrères musulmans d’Orient et d’Occident, issus de la voie et de l’école Shâdhiliyya.

 
Vie et oeuvre du Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd

 
Progressivement élève, professeur puis président de l’université islamique Al-Azhar du Caire, ainsi que ministre des Biens de main morte (Awqâf) de la République Arabe d’Égypte de 1971 à 1973 le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd occupait à sa mort la fonction suprême de Shaykh Al-Azhar (1973 -1978).

 
Savant musulman formé à la tradition séculaire des sciences religieuses exotériques, il participa de manière concrète et active au rayonnement et au renouveau de la civilisation islamique, sur les plans intellectuel, éducatif, social et politique.

 
Toutefois, ces fonctions extérieures prestigieuses n’empêchèrent pas le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd de choisir le faqr ilâ Allâh, « l’indigence spirituelle » qui scelle la nature ontologique de toute créature dans sa dépendance à l’égard du Créateur. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd était en effet lui-même un faqîr, un initié du taçawwuf, engagé dans la voie de la gnose, c’est-à-dire de la « Connaissance par Dieu » (al-ma‘rifa bi-Llâh), par son rattachement initiatique à une branche de la tarîqa Shâdhiliyya. Il rédigea une série de biographies sur certaines figures éminentes de l’histoire du taçawwuf, édita et annota plusieurs oeuvres majeures de ses maîtres2, ainsi que des études sur les enseignements spirituels de l’islam, parmi lesquelles est tirée la présente traduction consacrée à « un soufi d’Occident », héritier spirituel de la Shâdhiliyya à l’époque contemporaine : le Shaykh ‘Abd-al- Wâhid Yahyâ Guénon.

 
Le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ et le Shaykh ‘Abd-al-Halîm

Mahmûd

 
C’est à la fin de ses études en France3, juste avant de retourner en Égypte, que le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd eut son premier contact avec l’oeuvre de René Guénon. Cette première approche de l’oeuvre de Guénon, même partiellement littéraire, s’accomplira par la rencontre directe et effective avec le métaphysicien musulman d’Occident, pour se transformer progressivement en une connaissance réciproque et une amitié fraternelle sur la voie de Dieu.

 
A cette époque, René Guénon s’était déjà retiré au Caire depuis une dizaine d’années, où il menait une vie spirituelle en conformité avec la tradition exotérique et ésotérique de l’islam. Connu désormais parmi ses coreligionnaires musulmans comme le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ, le maître poursuivait son oeuvre intense et sa fonction d’interprétation et de revivification de la Science sacrée, pour le bénéfice de ses lecteurs et des nombreux chercheurs de vérité, tant occidentaux qu’orientaux, qui le consultaient régulièrement.

 
La rencontre entre, d’un côté, le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, l’Oriental revenant de France, et, de l’autre, le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ, l’Occidental retiré en Égypte, marque une convergence intellectuelle dont l’universalité dépasse largement l’opposition souvent artificielle entre Orient et Occident. Si René Guénon a lui-même magistralement rappelé tout au long de son oeuvre que la métaphysique véritable n’est ni orientale ni occidentale, il a également mis en évidence les significations symboliques de la géographie sacrée selon laquelle, précisément, l’Orient et l’Occident représentent avant tout des directions métaphysiques qui indiquent respectivement le lieu où naît la lumière spirituelle et celui où elle décline.

 
Le portrait que le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, dans son étude biographique, trace du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ reflète particulièrement le degré de transparence et de présence à Dieu qui est le propre de la sainteté et de la servitude spirituelle. Tout aussi significative est la comparaison que le savant d’Al-Azhar fait entre le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ, dans la profondeur de sa recherche de la Vérité, et l’imam Muhammad Abû Hâmid Al-Ghazâlî, l’auteur de la Revivification des sciences religieuses. En effet, qu’il s’agisse de l’oeuvre critique et clarificatrice dans l’ordre doctrinal, des enseignements relatifs à la voie initiatique, de la nouvelle vitalité spirituelle apportée aux différentes branches de la Science sacrée, on remarque que la vie et le parcours de l’imam Al-Ghazâlî et du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ sont très similaires. A notre époque, le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ est l’un des premiers intellectuels européens musulmans à avoir redonné à des Occidentaux, et à quelques Orientaux, la possibilité d’une réelle « délivrance de l’erreur », l’erreur d’une vie sans Dieu. Bien que l’époque fût différente, le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ s’appliqua, comme l’imam Al-Ghazâlî justement, par l’effort spirituel et la discipline de l’âme, à pratiquer le détachement à l’égard des suggestions liées aux apparences de ce monde.

 
Ainsi, tous deux ont réalisé une identification avec leur nature primordiale (fitra), grâce à laquelle ils méritent d’être appelés en islam des « vivificateurs de la religion » (muhyî ad-dîn). Dans l’introduction de son étude portant sur la Madrasa Shâdhiliyya depuis ses origines jusqu’à l’époque contemporaine, le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd écrit : « C’est par la Volonté de Dieu que nous avons eu l’idée de mettre en évidence ces traces de l’imam Ash-Shâdhilî à l’époque contemporaine en particulier. Nous avons ainsi traversé les siècles depuis le début de sa mission divine, pour arriver finalement au quatorzième siècle de l’Hégire (XXème siècle). Cette dernière période compte nombre de saints rapprochés de Dieu, des figures éminentes de la Shâdhiliyya qui ont bénéficié de la Satisfaction de Dieu et de Son prophète, se parant des qualités divines en parfaite conformité avec la noble tradition prophétique. Nous avons néanmoins choisi, grâce à Dieu, deux figures vénérables parmi les saints de Dieu, en raison même de notre proximité avec eux. Le premier d’entre eux vient d’Europe, de la France profonde ; il passa sa jeunesse à Paris puis finit sa vie au Caire. De l’Amérique à l’Europe, tout l’Occident le connaît, car il est l’un des plus célèbres guides en matière d’ésotérisme authentique. Il est mentionné aussi bien par les historiens des religions, par ceux qui sont affiliés à la spiritualité, que par les partisans d’une réforme de la civilisation moderne qui veulent l’élever à un niveau idéal. Il s’agit du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ. Comme d’autres, il s’est rattaché à la voie shâdhiliyya, prenant le pacte initiatique de la main du regretté gnostique, le Shaykh Salâma Ar-Râdî. Les plus anciens disciples du Shaykh Salâma – que Dieu soit satisfait de lui – se souviennent encore de ce shaykh européen, avec son vêtement vert et son turban blanc, de taille haute et mince ; ils n’ont pas oublié son visage resplendissant de lumière, ses traits angéliques, sa démarche digne et posée, sa façon de s’asseoir devant le Shaykh avec humilité et effacement. Ils n’ont pas oublié comment il essayait, aimablement, de faire taire les demandes faites au Shaykh Salâma, afin que celui-ci continue de transmettre son enseignement et son soutien spirituel, que les questions ne sauraient épuiser et que le niveau de compréhension humaine ne peut atteindre. C’était un shâdhilî d’Occident. »

 
Le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd présente brièvement, dans sa biographie sur René Guénon, le parcours exceptionnel de ce dernier ainsi que les modalités de son entrée en islam et de son rattachement à la voie initiatique islamique. Ce qu’il importe de faire remarquer ici, c’est le témoignage apporté par le Recteur d’Al-Azhar qui révèle certains aspects de ce qui continue de constituer, aux yeux de nombreux héritiers intellectuels de René Guénon, « la vie exemplaire du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ ». De manière similaire, d’autres proches du métaphysicien occidental, comme Najm-oud- Dine Bammate, ont mis en lumière les vertus humaines, la qualité du
comportement religieux et la rectitude intérieure qui caractérisaient le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ, et qui témoignaient indéniablement d’un haut degré d’effacement et de transparence à l’égard de la Réalité divine.4 Cette marque du sacré était le signe visible de la mise en oeuvre de la doctrine métaphysique dont il se voulait l’interprète fidèle, témoin de la Tradition primordiale ou immuable (ad-dîn al-qayyim) dans le cadre de la tradition islamique, qui en est l’ultime expression avant la fin du cycle d’existence de la présente humanité.

 
La reconnaissance réciproque et l’affinité intellectuelle qui liaient le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd au Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ sont loin de constituer des éléments isolés et anodins, qui seraient restés sans effet par rapport au reste de la communauté musulmane. En effet, c’est sur la base des enseignements du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ que le Dr ‘Abd-al-Halîm Mahmûd put contribuer au renouveau du soufisme dans le monde islamique contemporain. Le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, dans le cadre de ses fonctions à Al-Azhar, inscrivit l’oeuvre du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ dans les enseignements de l’université en rapport avec la spiritualité islamique et la philosophie. Certains anciens élèves du Dr ‘Abd-al-Halîm Mahmûd se souviennent bien, encore aujourd’hui, comment ils ont approfondi la connaissance du taçawwuf et de la civilisation islamique, à la lumière des explications apportées par le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd citant et commentant les écrits et l’expérience du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ.

 
« A Dieu appartiennent l’orient et l’occident »5


Plus de cinquante ans après la mort du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ Guénon, on peut s’interroger sur les suites qui ont été données à son oeuvre et à son exemple, dont le but principal était de préparer des voies effectives de réalisation et de renouveau spirituels pour l’Occident.

 
Au point de vue traditionnel, suivant les enseignements du Shaykh ‘Abd-al- Wâhid Yahyâ et des grands maîtres spirituels, si les représentants de l’exotérisme d’une tradition ne sauraient être habilités à juger de la régularité de la doctrine transmise par les maîtres de l’ésotérisme, ils peuvent néanmoins en vérifier l’authenticité dans sa conformité et son intégrité par rapport à l’essence unique de la Révélation, autour de laquelle les dimensions intérieure et extérieure s’ordonnent de manière hiérarchique. En tant qu’il émane d’une autorité religieuse participant de ces deux dimensions, le travail du Shaykh Al-Azhar ‘Abd-al-Halîm Mahmûd ne présente pas seulement l’intérêt de confirmer la parfaite conformité islamique de l’oeuvre du Shaykh ‘Abd-al- Wâhid Yahyâ, à la fois sur le plan de la sharî‘a et sur le plan de la tarîqa, « la Loi et la Voie », l’intégrité religieuse et l’opérativité spirituelle. Il rassemble également un certain nombre de réflexions et de précisions d’ordre doctrinal et opératif, qui restent tout à fait d’actualité, au moins pour tous ceux qui aspirent encore à la réalisation spirituelle dans un monde où les hommes n’ont jamais été aussi éloignés de la conscience de leur raison d’être et de la vocation universelle à la sainteté.

 
En effet, outre les données biographiques qui constituent déjà en elles-mêmes une source d’enseignements vivants, l’ouvrage du Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd offre une synthèse, à la fois primordiale et islamique, des fondements de la vie spirituelle et des aspects essentiels de la voie qui mène à la Connaissance véritable par la réalisation métaphysique de l’Unicité divine.
 

Dans le même temps, l’ouvrage fournit des éclaircissements et des clés de compréhension, qui permettent de mieux discerner les erreurs de la civilisation moderne et de la mentalité profane dans les domaines de la connaissance et de la religion. Le rationalisme, le matérialisme et l’individualisme formulés par la pensée moderne sont à l’origine de graves confusions sur la nature de l’homme et du monde qui subsistent encore jusqu’à nos jours. En fait, comme le montrent les extraits de l’oeuvre guénonienne choisis par le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, chaque fois que le mental et le sentimental s’allient pour ignorer l’intuition intellectuelle transcendante, on aboutit à des confusions entre spéculation et réalisation, entre mysticisme et ésotérisme, entre spiritualisme et spiritualité, entre psychique et spirituel.6

 
Le reste des textes rassemblés dans l’étude du Dr ‘Abd-al-Halîm Mahmûd se compose de traductions, d’extraits et de résumés d’écrits de René Guénon.

 
On trouvera ainsi, notamment sur l’initiation et la réalisation spirituelle, des articles traitant de la nécessité du rattachement exotérique et des conditions nécessaires à la pratique de l’ésotérisme, à savoir la transmission régulière d’une influence spirituelle, la méthode initiatique et la présence d’un maître.

Ce sont des points fondamentaux sur lesquels René Guénon a insisté, comme garantie « objective » de l’orthodoxie et de l’orthopraxie, suivi en cela par le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd qui cite à l’appui les sources traditionnelles que sont le Coran, la tradition prophétique et les paroles des maîtres et disciples du taçawwuf.

 
La clarté des enseignements traditionnels exposés magistralement par le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ, qu’il mettait lui-même en application dans la vie quotidienne, contraste avec les confusions et les manquements que certains courants se réclamant de son oeuvre commettent de manière récurrente. Ainsi, certains prétendent, au détriment de l’intégrité de toute tradition authentique, suivre une voie initiatique sans pratiquer les rites exotériques de la tradition correspondante ; d’autres mélangent les formes traditionnelles dans un syncrétisme rituel et doctrinal qui n’est que la parodie de la synthèse métaphysique et de la science des symboles telles qu’elles ont été réalisées par Guénon. De manière plus subtile, dans un contexte islamique, certains imaginent pouvoir bénéficier d’une initiation effective par la seule étude littéraire des oeuvres des maîtres du taçawwuf, en s’estimant dispensés de la nécessité de s’insérer dans une communauté spirituelle sous la guidance d’un maître vivant. Au lieu de réalisation spirituelle, entendue comme élévation aux états supérieurs de l’être, on parle de réalisation « personnelle », qui n’est qu’une inflation de l’individualité coupée de toute dimension transcendante. La Tradition met pourtant en garde contre les risques d’égarement liés à cette situation dans laquelle la vérification de la communauté initiatique et la guidance de la maîtrise, contribuant à discipliner et à protéger l’âme, ne sont pas assurées. Le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd rappelle la parole du Saint Abû Yazîd al-Bistâmî qui affirme en effet que « celui qui n’a pas de maître a le diable pour maître ». Dans le même ordre, l’attirance psychique pour les phénomènes continue de se répandre, favorisée en cela par une mentalité matérialiste qui touche de plus en plus de branches initiatiques, tant en Orient qu’en Occident. Le Shaykh Ahmad Al-‘Alawî lui-même raconte comment, sur les indications de son maître, il dut abandonner certains prodiges et certaines pratiques, tels que charmer les serpents, pour s’attacher, au contraire, à la recherche de la seule sagesse en apprenant à maîtriser un serpent bien plus venimeux et bien plus grand : son âme.      7

 
De manière plus générale, on peut dire que l’oeuvre du Shaykh ‘Abd-al- Wâhid Yahyâ risque parfois d’être reçue et interprétée de façon erronée, voire différemment, selon les contextes culturels et religieux. D’un côté, en Orient, on a tendance, dans certains cas, à ignorer l’unité transcendante des traditions que l’oeuvre de René Guénon met en lumière, pour instrumentaliser finalement ses écrits relatifs à l’islam ou à la critique du monde moderne à des fins d’apologie et d’exclusivisme religieux. D’un autre côté, en Occident, on tombe dans une erreur similaire, en minimisant ou en sous-estimant l’appartenance du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ à la tradition musulmane, pour nier l’universalité de l’islam que l’on jugerait inadapté au contexte actuel des sociétés européennes largement sécularisées.

 
Au contraire, le présent ouvrage témoigne des efforts et de l’action du Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd visant à offrir à tous ceux qui cultivent une aspiration sincère à la Connaissance grâce à une orientation métaphysique, des précisions doctrinales utiles ainsi que des clés efficaces de discernement pour mieux comprendre et suivre la voie spirituelle du taçawwuf. C’est en cela que résident avant tout l’actualité et la portée des enseignements du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ. L’éclairage qu’ils apportent également sur la situation actuelle de notre monde, toujours plus éloigné de la spiritualité et plus proche de sa fin, s’applique également à la civilisation islamique et au monde dit « musulman », qui s’enfoncent de plus en plus dans cette perte progressive de la sagesse et de la science du coeur, qui est l’un des signes annonciateurs de l’Heure dernière. Qu’il s’agisse des instrumentalisations politiques ou du réformisme rationaliste et moderniste, comme de l’exclusivisme religieux menant finalement au terrorisme, tous ces phénomènes manifestent l’absence de références véritablement intellectuelles qui fondent l’autorité supérieure de l’Esprit. Apparemment opposées, ces différentes tendances traduisent pourtant une même myopie intellectuelle, et se rejoignent dans leur rejet commun de la dimension authentiquement métaphysique qui, en islam, est représentée par la voie des saints dépositaires de l’héritage prophétique avec l’inspiration de Dieu.

 
Finalement, l’héritage spirituel transmis à l’Orient et à l’Occident par le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ et le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd n’est autre que celui qu’ils avaient eux-mêmes reçu et approfondi, avec l’aide de Dieu, auprès de maîtres et de disciples rattachés à la filiation initiatique du Shaykh Abû-l-Hasan Ash-Shâdhilî. Que Dieu soit satisfait d’eux ! Celui-ci était lui-même l’un des descendants et héritiers éminents de la Sagesse divine enseignée par le Prophète Muhammad – que la paix et les bénédictions de Dieu soient sur lui ! – qui puise son origine céleste au-delà du temps et de l’espace, dans l’éternel présent de la Connaissance de Dieu.

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1 Yahya Pallavicini, « La Madrasa Shâdhiliyya », Le Message-Il Messaggio, Intellectualité et Sacralité, n°10, 2004, publié par le Centro Studi Metafisici Milano et l’Institut des Hautes Études
Islamiques.

2 On peut mentionner en particulier : Ar-Ri‘âya li-huqûq Allâh d’Al-Muhâsibî, Al-Munqidh min addalâl d’Abû Hâmid Al-Ghazâlî, et Latâ’if al-minan d’Ibn ‘Atâ’ Allâh Al-Iskandarî. Ces trois ouvrages ont été traduits en français, respectivement sous les titres : L’observance des droits de Dieu, Iqra, 1999 ; La délivrance de l’erreur, Albouraq, 2002 ; La sagesse des maîtres soufis, Grasset, 1998.

3 Il y obtint en 1940 un doctorat sous la direction de l’orientaliste Louis Massignon, pour une étude consacrée au célèbre savant et mystique du premier siècle de l’Hégire Al-Muhâsibî. Thèse écrite en français par le Dr. ‘Abd-al-Halîm et parue sous le titre : Al-Mohâsibî : un mystique musulman religieux et moraliste, Geuthner, Paris,1998.

4 On se reportera avec profit à l’article de Najm-oud-Dine Bammate, « Visites à René Guénon », dans L’Islam et l’Occident, dialogues, Ed. UNESCO, 2000.

5 Coran II : 115 .

6 Le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ rédigea lui-même, en arabe, plusieurs articles traitant de ces sujets, pour une revue nommée Al-Ma‘rifa, la « connaissance divine » ou la « gnose », qu’il

fonda, peu de temps après son arrivée au Caire vers 1930, avec le Shaykh Mustafâ ‘Abd-ar-Râziq.

Celui-ci était alors Recteur d’Al-Azhar, et fut d’ailleurs l’un des enseignants du jeune ‘Abd-al-Halîm, son futur successeur. La plupart de ces textes, ont paru en français dans la revue des Etudes Traditionnelles ou dans des ouvrages posthumes de Guénon. S’ils constituent une partie non négligeable de l’oeuvre du Shaykh, ces écrits témoignent également de son intégration profonde dans la tradition islamique tout autant que d’une faveur divine exceptionnelle.

7 Martin Lings, Un Saint soufi du XXème siècle, Editions du Seuil, 1990, pp. 59-60.

 

The Supreme Council for Islamic Affairs

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