Cheikh Abd Al-Halîm Mahmûd
Le
renouveau de l'intellectualité islamique entre Orient et Occident
René Guénon, « un soufi d’Occident », vu par le Shaykh Al-Azhar,
‘Abd-al-Halîm Mahmûd
By: Yahya
Sergio Yahe Pallavicini Italie
« Aujourd’hui, dans le tourbillon frénétique qui caractérise le
monde des formes, il semble presque impossible de trouver le temps et la paix
nécessaires pour cultiver, avec l’apport équilibrant de la foi en Dieu, cette
certitude spirituelle qui représente le but de la vie humaine. Les livres de
référence ne manquent pas. Ce qui semble devenir inaccessible ou
inintelligible, c’est la compagnie des saints, “amis de Dieu” (awliyâ’ Allâh),
qui sont seuls capables de transmettre la vitalité et le goût de la réalité
spirituelle, entendue comme réalité vécue et vivante de la Présence divine. On
comprend alors combien est approprié le titre Al-‘ârif bi-Llâh, “le connaissant
par Dieu”, qui a été donné par le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd à un chapitre
consacré à René Guénon dans l’une de ses oeuvres.
L’intense travail entrepris par ces deux intellectuels musulmans,
tant en Occident qu’en Orient, témoigne justement de la nécessité d’un éveil de
la fonction spirituelle, qu’une analyse stérile de leur riche production
livresque ne peut certes épuiser. »1
Cette citation nous permet de présenter ici notre traduction en
langue française du chapitre mentionné précédemment, qui fait partie d’une
étude publiée en 1968 par le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, sur la Madrasa
Shâdhiliyya, l’école traditionnelle fondée par le Shaykh Abû-l-Hasan Ash-
Shâdhilî (1196-1258), et sur son héritage spirituel jusqu’à l’époque
contemporaine. Cette partie du livre est en fait la version enrichie d’un petit
ouvrage écrit en arabe par le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, paru au Caire en 1954 soit trois ans après la disparition de René Guénon (1886_-1951),
sous le titre : « Un philosophe musulman :
René Guénon ou ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ ».
Ce changement de titre et cet enrichissement du contenu, opérés
entre 1954 et
1968, par lesquels on passe du « philosophe musulman
» (al-faylasuf almuslim) au « connaissant par
Dieu » (al-‘ârif bi-Llâh), semblent traduire chez le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd une compréhension plus
approfondie et une vision plus juste de la fonction spirituelle du métaphysicien
musulman. Cette dernière version de l’étude du Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd
rappelle finalement que c’est dans la longue lignée initiatique des maîtres de
la Madrasa Shâdhiliyya au sein du taçawwuf – la dimension intérieure de la tradition
islamique – que s’ancrent profondément le témoignage traditionnel et les
enseignements doctrinaux de René Guénon, le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ en
islam, un « soufi d’Occident » dont nous commémorons ici le rappel à Dieu.
Avant de présenter plus en détail le contenu de cet ouvrage, il
convient de présenter brièvement le Shaykh Al-Azhar, ‘Abd-al-Halîm Mahmûd et
son oeuvre, pour mieux comprendre l’actualité des témoignages et des enseignements
contenus dans son étude sur René Guénon et le soufisme, ainsi que la valeur et la portée des rapprochements providentiels qu’ils
ont suscités entre ces deux confrères musulmans d’Orient et d’Occident, issus
de la voie et de l’école Shâdhiliyya.
Vie et oeuvre du Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd
Progressivement élève, professeur puis président de l’université
islamique Al-Azhar du Caire, ainsi que ministre des Biens de main morte (Awqâf)
de la République Arabe d’Égypte de 1971 à 1973 le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd
occupait à sa mort la fonction suprême de Shaykh Al-Azhar (1973 -1978).
Savant musulman formé à la tradition séculaire des sciences
religieuses exotériques, il participa de manière concrète et active au
rayonnement et au renouveau de la civilisation islamique, sur les plans
intellectuel, éducatif, social et politique.
Toutefois, ces fonctions extérieures prestigieuses n’empêchèrent
pas le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd de choisir le faqr ilâ Allâh, « l’indigence
spirituelle » qui scelle la nature ontologique de toute créature dans sa
dépendance à l’égard du Créateur. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd était en effet lui-même
un faqîr, un initié du taçawwuf, engagé dans la voie de la gnose, c’est-à-dire
de la « Connaissance par Dieu » (al-ma‘rifa bi-Llâh), par son rattachement
initiatique à une branche de la tarîqa Shâdhiliyya. Il rédigea une série de
biographies sur certaines figures éminentes de l’histoire du taçawwuf, édita et
annota plusieurs oeuvres majeures de ses maîtres2, ainsi que des études sur les
enseignements spirituels de l’islam, parmi lesquelles est tirée la présente
traduction consacrée à « un soufi d’Occident », héritier spirituel de la
Shâdhiliyya à l’époque contemporaine : le Shaykh ‘Abd-al- Wâhid Yahyâ Guénon.
Le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ et le Shaykh ‘Abd-al-Halîm
Mahmûd
C’est à la fin de ses études en France3, juste avant de retourner
en Égypte, que le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd eut son premier contact avec
l’oeuvre de René Guénon. Cette première approche de l’oeuvre de Guénon, même
partiellement littéraire, s’accomplira par la rencontre directe et effective
avec le métaphysicien musulman d’Occident, pour se transformer progressivement
en une connaissance réciproque et une amitié fraternelle sur la voie de Dieu.
A cette époque, René Guénon s’était déjà retiré au Caire depuis
une dizaine d’années, où il menait une vie spirituelle en conformité avec la
tradition exotérique et ésotérique de l’islam. Connu désormais parmi ses coreligionnaires
musulmans comme le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ, le maître poursuivait son oeuvre
intense et sa fonction d’interprétation et de revivification de la Science
sacrée, pour le bénéfice de ses lecteurs et des nombreux chercheurs de vérité,
tant occidentaux qu’orientaux, qui le consultaient régulièrement.
La rencontre entre, d’un côté, le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd,
l’Oriental revenant de France, et, de l’autre, le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ,
l’Occidental retiré en Égypte, marque une convergence intellectuelle dont l’universalité
dépasse largement l’opposition souvent artificielle entre Orient et Occident.
Si René Guénon a lui-même magistralement rappelé tout au long de son oeuvre que
la métaphysique véritable n’est ni orientale ni occidentale, il a également mis
en évidence les significations symboliques de la géographie sacrée selon
laquelle, précisément, l’Orient et l’Occident représentent avant tout des
directions métaphysiques qui indiquent respectivement le lieu où naît la
lumière spirituelle et celui où elle décline.
Le portrait que le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, dans son étude
biographique, trace du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ reflète particulièrement le
degré de transparence et de présence à Dieu qui est le propre de la sainteté et
de la servitude spirituelle. Tout aussi significative est la comparaison que le
savant d’Al-Azhar fait entre le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ, dans la profondeur
de sa recherche de la Vérité, et l’imam Muhammad Abû Hâmid Al-Ghazâlî, l’auteur
de la Revivification des sciences religieuses. En effet, qu’il s’agisse de
l’oeuvre critique et clarificatrice dans l’ordre doctrinal, des enseignements
relatifs à la voie initiatique, de la nouvelle vitalité spirituelle apportée
aux différentes branches de la Science sacrée, on remarque que la vie et le
parcours de l’imam Al-Ghazâlî et du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ sont très
similaires. A notre époque, le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ est l’un des premiers
intellectuels européens musulmans à avoir redonné à des Occidentaux, et à
quelques Orientaux, la possibilité d’une réelle « délivrance de l’erreur », l’erreur
d’une vie sans Dieu. Bien que l’époque fût différente, le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid
Yahyâ s’appliqua, comme l’imam Al-Ghazâlî justement, par l’effort spirituel et
la discipline de l’âme, à pratiquer le détachement à l’égard des suggestions
liées aux apparences de ce monde.
Ainsi, tous deux ont réalisé une identification avec leur nature
primordiale (fitra), grâce à laquelle ils méritent d’être appelés en islam des
« vivificateurs de la religion » (muhyî ad-dîn). Dans l’introduction de son
étude portant sur la Madrasa Shâdhiliyya depuis ses origines jusqu’à l’époque
contemporaine, le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd écrit : « C’est par la Volonté de
Dieu que nous avons eu l’idée de mettre en évidence ces traces de l’imam
Ash-Shâdhilî à l’époque contemporaine en particulier. Nous avons ainsi traversé
les siècles depuis le début de sa mission divine, pour arriver finalement au
quatorzième siècle de l’Hégire (XXème siècle). Cette dernière période compte
nombre de saints rapprochés de Dieu, des figures éminentes de la Shâdhiliyya
qui ont bénéficié de la Satisfaction de Dieu et de Son prophète, se parant des
qualités divines en parfaite conformité avec la noble tradition prophétique.
Nous avons néanmoins choisi, grâce à Dieu, deux figures vénérables parmi les
saints de Dieu, en raison même de notre proximité avec eux. Le premier d’entre
eux vient d’Europe, de la France profonde ; il passa sa jeunesse à Paris puis
finit sa vie au Caire. De l’Amérique à l’Europe, tout l’Occident le connaît,
car il est l’un des plus célèbres guides en matière d’ésotérisme authentique.
Il est mentionné aussi bien par les historiens des religions, par ceux qui sont
affiliés à la spiritualité, que par les partisans d’une réforme de la
civilisation moderne qui veulent l’élever à un niveau idéal. Il s’agit du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid
Yahyâ. Comme d’autres, il s’est rattaché à la voie shâdhiliyya, prenant le
pacte initiatique de la main du regretté gnostique, le Shaykh Salâma Ar-Râdî.
Les plus anciens disciples du Shaykh Salâma – que Dieu soit satisfait de lui –
se souviennent encore de ce shaykh européen, avec son vêtement vert et son turban
blanc, de taille haute et mince ; ils n’ont pas oublié son visage
resplendissant de lumière, ses traits angéliques, sa démarche digne et posée,
sa façon de s’asseoir devant le Shaykh avec humilité et effacement. Ils n’ont
pas oublié comment il essayait, aimablement, de faire taire les demandes faites
au Shaykh Salâma, afin que celui-ci continue de transmettre son enseignement et
son soutien spirituel, que les questions ne sauraient épuiser et que le niveau
de compréhension humaine ne peut atteindre. C’était un shâdhilî d’Occident. »
Le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd présente brièvement, dans sa
biographie sur René Guénon, le parcours exceptionnel de ce dernier ainsi que
les modalités de son entrée en islam et de son rattachement à la voie
initiatique islamique. Ce qu’il importe de faire remarquer ici, c’est le
témoignage apporté par le Recteur d’Al-Azhar qui révèle certains aspects de ce
qui continue de constituer, aux yeux de nombreux héritiers intellectuels de
René Guénon, « la vie exemplaire du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ ». De manière
similaire, d’autres proches du métaphysicien occidental, comme Najm-oud- Dine
Bammate, ont mis en lumière les vertus humaines, la qualité du
comportement religieux et la rectitude intérieure qui caractérisaient
le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ, et qui témoignaient indéniablement d’un haut
degré d’effacement et de transparence à l’égard de la Réalité divine.4 Cette
marque du sacré était le signe visible de la mise en oeuvre de la doctrine
métaphysique dont il se voulait l’interprète fidèle, témoin de la Tradition
primordiale ou immuable (ad-dîn al-qayyim) dans le cadre de la tradition
islamique, qui en est l’ultime expression avant la fin du cycle d’existence de
la présente humanité.
La reconnaissance réciproque et l’affinité intellectuelle qui
liaient le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd au Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ sont loin de
constituer des éléments isolés et anodins, qui seraient restés sans effet par rapport
au reste de la communauté musulmane. En effet, c’est sur la base des enseignements du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ que le Dr
‘Abd-al-Halîm Mahmûd put contribuer au renouveau du soufisme dans le monde
islamique contemporain. Le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, dans le cadre de ses fonctions
à Al-Azhar, inscrivit l’oeuvre du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ dans les enseignements de l’université en rapport avec la spiritualité islamique
et la philosophie. Certains anciens élèves du Dr ‘Abd-al-Halîm Mahmûd se souviennent
bien, encore aujourd’hui, comment ils ont approfondi la connaissance du
taçawwuf et de la civilisation islamique, à la lumière des explications
apportées par le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd citant et commentant les écrits et
l’expérience du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ.
« A Dieu appartiennent l’orient et l’occident »5
Plus de cinquante ans après la mort du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ Guénon,
on peut s’interroger sur les suites qui ont été données à son oeuvre et à son
exemple, dont le but principal était de préparer des voies effectives de réalisation
et de renouveau spirituels pour l’Occident.
Au point de vue traditionnel, suivant les enseignements du Shaykh
‘Abd-al- Wâhid Yahyâ et des grands maîtres spirituels, si les représentants de l’exotérisme
d’une tradition ne sauraient être habilités à juger de la régularité de la
doctrine transmise par les maîtres de l’ésotérisme, ils peuvent néanmoins en
vérifier l’authenticité dans sa conformité et son intégrité par rapport à l’essence
unique de la Révélation, autour de laquelle les dimensions intérieure et
extérieure s’ordonnent de manière hiérarchique. En tant qu’il émane d’une autorité
religieuse participant de ces deux dimensions, le travail du Shaykh Al-Azhar ‘Abd-al-Halîm Mahmûd ne présente pas seulement l’intérêt
de confirmer la parfaite conformité islamique de l’oeuvre du Shaykh ‘Abd-al- Wâhid
Yahyâ, à la fois sur le plan de la sharî‘a et sur le plan de la tarîqa, « la Loi
et la Voie », l’intégrité religieuse et l’opérativité spirituelle. Il rassemble
également un certain nombre de réflexions et de précisions d’ordre doctrinal et opératif, qui restent tout à fait d’actualité, au moins pour
tous ceux qui aspirent encore à la réalisation spirituelle dans un monde où les
hommes n’ont jamais été aussi éloignés de la conscience de leur raison d’être
et de la vocation universelle à la sainteté.
En effet, outre les données biographiques qui constituent déjà en
elles-mêmes une source d’enseignements vivants, l’ouvrage du Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd
offre une synthèse, à la fois primordiale et islamique, des fondements de la
vie spirituelle et des aspects essentiels de la voie qui mène à la Connaissance
véritable par la réalisation métaphysique de l’Unicité divine.
Dans le même temps, l’ouvrage fournit des éclaircissements et des
clés de compréhension, qui permettent de mieux discerner les erreurs de la civilisation
moderne et de la mentalité profane dans les domaines de la connaissance et de
la religion. Le rationalisme, le matérialisme et l’individualisme formulés par
la pensée moderne sont à l’origine de graves confusions sur la nature de
l’homme et du monde qui subsistent encore jusqu’à nos jours. En fait, comme le
montrent les extraits de l’oeuvre guénonienne choisis par le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd, chaque
fois que le mental et le sentimental s’allient pour ignorer l’intuition
intellectuelle transcendante, on aboutit à des confusions entre spéculation et
réalisation, entre mysticisme et ésotérisme, entre spiritualisme et
spiritualité, entre psychique et spirituel.6
Le reste des textes rassemblés dans l’étude du Dr ‘Abd-al-Halîm
Mahmûd se compose de traductions, d’extraits et de résumés d’écrits de René
Guénon.
On trouvera ainsi, notamment sur l’initiation et la réalisation
spirituelle, des articles traitant de la nécessité du rattachement exotérique
et des conditions nécessaires à la pratique de l’ésotérisme, à savoir la transmission
régulière d’une influence spirituelle, la méthode initiatique et la présence
d’un maître.
Ce sont des points fondamentaux sur lesquels René Guénon a
insisté, comme garantie « objective » de l’orthodoxie et de l’orthopraxie,
suivi en cela par le Dr. ‘Abd-al-Halîm Mahmûd qui cite à l’appui les sources
traditionnelles que sont le Coran, la tradition prophétique et les paroles des
maîtres et disciples du taçawwuf.
La clarté des enseignements traditionnels exposés magistralement
par le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ, qu’il mettait lui-même en application dans
la vie quotidienne, contraste avec les confusions et les manquements que certains
courants se réclamant de son oeuvre commettent de manière récurrente. Ainsi, certains prétendent, au détriment de
l’intégrité de toute tradition authentique, suivre une voie initiatique sans
pratiquer les rites exotériques de la tradition correspondante ; d’autres
mélangent les formes traditionnelles dans un syncrétisme rituel et doctrinal
qui n’est que la parodie de la synthèse métaphysique et de la science des
symboles telles qu’elles ont été réalisées par Guénon. De manière plus subtile,
dans un contexte islamique, certains imaginent pouvoir bénéficier d’une
initiation effective par la seule étude littéraire des oeuvres des maîtres du taçawwuf, en
s’estimant dispensés de la nécessité de s’insérer dans une communauté
spirituelle sous la guidance d’un maître vivant. Au lieu de réalisation spirituelle,
entendue comme élévation aux états supérieurs de l’être, on parle de réalisation
« personnelle », qui n’est qu’une inflation de l’individualité coupée de toute
dimension transcendante. La Tradition met pourtant en garde contre les risques d’égarement
liés à cette situation dans laquelle la vérification de la communauté
initiatique et la guidance de la maîtrise, contribuant à discipliner et à protéger l’âme, ne sont pas assurées. Le Shaykh ‘Abd-al-Halîm
Mahmûd rappelle la parole du Saint Abû Yazîd al-Bistâmî qui
affirme en effet que « celui qui n’a pas de
maître a le diable pour maître ». Dans le même ordre, l’attirance psychique pour les phénomènes continue de se
répandre, favorisée en cela par une mentalité
matérialiste qui touche de plus en plus de branches initiatiques, tant en Orient qu’en Occident. Le Shaykh
Ahmad Al-‘Alawî lui-même raconte comment, sur
les indications de son maître, il dut abandonner certains prodiges et certaines pratiques, tels que charmer les serpents,
pour s’attacher, au contraire, à la recherche
de la seule sagesse en apprenant à maîtriser un serpent bien plus venimeux et bien plus grand : son
âme. 7
De manière plus générale, on peut dire que l’oeuvre du Shaykh
‘Abd-al- Wâhid Yahyâ risque parfois d’être reçue et interprétée de façon
erronée, voire différemment, selon les contextes culturels et religieux. D’un
côté, en Orient, on a tendance, dans certains cas, à ignorer l’unité
transcendante des traditions que l’oeuvre de René Guénon met en lumière, pour
instrumentaliser finalement ses écrits relatifs à l’islam ou à la critique du monde
moderne à des fins d’apologie et d’exclusivisme religieux. D’un autre côté, en
Occident, on tombe dans une erreur similaire, en minimisant ou en sous-estimant
l’appartenance du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ à la tradition musulmane, pour
nier l’universalité de l’islam que l’on jugerait inadapté au contexte actuel des
sociétés européennes largement sécularisées.
Au contraire, le présent ouvrage témoigne des efforts et de
l’action du Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd visant à offrir à tous ceux qui
cultivent une aspiration sincère à la Connaissance grâce à une orientation
métaphysique, des précisions doctrinales utiles ainsi que des clés efficaces de
discernement pour mieux comprendre et suivre la voie spirituelle du taçawwuf.
C’est en cela que résident avant tout l’actualité et la portée des
enseignements du Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ. L’éclairage qu’ils apportent
également sur la situation actuelle de notre monde, toujours plus éloigné de la
spiritualité et plus proche de sa fin, s’applique également à la civilisation
islamique et au monde dit « musulman », qui s’enfoncent de plus en plus dans
cette perte progressive de la sagesse et de la science du coeur, qui est l’un
des signes annonciateurs de l’Heure dernière. Qu’il s’agisse des
instrumentalisations politiques ou du réformisme rationaliste et moderniste,
comme de l’exclusivisme religieux menant finalement au terrorisme, tous ces phénomènes
manifestent l’absence de références véritablement intellectuelles qui fondent
l’autorité supérieure de l’Esprit. Apparemment opposées, ces différentes
tendances traduisent pourtant une même myopie intellectuelle, et se rejoignent
dans leur rejet commun de la dimension authentiquement métaphysique qui, en
islam, est représentée par la voie des saints dépositaires de l’héritage
prophétique avec l’inspiration de Dieu.
Finalement, l’héritage spirituel transmis à l’Orient et à
l’Occident par le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ et le Shaykh ‘Abd-al-Halîm Mahmûd
n’est autre que celui qu’ils avaient eux-mêmes reçu et approfondi, avec l’aide
de Dieu, auprès de maîtres et de disciples rattachés à la filiation initiatique
du Shaykh Abû-l-Hasan Ash-Shâdhilî. Que Dieu soit satisfait d’eux ! Celui-ci était lui-même l’un des descendants et héritiers éminents de la
Sagesse divine enseignée par le Prophète Muhammad – que la paix et les
bénédictions de Dieu soient sur lui ! – qui puise son origine céleste au-delà
du temps et de l’espace, dans l’éternel présent de la Connaissance de Dieu.
_______________
1 Yahya Pallavicini, « La Madrasa Shâdhiliyya », Le Message-Il
Messaggio, Intellectualité et Sacralité, n°10, 2004, publié
par le Centro Studi Metafisici Milano et l’Institut des Hautes Études
Islamiques.
2 On peut mentionner en particulier : Ar-Ri‘âya li-huqûq Allâh d’Al-Muhâsibî,
Al-Munqidh min addalâl d’Abû Hâmid Al-Ghazâlî, et Latâ’if
al-minan d’Ibn ‘Atâ’ Allâh Al-Iskandarî. Ces trois ouvrages ont été traduits en français, respectivement sous les titres : L’observance
des droits de Dieu, Iqra, 1999 ; La délivrance de l’erreur,
Albouraq, 2002 ; La sagesse des maîtres soufis, Grasset, 1998.
3 Il y obtint en 1940 un doctorat sous la direction de l’orientaliste
Louis Massignon, pour une
étude consacrée au célèbre savant et mystique du
premier siècle de l’Hégire Al-Muhâsibî. Thèse écrite
en français par le Dr. ‘Abd-al-Halîm et parue sous le titre : Al-Mohâsibî : un
mystique musulman religieux et moraliste,
Geuthner, Paris,1998.
4 On se reportera avec profit à l’article de Najm-oud-Dine
Bammate, « Visites à René
Guénon », dans L’Islam et l’Occident, dialogues, Ed.
UNESCO, 2000.
5 Coran II : 115 .
6 Le Shaykh ‘Abd-al-Wâhid Yahyâ rédigea lui-même, en arabe,
plusieurs articles traitant de ces sujets, pour une revue
nommée Al-Ma‘rifa, la « connaissance divine » ou la « gnose », qu’il
fonda, peu de temps après son arrivée au Caire vers 1930, avec le
Shaykh Mustafâ ‘Abd-ar-Râziq.
Celui-ci était alors Recteur d’Al-Azhar, et fut d’ailleurs l’un
des enseignants du jeune ‘Abd-al-Halîm, son futur successeur. La plupart de ces
textes, ont paru en français dans la revue des Etudes Traditionnelles ou dans
des ouvrages posthumes de Guénon. S’ils constituent une partie non négligeable
de l’oeuvre du Shaykh, ces écrits témoignent également de son intégration
profonde dans la tradition islamique tout autant que d’une faveur divine exceptionnelle.
7 Martin Lings, Un Saint soufi du XXème siècle, Editions du Seuil,
1990, pp. 59-60.
The
Supreme Council for Islamic Affairs
_______________
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