Jésus (PBSL) monte au Paradis, miniature perse
Un article d' Eric Geoffroy
Prophètes des sables, Prophètes de Dieu
Déjà, au XIIe siècle, l’Occident chrétien avait traduit
de l’arabe le texte qui décrit l’Ascension de Muhammad à travers les cieux sous
la guidance de l’archange Gabriel. Le titre qui fut choisi à l’époque fut tout
naturellement L’Echelle de Mahomet, en référence à l’échelle dont il est fait
allusion au sein de la tradition biblique lors d’un songe du Prophète Jacob. Le
rôle éminent de l’Archange Gabriel en tant qu’Esprit chargé des révélations
divines est d’ailleurs frappant au sein des traditions chrétienne et musulmane.
Parlant de sa mission auprès de Marie, mère de Jésus, le Coran dit : « Nous lui
avons envoyé notre Esprit, il se présenta devant elle sous la forme d’un homme
parfait » (XIX, 17). C’est lui, affirme également le Coran, qui fut le
médiateur de Dieu dans la révélation du livre sacré au Prophète de l’islam : «
L’Esprit fidèle est descendu avec lui sur ton cœur pour que tu sois au nombre
des avertisseurs » (XXVI, 123). Cependant, en référence avec la tradition
chrétienne, on est frappé par « l’humanité » du Prophète de l’islam. Alors que
Marie est touchée par l’influx divin et que Jésus naît dans des circonstances
miraculeuses, Muhammad quant à lui possède père et mère. Il est un homme de son
temps, un nomade qui parcourt ces terres de voyage qui sont un lien entre
l’Orient et l’Occident, un commerçant qui entre en contact avec différentes
cultures, guidé sur sa route par la lumière des étoiles et de la lune. « Nous
vous avons envoyé un Prophète pris parmi vous » (Coran II, 151). Cette humanité
est considérée d’ailleurs par certains comme une « faiblesse » du Messager : «
Ils ont dit : qu’a-t-il donc ce Prophète ? Il se nourrit de mets, il circule
dans les marchés. Si seulement on avait fait descendre sur lui un ange qui fut
avec lui un avertisseur » (Coran XXV, 7). Or, en fait cette humanité est le
socle à partir duquel le Prophète peut devenir un modèle excellent pour tout un
chacun. Elle constitue l’enveloppe à partir de laquelle se déploie l’ « Homme
universel » (al-insân al-kamil) au sein de notre monde : celui qui s’éteint en
son Seigneur, puis subsiste pour vivre parmi les hommes et leur transmettre un
message divin, renouvelé dans la forme mais éternel dans sa substance.
Parallélisme des révélations
A l’instar de Marie dont le corps vierge enfante Jésus,
Muhammad est le réceptacle du Verbe divin que constitue le Coran alors qu’il ne
sait ni lire, ni écrire. Dans les deux cas, Dieu choisit le support qui
convient pour présenter aux hommes Son message avec un éclat et une véracité
indiscutables. Le miracle du Coran reçu par l’âme pure du Prophète est ainsi
analogue à la naissance miraculeuse de Jésus procédant de la vierge Marie : «
Et celle qui était restée vierge, nous lui avons insufflé de notre Esprit. Nous
avons fait d’elle et de son fils un signe pour les mondes » (Coran XXI, 91). Le
même terme de « signe » est justement utilisé pour désigner chacun des versets
du Coran : « Nous l’avons fait descendre en des signes évidents » (XXII,
16).Pour les musulmans, le miracle essentiel du Coran vient du fait que la
disposition même des lettres de l’alphabet arabe relève du choix et de l’ordre
divin. L’arabe va de par-là même acquérir le statut de langue sacrée. Il en
découle une exégèse selon laquelle toute interprétation spirituelle a son
support direct dans la littérature du texte, la langue sacrée permettant, de
par sa nature, des lectures à plusieurs niveaux.De ce fait, le Coran sera,
d’une part, la source de la Loi religieuse extérieure (sharî’a) et un support
essentiel des médiations spirituelles des mystiques musulmans. Ainsi, par
élection divine, Muhammad est Prophète (nabi), c’est à dire le porteur d’un
message particulier comportant une nouvelle législation. Dans le même temps, il
est Envoyé (rasûl) de par le fait qu’il manifeste une Vérité universelle
(al-haqiqa). Cependant, il peut incarner cette double fonction dans la mesure
où sa « réalité intime » (al-haqiqat al-muhammadiyya) possède un caractère
intemporel qui procède d’une Lumière originelle irriguant son corps physique,
cachet lumineux de sa mission terrestre.Le Christianisme accorde comme son nom
l’indique, une place centrale à la personne du Christ lui-même. Ce sont les
paroles de ce dernier, les logia, qui sont considérées comme étant la base de
tous les développements ultérieurs. La tradition chrétienne, sans doute à cause
de la spécificité même du texte des Evangiles, ne s’appuie pas directement sur
une langue sacrée. Cette caractéristique des écritures va faire en sorte que
l’on accordera beaucoup moins d’importance à leur pure littéralité qu’à la
signification des paraboles et des récits qui y sont contenus. Ces différences
dans les deux traditions tiennent à la spécificité de la mission de chacun des
Prophètes. La mission de Jésus semble avoir été surtout de régénérer un
enseignement spirituel qui risquait d’être étouffé par la lettre de la loi.
Dans les développements ultérieurs du Christianisme, l’aspect légaliste qui,
d’un point de vue religieux, ne peut strictement s’appuyer que sur une loi
révélée, sera très peu développé. Ceci pourrait d’ailleurs nous expliquer
pourquoi le Christianisme a beaucoup moins ressenti le besoin de s’attacher à
une langue sacrée, comme l’ont fait le judaïsme et l’islam, et s’en est tenu
pendant des siècles à l’emploi de langues à usage liturgique comme le grec ou
le latin. Ces différences s’éclairent donc lorsque l’on perçoit que la place
centrale est réservée dans le Christianisme à une personne. Dans ses rapports
avec ses disciples, Jésus évoque, pour les soufis, la relation du maître à ses
disciples. Il exige d’eux ce qu’il n’exige pas du commun dans la mesure de leur
amour pour lui et de leur avancement dans la Voie : « Qui aime son père ou sa
mère plus que moi n’est pas digne de moi » (Matthieu 10, 37).
L’enseignement du Maître parfait
L’enseignement du Christ, aussi bien que celui de la
tradition mystique de l’islam, nous montre que l’organe spirituel qui permet la
connaissance de cette vérité est le « cœur ». C’est par ce terme que l’on
désigne symboliquement le centre subtil de l’être. Lorsque celui-ci est
purifié, il devient alors le lieu où se manifeste la présence divine : « Ni Ma
Terre, ni Mon ciel ne sont assez grands pour me contenir, dit un hadith qudsî
(1), mais le « cœur » de Mon serviteur croyant, pieux et pur, est assez grand
pour me contenir ». De son côté, Jésus affirmait : « Heureux les pauvres de
cœur, le royaume des cieux est en eux » (Matthieu 5, 3).Cette connaissance
s’opère cependant selon des « colorations » dont chacune, pour certains soufis,
correspond à un niveau d’être dont l’initiateur est l’un des prophètes de la
tradition abrahamique. C’est ainsi que l’on parle de la connaissance
christique, mosaïque, adamique ou muhammadienne.En islam, nous retrouvons cette
relation initiatique de maître à disciple au sein des voies spirituelles.
Toutes ces voies font, cependant, remonter leur origine au Prophète Muhammad
qui sera considéré comme le prototype du maître parfait. Si, d’un point de vue
exotérique, le symbole de la foi est le Coran, d’un point de vue intérieur,
cela sera la personne même du Prophète qui, dit le Coran parlant aux fidèles, «
vous purifie et vous enseigne le Livre et la sagesse et vous enseigne ce que
vous ne savez pas » (II, 151). C’est donc sous l’effet de son enseignement
spirituel qui a pour but la purification de l’âme, que le croyant est alors à
même de saisir les significations subtiles et la sagesse contenues dans le
livre sacré.Chaque Prophète, qu’elle que soit sa mission extérieure, est avant
tout un saint (wali’), un connaissant de Dieu (’arif). La réalité spirituelle
des Prophètes n’est pas dévoilée au commun, car « il faut parler aux gens dans
la mesure de leur intelligen-ce ».Un jour, rapporte un hadith, alors que
Muhammad enseignait le verset : « Dieu est celui qui a créé les sept cieux »
(Coran LXV,12), un sens particulier de celui-ci lui fut révélé. Lorsqu’on
demanda à Ibn Abbas ce qu’il avait entendu du Prophète à ce sujet, il répondit
: « Si je vous le disais, vous me tueriez à coup de pierres ». De la même
manière, une des logia de l’Evangile de Thomas rapporte que Jésus, ayant
entretenu secrètement Thomas, les apôtres demandèrent à ce dernier ce que le
Maître lui avait révélé. « Si je vous le disais, répondit Thomas, vous
prendriez des pierres et vous les lanceriez contre moi, un feu sortirait des pierres
et vous brûlerait».Au plus haut niveau donc, la réalité spirituelle peut être
perçue comme une actualisation de l’Homme parfait, qui devient alors la
synthèse des différents degrés de connaissance représentés par les différents
Prophètes. Cet Homme parfait est donc aussi Lumière, Verbe et Intellect. C’est
lui le « grain de sénevé » (Luc 13, 19) qui est dans le cœur de chaque homme,
celui-ci devant mourir - dans le sens symbolique du hadith : « Mourez avant de
mourir » - pour le laisser croître et se développer. Chaque Prophète
s’identifie essentiellement à cette Lumière qui, sous un autre aspect, est le
Verbe intemporel. A ce propos, Saint Jean rapporte de Jésus la parole suivante
: « Je suis la Lumière du monde. Celui qui me suit ne marchera pas dans les
ténèbres, mais aura la lumière qui conduit à la vie » (Jean 8, 12).
Primordialité et sceau de la Prophétie
Un hadith du Prophète Muhammad décrit ainsi le processus
de la création : « Abderrazâq demanda au Prophète : « O envoyé de Dieu !
informe-moi sur la première chose créée par Dieu avant toute chose ! » Le
Prophète répondit : « O Jâbir, Dieu a créé avant toute chose la Lumière de ton
Prophète de sa propre lumière, puis il fit que cette lumière tombât par la
toute-puissance de Dieu là où Dieu voulût... » C’est toujours dans la
perspective de cette identification essentielle que peut se comprendre la
similitude frappante de certaines paroles prophétiques : « En vérité, en
vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham existât, je suis », (Jean 8, 58) ou encore
« Je suis l’alpha et l’oméga » (Apocalypse 1, 8).Ces affirmations, rapportées
dans le Nouveau Testament, se trouvent être parallèles à celle qui se trouve
dans le hadith : « Je suis le premier des Prophètes créé et le dernier Envoyé,
je fus Prophète alors qu’Adam était encore entre l’eau et l’argile ». Cette «
primordialité » de la nature muhammadienne permet de comprendre en quoi le
Prophète constitue un modèle excellent. Dans la perspective islamique, il y a
des rapports très particuliers entre Muhammad et Jésus. C’est ainsi que le
Prophète Muhammad déclare : « Les Prophètes sont frères de par leur origine,
nés de mères différentes, mais leur religion est la même. Plus que tout autre,
je me réclame de Jésus, fils de Marie, car il n’y a entre nous deux aucun autre
Prophète »(2).
Pour les Musulmans, le Prophète Muhammad n’est autre que
le « Paraclet » annoncé par Jésus dans l’Evangile de Jean : « Le Paraclet,
l’Esprit sain que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et
vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit » (Jean 14, 26) Si le cycle
de la prophétie se trouve être scellé par Muhammad en tant que dernier Envoyé
apportant de la part de Dieu une loi révélée, certains mystiques considèrent
que Jésus, quand à lui, serait le Sceau de la sainteté. « Si tu te demandes le
pourquoi de ce sceau et quel en est le sens, c’est parce qu’Allah a décidé que
tout ce qui contient la vie, qui a un commencement et un sceau final, aurait la
même propriété d’un commencement et d’une fin. Or, parmi ce qu’elle contient,
il y a la promulgation de la loi de Muhammad qui devient ainsi le Sceau des
Prophètes. Parmi ce qu’elle contient encore, il y a sainteté absolue, inaugurée
avec Adam et close avec Jésus » (3). Des hadiths du Prophète Muhammad annoncent
d’ailleurs clairement la venue de Jésus à la fin des temps, au cours de
laquelle devra régner une période de prospérité particulière. Il est à
remarquer incidemment que les deux Prophètes Adam et Jésus, qui respectivement
marquent le début et la fin du cycle de l’humanité, sont en même temps un signe
de la Toute-puissance de Dieu, puisqu’ils furent créés par sa seule volonté,
sans l’intermédiaire d’un processus charnel. Si la fonction légiférante doit
apparaître dans des conditions et à un moment déterminé, la fonction de la
sainteté est une nécessité constante, devant se prolonger sans discontinuité
depuis Adam jusqu’au retour de Jésus. C’est pourquoi, lorsque le cycle de la
Prophétie légiférante fut suspendu avec Muhammad, il a fallu alors que lui succède
les cycles des saints, qui ne sont pas forcément des prophètes et qui, selon un
hadith, sont « les lieux où se pose le regard divin sur terre ».
La Chaîne Dorée de l’initiation
Le mouvement de retour vers son Seigneur n’est possible
qu’en suivant le chemin qui est montré par la lumière prophétique à travers un
rideau rendu alors transparent. Le Voyage nocturne puis l’Ascension, qui
conduisent le Prophète au « lotus de la proximité » avec l’incommensurable et
miséricordieuse Réalité divine, est à ce titre l’illustration du cheminement de
l’âme jusqu’à son état de perfection. La réalité qui sous-tend ce dépassement
des divers cieux, est l’état de perfection humaine.Pour un musulman, le voyage
vers Dieu n’a donc de véritable sens, de réalité, qu’au travers du prisme
muhammadien. Au sein de la tradition soufie, la chaîne de transmission
initiatique (silsila) constitue une actualisation du message prophétique
originel, sans déformation. Cette chaîne invisible unit les héritiers
successifs du secret intime (sirr) initialement présent dans le cœur du
Prophète. Comme le rappelle Al-Sahili (4) à propos de l’entité subtile
(al-latifa), seigneuriale, par laquelle l’homme est ce qu’il est : « à la
station de l’ihsan (5) [excellence], tout en conservant une trace d’imperfection,
comme une cicatrice après la guérison d’une blessure, on l’appelle « esprit » ;
si cette trace disparaît et que l’entité subtile est entièrement épurée, on
l’appelle « secret intime » ». Ainsi, une voie du sirr prend sa source dans la
lumière du Prophète et le shaykh qui l’a reçue en dépôt avec l’autorisation
divine (idhn) d’enseigner, est le seul garant de la transmission des lumières
capables de guider l’aspirant dans son voyage de retour vers son Seigneur.
C’est ce qu’illustre par exemple cette parole de Jésus lorsqu’il s’adresse à
ses disciples : « Je suis la Porte : si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé
» (Jean 10, 9).Le pacte (’ahd) d’allégeance entre un guide spirituel et son
disciple, à l’imitation de celui des compagnons avec le Prophète ou des apôtres
avec Jésus, doit donc être considéré comme un rattachement direct à un héritage
spirituel qui est de toute éternité. De siècle en siècle, ainsi se perpétue le
message divin. Lumière sur lumière, la réalité muhammadienne est ce souffle prophétique
dont le secret intime est une émanation.
(1) Récit non Coranique dans lequel Dieu parle par la
bouche de son Envoyé.
(2) Muslim, Sahîh,
II, 224
(3) Ibn 'Arabi,
Futûhat, II, 56
(4) Théologien et soufi, mort en 754/1353.
(5) Les soufis parlent de trois degrés initiatiques
successifs : islam, iman, ihsan.
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