بـــسْم ﭐلله ﭐلرّحْمٰن ﭐلرّحــيــم ﭐللَّهُمَّ صَلِّ عَلَى سَيِّدِنَا مُحَمَّدٍ وَ عَلَى آلِهِ و صحبه وَ سَلِّمْ السلام عليكم و رحمة الله و بركاته
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mercredi 26 décembre 2012
Commentaire coranique et enseignement initiatique – La Voie, le maître et l’expérience contemplative dans le Baḥr al-madīd d’Aḥmad Ibn ‘Ajība (m. 1223/1809)
"Depuis les travaux de Jean-Louis Michon , le soufi marocain Aḥmad Ibn ‘Ajība (m. 1223/1809) est connu des spécialistes de la spiritualité musulmane comme auteur de plusieurs traités de soufisme et, surtout, comme un représentant éminent de la confrérie Darqāwiyya . Né en 1160-61/1747-48 dans la région de Tétouan au nord du Maroc, il devient un des savants les plus respectés de son époque. Vers la quarantaine, il fait l’expérience d’une crise spirituelle qui le pousse à abandonner ses fonctions de professeur de sciences religieuses pour entrer dans la voie soufie sous la direction de Muḥammad al-Būzīdī (m. 1229/1814) et du maître de celui-ci, le fondateur de la Darqāwiyya, Mawlāy al-‘Arabī al-Darqāwī (m. 1239/1823). Après un temps d’épreuve, Ibn ‘Ajība devient lui-même un maître spirituel majeur et un auteur prolifique.
Ses écrits sont régulièrement réédités et ont trouvé une large diffusion dans tout le Maghreb ainsi qu’au Proche-Orient. Il s’agit pour la plupart de commentaires (sharḥ) des textes classiques de la tradition shâdhilite . Certains de ses écrits ont acquis une popularité considérable, comme le Mi‘rāj al-tashawwuf ilā ḥaqā’iq al-taṣawwuf , un traité sur la terminologie soufie. Mais Ibn ‘Ajība est aussi connu pour une autre catégorie d’écrits qui reflètent encore mieux son parcours et la particularité de son approche, notamment ceux qui relèvent de la science de l’allusion spirituelle (‘ilm al-ishāra) , où il s’agit d’interpréter des textes de la science islamique selon une compréhension spirituelle. Son commentaire coranique, le Baḥr al-madīd fī tafsīr al-Qur’ān al-majīd (« l’Étendue de l’océan au sujet du commentaire du Coran glorieux »), constitue sans doute son chef-d’œuvre, du fait qu’il y opère une synthèse entre sa vaste connaissance du savoir islamique et son expérience comme maître spirituel de la voie Shādhiliyya-Darqāwiyya . Le fondateur al-Darqāwī n’ayant laissé qu’un un recueil de lettres , le tafsīr représente une des sources les plus significatives pour l’étude de cette voie. C’est d’autant plus vrai qu’il s’agit du seul commentaire coranique complet et aussi de l’ouvrage le plus étendue d’entre les écrits de la ṭarīqa. En langue européenne ce tafsīr n’a pas encore bénéficié d’une étude approfondie . Fruit d’une recherche de maîtrise, cet article se propose d’étudier les fondements doctrinaux du Baḥr al-madīd.
L’intérêt de ce tafsīr ne se limite pas à son importance pour la littérature exégétique. Il représente en effet l’aboutissement doctrinal de toute une tradition spirituelle. La Shādhiliyya marocaine, dont l’histoire ne commence véritablement qu’au VIIIe/XIVe siècle avec Ibn ‘Abbād et puis au IXe/XVe siècle avec Zarrūq et al-Jazūlī, connaît une évolution qui est marquée par l’apparition de multiples branches et zâwiyas, dont les plus importantes sont sans doute au Maroc la Fāsiyya de Fès, la Wazzāniyya d’Ouezzane et la Nāṣiriyya de Tamgrout. Le XIIIe/XIXe siècle est celui des fondateurs des grandes confréries marocaines , notamment la Ṣaqalliyya, la Tijāniyya et plus tard la Kattāniyya. Cet essor confrérique témoigne de la volonté des cercles soufis de renouveler le cadre organisationnel et doctrinal de leur enseignement et de leur pratique face aux changements socioreligieux qui s’annoncent à partir du XIIe/XVIIIe siècle avec l’affaiblissement des structures politiques du monde musulman . Certains soufis du Maroc, bien que puisant dans une ancienne tradition, s’orientent vers de nouvelles méthodes et de nouveaux paradigmes , espérant apporter un souffle régénérateur à la vie spirituelle du pays. Pour eux le défi ne se pose pas en termes sociétaux ou politiques, mais il s’agit surtout de répondre à ce qui est ressenti comme l’affaiblissement des aspirations spirituelles et une décadence morale. Fès est en effet un des centres de ce mouvement de renouveau soufi .
Quant à la tradition shâdhilite de Fès , issue, à travers ‘Abd al-Raḥmān al-Majdhūb (m. 976/1569) et ensuite Abū al-Maḥāsin Yūsuf al-Fāsī (m. 1013/1605), de deux filiations, celle de Zarrūq (m. 899/1493) et celle d’al-Jazūlī (m. 869/1465), elle a participe aussi à ce mouvement de renouveau, mais en empruntant une autre démarche. Dans son cas, il ne s’agit pas d’intégrer des influences extérieures ou d’introduire de nouveaux éléments. L’évolution que l’on peut déjà observer à partir de ‘Abd al-Raḥmān « al-‘Ārif » al-Fāsī (m. 1036/1626) à travers la zâwiya des Ma‘an jusqu’au maître d’al-Darqāwī, le cheikh ‘Alī « al-Jamal » al-‘Amrānī (m. 1194/1779), se caractérise par une tendance vers ce que l’on pourrait résumer comme un « retour à l’essentiel ». En se fondant sur la simplicité originelle du modèle muḥammadien, il s’agit d’épurer la pratique soufie des pratiques « accessoires » qu’elle a accumulées avec le temps. Bien que certains des représentants de cette tradition soient versés dans les sciences islamiques , ses maîtres font généralement peu de cas de la science exotérique. Si leur enseignement s’appuie sur une doctrine métaphysique assez poussée , ils s’abstiennent des élaborations théoriques et terminologiques sophistiquées. Le contenu étant extrêmement subtil et parfois difficile, le langage et le style restent pourtant assez simples et les rares références se limitent au corpus classique du soufisme ainsi qu’aux hadiths et aux versets coraniques. Les considérations initiatiques et métaphysiques, bien que fréquentes, ne sont que rarement développées comme un corps de doctrines et sont toujours suivies d’exhortations d’ordre pratique. Au moment où les grandes confréries du Maroc tendent à conditionner le cheminement spirituel par la science et la pratique d’une quantité considérable d’exercices et de litanies quotidiennes, cette filiation shâdhilite conserve la vitalité d’une approche essentialiste mettant l’accent sur le travail initiatique et l’intériorisation du modèle prophétique, ce qui constitue peut-être une des raisons de sa diffusion considérable.
C’est dans ce contexte que Mawlāy al-‘Arabī al-Darqāwī, héritier spirituel de cette tradition, devient le fondateur d’une nouvelle voie. Celle-ci se présente avant tout comme un renouvellement de la Shādhiliyya des origines, bien qu’elle porte visiblement la marque du milieu de Fès. Cette filiation fâsie connaît grâce au succès d’al-Darqāwi et de ses disciples une propagation considérable et sera à l’origine du renouveau de la Shādhiliyya au Maghreb et au Proche-Orient . Or, l’enseignement du maître se réfère explicitement à la discipline intérieure des premiers soufis qui est fondée avant tout sur le dépouillement (al-tajrīd) et fait l’économie de considérations théoriques et d’un corpus rituel de litanies élaborées. Al-Darqāwī se démarque ainsi des milieux soufis de son époque et surtout des autres mouvements de renouvellement.
Suite à la propagation importante de la ṭarīqa, il fallait redéfinir le rapport entre la science extérieure et la réalisation spirituelle. Peut être le cheikh est-il conscient de cela quand il demande au plus grand savant parmi ses disciples, Aḥmad Ibn ‘Ajība, de rédiger divers traités parmi lesquels le commentaire coranique que nous allons étudier dans cet article. À cet égard, le rôle d’Ibn ‘Ajība est certainement comparable au troisième successeur d’al-Shādhilī, l’Égyptien Ibn ‘Aṭā’Allāh al-Iskandarī (m. 709/1309). Les ouvrages de ce dernier fixent l’enseignement des fondateurs de la shādhiliyya pour les générations suivantes et constituent la référence doctrinale qui a permis à la ṭarīqa de se répandre dans l’élite intellectuelle du monde musulman. Comme son prédécesseur, l’auteur du Baḥr al-madīd s’engage également dans une défense du soufisme. En le comparant à Ibn ‘Abbād al-Rundī (m. 793/1390) et à Zarrūq, Kenneth Honerkamp a noté qu’Ibn ‘Ajība affirme de manière plus explicite la supériorité du magistère soufi et de ce fait, la précellence de la connaissance ésotérique (‘ilm al-bāṭin) sur toute autre forme de connaissance.
Démontrer l’orthodoxie du soufisme de manière générale et réaffirmer dans le cadre du renouveau darqāwī ses éléments essentiels, tels que l’importance du maître spirituel et une conception métaphysique du tawḥīd, sont sans doute des objectifs de son exégèse. Mais en tant que maître spirituel, Ibn ‘Ajība s’adresse avant tout aux adeptes de la voie afin d’exposer l’enseignement du maître sur la base de la Révélation coranique. C’est dans ce but qu’il met en œuvre sa vaste connaissance des sciences islamiques et c’est cela qui fait de son tafsīr l’un des ouvrages majeurs du soufisme maghrébin. Il renverse ainsi la perspective prônée par Zarrūq consistant à poser la science comme le censeur de la sainteté : La science n’est utile (nāfi‘) que lorsqu’elle répond à sa finalité spirituelle qui réside dans sa mise au service de la sainteté.
Présenter la doctrine du soufisme à partir du texte fondateur de l’islam est aussi un moyen de montrer que la pratique religieuse et le cheminement initiatique ne sont que deux aspects complémentaires de la réalisation spirituelle. La connaissance universelle et inspirée, fruit d’un parcours initiatique sous l’aile d’un maître spirituel, revient pour Ibn ‘Ajība à une intériorisation de la tradition islamique à l’étude de la quelle il consacra une grande partie de sa vie. En effet, étant défavorable à l’intellectualisme purement érudit qui caractérise certains de ses contemporains, son enseignement veut impliquer l’homme dans sa totalité. Comme le démontre son commentaire coranique, ce n’est pas le développement de la faculté réflexive qui est la condition pour le cheminement initiatique, mais l’engagement de l’être tout entier, car seule la conformité à une forme d’origine divine permet de réaliser la perfection intérieure."
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