Tayeb Chouiref
Qu’est-ce que le redressement intellectuel qu’El
Ghazali appelle de ses voeux ?
La réponse est dans l’Ihyâ’ lui-même qui s’ouvre
par un chapitre intitulé Kitâb al-’ilm, le Livre de la science.
El Ghazali y expose ce qu’il faut entendre par
science et ce qu’est la connaissance véritable. Mais cela présuppose de clarifier
dans un premier temps ce qu’il faut entendre par ‘’intellect’’ (‘aql). Ghazali expose les confusions largement répandues sur la
notion d’intellect en faisant remarquer qu’elles sont inévitables dès lors que
l’on ignore ce que sont l’homme et les facultés de connaissance dont il est
doté : «Sache qu’il y a divergence en ce qui concerne la définition de l’intellect
et de sa réalité. La plupart des gens sont surpris de voir attribuer à ce terme
des significations différentes. C’est là la cause de leurs divergences».
De fait, on peut entendre le terme intellect en
plusieurs sens. C’est, en effet, une faculté pluridimensionnelle qui permet la connaissance
depuis le traitement des données des sens jusqu’à la connaissance transcendante des vérités spirituelles et métaphysiques.
C’est évidemment cette dernière connaissance qui intéresse le plus Ghazali :
«On désigne par le mot ‘aql la connaissance des choses dans leur réalité véritable
; en d’autres termes c’est une catégorie de la connaissance dont le siège est
dans le coeur. Ce mot désigne ce par quoi s’opère la compréhension dans le
domaine des sciences de la religion».
Qu’est-ce que le coeur de l’homme dont Ghazali nous
dit qu’il est le siège de la connaissance véritable ? On sait que le Coran insiste
en de nombreux versets sur le coeur comme organe de saisie et de compréhension du message divin : «Ce ne sont pas
leurs yeux mais leurs cœurs qui sont aveugles». (Sourate 22, v.46) «Il y a dans
tout cela un rappel pour celui qui possède un coeur [capable de saisir]...» (Sourate 50, v.37) Ghazali expose en détail ce que
désigne le coeur au sens spirituel : «Le coeur est un élément subtil, à la fois
divin et spirituel (latîfa rabbâniyya rûhiyya), qui s’accorde avec le coeur
physique.
Cet élément subtil représente la réalité de l’homme;
c’est en lui que
l’homme comprend, sait, connaît...» Cela nous
permet de comprendre que le dépassement de la raison s’opère par un accès au
coeur. Cet accès ouvre la voie à la réalisation de la certitude intérieure et c’est
précisément en cela que consiste la voie soufie. L’élément central de l’enseignement
d’El Ghazali dans le Livre de la science est donc ce que l’on pourrait appeler une
anthropologie spirituelle. Selon cette perspective, c’est parce que l’homme ignore
qu’il possède une faculté de connaissance universelle et supérieure à la raison
discursive qu’il cherche à réduire la religion à ce que cette dernière peut
saisir. Dès lors, on assiste à un appauvrissement, à un rejet de tout ce qui dépasse le simple savoir rationnel, et il en
résulte un dogmatisme théologique auquel El Ghazali n’a cessé de s’opposer.
A partir de là, Ghazali va organiser son message autour
de trois axes : mettre en garde contre le juridisme stérile, dénoncer les
dérives des ‘’théologiens sans scrupule’’ (‘ulamâ’ al-sû’) et mettre l’accent sur
l’intériorité et la spiritualité à travers l’affirmation que la voie soufie
constitue l’essence du message du Coran et du Prophète.
Concernant le juridisme stérile Ghazali fait
remarquer que le terme fiqh - qui a fini par prendre le sens de Droit ou de
jurisprudence - a perdu son sens coranique et originel : «Ce terme a été
appauvri et a été réduit à la connaissance des cas juridiques particuliers, des
fatwas, des points de détail, de l’excès de verbiage, de la collecte
minutieuse des avis dans ce domaine, de telle sorte que celui qui est le plus érudit
et le plus préoccupé par ces choses sera appelé ‘’le plus versé dans le fiqh’’.
Pourtant, ce terme désignait dans les premiers temps de l’Islam la science de
la voie menant à la vie éternelle et la connaissance détaillée des maladies de l’âme...»
Ghazali poursuit son argumentation en soulignant que dans le Coran le terme fiqh désigne
la compréhension intérieure que reçoit celui dont le coeur est éveillé. Il cite
le verset suivant qui emploie un verbe tiré de la racine f-q-h : « Ils ont des coeurs avec lesquels ils ne comprennent
(yafqahûn) rien. « (Sourate 59, v.13) Selon l’analyse de l’auteur de l’Ihyâ’, ce
sont les ‘’théologiens sans scrupule’’ qui sont responsables de ce dramatique
infléchissement et de l’appauvrissement de la
signification du terme fiqh. On comprend dès lors qu’il mit tant d’énergie à les
dénoncer: «Un théologien qui se limite à controverser et à faire l’apologie de
son dogme sans cheminer vers l’Au-delà ni purifier son coeur ne saurait faire partie
des véritables savants en religion...
La théologie scolastique (‘ilm al-kalâm) ne peut faire
parvenir à la connaissance de Dieu, de Ses Qualités et de Ses Actes, ni à tout
ce que nous désigné par l’expression ‘’science par dévoilement’’. Au contraire,
la théologie scolastique est un voile jeté sur cette connaissance. On ne peut
parvenir à Dieu que par l’effort spirituel (al-mujâhada) car Dieu en a fait un préambule à la
guidance : ‘’Ceux qui auront combattu en Nous, Nous les guiderons assurément
sur Nos chemins. En vérité, Dieu est avec ceux qui pratiquent la vertu spirituelle.’’
(Sourate XXIX, v. 69)»
Nous avons dit précédemment que le troisième axe du
message de Ghazali dans le chapitre intitulé Kitâb al-’ilm est l’insistance sur la voie soufie. Il faut préciser qu’El Ghazali
avait étudié les enseignements soufis dès sa jeunesse. Toutefois,
ce n’est qu’après son départ de Bagdad qu’il en découvrit toute l’ampleur et la
profondeur, quand il prit la décision de vivre intérieurement cette voie et de ne pas se contenter d’une connaissance livresque
et théorique. C’est en effet grâce à ce cheminement initiatique qu’il put avoir
accès à la connaissance transcendante. Cette connaissance a comme origine, nous
dit-il, la ‘’source de la lumière prophétique’’:
«Je suis resté en retraite dix ans: j’eus, durant cette
période, le dévoilement de choses innombrables. Il me suffira de déclarer que
les Soufis cheminent dans la seule Voie qui mène à Dieu le Très-Haut :
leur chemin est le meilleur des chemins et leur
voie la meilleure des voies. Ils se comportent de la manière la plus pure...
Leurs actions comme leur repos, intérieurement
comme extérieurement, sont tirés de la source de la lumière prophétique;
il n’y a point d’autre lumière à la surface de la
terre pour s’éclairer».
Tayeb Chouiref
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