dimanche 27 janvier 2013

Lettres d'un maître soufi - Le sheikh Al-'Arabi Ad-Darqâwî - Traduit par Titus Burckhardt - Lettre 35 -Les "dhâtiyûn" (les essentiels)








Traduit par Titus Burckhardt

Lettre 35


Car celui que ne croit pas à une réalité transcendante, ne peut pas être "éprouvé" ; il se trouve à l'aise dans son rêve terrestre.

Pour les hommes dont la station spirituelle (maqâm) est l'extintion (fanâ), les qualités divines ne sont rien d'autre que l'Essence (dhât) de Dieu, car lorsqu'ils s'éteignent en Dieu, ils ne contemplent que Son Essence; dès qu'ils La contemplent, ils ne voient plus rien en dehors d'Elle ; et c'est pourquoi on les appelle dhâtiyûn ("essentiels"). Or, l'Essence divine possède une telle infinitude, une telle beauté et bonté, que les intelligences les plus parfaites parmi les élus, sans parler de leur majorité, en sont consternées. Car Elle se fait tellement subtile et fine qu'Elle disparaît par excès de subtilité et de finesse et dans cet état, Elle Se dit à Elle-même : Mon infinitude, Ma beauté, Ma bonté, Ma splendeur, Ma pénétration, Mon élévation et Mon exaltation n'ont point de limites. Ainsi Elle est non-manifestée.

Mais l'Infini n'est infini que s'Il est à la fois manifesté et non manifesté, subtil et solide, proche et lointain, à la fois qualifié de beauté et de rigueur, et ainsi de suite ; or, lorsqu'Elle voulut manifester tout cela, l'Essence se demanda: comment le manifesterai-je ? - tout en sachant comment - et Elle Se dit : Je Me dévoilerai et Me voilerai en même temps ; et c'est ce qu'Elle fit, d'où les quiddités des choses, ou plus exactement : les formes qui, comme telles, sont présentes ou absentes, subtiles ou solides, supérieures ou inférieures, proches ou lointaines, spirituelles ou sensibles, clémentes ou terribles, et qui sont toutes l'Essence ou, si tu préfères, des formes dans lesquelles se manifeste la beauté de l'Essence, sans qu'elles puissent manifester l'Essence comme telle, puisqu'en Elle-même il n'y a qu'Elle seule et aucune chose en dehors d'Elle. A ce propos, les maîtres de la Voie d'entre nos frères d'Orient ont dit: "Le Tout est beauté, la beauté de Dieu, sans aucun doute.

Ce n'est que la marque du néant qu'atteint le doute.

O toi qui bois à la source ('ayn), lorsque tu réaliseras, il cessera, le doute.

L'Essence (dhât) est l'essence même ('ayn) des qualités ; il n'y a pas en cette vérité de doute."1

Et bien d'autres paroles ont été prononcées, dans ce même sens, par les maîtres de la Voie en Orient et en Occident (que Dieu soit satisfait d'eux). Si tu comprends, ô faqîr, nos allusions, alors Dieu te bénisse, et sinon, constate ta qualité afin que ton Seigneur t'expande par Sa qualité. Et sache que la majesté (al-jalâl) est l'Essence, tandis que la beauté (al-jamâl) est qualité ; mais les qualités ne sont rien d'autre que l'Essence, comme le reconnaissent ceux qui ont atteint la station de l'extinction, ainsi que nous le disions, mais non pas les autres, à savoir nos maîtres dans la science extérieure.

Or, il n'y a pas de doute que l'extérieur est pure Rigueur (jaldi), tandis que l'intérieur est pure Clémence (jamâl)2 ; seulement, l'extérieur prête quelque chose de sa rigueur à l'intérieur, de même que l'intérieur prête quelque chose de sa clémence à l'extérieur, de sorte que l'extérieur devient de la rigueur clémente et l'intérieur de la clémence rigoureuse ; toutefois, la rigueur extérieure est réelle et sa clémence n'est qu'empruntée, de même que la clémence intérieure est réelle, sa rigueur n'étant qu'empruntée ; ceci ne le sait que celui qui a approfondi la science ésotérique comme nous l'avons approfondie, et qui y a plongé et s'est éteint en elle comme nous y avons plongé, jusqu'à l'extinction (que Dieu soit satisfait de nous).

Ecoute, ô faqîr, ce que dit le vénérable maître, le saint Abû 'Abd Allâh Mohammed Ibn Ahmed al-Ançâri as-Sâhflî dans son livre intitulé "Le degré suprême du voyageur spirituel dans la révélation des voies" (que Dieu soit satisfait de lui) : "Sache (que Dieu illumine nos coeurs par les lumières de la gnose et qu'Il nous conduise sur la voie de tout saint connaissant) que la gnose est la station de al-ihsân3 et son dernier degré ; Dieu (exalté soit-Il) dit 'Ils n'ont pas évalué Dieu selon Sa juste mesure' (Coran XXII, 73); c'est-à-dire : ils ne L'ont pas connu vraiment. Il dit également : 'Tu verras comme leurs yeux débordent de larmes sous l'effet de ce qu'ils connaissent de la Vérité' (Coran, V, 86). Et le Prophète (sur lui la bénédiction et la paix) dit 'Le pilier d'une maison est son support, et le pilier de la religion est la gnose de Dieu'. Or nous entendons ici par gnose (ma'rifah) la fixation de la contemplation en état de sobriété accompagnée de l'exercice de la justice et de la sagesse et cela est tout autre chose que la définition de la connaissance (ma'rifah) telle que la donnent les docteurs de la loi qui n'y voient que la science des dogmes. Bien que la gnose englobe en principe toute connaissance, donc aussi la science (théologique) en tant que celle-ci est une connaissance, la gnose de Dieu ne se distingue pas moins de toute autre science, en ce sens qu'elle concerne la signification des noms et des qualités divins, non pas d'une manière distinctive mais sans séparation entre les qualités et l'Essence. C'est là la gnose qui jaillit de la source de l'union, qui dérive de la pureté parfaite et qui se fait jour par la demeure perpétuelle de la conscience intime avec Dieu (exalté soit-Il)..." Enfin il dit : "Si cela est acquis, alors la gnose n'est autre chose que le degré suprême des initiés et le but de ceux qui voyagent vers Dieu, et c'est elle la qualité dans laquelle ils donnent leur moi en échange pour Dieu. Et même s'il ne reste d'eux en ce jour-ci que le seul nom, nous n'en parlerons pas moins de leurs états et de leurs conditions pour que tu connaisses par là toute l'étendue de ce que nous avons failli obtenir de la part de Dieu (exalté soit-Il), et pour que tu suives ce en quoi t'ont précédé les isolés, ce par quoi les gnostiques ont été victorieux, tandis que les exotéristes le rejettent. En vérité nous sommes à Dieu et nous retournons à Lui (Coran, Il, 155)..."

 

1 Adh-dbât est l'Essence au sens absolu du terme, la réalité ultime à laquelle se réfèrent les qualités quant à at-'ayn, qui est ici employé comme un synonyme de ad-dbât, il signifie plus exactement la détermination essentielle, l'archétype ; en même temps, le mot 'ayn comporte les sens de "source" et d"'oeil", ce qui le rend plus suggestif dans ce contexte

2 . Les qualités divines peuvent être divisées en deux groupes qui se rapportent respectivement à la Majesté (jaldi) et à la Beauté (jamâl). La Majesté, dont la révélation brûle et consume les mondes, comporte un aspect de rigueur, tandis que la beauté synthétise la clémence, la générosité, la compassion et toutes les qualités analogues. Dans l'Hindouisme,Shiva et Vichnu ont respectivement les mêmes fonctions. Plus haut, nous avons traduit jalal et jamâl
par "majesté" et "beauté" dans le contexte présent, où il s'agit d'applications cosmiques et psychologiques, il convient de parler de "rigueur" et de "clémence".

3Al-ihsân, la vertu contemplative, définie par cette parole du Prophète: "Que tu adores Dieu comme si tu Le voyais; si tu ne Le vois pas, Lui pourtant te voit."

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