Publié dans les Études traditionnelles, octobre-novembre 1946.
Ce que nous avons dit précédemment1 permet de comprendre quelle est la nature de l’erreur qui est susceptible de donner naissance au polythéisme : celui-ci, qui n’est en somme que le cas le plus extrême de l’« association2 », consiste à admettre une pluralité de principes considérés comme entièrement indépendants, alors qu’ils ne sont et ne peuvent être en réalité que des aspects plus ou moins secondaires du Principe suprême. Il est évident que ce ne peut être là que la conséquence d’une incompréhension de certaines vérités traditionnelles, celles précisément qui se rapportent aux aspects ou aux attributs divins ; une telle incompréhension est toujours possible chez des individus isolés et plus ou moins nombreux, mais sa généralisation, correspondant à un état d’extrême dégénérescence d’une forme traditionnelle en voie de disparition, a sans doute été beaucoup plus rare en fait qu’on ne le croit d’ordinaire. En tout cas, aucune tradition, quelle qu’elle soit, ne saurait, en elle-même, être polythéiste ; c’est renverser tout ordre normal que de supposer un polythéisme à l’origine, suivant les vues « évolutionnistes » de la plupart des modernes, au lieu de n’y voir que la simple déviation qu’il est en réalité. Toute tradition véritable est essentiellement monothéiste ; pour parler d’une façon plus précise, elle affirme avant tout l’unité du Principe suprême3, dont tout est dérivé et dépend entièrement, et c’est cette affirmation qui, dans l’expression qu’elle revêt spécialement dans les traditions à forme religieuse, constitue le monothéisme proprement dit ; mais, sous réserve de cette explication nécessaire pour éviter toute confusion de points de vue, nous pouvons en somme étendre sans inconvénient le sens de ce terme de monothéisme pour l’appliquer à toute affirmation de l’unité principielle. D’autre part, quand nous disons que c’est le monothéisme qui est ainsi nécessairement à l’origine, il va de soi que cela n’a rien de commun avec l’hypothèse d’une prétendue « simplicité primitive » qui n’a sans doute jamais existé4 ; il suffit d’ailleurs, pour éviter toute méprise à cet égard, de remarquer que le monothéisme peut inclure tous les développements possibles sur la multiplicité des attributs divins, et aussi que l’angélologie, qui est étroitement connexe de cette considération des attributs, ainsi que nous l’avons expliqué précédemment, occupe effectivement une place importante dans les formes traditionnelles où le monothéisme s’affirme de la façon la plus explicite et la plus rigoureuse. Il n’y a donc là aucune incompatibilité, et même l’invocation des anges, à la condition de les regarder uniquement comme des « intermédiaires célestes », c’est-à-dire en définitive, suivant ce que nous avons déjà exposé, comme représentant ou exprimant tels ou tels aspects divins dans l’ordre de la manifestation informelle, est parfaitement légitime et normale au regard du plus strict monothéisme.
Nous devons signaler aussi, à
ce propos, certains abus du point de vue « historique » ou soi-disant tel, cher
à tant de nos contemporains, et notamment en ce qui concerne la théorie des «
emprunts » dont nous avons déjà eu à parler en diverses autres occasions. En
effet, nous avons vu assez souvent des auteurs prétendre, par exemple, que les
Hébreux ne connurent pas l’angélologie avant la captivité de Babylone et qu’ils
l’empruntèrent purement et simplement aux Chaldéens ; nous en avons vu d’autres
soutenir que toute angélologie, où qu’elle se rencontre, tire invariablement
son origine du Mazdéisme. Il est assez clair que de semblables assertions
supposent implicitement qu’il ne s’agit là que de simples « idées », au sens
moderne et psychologique de ce mot, ou de conceptions sans fondement réel,
alors que, pour nous comme pour tous ceux qui se placent au point de vue
traditionnel, il s’agit au contraire de la connaissance d’un certain ordre de
réalité ; on ne voit pas du tout pourquoi une telle connaissance devrait avoir
été « empruntée » par une doctrine à une autre, tandis qu’on comprend fort bien
qu’elle soit, également et au même titre, inhérente à l’une aussi bien qu’à
l’autre, parce que toutes deux sont des expressions d’une seule et même vérité.
Des connaissances équivalentes peuvent et doivent même se retrouver partout ;
et, quand nous parlons ici de connaissances équivalentes, nous voulons dire par
là qu’il s’agit au fond des mêmes connaissances, mais présentées et exprimées
de façons différentes pour s’adapter à la constitution particulière de telle ou
telle forme traditionnelle5. On peut dire en ce sens que l’angélologie ou son
équivalent, quel que soit le nom par lequel on le désignera plus spécialement,
existe dans toutes les traditions ; et, pour en donner un exemple, il est à
peine besoin de rappeler que les Dêvas, dans la tradition hindoue, sont
en réalité l’exact équivalent des anges dans les traditions judaïque,
chrétienne et islamique. Dans tous les cas, redisons-le encore, ce dont il
s’agit peut être défini comme étant la partie d’une doctrine traditionnelle qui
se réfère aux états informels ou supra-individuels de la manifestation, soit
d’une façon simplement théorique, soit en vue d’une réalisation effective de
ces états6. Il est évident que c’est là quelque chose qui, en soi, n’a pas le
moindre rapport avec un polythéisme quelconque, même si, comme nous l’avons
dit, le polythéisme peut n’être qu’un résultat de son incompréhension ; mais
ceux qui croient
qu’il existe des traditions polythéistes, lorsqu’ils parlent d’« emprunts »
comme ceux dont nous avons donné des exemples tout à l’heure, semblent bien
vouloir suggérer par là que l’angélologie ne représenterait qu’une «
contamination » du polythéisme dans le monothéisme même ! Autant vaudrait dire,
parce que l’idolâtrie peut naître d’une incompréhension de certains symboles,
que le symbolisme lui-même n’est qu’un dérivé de l’idolâtrie ; ce serait là un
cas tout à fait similaire, et nous pensons que cette comparaison suffit
pleinement à faire ressortir toute l’absurdité d’une telle façon d’envisager
les choses.
Pour terminer ces remarques
destinées à compléter notre précédente étude, nous citerons ce passage de Jacob
Boehme, qui, avec la terminologie qui lui est particulière et sous une forme
peut-être un peu obscure comme il arrive souvent chez lui, nous paraît exprimer
correctement les rapports des anges avec les aspects divins : « La création des
anges a un début mais les forces desquelles ils ont été créés n’ont jamais
connu de début, mais assistaient à la naissance de l’éternel commencement… Ils
sont issus du Verbe révélé, de la nature éternelle, ténébreuse, ignée et
lumineuse, du désir de la divine révélation, et ont été transformés en images
"créaturées" (c’est-à-dire fragmentées en créatures isolées)7. » Et,
ailleurs, Boehme dit encore : « Chaque prince angélique est une propriété
sortie de la voix de Dieu, et porte le grand nom de Dieu8. » M. A. K.
Coomaraswamy, citant cette dernière phrase et la rapprochant de divers textes
se rapportant aux « Dieux », tant dans la tradition grecque que dans la
tradition hindoue, ajoute ces mots qui s’accordent entièrement avec ce que nous
venons d’exposer : « Nous avons à peine besoin de dire qu’une telle
multiplicité de Dieux n’est pas un polythéisme, car tous sont les sujets
angéliques de la Suprême Déité dont ils tirent leur origine et en laquelle,
comme il est si souvent rappelé, ils redeviennent un9. »
1 [Voir «
Les "racines des plantes" », dans Symboles de la Science sacrée,
chap. LXII.]
2 Il y a «
association », dès qu’on admet que quoi que ce soit, en dehors du Principe,
possède une existence lui appartenant en propre ; mais naturellement, de là au
polythéisme proprement dit, il peut y avoir de multiples degrés.
3 Quand il s’agit véritablement du Principe
suprême, il faudrait, en toute rigueur, parler de « non-dualité », l’unité, qui
en est d’ailleurs une conséquence immédiate, se situant seulement au niveau de
l’Être ; mais cette distinction, tout en étant de la plus grande importance au
point de vue métaphysique, n’affecte en rien ce que nous avons à dire ici, et,
de la même façon que nous pouvons généraliser le sens du terme « monothéisme »,
nous pouvons aussi et corrélativement, pour simplifier le langage ne parler que
d’unité du Principe.
4 Cf. Le
Règne de la Quantité et les Signes des Temps, chap. XI. – Il est assez
difficile de comprendre, par ailleurs, comment certains peuvent croire à la
fois à la « simplicité primitive » et au polythéisme originel, et pourtant il
en est ainsi : c’est là encore un curieux exemple des innombrables
contradictions de la mentalité moderne.
5 Nous avons
fait allusion précédemment aux rapports qui existent entre l’angélologie et les
langues sacrées des différentes traditions ; c’est là un exemple très
caractéristique de l’adaptation dont il s’agit.
6 On peut
citer, comme exemple du premier cas, la partie de la théologie chrétienne qui
se rapporte aux anges (et d’ailleurs, d’une façon plus générale, l’exotérisme
ne peut naturellement se placer ici qu’à ce seul point de vue théorique), et,
comme exemple du second, la « Kabbale pratique » dans la tradition hébraïque.
7 Mysterium
Magnum, VIII, 1.
8 De
Signatura Rerum XVI, 5. – Au sujet de la première création « sortie de la
voix de Dieu », cf. Aperçus sur l’Initiation, pp. 304-305.
9 What is
Civilization ? dans Albert Schweitzer Festschrift. – M. Coomaraswamy
mentionne aussi, à ce propos, l’identification que Philon fait des anges aux «
Idées » entendues au sens platonicien, c’est-à-dire en somme aux « Raisons
Éternelles » qui sont contenues dans l’entendement divin, ou suivant le langage
de la théologie chrétienne, dans le Verbe envisagé en tant que « lieu des
possibles ».
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