jeudi 17 janvier 2013

René Guénon : Interprétation ésotérique de la sourate al-Fâtihâh


 
 
 
(René Guénon, Le symbolisme de la croix, chap. L’arbre et le serpent)
 
Il y a dans la doctrine islamique un point intéressant et important en connexion avec ce qui vient d’être dit : le « chemin droit » (Eç-çirâtul-mustaqîm) dont il est parlé dans la fâtihah (littéralement « ouverture ») ou première sûrat du Qorân n’est pas autre chose que l’axe vertical pris dans son sens ascendant, car sa « rectitude » (identique au Te de Lao-tseu) doit, d’après la racine même du mot qui la désigne (qâm, « se lever »), être envisagée suivant la direction verticale. On peut dès lors comprendre facilement la signification du dernier verset, dans lequel ce « chemin droit » est défini comme « chemin de ceux sur qui Tu répands Ta grâce, non de ceux sur qui est Ta colère ni de ceux qui sont dans l’erreur » (çirâta elladhîna anamta alayhim, ghayri el-maghdûbi alayhim wa lâ ed-dâllîn).

Ceux sur qui est la «grâce» divine (1), ce sont ceux qui reçoivent directement l’influence de l’«Activité du Ciel », et qui sont conduits par elle aux états supérieurs et à la réalisation totale, leur être étant en conformité avec le Vouloir universel. D’autre part, la «colère» étant en opposition directe avec la « grâce », son action doit s’exercer aussi suivant l’axe vertical, mais avec l’effet inverse, le faisant parcourir dans le sens descendant, vers les états inférieurs (2) : c’est la voie «infernale» s’opposant à la voie « céleste », et ces deux voies sont les deux moitiés inférieure et supérieure de l’axe vertical, à partir du niveau correspondant à l’état humain. Enfin, ceux qui sont dans l’«erreur», au sens propre et étymologique de ce mot, ce sont ceux qui, comme c’est le cas de l’immense majorité des hommes, attirés et retenus par la multiplicité, errent indéfiniment dans les cycles de la manifestation, représentés par les spires du serpent enroulé autour de l’« Arbre du Milieu » (3).

Rappelons encore, à ce propos, que le sens propre du mot Islâm est « soumission à la Volonté divine» (4) ; c’est pourquoi il est dit, dans certains enseignements ésotériques, que tout être est muslim, en ce sens qu’il n’en est évidemment aucun qui puisse se soustraire à cette Volonté, et que, par conséquent, chacun occupe nécessairement la place qui lui est assignée dans l’ensemble de l’Univers. La distinction des êtres en «fidèles» (mûminîn) et «infidèles» (kuffâr) (5) consiste donc seulement en ce que les premiers se conforment consciemment et volontairement à l’ordre universel, tandis que, parmi les seconds, il en est qui n’obéissent à la loi que contre leur gré, et d’autres qui sont dans l’ignorance pure et simple. Nous retrouvons ainsi les trois catégories d’êtres que nous venons d’avoir à envisager ; les «fidèles» sont ceux qui suivent le «chemin droit», qui est le lieu de la «paix», et leur conformité au Vouloir universel fait d’eux les véritables collaborateurs du « plan divin ».

 

1 — Cette « grâce » est l’«effusion de rosée» qui, dans la Qabbalah hébraïque, est mise en rapport direct avec l’« Arbre de Vie » (voir Le Roi du Monde, ch. III).

2 — Cette descente directe de l’être suivant l’axe vertical est représentée notamment par la «chute des anges» ; ceci, quand il s’agit des êtres humains, ne peut évidemment correspondre qu’à un cas exceptionnel, et un tel être est dit Waliyush-Shaytân, parce qu’il est en quelque sorte l’inverse du « saint » ou Waliyur-Rahman.

3 — Ces trois catégories d’êtres pourraient être désignées respectivement comme les «élus», les «rejetés» et les «égarés» ; il y a lieu de remarquer qu’elles correspondent exactement aux trois gunas : la première à sattwa, la seconde à tamas, et la troisième à rajas. — Certains commentateurs exotériques du Qorân ont prétendu que les «rejetés» étaient les Juifs et que les «égarés» étaient les Chrétiens ; mais c’est là une interprétation étroite, fort contestable même au point de vue exotérique, et qui, en tout cas, n’a évidemment rien d’une explication selon la haqîqah. — Au sujet de la première des trois catégories dont il s’agit ici, nous devons signaler que l’«Élu» (El-Mustafâ) est, dans l’Islam, une désignation appliquée au Prophète et, au point de vue ésotérique, à l’« Homme Universel ».

4 — Voir Le Roi du Monde, ch. VI ; nous avons signalé alors l’étroite parenté de ce mot avec ceux qui désignent le «salut» et la «paix» (Es-salâm).

5 — Cette distinction ne concerne pas seulement les hommes, car elle est appliquée aussi aux Jinns par la tradition islamique ; en réalité, elle est applicable à tous les êtres.

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