lundi 4 mars 2013

Les bénédictions du guide autorisé - Comment peut se transmettre l'influence spirituelle ?



 
 
 
 
Par Daniel Roussange

Disciple de la voie Qadirya Boutchichiya depuis plus de 30 ans. Il est spécialiste des traditions orientales et plus particulièrement de la spiritualité soufie. Il est rédacteur sur le site www.soufisme.org.

 

 

" Allah choisit pour Lui ceux qu'Il veut, et guide vers Lui ceux qu'Il ramène " (Coran, XLII,13)

 

Une des conditions requises pour appeler avec clairvoyance les hommes à Dieu et semer en eux le germe de la vie spirituelle, est d’être autorisé par un guide spirituel vivant à enseigner les règles du soufisme et à transmettre l’influence initiatique [1].
Conformément aux règles de la voie muhammadienne, le véritable éducateur des âmes (murrabî) est un maître autorisé (ma’dhûn) à conduire et à orienter tous ceux qui s’engagent sincèrement sur cette voie, qui est purification des défauts de l’âme, revêtement des nobles qualités et réalisation de la station de l’excellence (maqâm al-ihsan).

Cette autorisation (idhn) est indispensable pour transmettre l’éducation spirituelle (tarbiyya), tout comme ceux qui dans le passé enseignaient les sciences religieuses, devaient avoir impérativement reçu une permission (ijâza) des savants auprès desquels ils avaient étudié ces sciences exotériques.

Selon les maîtres soufis, non seulement l’autorisation spirituelle témoigne de l’aptitude à la guidance (irshad) et des qualités (akhlâq) sur lesquelles se fonde la capacité de guider, mais surtout, c’est grâce à la vertu de cette autorisation que l’influx spirituel (baraka) et les pratiques spirituelles portent leurs fruits et éveillent les cœurs des aspirants. Et tous ceux qui reçoivent l’autorisation de prêcher aux hommes la remémoration de Dieu (dhikr) et qui sont les vivificateurs de cette religion « reçoivent de leur Seigneur des signes clairs…. » (Coran VI, 57).

Permanence de la voie initiatique

Un point essentiel doit être précisé. Il ne faut pas penser selon une opinion courante à notre époque, qu’il puisse ne plus subsister de guides spirituels qualifiés et autorisés. En effet, quelque soit l’état de dégénérescence spirituelle du monde actuel, les déviations ou les impostures que l’on peut constater ou encore les conditions particulières de vie de notre époque, la recherche de tous ceux dont le cœur est animé par un désir ardent de connaissance ne peut rester sans réponse.

Autrement dit, à aucun moment de l’histoire de l’humanité, la guidance spirituelle, qui se manifeste par la rencontre d’un maître réalisé et autorisé, ne peut manquer. Sinon, c’est affirmer non seulement que la possibilité de la voie initiatique n’existe plus, mais plus gravement encore, que la guidance (hidaya) et la miséricorde divine ont abandonné l’humanité, ce qui est tout simplement absurde. L’Imam Qushayrî dit qu’aussi « longtemps que l’Islam durera il n’est aucun moment de l’histoire où les maîtres viendraient à manquer » [2].

De même, un ouvrage hagiographique célèbre [3] cite les différentes versions d’un hadith prophétique qui indique clairement la permanence de la présence des hommes de Dieu dans notre monde.

Dans l’une de ces versions rapportée par Muslim selon le compagnon Sa’ad ibn Abî Waqâs, l’Envoyé de Dieu a dit : « Les gens du Maghreb ne cesseront de connaître la vérité jusqu’à ce que vienne l’Heure ».

D’après Sa’ad ibn al-Malik, l’Envoyé a dit : « Les gens de l’Occident (gharb) ne cesseront pas de connaître la vérité jusqu’au jour de la Résurrection ».

Enfin, selon une autre tradition provenant du même compagnon : « Un groupe de ma communauté ne cessera pas d’être dans la vérité au Maghreb jusqu’à ce que l’Heure vienne ».

Si la voie ne peut pas ne pas se manifester à ceux qui ont réellement une quête intérieure, il convient de dénoncer un autre préjugé selon lequel toute personne ayant des qualifications spirituelles éminentes, ou ayant un haut degré de réalisation spirituelle a la capacité de guider.

En réalité, comme nous l’avons dit plus haut, seul celui qui a reçu d’un maître vivant l’autorisation spirituelle peut guider les hommes. Et c’est bien en vertu de cela qu’il lui devient possible d’éduquer les âmes et de purifier les cœurs, c’est à dire de transmettre cette science de l’éducation spirituelle qui est, selon les maîtres soufis, une science de l’esprit, une science insufflée qui n’est pas chose écrite ni apprise. C’est aussi sur cette autorisation que repose la régularité de la chaîne initiatique (silsila) qui remonte à l’envoyé de Dieu à travers une lignée ininterrompue de maîtres. Quiconque n’a pas reçu de son maître, lui même autorisé, cette autorisation, ne peut être mentionné dans une chaîne initiatique, car il n’a aucun droit au titre de shaykh et tout ce qu’il transmet reste stérile comme « graine semée sur la pierre ».

C’est pourquoi la fonction de guide spirituel « dépend essentiellement d’une élection divine, d’un ordre divin (amr îlâhî) que les soufis désignent également par ce terme d’autorisation divine (idhn rabbâni) » [4].

Libre arbitre et liberté divine

Abu Abbâs al-Mûrsi a dit : « Aucun maître ne se manifeste aux disciples s’il n’a pas été déterminé par des inspirations (waridât) et s’il n’a pas reçu une autorisation de Dieu et de son Envoyé. C’est par la bénédiction (baraka) de cette autorisation et le pouvoir secret qu’elle implique, que notre cause est soutenue et que l’état de ses disciples est sauvegardé ». [5]

C’est donc par la grâce de cette autorisation que le maître reçoit le dépôt du secret divin (sirr) et c’est par son pouvoir qu’il acquiert la capacité d’engendrer une descendance spirituelle. L’efficacité et la fécondité du secret divin ne transforme les être que par la vertu de cette autorisation qui vivifie la foi et renouvelle sans cesse la propagation de la lumière muhammadienne dans le cœur des aspirants. Ce que le disciple reçoit lorsqu’il s’engage par le pacte initiatique (’ahd), qui marque son entrée dans la voie, est comparable à une graine mise en terre qui peut croître grâce à la direction spirituelle du maître autorisé.

Par ailleurs, cette autorisation se répercute en quelque sorte vers le disciple qui, lorsqu’il obéit à son maître et suit ses indications se soumet par là même au Seigneur. En effet, le disciple qui s’en remet à son guide participe à l’autorisation de celui-ci par le fait qu’il est lui-même autorisé à s’appliquer à l’invocation divine (dhikr) ainsi qu’aux autres exercices spirituels. Il bénéficie ainsi de la présence et de l’influence bénissante de son guide.

C’est pourquoi le disciple qui demande conseil et permission à son maître pour toutes les décisions et les résolutions qu’il est amené à prendre dans sa vie, verra tous ses états, tous ses mouvements et ses actes devenir une invocation, c’est à dire un mode d’adoration du Seigneur. Il fera alors partie de ceux qui sont « fidèles au pacte » et il sera parmi les êtres spirituels nourris par la lumière divine, qu’aucun voile ne sépare de ce qui est caché dans le monde invisible ; et par la force spirituelle de son invocation il sera préservé de la négligence et des futilités de ce monde.

Prenons l’exemple précis de la volonté individuelle qui est, selon Ibn ’Agiba, un des voiles et une des obscurités que le Seigneur a placé sur le cœur du serviteur ; car c’est elle qui est à la racine du désir de s’affirmer et de la soif de commandement inhérents à l’âme humaine et que chacun de nous éprouve personnellement.

Seul le recours à un maître éducateur permet au disciple de s’éloigner et de rompre progressivement avec sa volonté individuelle et son libre arbitre (ikhtiyâr).

Car il s’agit là d’un voile qui crée l’illusion, en sorte que l’homme s’imagine qu’il est totalement libre des ses actes et de ses choix. Tandis que celui qui se soumet à son guide et s’en remet à lui en toutes choses et en toutes circonstances, verra alors ce voile se lever peu à peu jusqu’à ce qu’il reçoive la grâce de la compréhension du cœur qui le conduit à réaliser que seul Dieu est le véritable agent de toute chose.

Mais cela ne relève aucunement d’une connaissance théorique, mais bien plutôt de l’expérience intérieure et du goût intérieur (dhawq). C’est pourquoi le disciple doit penser que tout ce qui chez son maître peut lui apparaître comme volonté individuelle et libre arbitre, est pourtant une manifestation qui vient de Dieu et conduit vers Dieu, et ceci est une condition pour bénéficier de cette autorisation divine et le véritable moyen pour qui veut suivre le chemin de la servitude, dont un des aspects n’est autre que le renoncement à la volonté propre.

C’est donc une faveur immense de rencontrer un des saints de Dieu et de recevoir de lui l’autorisation de suivre cette noble voie. C’est ce qu’enseigne Ibn Ata Llah dans une de ses sagesses : « Exalté soit Celui qui ne manifeste Ses saints que pour se manifester Lui-même, et qui ne conduit vers eux que ceux qu’Il veut conduire vers Lui. » [6]

Le idhn est donné par un maître vivant à un ou plusieurs de ses disciples ; la personne qui reçoit le idhn de son maître doit ensuite en avoir la confirmation intérieure.

Il existe plusieurs types de idhn :

· Universel ou partiel : le maître est autorisé à guider tous ceux qui le lui demandent (universel), ou un nombre limité de personnes répondant à certaines conditions (partiel).

· Absolu ou conditionné : le maître peut conduire jusqu’au terme de la voie (absolu), ou peut simplement mener ses disciples jusqu’à un certain degré spirituel (conditionné).

· Total ou limité : le Maître peut détenir le secret spirituel de l’ensemble des Noms divins, qu’il peut transmettre (idhn total), ou d’un nombre limité.

Dans tous les cas, la volonté individuelle du shaykh n’intervient aucunement : il reçoit ce idhn et le communique aux disciples concernés.

Toute voie soufie authentique doit ainsi, de idhn en idhn, remonter jusqu’au Prophète Muhammad, par l’intermédiaire d’une chaîne initiatique : la silsila.

[1] Abd el qadîr ’Isa mentionne dans son ouvrage haqa’iq ’an al-tasawwuf « les vérités du soufisme », 5e éd. Allep, 1993, p. 78 ; quatre conditions pour guider les hommes vers Dieu :

 être connaissant du domaine des obligations (fara’id)

 être un connaissant par Allah

 connaître les méthodes de la purification des âmes et de l’éducation spirituelle

 être autorisé par son guide spirituel (shaykh)

[2] Cité par Chodkiewicz in Les maîtres spirituels en Islam, Connaissance des religions, n°53-54,1998

[3] Ibn Ziyyât, Tashawwuf ilâ rijal tasawwuf. Regard sur le temps des soufis, vie des saints musulmans du Sud marocain des Véme, VI éme, VII éme siècles de l’hégire, texte arabe établi, annoté et présenté par Ahmed Toufiq : traduit de l’arabe par Maurice de Feynol. Ed . EDDIF & UNESCO, 1995

[4] La voie soufie, Faouzi Skali, Albin Michel, 1985, page 160.

[5] Voir sur ce saint « La sagesse des maîtres soufis » de Ibn Ata Allah, traduction et annotations de Eric Geoffroy, Grasset

[6] Deux traités sur l’unité de l’existence, Ibn ’Agiba, texte arabe établi, traduit et présenté par Jean-Louis Michon, al quobra zarqua, Casablanca, 1998.

 

 

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