Par Daniel Roussange
Disciple
de la voie Qadirya Boutchichiya depuis plus de 30 ans. Il est spécialiste des
traditions orientales et plus particulièrement de la spiritualité soufie. Il
est rédacteur sur le site www.soufisme.org.
"
Allah choisit pour Lui ceux qu'Il veut, et guide vers Lui ceux qu'Il ramène
" (Coran, XLII,13)
Une des conditions requises pour appeler avec
clairvoyance les hommes à Dieu et semer en eux le germe de la vie spirituelle,
est d’être autorisé par un guide spirituel vivant à enseigner les règles du
soufisme et à transmettre l’influence initiatique [1].
Conformément aux règles de la voie muhammadienne, le
véritable éducateur des âmes (murrabî) est un maître autorisé (ma’dhûn) à
conduire et à orienter tous ceux qui s’engagent sincèrement sur cette voie, qui
est purification des défauts de l’âme, revêtement des nobles qualités et
réalisation de la station de l’excellence (maqâm al-ihsan).
Cette autorisation (idhn) est indispensable pour
transmettre l’éducation spirituelle (tarbiyya), tout comme ceux qui dans le
passé enseignaient les sciences religieuses, devaient avoir impérativement reçu
une permission (ijâza) des savants auprès desquels ils avaient étudié ces
sciences exotériques.
Selon les maîtres soufis, non seulement l’autorisation
spirituelle témoigne de l’aptitude à la guidance (irshad) et des qualités
(akhlâq) sur lesquelles se fonde la capacité de guider, mais surtout, c’est
grâce à la vertu de cette autorisation que l’influx spirituel (baraka) et les
pratiques spirituelles portent leurs fruits et éveillent les cœurs des
aspirants. Et tous ceux qui reçoivent l’autorisation de prêcher aux hommes la
remémoration de Dieu (dhikr) et qui sont les vivificateurs de cette religion «
reçoivent de leur Seigneur des signes clairs…. » (Coran VI, 57).
Permanence
de la voie initiatique
Un point essentiel doit être précisé. Il ne faut pas
penser selon une opinion courante à notre époque, qu’il puisse ne plus
subsister de guides spirituels qualifiés et autorisés. En effet, quelque soit
l’état de dégénérescence spirituelle du monde actuel, les déviations ou les
impostures que l’on peut constater ou encore les conditions particulières de
vie de notre époque, la recherche de tous ceux dont le cœur est animé par un
désir ardent de connaissance ne peut rester sans réponse.
Autrement dit, à aucun moment de l’histoire de
l’humanité, la guidance spirituelle, qui se manifeste par la rencontre d’un
maître réalisé et autorisé, ne peut manquer. Sinon, c’est affirmer non
seulement que la possibilité de la voie initiatique n’existe plus, mais plus
gravement encore, que la guidance (hidaya) et la miséricorde divine ont
abandonné l’humanité, ce qui est tout simplement absurde. L’Imam Qushayrî dit
qu’aussi « longtemps que l’Islam durera il n’est aucun moment de l’histoire où
les maîtres viendraient à manquer » [2].
De même, un ouvrage hagiographique célèbre [3] cite les
différentes versions d’un hadith prophétique qui indique clairement la
permanence de la présence des hommes de Dieu dans notre monde.
Dans l’une de ces versions rapportée par Muslim selon le
compagnon Sa’ad ibn Abî Waqâs, l’Envoyé de Dieu a dit : « Les gens du Maghreb
ne cesseront de connaître la vérité jusqu’à ce que vienne l’Heure ».
D’après Sa’ad ibn al-Malik, l’Envoyé a dit : « Les gens
de l’Occident (gharb) ne cesseront pas de connaître la vérité jusqu’au jour de
la Résurrection ».
Enfin, selon une autre tradition provenant du même
compagnon : « Un groupe de ma communauté ne cessera pas d’être dans la vérité
au Maghreb jusqu’à ce que l’Heure vienne ».
Si la voie ne peut pas ne pas se manifester à ceux qui
ont réellement une quête intérieure, il convient de dénoncer un autre préjugé
selon lequel toute personne ayant des qualifications spirituelles éminentes, ou
ayant un haut degré de réalisation spirituelle a la capacité de guider.
En réalité, comme nous l’avons dit plus haut, seul celui
qui a reçu d’un maître vivant l’autorisation spirituelle peut guider les
hommes. Et c’est bien en vertu de cela qu’il lui devient possible d’éduquer les
âmes et de purifier les cœurs, c’est à dire de transmettre cette science de
l’éducation spirituelle qui est, selon les maîtres soufis, une science de
l’esprit, une science insufflée qui n’est pas chose écrite ni apprise. C’est
aussi sur cette autorisation que repose la régularité de la chaîne initiatique (silsila)
qui remonte à l’envoyé de Dieu à travers une lignée ininterrompue de maîtres.
Quiconque n’a pas reçu de son maître, lui même autorisé, cette autorisation, ne
peut être mentionné dans une chaîne initiatique, car il n’a aucun droit au
titre de shaykh et tout ce qu’il transmet reste stérile comme « graine semée
sur la pierre ».
C’est pourquoi la fonction de guide spirituel « dépend
essentiellement d’une élection divine, d’un ordre divin (amr îlâhî) que les
soufis désignent également par ce terme d’autorisation divine (idhn rabbâni) »
[4].
Libre
arbitre et liberté divine
Abu Abbâs al-Mûrsi a dit : « Aucun maître ne se manifeste
aux disciples s’il n’a pas été déterminé par des inspirations (waridât) et s’il
n’a pas reçu une autorisation de Dieu et de son Envoyé. C’est par la
bénédiction (baraka) de cette autorisation et le pouvoir secret qu’elle
implique, que notre cause est soutenue et que l’état de ses disciples est
sauvegardé ». [5]
C’est donc par la grâce de cette autorisation que le
maître reçoit le dépôt du secret divin (sirr) et c’est par son pouvoir qu’il
acquiert la capacité d’engendrer une descendance spirituelle. L’efficacité et
la fécondité du secret divin ne transforme les être que par la vertu de cette
autorisation qui vivifie la foi et renouvelle sans cesse la propagation de la
lumière muhammadienne dans le cœur des aspirants. Ce que le disciple reçoit
lorsqu’il s’engage par le pacte initiatique (’ahd), qui marque son entrée dans
la voie, est comparable à une graine mise en terre qui peut croître grâce à la
direction spirituelle du maître autorisé.
Par ailleurs, cette autorisation se répercute en quelque
sorte vers le disciple qui, lorsqu’il obéit à son maître et suit ses
indications se soumet par là même au Seigneur. En effet, le disciple qui s’en
remet à son guide participe à l’autorisation de celui-ci par le fait qu’il est
lui-même autorisé à s’appliquer à l’invocation divine (dhikr) ainsi qu’aux
autres exercices spirituels. Il bénéficie ainsi de la présence et de
l’influence bénissante de son guide.
C’est pourquoi le disciple qui demande conseil et
permission à son maître pour toutes les décisions et les résolutions qu’il est
amené à prendre dans sa vie, verra tous ses états, tous ses mouvements et ses
actes devenir une invocation, c’est à dire un mode d’adoration du Seigneur. Il
fera alors partie de ceux qui sont « fidèles au pacte » et il sera parmi les
êtres spirituels nourris par la lumière divine, qu’aucun voile ne sépare de ce
qui est caché dans le monde invisible ; et par la force spirituelle de son
invocation il sera préservé de la négligence et des futilités de ce monde.
Prenons l’exemple précis de la volonté individuelle qui
est, selon Ibn ’Agiba, un des voiles et une des obscurités que le Seigneur a
placé sur le cœur du serviteur ; car c’est elle qui est à la racine du désir de
s’affirmer et de la soif de commandement inhérents à l’âme humaine et que
chacun de nous éprouve personnellement.
Seul le recours à un maître éducateur permet au disciple
de s’éloigner et de rompre progressivement avec sa volonté individuelle et son
libre arbitre (ikhtiyâr).
Car il s’agit là d’un voile qui crée l’illusion, en sorte
que l’homme s’imagine qu’il est totalement libre des ses actes et de ses choix.
Tandis que celui qui se soumet à son guide et s’en remet à lui en toutes choses
et en toutes circonstances, verra alors ce voile se lever peu à peu jusqu’à ce
qu’il reçoive la grâce de la compréhension du cœur qui le conduit à réaliser
que seul Dieu est le véritable agent de toute chose.
Mais cela ne relève aucunement d’une connaissance
théorique, mais bien plutôt de l’expérience intérieure et du goût intérieur
(dhawq). C’est pourquoi le disciple doit penser que tout ce qui chez son maître
peut lui apparaître comme volonté individuelle et libre arbitre, est pourtant
une manifestation qui vient de Dieu et conduit vers Dieu, et ceci est une
condition pour bénéficier de cette autorisation divine et le véritable moyen
pour qui veut suivre le chemin de la servitude, dont un des aspects n’est autre
que le renoncement à la volonté propre.
C’est donc une faveur immense de rencontrer un des saints
de Dieu et de recevoir de lui l’autorisation de suivre cette noble voie. C’est
ce qu’enseigne Ibn Ata Llah dans une de ses sagesses : « Exalté soit Celui qui
ne manifeste Ses saints que pour se manifester Lui-même, et qui ne conduit vers
eux que ceux qu’Il veut conduire vers Lui. » [6]
Le idhn est donné par un maître vivant à un
ou plusieurs de ses disciples ; la personne qui reçoit le idhn de son maître
doit ensuite en avoir la confirmation intérieure.
Il existe plusieurs types de idhn :
· Universel ou partiel : le maître est
autorisé à guider tous ceux qui le lui demandent (universel), ou un nombre
limité de personnes répondant à certaines conditions (partiel).
· Absolu ou conditionné : le maître peut
conduire jusqu’au terme de la voie (absolu), ou peut simplement mener ses
disciples jusqu’à un certain degré spirituel (conditionné).
· Total ou limité : le Maître peut détenir
le secret spirituel de l’ensemble des Noms divins, qu’il peut transmettre (idhn
total), ou d’un nombre limité.
Dans tous les cas, la volonté individuelle
du shaykh n’intervient aucunement : il reçoit ce idhn et le communique aux
disciples concernés.
Toute voie soufie authentique doit ainsi,
de idhn en idhn, remonter jusqu’au Prophète Muhammad, par l’intermédiaire d’une
chaîne initiatique : la silsila.
[1] Abd el qadîr ’Isa mentionne dans son ouvrage haqa’iq
’an al-tasawwuf « les vérités du soufisme », 5e éd. Allep, 1993, p. 78 ; quatre
conditions pour guider les hommes vers Dieu :
être connaissant
du domaine des obligations (fara’id)
être un
connaissant par Allah
connaître les
méthodes de la purification des âmes et de l’éducation spirituelle
être autorisé par
son guide spirituel (shaykh)
[2] Cité par Chodkiewicz in Les maîtres spirituels en
Islam, Connaissance des religions, n°53-54,1998
[3] Ibn Ziyyât, Tashawwuf ilâ rijal tasawwuf. Regard sur
le temps des soufis, vie des saints musulmans du Sud marocain des Véme, VI éme,
VII éme siècles de l’hégire, texte arabe établi, annoté et présenté par Ahmed
Toufiq : traduit de l’arabe par Maurice de Feynol. Ed . EDDIF & UNESCO,
1995
[4] La voie soufie, Faouzi Skali, Albin Michel, 1985,
page 160.
[5] Voir sur ce saint « La sagesse des maîtres soufis »
de Ibn Ata Allah, traduction et annotations de Eric Geoffroy, Grasset
[6] Deux traités sur l’unité de l’existence, Ibn ’Agiba,
texte arabe établi, traduit et présenté par Jean-Louis Michon, al quobra
zarqua, Casablanca, 1998.
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