vendredi 29 mars 2013

René Guénon - La guerre et la paix.







 
(René Guénon, Le Symbolisme de la Croix, Chap. VIII : La guerre et la paix).

 
Ce qui vient d’être dit sur la « paix » résidant au point central nous amène, quoique ceci puisse paraître une digression, à parler quelque peu d’un autre symbolisme, celui de la guerre, auquel nous avons déjà fait ailleurs quelques allusions (1). Ce symbolisme se rencontre notamment dans la Bhagavad-Gîtâ : la bataille dont il est question dans ce livre représente l’action, d’une façon tout à fait générale, sous une forme d’ailleurs appropriée à la nature et à la fonction des Kshatriyas à qui il est plus spécialement destiné (2). Le champ de bataille (kshêtra) est le domaine de l’action, dans lequel l’individu développe ses possibilités, et qui est figuré par le plan horizontal dans le symbolisme géométrique ; il s’agit ici de l’état humain, mais la même représentation pourrait s’appliquer à tout autre état de manifestation, pareillement soumis, sinon à l’action proprement dite, du moins au changement et à la multiplicité. Cette conception ne se trouve pas seulement dans la doctrine hindoue, mais aussi dans la doctrine islamique, car tel est exactement le sens réel de la « guerre sainte » (jihâd) ; l’application sociale et extérieure n’est que secondaire, et ce qui le montre bien, c’est qu’elle constitue seulement la « petite guerre sainte » (El-jihâdul-açghar), tandis que la « grande guerre sainte » (El-jihâdulakbar) est d’ordre purement intérieur et spirituel (3).
On peut dire que la raison d’être essentielle de la guerre, sous quelque point de vue et dans quelque domaine qu’on l’envisage, c’est de faire cesser un désordre et de rétablir l’ordre : c’est, en d’autres termes, l’unification d’une multiplicité, par les moyens qui appartiennent au monde de la multiplicité elle-même ; c’est à ce titre, et à ce titre seul, que la guerre peut être considérée comme légitime. D’autre part, le désordre est, en un sens, inhérent à toute manifestation prise en elle-même, car la manifestation, en dehors de son principe, donc en tant que multiplicité non unifiée, n’est qu’une série indéfinie de ruptures d’équilibre. La guerre, entendue comme nous venons de le faire, et non limitée à un sens exclusivement humain, représente donc le processus cosmique de réintégration du manifesté dans l’unité principielle ; et c’est pourquoi, au point de vue de la manifestation elle-même, cette réintégration apparaît comme une destruction, ainsi qu’on le voit très nettement par certains aspects du symbolisme de Shiva dans la doctrine hindoue. Si l’on dit que la guerre elle-même est encore un désordre, cela est vrai sous un certain rapport, et il en est nécessairement ainsi par là même qu’elle s’accomplit dans le monde de la manifestation et de la multiplicité ; mais c’est un désordre qui est destiné à compenser un autre désordre, et, suivant l’enseignement de la tradition extrême-orientale que nous avons déjà rappelé précédemment, c’est la somme même de tous les désordres, ou de tous les déséquilibres, qui constitue l’ordre total. L’ordre n’apparaît d’ailleurs que si l’on s’élève au-dessus de la multiplicité, si l’on cesse de considérer chaque chose isolément et « distinctivement » pour envisager toutes choses dans l’unité. C’est là le point de vue de la réalité, car la multiplicité, hors du principe unique, n’a qu’une existence illusoire ; mais cette illusion, avec le désordre qui lui est inhérent, subsiste pour tout être tant qu’il n’est pas parvenu, d’une façon pleinement effective (et non pas, bien entendu, comme simple conception théorique), à ce point de vue de l’« unicité de l’Existence » (Wahdatul-wujûd) dans tous les modes et tous les degrés de la manifestation universelle. D’après ce que nous venons de dire, le but même de la guerre, c’est l’établissement de la paix, car la paix, même en son sens le plus ordinaire, n’est en somme pas autre chose que l’ordre, l’équilibre ou l’harmonie, ces trois termes étant à peu près synonymes et désignant tous, sous des aspects quelque peu différents, le reflet de l’unité dans la multiplicité même, lorsque celle-ci est rapportée à son principe. En effet, la multiplicité, alors, n’est pas véritablement détruite, mais elle est « transformée » ; et, quand toutes choses sont ramenées à l’unité, cette unité apparaît dans toutes choses, qui, bien loin de cesser d’exister, acquièrent au contraire par-là la plénitude de la réalité. C’est ainsi que s’unissent indivisiblement les deux points de vue complémentaires de « l’unité dans la multiplicité et la multiplicité dans « l’unité » (El-wahdatu fîl-kuthrati wal-kuthratu fîl-wahdati), au point central de toute manifestation, qui est le « lieu divin » ou la « station divine » (El-maqâmul-ilahî) dont il a été parlé plus haut. Pour celui qui est parvenu en ce point, comme nous l’avons dit, il n’y a plus de contraires, donc plus de désordre ; c’est le lieu même de l’ordre, de l’équilibre, de l’harmonie ou de la paix, tandis que hors de ce lieu, et pour celui qui y tend seulement sans y être encore arrivé, c’est l’état de guerre tel que nous l’avons défini, puisque les oppositions en lesquelles réside le désordre, ne sont pas encore surmontées définitivement.

Mais dans son sens extérieur et social, la guerre légitime, érigée contre ceux qui troublent l’ordre et ayant pour but de les y ramener, constitue essentiellement une fonction de « justice », c’est-à-dire en somme une fonction équilibrante (4), quelles que puissent être les apparences secondaires et transitoires ; mais ce n’est là que la « petite guerre sainte », qui est seulement une image de l’autre, de la « grande guerre sainte ». On pourrait appliquer ici ce que nous avons dit à diverses reprises, et encore au début même de la présente étude, quant à la valeur symbolique des faits historiques, qui peuvent être considérés comme représentatifs, selon leur mode, de réalités d’un ordre supérieur.

La « grande guerre sainte », c’est la lutte de l’homme contre les ennemis qu’il porte en lui-même, c’est-à-dire contre tous les éléments qui, en lui, sont contraires à l’ordre et à l’unité. Il ne s’agit pas, d’ailleurs, d’anéantir ces éléments, qui, comme tout ce qui existe, ont aussi leur raison d’être et leur place dans l’ensemble ; il s’agit plutôt, comme nous le disions tout à l’heure, de les « transformer » en les ramenant à l’unité, en les y résorbant en quelque sorte. L’homme doit tendre avant tout et constamment à réaliser l’unité en lui- même, dans tout ce qui le constitue, selon toutes les modalités de sa manifestation humaine : unité de la pensée, unité de l’action, et aussi, ce qui est peut-être le plus difficile, unité entre la pensée et l’action. Il importe d’ailleurs de remarquer que, en ce qui concerne l’action, ce qui vaut essentiellement, c’est l’intention (niyyah), car c’est cela seul qui dépend entièrement de l’homme lui-même, sans être affecté ou modifié par les contingences extérieures comme le sont toujours les résultats de l’action. L’unité dans l’intention et la tendance constante vers le centre invariable et immuable (5) sont représentées symboliquement par l’orientation rituelle (qiblah), les centres spirituels terrestres étant comme les images visibles du véritable et unique centre de toute manifestation, qui a d’ailleurs, ainsi que nous l’avons expliqué, son reflet direct dans tous les mondes, au point central de chacun d’eux, et aussi dans tous les êtres, où ce point central est désigné figurativement comme le cœur, en raison de sa correspondance effective avec celui-ci dans l’organisme corporel.
Pour celui qui est parvenu à réaliser parfaitement l’unité en lui-même, toute opposition ayant cessé, l’état de guerre cesse aussi par là même, car il n’y a plus que l’ordre absolu, selon le point de vue total qui est au-delà de tous les points de vue particuliers. À un tel être, comme il a déjà été dit précédemment, rien ne peut nuire désormais, car il n’y a plus pour lui d’ennemis, ni en lui ni hors de lui ; l’Unité, effectuée au dedans, l’est aussi et simultanément au dehors, ou plutôt il n’y a plus ni dedans ni dehors, cela encore n’étant qu’une de ces oppositions qui se sont désormais effacées à son regard (6). Établi définitivement au centre de toutes choses, celui-là « est à lui-même sa propre loi » (7), parce que sa volonté est une avec le Vouloir universel (la « Volonté du Ciel » de la tradition extrême-orientale, qui se manifeste effectivement au point même où réside cet être) ; il a obtenu la « Grande Paix », qui est véritablement, comme nous l’avons dit, la « présence divine » (Es-Sakînah, l’immanence de la Divinité en ce point qui est le « Centre du Monde ») ; étant identifié, par sa propre unification, à l’unité principielle elle-même, il voit l’unité en toutes choses et toutes choses dans l’unité, dans l’absolue simultanéité de l’« éternel présent ».

 

 (1) Le Roi du Monde, ch. X ; Autorité spirituelle et pouvoir temporel, ch. III et VIII.

(2) Krishna et Arjuna, qui représentent le « Soi » et le « moi », ou la « personnalité » et l’« individualité », Âtmâ inconditionné et jîvâtmâ, sont montés sur un même char, qui est le « véhicule » de l’être envisagé dans son état de manifestation ; et, tandis qu’Arjuna combat, Krishna conduit le char sans combattre, c’est-à-dire sans être lui-même engagé dans l’action. D’autres, symboles ayant la même signification se trouvent dans plusieurs textes des Upanishad : les « deux oiseaux qui résident sur le même arbre » (Mundaka Upanishad, 3ème Mundaka, 1er Khanda, shruti 1 ; Shwêtâshwatara Upanishad, 4ème Adhyâya, shruti 6), et aussi les « deux qui sont entrés dans la caverne » (Katha Upanishad, 1er Adhyâya, 3ème Vallî, shruti 1) ; la « caverne » n’est autre que la cavité du cœur, qui représente précisément le lieu de l’union de l’individuel avec l’Universel, ou du « moi » avec le « Soi » (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. III). - El-Hallâj dit dans le même sens : « Nous sommes deux esprits conjoints dans un même corps » (nahnu ruhâni halalnâ badana).

(3) Ceci repose sur un hadîth du Prophète qui, au retour d’une expédition, prononça cette parole : « Nous sommes revenus de la petite guerre sainte à la grande guerre sainte » (rajanâ min el-jihâdil-açghar ilâ el-jihâdil-akbar).

(4) Voir Le Roi du Monde, ch. VI.

(5) Voir ce que nous avons dit ailleurs sur l’« intention droite » et la « bonne volonté » (Le Roi du Monde, ch. III et VIII).

(6) Ce regard est, selon la tradition hindoue, celui du troisième œil de Shiva, qui représente le « sens de l’éternité », et dont la possession effective est essentiellement impliquée dans la restauration de l’« état primordial » (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XX, 3ème éd., et Le Roi du Monde, ch. V et VII).

(7) Cette expression est empruntée à l’ésotérisme islamique : dans le même sens la doctrine hindoue parle de l’être qui est parvenu à cet état comme swêchchhâcharî, c’est-à-dire « accomplissant sa propre volonté ».

(René Guénon, Le Symbolisme de la Croix, Chap. VIII : La guerre et la paix).

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