(René Guénon, Les états multiples de l’être, chap.III : L'Être et le Non-Être).
Dans ce qui précède, nous avons indiqué la distinction
des possibilités de manifestation et des possibilités de non-manifestation, les
unes et les autres étant également comprises, et au même titre, dans la
Possibilité totale. Cette distinction s’impose à nous avant toute autre distinction
plus particulière, comme celle des différents modes de la manifestation
universelle, c’est-à-dire des différents ordres de possibilités qu’elle
comporte, réparties selon les conditions spéciales auxquelles elles sont
respectivement soumises, et constituant la multitude indéfinie des mondes ou
des degrés de l’Existence.
Cela posé, si l’on définit l’Être, au sens universel,
comme le principe de la manifestation, et en même temps comme comprenant, par
là même, l’ensemble de toutes les possibilités de manifestation, nous devons
dire que l’Être n’est pas infini, puisqu’il ne coïncide pas avec la Possibilité
totale ; et cela d’autant plus que l’Être, en tant que principe de la
manifestation, comprend bien en effet toutes les possibilités de manifestation,
mais seulement en tant qu’elles se manifestent. En dehors de l’Être, il y a
donc tout le reste, c’est-à-dire toutes les possibilités de non-manifestation,
avec les possibilités de manifestation elles-mêmes en tant qu’elles sont à
l’état non-manifesté ; et l’Être lui-même s’y trouve inclus, car, ne pouvant
appartenir à la manifestation, puisqu’il en est le principe, il est lui-même
non manifesté. Pour désigner ce qui est ainsi en dehors et au-delà de l’Être,
nous sommes obligé, à défaut de tout autre terme, de l’appeler le Non-Être ; et
cette expression négative, qui, pour nous, n’est à aucun degré synonyme de «
néant » comme elle paraît l’être dans le langage de certains philosophes, outre
qu’elle est directement inspirée de la terminologie de la doctrine métaphysique
extrême-orientale, est suffisamment justifiée par la nécessité d’employer une
dénomination quelconque pour pouvoir en parler, jointe à la remarque, déjà
faite par nous plus haut, que les idées les plus universelles, étant les plus
indéterminées, ne peuvent s’exprimer, dans la mesure où elles sont exprimables,
que par des termes qui sont en effet de forme négative, ainsi que nous l’avons
vu en ce qui concerne l’Infini. On peut dire aussi que le Non-Être, dans le
sens que nous venons d’indiquer, est plus que l’Être, ou, si l’on veut, qu’il
est supérieur à l’Être, si l’on entend par là que ce qu’il comprend est au-delà
de l’extension de l’Être, et qu’il contient en principe l’Être lui-même.
Seulement, dès lors qu’on oppose le Non-Être à l’Être, ou même qu’on les
distingue simplement, c’est que ni l’un ni l’autre n’est infini, puisque, à ce
point de vue, ils se limitent l’un l’autre en quelque façon ; l’infinité
n’appartient qu’à l’ensemble de l’Être et du Non-Être, puisque cet ensemble est
identique à la Possibilité universelle.
Nous pouvons encore exprimer les choses de cette façon
: la Possibilité universelle contient nécessairement la totalité des
possibilités, et on peut dire que l’Être et le Non-Être sont ses deux aspects :
l’Être, en tant qu’elle manifeste les possibilités (ou plus exactement
certaines d’entre elles) ; le Non-Être, en tant qu’elle ne les manifeste pas.
L’Être contient donc tout le manifesté ; le Non-Être contient tout le
non-manifesté, y compris l’Être lui-même ; mais la Possibilité universelle
comprend à la fois l’Etre et le Non-Être. Ajoutons que le non-manifesté
comprend ce que nous pouvons appeler le non-manifestable, c’est-à-dire les
possibilités de non-manifestation, et le manifestable, c’est-à-dire les
possibilités de manifestation en tant qu’elles ne se manifestent pas, la
manifestation ne comprenant évidemment que l’ensemble de ces mêmes possibilités
en tant qu’elles se manifestent (1).
En ce qui concerne les rapports de l’Être et du
Non-Être, il est essentiel de remarquer que l’état de manifestation est
toujours transitoire et conditionné, et que, même pour les possibilités qui
comportent la manifestation, l’état de non-manifestation est seul absolument
permanent et inconditionné (2). Ajoutons à ce propos que rien de ce qui est
manifesté ne peut « se perdre », suivant une expression assez fréquemment
employée, autrement que par le passage dans le non-manifesté ; et, bien
entendu, ce passage même (qui, lorsqu’il s’agit de la manifestation
individuelle, est proprement la « transformation » au sens étymologique de ce
mot, c’est-à-dire le passage au delà de la forme) ne constitue une « perte »
que du point de vue spécial de la manifestation, puisque, dans l’état de
non-manifestation, toutes choses, au contraire, subsistent éternellement en
principe, indépendamment de toutes les conditions particulières et limitatives
qui caractérisent tel ou tel mode de l’existence manifestée. Seulement, pour pouvoir
dire justement que « rien ne se perd », même avec la restriction concernant le
non-manifesté, il faut envisager tout l’ensemble de la manifestation
universelle, et non pas simplement tel ou tel de ses états à l’exclusion des
autres, car, en raison de la continuité de tous ces états entre eux, il peut
toujours y avoir un passage de l’un à l’autre, sans que ce passage continuel,
qui n’est qu’un changement de mode (impliquant un changement correspondant dans
les conditions d’existence), nous fasse aucunement sortir du domaine de la
manifestation (3).
Quant aux possibilités de non-manifestation, elles
appartiennent essentiellement au Non-Être, et, par leur nature-même, elles ne
peuvent pas entrer dans le domaine de l’Être, contrairement à ce qui a lieu
pour les possibilités de manifestation ; mais, comme nous l’avons dit plus
haut, cela n’implique aucune supériorité des unes sur les autres, puisque les
unes et les autres ont seulement des modes de réalité différents et conformes à
leurs natures respectives ; et la distinction même de l’Être et du Non-Être
est, somme toute, purement contingente, puisqu’elle ne peut être faite que du
point de vue de la manifestation, qui est lui-même essentiellement contingent.
Ceci, d’ailleurs, ne diminue en rien l’importance que cette distinction a pour
nous, étant donné que, dans notre état actuel, il ne nous est pas possible de
nous placer effectivement à un point de vue autre que celui-là, qui est le
nôtre en tant que nous appartenons nous-mêmes, comme êtres conditionnés et
individuels, au domaine de la manifestation, et que nous ne pouvons dépasser
qu’en nous affranchissant entièrement, par la réalisation métaphysique, des
conditions limitatives de l’existence individuelle.
Comme exemple d’une possibilité de non-manifestation,
nous pouvons citer le vide, car une telle possibilité est concevable, au moins
négativement, c’est-à-dire par l’exclusion de certaines déterminations : le
vide implique l’exclusion, non seulement de tout attribut corporel ou matériel,
non seulement même, d’une façon plus générale, de toute qualité formelle, mais
encore de tout ce qui se rapporte à un mode quelconque de la manifestation.
C’est donc un non-sens de prétendre qu’il peut y avoir du vide dans ce que
comprend la manifestation universelle, sous quelque état que ce soit (4),
puisque le vide appartient essentiellement au domaine de la non-manifestation ;
il n’est pas possible de donner à ce terme une autre acception intelligible.
Nous devons, à ce sujet, nous borner à cette simple indication, car nous ne
pouvons pas traiter ici la question du vide avec tous les développements
qu’elle comporterait, et qui s’écarteraient trop de notre sujet; comme c’est
surtout à propos de l’espace qu’elle conduit parfois à de graves confusions
(5), les considérations qui s’y rapportent trouveront mieux leur place dans
l’étude que nous nous proposons de consacrer spécialement aux conditions de
l’existence corporelle (6). Au point de vue où nous nous plaçons présentement,
nous devons simplement ajouter que le vide, quelle que soit la façon dont on
l’envisage, n’est pas le Non-Être, mais seulement ce que nous pouvons appeler
un de ses aspects, c’est-à-dire une des possibilités qu’il renferme et qui sont
autres que les possibilités comprises dans l’Être, donc en dehors de celui-ci,
même envisagé dans sa totalité, ce qui montre bien encore que l’Être n’est pas
infini. D’ailleurs, quand nous disons qu’une telle possibilité constitue un
aspect du Non-Être, il faut faire attention qu’elle ne peut être conçue en mode
distinctif, ce mode s’appliquant exclusivement à la manifestation ; et ceci
explique pourquoi, même si nous pouvons concevoir effectivement cette
possibilité qu’est le vide, ou toute autre du même ordre, nous ne pouvons
jamais en donner qu’une expression toute négative : cette remarque, tout à fait
générale pour tout ce qui se rapporte au Non-Être, justifie encore l’emploi que
nous faisons de ce terme (7).
Des considérations semblables pourraient donc
s’appliquer à toute autre possibilité de non-manifestation ; nous pourrions
prendre un autre exemple, comme le silence, mais l’application serait trop
facile à faire pour qu’il soit utile d’y insister. Nous nous bornerons donc, à
ce propos, à faire observer ceci : comme le Non-Être, ou le non-manifesté, comprend
ou enveloppe l’Être, ou le principe de la manifestation, le silence comporte en
lui-même le principe de la parole ; en d’autres termes, de même que l’Unité
(l’Être) n’est que le Zéro métaphysique (le Non-Être) affirmé, la parole n’est
que le silence exprimé ; mais, inversement, le Zéro métaphysique, tout en étant
l’Unité non-affirmée, est aussi quelque chose de plus (et même infiniment
plus), et de même le silence, qui en est un aspect au sens que nous venons de
préciser, n’est pas simplement la parole non-exprimée, car il faut y laisser
subsister en outre ce qui est inexprimable, c’est-à-dire non susceptible de
manifestation (car qui dit expression dit manifestation, et même manifestation
formelle), donc de détermination en mode distinctif (8). Le rapport ainsi
établi entre le silence (non-manifesté) et la parole (manifestée) montre
comment il est possible de concevoir des possibilités de non-manifestation qui
correspondent, par transposition analogique, à certaines possibilités de
manifestation (9), sans prétendre d’ailleurs en aucune façon, ici encore,
introduire dans le Non-Être une distinction effective qui ne saurait s’y
trouver, puisque l’existence en mode distinctif (qui est l’existence au sens
propre du mot) est essentiellement inhérente aux conditions de la manifestation
(mode distinctif n’étant d’ailleurs pas ici, dans tous les cas, forcément
synonyme de mode individuel, ce dernier impliquant spécialement la distinction
formelle) (10).
(1) Cf. L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XVI.
(2) Il doit être bien entendu que, quand nous disons «
transitoire », nous n’avons pas en vue exclusivement, ni même principalement,
la succession temporelle, car celle-ci ne s’applique qu’à un mode spécial de la
manifestation.
(3) Sur la continuité des états de l’être, voir Le
Symbolisme de la Croix, ch. XV et XIX. – Ce qui vient d’être dit doit montrer
que les prétendus principes de la « conservation de la matière » et de la «
conservation de l’énergie », quelle que soit la forme sous laquelle on les
exprime, ne sont en réalité que de simples lois physiques tout à fait relatives
et approximatives, et qui, à l’intérieur même du domaine spécial auquel elles
s’appliquent, ne peuvent être vraies que sous certaines conditions
restrictives, conditions qui subsisteraient encore, mutatis mutandis, si l’on
voulait étendre de telles lois, en en transposant convenablement les termes, à
tout le domaine de la manifestation. Les physiciens sont d’ailleurs obligés de
reconnaître qu’il ne s’agit en quelque sorte que de « cas-limites », en ce sens
que de telles lois ne seraient rigoureusement applicables qu’à ce qu’ils
appellent des « systèmes clos », c’est-à-dire à quelque chose qui, en fait,
n’existe pas et ne peut pas exister, car il est impossible de réaliser et même
de concevoir, à l’intérieur de la manifestation, un ensemble qui soit
complètement isolé de tout le reste, sans communication ni échange d’aucune
sorte avec ce qui est en dehors de lui ; une telle solution de continuité
serait une véritable lacune dans la manifestation, cet ensemble étant par
rapport au reste comme s’il n’était pas.
(4) C’est là ce que prétendent notamment les atomistes
(voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, pp. 112-113).
(5) La conception d’un « espace vide » est
contradictoire, ce qui, notons-le en passant, constitue une preuve suffisante
de la réalité de l’élément éthéré (Âkâsha), contrairement à la théorie des
Bouddhistes et à celle des « philosophes physiciens » grecs qui n’admettaient
que quatre éléments corporels.
(6) Sur le vide et ses rapports avec l’étendue, voir
aussi Le Symbolisme de la Croix, ch. IV.
(7) Cf.
Tao-te-king, ch. XIV.
(8) C’est l’inexprimable (et non pas l’incompréhensible
comme on le croit vulgairement) qui est désigné primitivement par le mot «
mystère », car, en grec, μσστηριον dérive de μσειν, qui signifie « se taire »,
« être silencieux ». A la même racine verbale mu (d’où le latin mutus, « muet
») se rattache aussi le mot μσθος, « mythe », qui, avant d’être dévié de son
sens jusqu’à ne plus désigner qu’un récit fantaisiste, signifiait ce qui,
n’étant pas susceptible de s’exprimer directement, ne pouvait être que suggéré
par une représentation symbolique, que celle-ci soit d’ailleurs verbale ou
figurée.
(9) On pourrait envisager de la même façon les
ténèbres, dans un sens supérieur, comme ce qui est au-delà de la manifestation
lumineuse, tandis que, dans leur sens inférieur et plus habituel, elles sont
simplement, dans le manifesté, l’absence ou la privation de la lumière,
c’est-à-dire quelque chose de purement négatif ; la couleur noire a d’ailleurs,
dans le symbolisme, des usages se rapportant effectivement à cette double
signification.
(10) On pourra remarquer que les deux possibilités de
non-manifestation que nous avons envisagées ici correspondent à l’« Abîme »
(Βσθος) et au « Silence » (Σιγη) de certaines écoles du Gnosticisme alexandrin,
lesquels sont en effet des aspects du Non-Être.
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