Abd el-Kader à Damas, après 1862, ph. Francis Bedford
[Emir 'Abd al-Qâdir al-Jazâ'irî, Kitâb al-mawâqif,
Mawqif 366, trad. Max Giraud et Jean-François Houberdon, Revue Science Sacrée,
n°3-4, 2002].
Notre chef — ou plutôt le chef de tous les connaissants
[sayyid al-‘ârifîn] — a dit : Al-hamdu li-Llâhi alladhî awjada al-ashyâ’ ‘an
‘adam wa ‘adami-hi, « La louange est à Allâh qui existencié les choses d'un
néant et sa négation » (1). Voici ce qu'en dit le serviteur (que je suis) :
l'herméneutique de la formule « La louange est à Allâh » est abondamment
développée et bien connue ; j'y ajouterai ceci :
La louange du commun des hommes est proférée par leurs
âmes individuelles et s'adresse à Allâh — qu'Il soit exalté ! — considéré comme
une réalité radicalement différente d'eux. Ainsi, pour eux, Allâh Seul peut
être loué et leurs âmes sont les agents de cette louange : leur point de vue
exclut que des créatures puissent être objets de louange.
La louange de l'élite est bi-Llâhi, « par » Allâh et le
bâ' (de bi-Llâhi) implique la subsistance d'une trace de contingence (2) ; ces
hommes se distinguent du commun par le fait que leur louange est « par » Allâh,
« pour » Allâh, non par leurs âmes individuelles.
La louange de l'élite de l'élite est « à » Allâh, et le
lâm (de li-Llâhi) implique l'extinction de toute trace de contingence (3).
C'est pourquoi les maitres de la Voie initiatique déclarent les lâmiyyûn, les
gens du lâm, supérieurs aux bâ’iyyûn les gens du bâ’. Cela s'applique aussi à
la formule Lâ hawla wa lâ quwwata illâ bi-Llâh, « pas de force ni de puissance
si ce n'est par Allâh » de sorte que Lâ quwwata illâ li-Llâh, « Pas de
puissance si ce n'est à Allâh » a la prééminence illâ bi-Llâh « si ce n'est par
Allâh ». Ainsi l'énoncé « la louange est à Allâh » a, selon nous, la primauté
sur « la louange est par Allâh ». Lorsque le savant par Allâh — qu'il soit
exalté ! — dit : « La louange est à Allâh », c'est dans le sens où il n'y a
rien qui louange Allah sinon Lui-même et qu'il n'y a pas plus digne de louange
que Lui-même, ce qui revient à enlever aux créatures la possibilité d'effectuer
réellement la louange ou d'en être l'objet. C'est ce qui résulte de la doctrine
attribuant au Très-Haut les finalités de l'éloge : tout éloge Lui revient —
qu'Il soit exalté ! — ; il a son origine en Lui et retourne à Lui.
Notre chef et maître [sayyidunâ wa mawlânâ], dans ce
livre des Futûhât. a déclaré que tout éloge formulé en faveur d'un être autre
qu'Allâh revient finalement à Allâh et cela de deux manières :
La première, c'est qu'un être créé est louangé en vertu
de qualités positives qui lui attirent l'éloge, ou encore qu'il produit des
œuvres dignes d'éloges, fruits des qualités qu'il manifeste. De quelque manière
qu'on la considère, cette louange revient à Allâh puisqu'il est
l'Existenciateur réel et des qualités et de leurs effets qui ne sauraient être
attribués à l'être créé ; la louange revient donc finalement à Allâh.
La seconde, c'est le point de vue du connaissant voyant
avant tout que la réalité prêtée aux êtres contingents n'est autre que la
manifestation de Dieu en eux ; c'est donc Lui que la louange concerne et pas
les êtres créés. Ensuite, il remarque la place occupée par la lettre lâm dans
le mot li-Llâhi (à Allâh) et constate que le Louangeur est identique au Louangé
et rien d'autre : Allâh, de ce fait, est le « Louangeur-Louangé » [al-hâmid
al-mahmûd]. Il dénie l'acte de louange à la créature qui louange et exclut
qu'elle puisse être objet de louange. Ainsi, l'être créé, sous un certain
rapport, est louangé et non louangeur, et, sous un autre rapport, n'est ni
louangeur ni louangé. Nous avons déjà expliqué pourquoi il ne saurait être
réellement louangeur : la louange est un acte et les actes appartiennent à
Allâh (5). Quant au fait qu'il ne puisse être louangé, cela tient à ce que le
louangé est digne d'éloge pour ce qui lui appartient en propre ; or l'être créé
ne possède rien et ne peut donc en aucun cas être objet de louange (6).
La louange la plus véridique est « la louange de la
louange » [hamd al-hamd] : en ce sens que constater des perfections en acte
dans un être est plus sûr que (de s'en remettre au jugement) laudatif mais
néanmoins faillible d'une tierce personne sur cet être […].
En parlant de « l'Etendard de la louange », notre chef
indique aussi qu'il s'agit de « la Louange de la louange », degré le plus
total, le plus brillant, le plus épanoui des stations de louanges car c'est
vers cet « Etendard de la Louange » que se réuniront les hommes (au Jour de la
Résurrection). Il sera, en effet, l'Insigne de la Royauté et de la présence du
Roi [martabat al-mulk wa wujûd al-malik]. Il en est ainsi de « la Louange de la
louange » vers laquelle se réunissent toutes les stations de louange, car elle
est Louange Juste qui n'admet ni aléatoire, ni doute, ni suspicion. Elle est
louange véritable puisqu'elle témoigne par elle-même ; elle est étendard en
elle-même.
Considère la chose suivante : si tu dis d'une personne
— ou elle le dit d'elle-même — qu'elle est généreuse ; cet éloge peut être vrai
ou faux. Mais si cette personne fait un don gracieux par amour du bien, cet
acte charitable, à lui seul, prouvera la générosité du donateur. Sur
l'expression « à Allâh », je dirai que de nombreuses choses ont été affirmées
sur le Nom de Majesté (Allâh) ; elles sont bien connues. Cependant j'ajouterai
que le terme « Allâh » sert à exprimer l'Essence-Réalité absolue : il n'est pas
un terme dérivé et il n'exprime aucun attribut comme l'affirment ceux qui le
considèrent comme un nom propre sans étymologie. Par ailleurs, il désigne aussi
le degré de la Fonction divine et, dans ces conditions, il est considéré comme
dérivant de la notion de « divinité » comme sont amenés à le dire ceux qui le
conçoivent comme un attribut doté d'une étymologie (8).
A ce second aspect du Nom de Majesté correspond la
parole du Très-Haut : « Vous êtes les pauvres dépendants d'Allâh » [antum
al-fuqarâ’ ilâ-Llâh] (9), car c'est de la Fonction divine dont les êtres ont
besoin pour exister ; c'est le degré des Noms divins, causes des effets
manifestés. Ces Noms requièrent le monde pour manifester leurs effets et le
monde les réclame car il a besoin d'eux pour apparaître et gagner l'existence.
Entre le degré de la Fonction divine (Ulûhiyyah) — où Allâh apparaît comme
divinité — et les archétypes du monde [a’yân al-‘âlam], il y a une relation
indissoluble de besoin réciproque et, comme dans toute réciprocité, si l'un des
deux termes vient à manquer, le second disparaît aussi.
En revanche, il est fait allusion au premier aspect du
Nom de Majesté dans la parole du Très-Haut : « Allah est Celui qui se passe de
tout, le Très Louangé » [wa-Llâhu huwa al-ghaniyyu al-hamîdu] (10). En effet,
se passer des hommes et de tous les mondes n'appartient qu'à la Réalité absolue
de l'Essence. Celle-ci, conçue comme transcendant toute fonction divine,
n'implique pas le monde et ce dernier l'ignore puisque, contrairement à la
Fonction divine, il n'y a aucune relation entre l'Essence et les hommes ou
l'ensemble des êtres du monde (11). J'ai longuement développé le sujet de ce
verset dans les Haltes Spirituelles. Le Pôle ‘Alî Wafâ — qu'Allah soir
satisfait de lui ! — a déclaré que le Nom de Majesté « Allâh » n'est dérivé de
rien dans la mesure où il est conçu comme enveloppant tout, alors que ce même
Nom est dérivé de « divinité » (ilâh) sous le rapport (12) où il désigne la
Fonction divine.
Le Vrai Evident fait allusion à ces deux aspects par la
langue muhammadienne [al-haqq al-mubîn bi-lisânihi al-muhammadî] lorsqu'Il dit
: « Dis, Lui, Allah, est Un ! » ; c'est là le Nom de Majesté englobant tout. Il
ajoute : « Allah est le Soutien Universel » (13) et cette fois il s'agit du Nom
de Majesté désignant la Fonction divine. L'intellect et les données
traditionnelles témoignent de l'extrême importance de la distinction opérée
entre (les deux aspects du Nom de Majesté).
(2) Dans l'écriture, La lettre bâ’ s'attache à l’alif
du Nom d'Allâh mais garde sa réalité visible et différenciée …. Du ce fait, elle
marque un état de distinction entre le Principe et le manifesté. Elle symbolise
généralement l'Intellect premier (al-‘Aql al-awwal) appelé ainsi parce qu'il
est la première chose créée et qu'il contient toute la Science de Dieu
concernant la Création. Cette réalité reçoit de nombreux noms selon l'aspect où
elle est envisagée. Al-‘Aql al-awwal correspond dans l'hindouisme à Buddhi,
l'Intellect supérieur, « premier degré de la manifestation d'Atmâ » (René
Guénon, L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, chap. 7).
(3) Dans l'écriture, la lettre lâm de l'expression
li-Llâhi (à Allâh) s'intègre au premier lâm du Nom Allâh sans laisser de trace
après avoir occulté l'alif initial du Nom de Majesté. « A Allâh » se comprend
donc comme « appartient à Allah », dans le sens où Allâh est l'Agent véritable
de la louange dont Il est aussi l'objet.
(4) Sur les « Gens du Bâ » et les « Gens du Lâm », voir
le traité d'Ibn 'Arabî, La Parure des Abdâl, traduit et commenté par Michel
Vâlsan (E.T., 1950, n° 286 et 287, et publié en volume, Paris, 1992).
(5) [al-af’âlu li-Llâh]. En ce sens, le Coran dit :
wa-Llâhu khalaqakum wa mâ ta’malûn, « Et Allâh vous a créés [vous] et ce que
vous faites » (37, 96).
(6) De toute façon, même dans le cas le plus extérieur,
on doit considérer que la louange s'adresse à Allâh et qu'elle vient de Lui
puisque la formule al-hamdu li-Llâh est révélée par Lui ; c'est donc bien Lui
qui la prononce. Dans cette perspective, l'état de conscience ou non du
serviteur ne Change rien.
(7) Jusqu'ici lu texte s'attachait à cerner la valeur
du la préposition de al-hamdu li-Llâhi. A partir de maintenant, le commentaire
porte sur le sens même du mot « louange ».
(8) La distinction entre ces deux possibles du Nom de
Majesté équivaut donc, sous un certain rapport, à celle opérée dans
l'Hindouisme entre Brahma nirguna (au-delà de toute qualification) et Brahma
saguna (qualifié) (cf. René Guénon : Introduction générale à l’Etude des
Doctrines hindoues, chap. 7. Sur le même sujet, voir Michel Vâlsan : Le Livre
du Nom de Majesté : « Allâh », Etudes Traditionnelles, 1948, n° 269, pp.
207-208 et notes).
(9) Coran 35,15
(10) Fin du même verset coranique.
(11) « Brahma est absolument distinct du monde
puisqu'on ne peut lui appliquer aucun des attributs déterminatifs qui
conviennent au monde, la manifestation universelle toute entière étant
rigoureusement nulle au regard de son infinité » (René Guénon, Introduction
générale à l'Etude des Doctrines hindoues, chap. 14). En ce sens Eckhart
affirme : « Toute les créatures sont un pur néant, je ne dis pas qu'elles sont
quelque chose du peu du valeur ou qui en a malgré tout un peu ; elles sont un
pur néant » (cf. édition en allemand actuel : Deutche Predicten und Traktate,
Predigt 4, p. 171, Diogenes, 1979). Sous le rapport inverse, comme l'Émir dans
ce texte, il affirme à maintes reprises que pour les créatures l'Essence semble
néant puisqu'elles ne peuvent y accéder en tant que telles. C'est pour cela,
que du point de vue manifesté, la réalisation suprême se présente comme une
mort initiatique (cf. René Guenon, Aperçus sur l’Initiation, chap. 26).
(12) Il manque haytu dans le texte publié.
(13) Coran, 112, 1 et 2.
[Emir 'Abd al-Qâdir al-Jazâ'irî, Kitâb al-mawâqif,
Mawqif 366, trad. Max Giraud et Jean-François Houberdon, Revue Science Sacrée,
n°3-4, 2002].
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