L’hermétisme et les cycles cosmiques
par Gauthier
Pierozak
I
On dirait que
l’humanité tout entière a oublié et cherche à se rappeler on ne sait quelle Loi
Perdue.
Villiers de
l’Isle Adam
L’étude de la
doctrine métaphysique, et en particulier de ce qui se rapporte à la
manifestation en tant que détermination d’une possibilité particulière dans l’Absolu
du Principe suprême, permet de remarquer des lois cosmiques générales, que l’on
peut particulièrement comparer à des fractales mathématiques[1].
René Guénon en
parle clairement dans son œuvre, en particulier lorsqu’il présente la doctrine
des cycles cosmiques. Il dit ainsi
qu’un cycle quelconque peut être
« considéré comme une fraction d’un autre cycle plus étendu[2] ;
mais, en vertu d’une certaine loi de correspondance, chacun des cycles secondaires reproduit, à une échelle plus réduite, des
phases qui sont comparables à celle des grands cycles dans lesquels il
s’intègre. Ce qui peut être dit des lois cycliques en général trouvera donc
son application à différents degrés : cycles historiques, cycles
géologiques, cycles proprement cosmiques, avec
des divisions et des subdivisions qui multiplient encore ces possibilités
d’application. D’ailleurs, quand on dépasse les limites du monde terrestre,
il ne peut plus être question de mesurer la durée d’un cycle par un nombre
d’années entendu littéralement ; les nombres prennent alors une valeur
purement symbolique, et ils expriment des proportions plutôt que des durées
réelles. »[3]
[1] Terme mathématique, provenant de la racine latine fractus, ou « fraction », et désignant un objet dont la structure est invariante par changement d’échelle. En d’autres termes, on retrouve la même structure générale quelle que soit la distance où l’observateur se place par rapport au sujet, de l’indéfiniment petit à l’indéfiniment grand.
[2] C’est nous qui soulignons.
Il s’agit bien ici
de la description d’un principe fractal et c’est ce qui permet de justifier, si
besoin était encore, l’emploi de l’analogie ou de la correspondance, et l’usage
de symboles pour signifier des concepts métaphysiques élevés et souvent
inexprimables, par le constat que le plus petit peut symboliser le plus grand,
par loi d’analogie.
Mais penchons-nous maintenant sur la « structure » même
du cycle cosmique. René Guénon dit ainsi qu’
« un cycle quelconque peut être
partagé en deux phases, qui sont, chronologiquement, ses deux moitiés
successives […] ; mais en réalité, ces deux phases représentent
respectivement l’action de deux tendances adverses, et d’ailleurs
complémentaires ; et cette action peut évidemment être simultanée aussi
bien que successive. »[4]
Et de préciser
« On peut […] diviser l’ensemble en
deux phases, l’une descendante, allant dans le sens d’une différenciation de
plus en plus accentuée, et l’autre ascendante, en retour vers l’état
principiel. Ces deux phases, que la doctrine hindoue compare à celles de la
respiration, se retrouvent également dans les théories hermétiques, où elles
sont appelées ‘coagulation’ et ‘solution’ »[5]
Fig. 1: le nautilus est un exemple de
fractale dans la nature. Quel que soit la distance où on l’observe, on obtient
la même structure géométrique.
Le principe
même de la dualité dans tout cycle cosmique symbolise en fait le Principe
suprême et absolu, Infini indescriptible et inexprimable, Possibilité
universelle dont une des déterminations, l’Être métaphysique, est la source de
notre manifestation. Par opposition, ce qui n’est pas Être peut être appelé
Non-Être, ou l’ensemble de possibilités non-manifestables, ou manifestables
mais non encore déterminées…
Les cycles
cosmiques symbolisent donc le passage du non-manifesté au manifesté, et le
retour du manifesté à l’indétermination du non-manifesté. C’est pourquoi nous
retrouvons ces deux phases de manière symbolique dans la correspondance avec la
circulation sanguine (sang neuf partant du cœur, vieux sang retournant au
cœur), dans la respiration (expiration du souffle, inspiration du souffle),
dans la digestion (excrétion, ingestion), dans le flux et le reflux de la marée
des océans, dans l’expansion et la concentration, dans l’alternance entre la
vie et de la mort pour toutes les espèces animales, dans le va et vient du
métier à tisser, dans l’araignée tissant et réabsorbant sa toile, dans le
Phénix mourant et ressuscitant, dans l’alternance de l’éveil et du sommeil
profond… pour n’en citer que quelques-uns parmi une indéfinité d’autres.
Car tout ce qui
est naturel en ce monde suit cette loi des cycles cosmiques, quelle que soit sa
dimension ou sa durée. Tout est ainsi en harmonie avec le Principe suprême, de
l’indéfiniment petit à l’indéfiniment grand…
[4] Ibid., p. 65.
[5] Ibid., p. 70.
II
Toute porte a deux faces, donnant de deux côtés,
Ovide
Le point de
passage d’un cycle à un autre apparaîtra, selon le point de vue où l’on se
place, à la fois comme le point de destruction de l’ancienne manifestation ou
comme la source de la nouvelle manifestation. Comme le dit Guénon
« toute ‘transformation’ apparaît
comme une ‘destruction’ quand on la considère au point de vue de la
manifestation ; et ce qui est en réalité un retour à l’état principiel
semble, s’il est vu extérieurement et du côté ‘substantiel’, n’être qu’un
‘retour au chaos’, de même que l’origine, bien que procédant immédiatement du
Principe, prend sous le même rapport l’apparence d’une ‘sortie du chaos’ »[6]
[6] René Guénon, Initiation et Réalisation spirituelle, La jonction des extrêmes, Éditions Traditionnelles, 1967, p. 225-226.
On se rappellera,
comme illustration symbolique de ce point de passage, l’Ouroboros, serpent se
mordant la queue, dont la gueule est
à la fois lieu de destruction et source de génération. C’est parce que l’acte
de dévorer/digérer est à la fois destructeur et générateur selon la perspective
où l’on se place. Dans ce cas précis, le serpent dévore sa propre queue
(destruction) et se régénère (génération) à cause de cela dans un cycle sans fin.
Louis
Charbonneau-Lassay explique ainsi que
« Le sens le plus ésotérique de l'ouroboros
part de cette fiction, chère aux Anciens, et d'après laquelle le serpent jouit
d'une longévité sans rivale, il rajeunit en vieillissant, et renaît en lui-même
à l'instant où s'achève sa croissance et devrait commencer son déclin. En
réalité, son nom indique qu'il se nourrit de sa chair même : Boros-oura, ‘il dévore sa queue’ ;
ainsi, c'est de sa propre substance que le serpent, d'après la vieille fiction,
se reconstitue à mesure que l'usure du temps et de la vie agit sur lui. […]
Cette restauration de l'être par lui-même a fait de l'Ouroboros, dans l'ancien
monde, l'emblème de la perpétuité du renouvellement de la vie, de l'éternel
recommencement des choses. »[7]
[7] Louis Charbonneau-Lassay, Bestiaire du Christ, L’Ouroboros, Desclée & De Browser, 1940, p. 805
On trouvera
aussi la figure du dieu romain Janus-bifrons
aux deux visages, l’un vieux tourné vers le passé et l’autre jeune tourné vers
l’avenir, le présent étant le point de passage, point sans durée et par
conséquent troisième visage de Janus invisible.
Ce lieu de
transformation, ou point de passage du non-manifesté au manifesté, peut être
symbolisé par un nombre illimité de figurations. Pour n’en citer que
quelques-unes, on mentionnera tout d’abord le point géométrique, existant mais
sans dimension, et source de l’étendue de l’espace. Du point de vue du Principe,
c’est le point de départ de la phase de différenciation de plus en plus
accentuée mentionnée au début de cet article par Guénon. Ce point de départ est
aussi rappelé dans le premier mois de l’année solaire (janvier provient du nom du dieu Janus,
dieu du passage et des portes). C’est la porte basse ou étroite au début de
toute initiation d’où le profane renait en initié, le chas de l’aiguille
biblique. C’est le point déterminant la renaissance du Soleil dans l’année,
correspondant au solstice d’hiver (appelé aussi Janua Cœli ou Porte du Ciel), instant cosmique correspondant à la
naissance du Christ, au Saint-Jean
d’hiver, au Jean qui rit. C’est l’alpha biblique [8]. C’est aussi
symboliquement la bouche humaine, qui permet l’expression du Verbe divin et sa
diffusion dans l’espace par le son. C’est le nez de la face, qui permet
l’expiration du souffle divin dans le monde. C’est la cavité du Sacré Cœur du
Christ, ouverte par la blessure causée par la lance de Longinus. C’est le
baptême, dont l’eau symbolise le chaos initial d’où sort le nouveau chrétien.
On pourrait
d’ailleurs rajouter que ce symbole du point de passage est toujours associé à la
couleur noire, qui symbolise les ténèbres supérieures, un des symboles
apophatiques de la non-manifestation, comme le souligne Guénon :
« Tout changement d’état est dit ne
pouvoir s’accomplir que dans l’obscurité, la couleur noire étant, dans sa
signification supérieure, le symbole du non-manifesté ; mais, dans sa
signification inférieure, cette même couleur noire symbolise aussi
l’indistinction de la pure potentialité ou de la materia prima ;
et, ici encore, ces deux aspects, bien qu’ils ne doivent aucunement être
confondus, se correspondent cependant analogiquement et s’associent d’une
certaine façon, suivant le point de vue sous lequel on envisage les
choses. »[9]
[8] « Je suis la Voie » a dit le Christ. Selon la perspective où l’on se place, le Christ est l’alpha du point de vue du Principe, et l’omega du point de vue de la manifestation, pour reprendre l’explication de Guénon en note 6.
[9] Ibid., p. 225.
III
Les cycles
cosmiques peuvent aussi être divisés en quatre phases, au lieu de deux. Ces
phases correspondent alors à la naissance de la manifestation à partir du
non-manifesté, à l’expansion de la manifestation jusqu’à un point d’arrêt, puis
à la contraction et au retour vers la source, se terminant par l’extinction de
la manifestation et la réintégration au Non-Être.
Guénon dit
ainsi que
« [la] division quaternaire d’un
cycle est susceptible d’applications multiples, et elle se retrouve en fait
dans beaucoup de cycles d’ordre plus particulier : on peut citer comme
exemples les quatre saisons de l’année, les quatre semaines du mois lunaire,
les quatre âges de la vie humaine ; […] il y a correspondance avec le
symbolisme spatial, rapporté principalement en ce cas aux quatre points
cardinaux. »[10]
Ainsi la première
phase du cycle, ou la naissance de la manifestation, correspond symboliquement
à l’Est, la direction du Soleil levant vers où toutes les églises chrétiennes
sont tournées ; c’est le matin du jour, le printemps de l’année, période où
la vie renaît ; c’est la première phase de la lune. C’est la jeunesse chez
l’homme. C’est le Fiat Lux du premier jour de la Genèse.
La seconde
phase du cycle est la période de croissance, c’est l’expansion de la
manifestation, symbolisée par le soleil atteignant son zénith à midi, au sud ; c’est
l’été ; c’est la pleine lune. C’est la période adulte chez l’homme ;
le plein éveil.
La troisième
phase du cycle correspond à la période de décroissance. C’est la contraction de
la manifestation, le soleil se couche le soir à l’ouest ; c’est
l’automne ; c’est la dernière lune. C’est la vieillesse chez l’homme, les
feuilles des arbres se dessèchent et changent de couleur. C’est le Christ sur
la croix…
Enfin la quatrième
phase du cycle correspond à la mort, caractérisée par l’obscurité, le silence
total, l’absence de mouvement. C’est l’hiver, l’absence de soleil ; c’est
la direction du nord ; c’est la nouvelle lune. Les êtres et végétaux morts
sont enterrées, et décomposés, la chair quitte les os : c’est le retour au
chaos originel, à la materia prima,
la terre noire du compost, la matière première des alchimistes… C’est le
sommeil profond sans rêve et sans pensée. Les arbres sont dépouillés de leurs
feuilles. C’est le septième jour de la Genèse, lorsque Dieu se reposa après
avoir achevé la Création. Cette phase symbolise la non-manifestation.
IV
C’est au sein
de ce chaos originel symbolique qu’est renfermé le germe contenant les
possibilités de manifestation pour le nouveau cycle.
René Guénon
indique d’ailleurs comment il faut appréhender le symbolisme métaphysique du
germe :
« dans le monde supérieur, c’est le
principe, qui contient toutes choses ; dans le monde inférieur, c’est le
germe, qui est contenu dans toutes choses ; c’est le point de vue de la
transcendance et celui de l’immanence, conciliés dans l’unique synthèse de
l’harmonie totale. Le point est à la fois principe et germe des étendues ;
l’unité est à la fois principe et germe des nombres ; de même, le Verbe
divin, suivant qu’on l’envisage comme subsistant éternellement en soi-même ou
comme se faisant le ‘Centre du Monde’, est à la fois principe et germe de tous
les êtres. »[11]
Ce germe est donc
symbolisé par le point géométrique pour l’espace, l’unité numérique pour les
nombres ; mais il s’agit aussi de l’œuf dans le nid, du noyau dans le fruit,
de la graine dans la terre contenant la plante ou l’arbre entier dans toute sa virtualité,
c’est l’Arche de Noé flottant sur les eaux du Déluge ayant anéanti le monde,
symbolisant le même type de virtualité que celui contenu dans la germe. C’est
la Pensée non encore verbalisée. C’est la semence dans la matrice. C’est le
Christ dans le sein de la Vierge Noire ; c’est l’étoile polaire dans la
nuit; c’est le Centre du Monde duquel l’univers entier fut symboliquement
développé et par lequel il sera résorbé…
[10] René Guénon, Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, Quelques remarques sur la doctrine des cycles cosmiques, Gallimard, 1957, p. 19.
[11] René Guénon, Symboles de la Science sacrée, Le grain de sénevé, Gallimard, 1962, p. 418.
V
On
peut maintenant appliquer ces considérations cycliques à l’analyse du nom divin
יהוה en
associant chacune des quatre lettres hébraïque à une phase du cycle cosmique
(fig. 2). Bien entendu la lettre principe yod
correspond à la non-manifestation du Père (on le retrouve ainsi au nord du
diagramme, dont l’obscurité symbolise la non-manifestation). De même que le yod est traditionnellement considéré
comme la source de toutes les lettres hébraïques, il symbolise aussi le germe
contenant la manifestation en sa potentialité. Les trois autres lettres הוה représentent le
verbe « être » en hébreu et suivent ainsi les étapes de la naissance,
de la croissance et du retour au Principe, par l’intermédiaire du Fils (qui est
symbolisé par la lettre verticale vav
placée au sud, la station du Soleil à son zénith, qui s’applique bien au Christ).
Fig. 2 : figuration cruciale du Tétragramme hébraïque יהוה.[12]
1. י est le Père,
le Principe, le germe, non-manifesté.
2. ה est
l’émanation du Père, de la Création
3. ו est le Fils
4. ה est le retour au Père avec le Fils comme médiateur (« Je suis la
Voie »)
Le silence suit la prononciation du non divin :
c’est l’état non-manifesté. Au sein de cet état se retrouve le germe, la
potentialité qui sera la source du prochain cycle[13].
On
pourra faire une conclusion similaire dans le cas du monosyllabe sacré AUM, pour lequel Guénon fait ainsi
remarquer que celui-ci
« est considéré
comme le symbole idéographique d’Âtmâ, et, de même que cette syllabe a
quatre éléments (mâtras), dont le quatrième, qui est le monosyllabe
lui-même considéré synthétiquement sous son aspect principiel, est ‘non-exprimé’
par un caractère, Âtmâ a quatre conditions (pâdas) dont la
quatrième n’est aucune condition spéciale, mais Âtmâ envisagé en
Soi-même, indépendamment de toute condition, et qui, comme tel, n’est susceptible
d’aucune représentation. »[14]
Ces deux exemples parmi
d’autres montrent bien la dimension métaphysique de certains noms divins et
l’on peut comprendre en effet pourquoi, traditionnellement, les prêtres du
Temple de Jérusalem étaient seuls habilités à prononcer le nom יהוה. Ce nom divin condense en effet, en un
souffle, l’intégralité d’un cycle cosmique : la manifestation du monde, sa
croissance, sa déchéance et son retour dans le non-manifesté…
[12] René Guénon, Recueil,
Le symbolisme de la croix,
Rose-Cross Books, 2013, p. 214.
[13] Mathématiquement
parlant, ceci peut aussi être représenté par la formule 1 + 2 + 3 + 4 = 10
où 10 symbolise le début d’une nouvelle série de nombres (10 peut aussi être
réduit à 1 + 0 = 1 ce qui rend le début de cycle encore
plus clair).
[14] Ibid., La constitution de l’être humain et son évolution posthume
selon le Vêdanta, p. 56, note 3.
Lire aussi René Guénon - Correspondance avec Louis Charbonneau-Lassay (25 février 1925)
Lire aussi René Guénon - Correspondance avec Louis Charbonneau-Lassay (25 février 1925)
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