samedi 2 novembre 2013

Le Tabernacle des Lumières (Michkât Al-Anwar) -Premier Chapitre - Roger Deladrière


 
 
 
 
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Le Tabernacle des Lumières  (Michkât Al-Anwar), Roger Deladrière p 31
 
 
LE TABERNACLE DES LUMIÈRES (MICHKÂT AL-ANWÂR 1)

Au nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux.

Seigneur ! Tu as répandu Tes bienfaits, ajoutes-y un surcroît de  grâces !

 

Louange à Dieu, qui déverse les lumières, ouvre les vues, découvre les secrets et ôte les voiles ! Et que la Prière soit sur Muhammad, lumière des lumières, seigneur des justes, bien-aimé de Celui qui impose Sa volonté, annonciateur de Celui qui pardonne, avertisseur de Celui qui triomphe [que cette Prière soit sur Muhammad], qui dompte les infidèles et confond les impies, ainsi que sur sa Famille et ses Compagnons, bons, purs et vertueux !

 

Tu m'as demandé, cher frère ! — que Dieu te destine à la quête de la béatitude sublime, qu'Il favorise ton ascension jusqu'à la cime suprême, qu'Il soigne ta vue par l'onguent de la lumière de la vérité et qu'Il purifie ta conscience de ce qui n'est pas la réalité ! —, tu m'as demandé, dis-je, de te communiquer les mystères des lumières divines, en interprétant selon l'esprit ce qu'indique la lettre de certains versets du texte coranique et de certains propos de la tradition prophétique. Notamment la parole divine : « Dieu est la Lumière des Cieux et de la Terre... » ; que représentent donc, selon ce symbolisme, « le Tabernacle », « le Verre », « la Lampe », « l'Huile » et « l'Arbre » 2 ? Ainsi que la parole du Prophète : « Dieu a soixante-dix voiles de lumière et de ténèbres; s'Il les enlevait, les gloires fulgurantes de Sa Face consumeraient quiconque serait atteint par Son Regard 3 . »

 

Par cette demande tu te hisses jusqu'à un sommet difficile, trop élevé pour être atteint par les regards, et tu frappes à une porte close, qui ne peut être ouverte qu'aux savants « enracinés solidement dans la connaissance 4 ». D'autre part tout mystère n'est pas dévoilable ni divulgable, et toute vérité n'est pas exposable ni susceptible d'être montrée clairement. Bien au contraire « les poitrines des hommes libres sont les tombeaux des secrets 5 ». Un sage a déclaré que « répandre le mystère de la condition seigneuriale est infidélité 6 ». Bien mieux, le seigneur des premiers et des derniers 7 a dit ceci : « Il y a une sorte de science cachée connue seulement de ceux qui sont savants par Dieu. S'ils en parlent, seuls les contredisent ceux qui méconnaissent Dieu 8. » Quel que soit le nombre de ces derniers, il faut donc maintenir les voiles sur la face des mystères 9. Mais je pense que la lumière a ouvert ton coeur à Dieu, et que ton âme est pure des ténèbres de l'illusion. Je ne veux pas, en conséquence, te priver de quelques lueurs et clartés utiles en ce domaine et de ce qui peut traduire certaines vérités profondes ou subtiles. Tenir éloignés de la science ceux qui en sont dignes est tout aussi grave en effet que de la communiquer à ceux qui en sont indignes. « Faire don d'une science à des gens déraisonnables, c'est l'égarer, en priver ceux qui la méritent, c'est commettre une injustice '°. » Mais il faudra que tu te contentes de courtes indications et de brèves allusions. La pleine démonstration du sujet réclamerait un exposé préliminaire de certains principes et un commentaire développé de leurs conséquences, or je n'en ai présentement pas le temps et mes pensées et préoccupations actuelles ne s'y prêteraient guère.

Les clefs des coeurs sont dans la Main de Dieu; Il les ouvre quand Il veut, comme Il veut et par le moyen qu'Il veut. Pour l'heure, ce qui s'ouvre à toi se présente sous la forme de trois chapitres :

Premier Chapitre

montrant que la véritable lumière est Dieu'', et que le nom de lumière appliqué à un autre être est purement métaphorique et à ne pas prendre au sens propre.

Pour le démontrer, il faut d'abord déterminer la signification du mot « lumière » (nûr) selon la première acception, celle qu'il a chez le commun des hommes (awâmm), puis, selon la deuxième acception, auprès de ceux qui ont des qualifications spirituelles particulières (khawâçç), et enfin, selon la troisième acception, auprès de l'élite spirituelle '2 (khawâçç al-khawâçç).

Il faudra ensuite déterminer la hiérarchie des lumières qui concernent cette élite spirituelle ainsi que leurs essences. Quand elles se manifesteront à leurs différents niveaux, il t'apparaîtra clairement alors que Dieu est la lumière suprême et ultime, et quand leur nature profonde te sera dévoilée, il sera évident pour toi que Lui seul, sans associé 13 , est la Lumière réelle et véritable.

En ce qui concerne la première acception, chez le commun des hommes, le mot « lumière » renvoie à l'« apparition » (zhuhûr).

Mais l'apparition est un phénomène relatif. Il est incontestable qu'une même chose peut apparaître à un homme et rester cachée à un autre. Elle sera donc relativement apparente et relativement cachée. Son apparition sera nécessairement relative aux facultés de perception, et, pour le vulgaire, les facultés de perception les plus puissantes et les plus nettes sont les sens, au nombre desquels le sens de la vue. Or, en relation avec le sens de la vue, les choses se divisent en trois catégories :

— Celles qui ne sont pas visibles par elles-mêmes, telles que les corps obscurs.

— Celles qui sont visibles par elles-mêmes, mais qui ne rendent pas visibles les autres, telles que les corps luisants comme les étoiles ou la braise qui ne flambe pas.

— Celles qui sont visibles par elles-mêmes et qui rendent également visibles les autres, telles que le soleil, la lune, la lampe et les feux qui flambent.

C'est à cette troisième catégorie que l'on donne le nom de « lumière ». On l'appliquera également tantôt à ce qui est diffusé à partir des corps lumineux sur la surface des corps opaques, comme lorsqu'on dit que la terre est éclairée, que la lumière du soleil tombe sur la terre ou que celle de la lampe tombe sur le mur ou sur les vêtements, tantôt aux corps brillants eux-mêmes puisqu'ils sont lumineux également en eux-mêmes.

En résumé, « lumière » désigne ce qui est visible par soi-même et ce qui rend visible autre chose, comme par exemple le soleil. Telle est sa définition, et son sens propre, selon la première acception.

Précision

La nature de la lumière et son intelligibilité consistent donc dans le fait d'être apparente pour la perception. Mais la perception est subordonnée à la fois à l'existence de la lumière et à celle de l'oeil doué de la vue. La lumière est ce qui est apparent et qui fait apparaître ; cependant, pour les aveugles, aucune lumière n'est apparente ni ne fait rien apparaître. L'organisme vivant doué de la vue est donc un élément aussi nécessaire à la perception que la lumière apparente. Il l'emporte même sur elle, puisque cet organisme vivant doué de la vue est ce qui perçoit et que la perception s'opère par lui, alors que la lumière ne perçoit pas et que la perception ne s'opère pas par elle mais, plus exactement, en sa présence. En conséquence le nom de « lumière » mériterait davantage d'être appliqué à ce qui voit plutôt qu'à ce qui est vu.

On emploie couramment, du reste, le mot « lumière » pour l'oeil dans la perception visuelle. C'est ainsi que l'on dit à propos de la chauve-souris ou de l'homme atteint de chassie : « la lumière de ses yeux est faible », et pour l'aveugle : « il a perdu la lumière de la vue » . De même l'on dit que la pupille concentre et renforce « la lumière de la vision », et que les cils portés par les paupières ont été créés spécialement noirs par la Sagesse divine, et tout autour de l'oeil, pour concentrer la « lumière de l'oeil ». Quant à la couleur blanche, elle disperse l'« éclat » de l'oeil et affaiblit sa « lumière ». Si l'on fixe d'une façon prolongée un objet blanc et brillant, à plus forte raison le soleil, la « lumière de l'oeil » est éblouie et elle s'efface, comme s'efface le faible devant le fort.

Ainsi comprends-tu que le sujet de la vision soit appelé « lumière » et sais-tu pourquoi et également pour quelle raison c'est à lui que ce nom convient le mieux. Telle est sa deuxième acception, selon laquelle l'entendent ceux qui ont des qualifications spirituelles particulières.

Précision

Sache que la lumière de la vision externe est marquée par plusieurs imperfections :

— Elle voit les autres mais ne se voit pas elle-même.

— Elle ne voit pas ce qui est trop éloigné d'elle.

— Elle ne voit pas ce qui se trouve derrière un voile.

— Elle voit l'extérieur des choses mais non leur intérieur.
— Elle voit certains êtres et non tous les êtres.

— Elle voit ce qui est limité et ne voit pas ce qui est illimité.

— Dans l'acte même de la perception visuelle elle se trompe souvent, croyant petit ce qui est grand, proche ce qui est éloigné, croyant en mouvement ce qui est immobile ou l'inverse.

Ce sont là sept imperfections, qui sont inséparables de l'œil externe. Si donc il existait un oeil d'une autre sorte, exempt de tous ces défauts, ne mériterait-il pas mieux, vraiment ! le nom de « lumière » ?

Or, sache-le ! il y a effectivement dans le coeur (qalb) de l'homme un oeil (ayn) qui possède cette sorte de perfection. On l'appelle tantôt intellect (agi), tantôt esprit (rûh), tantôt âme humaine (nafs insânî). Laisse de côté la question de ces différentes dénominations, qui font croire aux gens peu clairvoyants qu'elles s'appliquent à des réalités multiples ! Nous n'entendons, quant à nous, ne désigner que ce qui distingue l'homme raisonnable de l'enfant à la mamelle, de la bête et du fou.

Appelons-le donc « intellect », suivant en cela l'usage courant !
Nous disons donc que l'intellect mérite mieux que l'œil externe d'être appelé lumière, car il échappe par l'élévation de son rang aux sept imperfections :
— En premier lieu, l'oeil ne se voit pas lui-même, tandis que l'intellect perçoit les autres tout en se percevant lui-même dans ses diverses attributions : il se perçoit en effet « connaissant » et « pouvant », il perçoit la connaissance qu'il a de lui-même, la connaissance qu'il a de cette connaissance, la connaissance de la connaissance de cette connaissance, et ainsi de suite à l'infini.

C'est là une propriété inconcevable pour ce qui perçoit par un organe corporel. Derrière cela réside un mystère qu'il serait trop long d'exposer.

— Deuxièmement, l'oeil ne voit pas ce qui est trop éloigné ni ce qui est exagérément proche de lui. Pour l'intellect, ce qui est près et ce qui est loin sont indifférents. En un clin d'oeil il monte et s'élève au plus haut des cieux, et le temps d'un battement de paupières il retombe et redescend jusqu'aux confins des terres.

Bien plus, quand on connaît les vérités spirituelles, il est de toute évidence que sa nature sainte le met bien au-dessus et hors de l'atteinte des notions de proximité et d'éloignement, liées au monde des corps. Il est en effet le symbole de la Lumière de Dieu, et le symbole ne saurait manquer de ressembler à son modèle bien qu'il ne puisse s'élever jusqu'à la cime de l'équivalence.

Peut-être cela va-t-il t'inciter à méditer sur le mystère de la parole du Prophète : « Dieu a créé Adam à Son image 14 »

Mais je préfère ne pas aborder ce sujet maintenant.

— Troisièmement, l'oeil ne perçoit pas ce qui se trouve derrière des voiles. L'intellect, lui, se meut librement dans le domaine du Trône et du Piédestal divins 15 et de ce qui se situe derrière les voiles des cieux, ou dans le Plérôme suprême et le Royaume céleste 16 , tout aussi librement qu'il se meut dans son univers propre et dans son royaume immédiat, à savoir le corps qui lui est affecté en propre. De toutes les réalités, aucune n'est cachée à l'intellect. S'il y a un voile de l'intellect, dans la mesure où il serait voilé, c'est de son propre fait, en raison de certaines propriétés qui lui sont liées, comme l'oeil qui se cache lui-même en fermant les paupières. Tu en sauras davantage au troisième chapitre de cet ouvrage.

— Quatrièmement, l'oeil perçoit l'extérieur des choses et leur surface, mais non leur intérieur, bien plus il n'en perçoit que le moule et la forme, et non pas leur véritable nature. L'intellect, lui, pénètre à l'intérieur et au coeur des choses et il saisit leur nature profonde et leur essence intelligible. Il découvre leur cause, leur raison d'être, leur finalité et leur harmonie interne (hikma). Il trouve d'où elles ont été créées, comment et pourquoi elles ont été créées, de combien d'éléments réels elles sont la somme et elles se composent, quel rang elles occupent dans l'Existence, quelle est leur relation avec leur Créateur et d’ autres objets de recherche qu'il serait trop long d'exposer et pour lesquels je préfère abréger.

— Cinquièmement, l'oeil ne voit que quelques êtres, puisqu'il est incapable de percevoir les réalités intelligibles et même beaucoup de réalités sensibles. Il ne perçoit ni les sons, ni les odeurs, ni les saveurs, ni la chaleur et le froid. Pas plus que l'oeil ne saisit les facultés de perception elles-mêmes, ouïe, vue, odorat, goût, ni à plus forte raison les états intérieurs et psychologiques, comme la gaieté et la joie, l'affliction et le chagrin, la souffrance et le plaisir, la passion et le désir, ou encore la puissance, la volonté et la connaissance, etc., parmi toutes les choses qui existent et qui sont incalculables et innombrables.

Son domaine est donc très restreint et son champ d'action très réduit, puisqu'il ne peut aller au-delà des couleurs et des formes, qui sont ce qu'il y a de plus bas chez les êtres. Dans l'échelle des êtres les corps sont en effet les plus humbles, et parmi les accidents des corps les couleurs et les formes se situent au niveau inférieur. Le domaine de l'intellect, quant à lui, ce sont tous les êtres, ceux que l'on peut énumérer et la multitude innombrable constituée par l'immense majorité des autres êtres. Il se meut librement au milieu d'eux, portant sur chacun un jugement sûr et vrai. Leur nature secrète lui est transparente, et leur essence cachée lui est évidente.

Comment l'oeil externe pourrait-il donc rivaliser de gloire avec l'intellect et lui disputer le titre de « lumière » ? Certainement pas ! Il n'est lumière que relativement aux autres choses, mais par rapport à l'intellect il n'est que ténèbres. Plus exactement, il fait partie de ses informateurs, chargés souverainement par lui de son ministère le moins précieux, à savoir celui des couleurs et des formes, dont il lui apporte les renseignements sur lesquels l'intellect décidera selon ce qu'exigent sa perspicacité et son jugement sans appel. Les cinq sens externes sont les observateurs de l'intellect. Mais il en a d'autres à l'intérieur, tels que l'imagination (khayâl), la faculté estimative (wahm), la faculté cogitative (fikr), la faculté de rappel (dhikr) et la mémoire (hifzh). Derrière ces observateurs se tiennent des serviteurs et des défenseurs, qui lui sont soumis en fonction du monde qui est le sien. Il se sert d'eux et les traite à son gré, mieux encore que ne le fait un roi avec ses esclaves. Il serait trop long de développer ce sujet, et d'ailleurs nous en avons parlé au chapitre des « Merveilles du Coeur » dans notre Ihyâ 17 .

Sixièmement, l'oeil ne voit pas ce qui est illimité, car il voit des corps, qualifiés par certains attributs, selon lesquels un corps ne saurait être conçu que limité. L'intellect, lui, perçoit les objets de la connaissance, et on ne peut les concevoir limités. Sans doute au moment où il considère des choses particulières, le résultat immédiat de cette connaissance se présente- t-il à lui comme limité. Mais il a la possibilité de percevoir ce qui est illimité. Ce serait trop long de développer ce point. Mais si tu veux, prends comme exemples les évidences suivantes : l'intellect appréhende les nombres, or la série des nombres n'a pas de fin. Il peut même saisir le résultat obtenu en doublant le nombre deux, puis le nombre trois et toute la suite des nombres ; là encore on ne saurait concevoir de limite. Il est capable de saisir toutes sortes de relations entre les nombres, donc sans limites concevables. Mieux encore, il perçoit qu'il a connaissance d'une chose, et qu'il a la connaissance de cette connaissance, puis la connaissance de la connaissance de cette connaissance, avec la possibilité de ne jamais s'arrêter et ceci pour un seul et unique objet de connaissance !

— Septièmement, l'oeil voit petit ce qui en réalité est grand; il perçoit le soleil comme ayant la dimension d'un bouclier, et les étoiles sous l'aspect de pièces de monnaie répandues sur un tapis azuré. L'intellect, lui, saisit que les étoiles et le soleil sont cent fois plus grands que la terre. L'oeil voit les étoiles comme immobiles, ainsi que l'ombre qui est devant lui ; de même il ne voit pas sur le moment le petit enfant en train de grandir, alors que l'intellect saisit que la taille de cet enfant augmente et que sa croissance est continue, que l'ombre bouge constamment et qu'en un instant les étoiles parcourent un nombre considérable de milles. C'est ainsi que le Prophète, ayant demandé à Gabriel si le soleil était passé au méridien et l'ange lui ayant répondu : « non et oui », l'interrogea : « comment se peut-il?» ; Gabriel lui dit alors : « Entre le moment où j'ai prononcé non et celui où j'ai prononcé oui il a parcouru la distance de cinq cents ans 18 . »

Les erreurs commises par la vue sont multiples, et l'intellect y échappe. Si tu objectes à cela le fait patent que des gens intelligents se trompent, je te répondrai qu'ils prennent pour des jugements de l'intellect ce qui n'est en eux qu'imaginations, conjectures ou croyances, sache-le ! C'est à elles que les fautes sont imputables. Nous avons développé l'étude de toutes ces sortes d'erreurs dans nos ouvrages intitulés le Critère de la connaissance (Mi `yâr al-I1m) et la Pierre de touche de la réflexion (Mihakk al-nazhar).

Quand l'intellect est libéré du voile de la conjecture et de l'imagination, ce qui est très difficile, on ne saurait concevoir qu'il se trompe. Ce n'est qu'après la mort qu'il sera totalement libéré de ces tendances naturelles. C'est alors que le voile sera enlevé et que les secrets apparaîtront clairement. Chacun retrouvera présent devant lui tout ce qu'il aura fait de bien ou de mal, et verra un Livre « qui n'aura omis de compter aucune mauvaise action, petite ou grande 19 ». Il lui sera dit : « Nous t'avons ôté ton voile, et, aujourd'hui, ta vue est perçante 20. »

Ce voile est, entre autres choses, celui de l'imagination et de la conjecture. A ce moment-là, celui qui aura été abusé par ses conjectures et ses croyances mauvaises et ses imaginations illusoires s'écriera : « Notre Seigneur! Fais-nous retourner [sur la terre] ! Nous agirons bien 21 »

Après avoir su, par ce qui précédait, que l'oeil méritait mieux le nom de « lumière » que ce que l'on appelle ainsi habituellement, tu comprends désormais que l'intellect en est plus digne encore que l’œil .  Bien mieux, il y a une telle différence entre les deux qu'il serait plus exact de dire qu'il est le seul à en être digne et même le seul à y avoir droit.

Précision

Sache que, s'il est bien vrai que les intellects voient, les objets de leur vision ne se trouvent pas tous en eux de la même façon. Certains sont en eux comme immédiatement présents. Il en va ainsi pour les connaissances nécessaires, telles, par exemple, qu'une même chose ne peut pas à la fois être éternelle (qadîm) et avoir un commencement temporel (hâdith), ni être en même temps existante et non existante, qu'une même assertion ne peut être vraie et fausse, ou encore que la validité d'un jugement sur une certaine chose est affirmée pour une chose identique, que l'existence du prédicament le plus propre implique nécessairement celle du plus général, comme c'est le cas pour « noir » et « couleur » ou pour « homme » et « animal ».

L'inverse ne suit pas logiquement pour l'intellect : l'existence de « couleur » n'implique pas forcément celle de « noir », et l'existence d'« animal » n'entraîne pas obligatoirement celle d'« homme ». Ce sont là quelques-unes parmi les propositions axiomatiques concernant le nécessaire, le possible et l'impossible 22 . Certains autres objets de la vision de l'intellect ne s'unissent pas toujours à lui, quand ils lui sont présentés. Il est même contraint alors de se démener, de battre le briquet pour faire jaillir l'étincelle, et il a besoin qu'on stimule son attention, comme c'est le cas pour les vérités d'ordre spéculatif. Et il n'y a que le langage de la sagesse (hikma) pour le stimuler. Quand brille la lumière de la sagesse, l'intellect voit en acte après n'avoir été qu'en puissance de voir. Or la plus magnifique des sagesses est la Parole de Dieu, en particulier le Coran. Les versets du Coran sont pour l'oeil de l'intellect ce qu'est la lumière du soleil pour l'oeil externe, puisque c'est par elle que s'actualise la vision 23. Le nom de « lumière » convient donc bien au Coran, comme il convient à celle du soleil. Et il y a le même rapport de similitude entre le Coran et la lumière du soleil qu'entre l'intellect et la lumière de Ainsi pouvons-nous comprendre le sens de Sa parole : « Croyez donc en Dieu, en Son Envoyé, et en la Lumière que Nous avons fait descendre 24 ! », et de celle-ci : « Une preuve vous est venue de votre Seigneur, et Nous avons fait descendre vers vous une Lumière éclatante 25 »

Complément

Tu as donc compris, après tout ceci, qu'il y a deux sortes d'yeux : un oeil externe et un oeil interne. L'oeil externe appartient au monde sensible et visible, l'oeil interne appartient à un autre monde, qui est celui du Royaume céleste 26 (Malakût). A chaque oeil correspondent respectivement un soleil et une lumière par lesquels sa vision s'accomplit. Il y a un soleil extérieur et un soleil intérieur. Le soleil extérieur appartient au monde visible et c'est le soleil sensible ; le soleil intérieur appartient au monde du Royaume céleste, il s'identifie au Coran et aux autres Livres divins révélés.

Dans la mesure où ceci se dévoile à toi complètement, la première porte du Royaume céleste s'ouvre devant toi. Il y a dans ce monde des merveilles, à côté desquelles le monde visible paraît bien méprisable. Si quelqu'un n'entreprend pas de partir pour l'atteindre, et reste paralysé par son impuissance dans la médiocrité du monde visible, c'est qu'il est encore une
bête, privé de la dignité de la condition humaine, plus égaré même qu'une bête, puisque celle-ci n'a pas d'ailes pour voler et s'élever jusqu'au monde céleste. Et c'est pourquoi Dieu a dit :

« Ceux-là sont comme des bêtes de troupeaux ou plus égarés encore 27 . »

Sache que le monde visible, relativement au monde du Royaume céleste, est comme l'écorce pour le noyau, comme la forme et le moule pour le souffle qui les anime (rûh), comme les ténèbres par rapport à la lumière, comme le bas vis-à-vis du haut. C'est pourquoi on désigne le monde du Royaume céleste sous les noms de monde supérieur, monde spirituel, monde lumineux, en opposition avec le monde inférieur, le monde corporel, le monde ténébreux.

Ne va pas croire que nous entendons par monde supérieur les sphères célestes, bien qu'elles soient « en haut » et « au-dessus » par rapport au monde visible et sensible, car les bêtes aussi les perçoivent ! La porte du Royaume ne sera pas ouverte à un homme (abd) et il ne deviendra pas « célestiel » (malakûtî), tant que, pour lui, la terre n'aura pas été « remplacée par une autre terre, et les cieux [par d'autres cieux] 28 », et tant que tout ce qui est du domaine des sens et de l'imagination ne sera pas devenu sa « terre » et que tout ce qui dépasse le domaine sensible ne sera pas devenu son « ciel ». Telle est la première ascension (mi `râj) pour le pèlerin spirituel (sâlik) qui a commencé son voyage pour se rapprocher du Seigneur 29. L'être humain (insân), rendu « le plus bas des plus bas 30 », peut s'élever à partir de là jusqu'au monde supérieur. Les Anges (Malâ'ika), qui se tiennent avec dévotion devant le Très-Saint, font partie du Royaume céleste, d'où ils dominent le monde inférieur. A ce sujet, le Prophète a dit : « Dieu a créé les créatures en des ténèbres, puis Il a répandu sur elles de Sa Lumière 31 », et : « Dieu a des Anges qui connaissent les actions des hommes mieux qu'eux-mêmes. » Quand les prophètes arrivent au terme de leur ascension et qu'ils dominent de là le monde inférieur, en regardant de haut en bas, ils pénètrent, eux aussi, au fond du coeur des hommes et disposent entièrement de la connaissance de ce qui est caché (ghayb). En effet, celui qui se trouve dans le Royaume céleste se trouve auprès de Dieu, « qui détient les clefs de ce qui est caché 32 ».

Ceci signifie que c'est du Royaume céleste que descendent les causes des êtres du monde visible, ce dernier étant comme une trace du monde supérieur, analogue à l'ombre par rapport à la personne, au fruit par rapport à ce qui le produit, ou à l'effet par rapport à la cause. Et les clefs de la connaissance des effets ne se trouvent que dans celle des causes. C'est pourquoi le monde visible est un symbole du monde du Royaume céleste, comme nous le préciserons plus loin en expliquant ce que sont « le Tabernacle », « la Lampe » et « l'Arbre ». L'effet ne saurait manquer de correspondre à la cause et, d'une certaine façon, de lui ressembler plus ou moins. Il y a là un profond mystère, mais à celui qui pénétrera au coeur de cette vérité se dévoileront aisément les significations cachées des symboles du Coran.

Nouvelle précision sur le sens du mot lumière

Nous dirons donc ceci : si ce qui se voit soi-même et voit les autres mérite bien le nom de lumière, ce qui, en plus de ces deux propriétés, rend visibles les autres le mérite davantage que ce qui n'a aucun effet sur eux. Bien plus, il est digne d'être appelé « flambeau qui illumine », puisque ses lumières se répandent sur les autres. Cette propriété appartient à l'esprit saint prophétique (al-rûh al-qudsî al-nabawî), par l'intermédiaire duquel se répandent sur les créatures les lumières des connaissances.

Ainsi comprenons-nous ce que signifie le fait que Dieu ait appelé Muhammad « flambeau qui illumine 33 » (sirâj munîr).

Tous les prophètes sont des « flambeaux », les savants aussi, mais il y a entre les deux une différence incalculable.

Précision

Si le nom de « flambeau qui illumine » convient bien à ce qui procure la lumière de la vision, ce à quoi le flambeau lui-mêmel'emprunte mérite d'être désigné sous le nom de « feu » (nâr). Et les flambeaux terrestres empruntent originellement aux lumières supérieures. Ainsi l'esprit saint prophétique est tel que « son huile éclairerait même si nul feu ne le touchait », mais il devient « lumière sur lumière 34 » quand le feu le touche.

Plus exactement, la source lumineuse des flambeaux terrestres c'est l'Esprit divin éminent (al-Rûh al-ilâhiyya al-ulwiyya), décrit par Ali et Ibn Abbâs en ces termes : « Dieu a un Ange qui possède soixante-dix mille visages, et chacun de ces visages possède soixante-dix mille langues, qui toutes ensemble lui servent à proclamer la gloire de Dieu 35. » C'est lui qui est
mentionné à côté de tous les anges dans le verset : « Le Jour où l'Esprit et les Anges se tiendront en rangs 36 ». Si on le considère comme étant la source lumineuse qui alimente les flambeaux terrestres, il n'a pas d'autre symbole que le feu, mais celui dont la présence ne se constate que « sur le flanc du Mont Sinaï 37 ».

Précision

Les lumières célestes auxquelles s'alimentent les lumières terrestres s'ordonnent entre elles selon la façon dont elles puisent les unes aux autres, de telle sorte que la plus proche de la Source première mérite davantage le nom de lumière puisqu'elle occupe le degré le plus élevé. Pour comprendre
comment cette hiérarchie peut être représentée symboliquement dans le monde visible, suppose que la lumière de la lune, après être passée par la fenêtre d'une pièce, tombe sur un miroir appliqué sur un mur, se réfléchit sur le mur opposé, pour ensuite être renvoyée sur le sol, qu'ainsi elle éclaire. Tu sais donc que la lumière du sol est due à celle du mur, que celle-ci est due à celle du miroir, et que la lumière du miroir est due à celle de la lune, laquelle est due à celle du soleil, puisque c'est lui qui éclaire la lune. Ces quatre lumières sont disposées selon un ordre hiérarchique, les unes étant plus élevées et plus parfaites que les autres, et chacune ayant une certaine place et un rang qui lui est propre et qu'elle ne saurait dépasser.

Les grands spirituels, qui ont des visions intérieures (baçâ' ir), ont la claire conscience de l'existence de cette hiérarchie pour les lumières du Royaume céleste, l'être désigné sous le nom de « rapproché 38 » (muqarrab) étant celui qui se trouve le plus près de la Lumière suprême, sache-le ! Il n'est donc pas invraisemblable que le rang d'Isrâfîl 39 soit supérieur à celui de
Gabriel, ni que, parmi ces êtres, les uns soient au sommet de la hiérarchie à cause de leur proximité de la Présence du Seigneur, source de toutes les lumières, et que les autres soient en bas, avec une multitude innombrable de degrés existant entre les deux. Et l'on sait précisément qu'ils sont légions et disposés selon un ondre.conforme à leur place et à leur niveau, tels qu'ils
se sont décrits eux-mêmes en disant : « Nous sommes ceux qui sont disposés en rangs, et nous sommes ceux qui proclament la gloire de Dieu 40 ! »

Précision

Sache bien ! à présent que tu as compris que les lumières sont hiérarchisées, qu'elles ne s'enchaînent pas à l'infini, mais qu'elles remontent à une Source première, qui est la Lumière en elle-même et par elle-même.
Elle ne reçoit pas la lumière d'un autre, mais c'est par Elle que brillent toutes les autres lumières selon leur hiérarchie. Considère maintenant si ce nom de lumière est dû et convient mieux à ce qui est éclairé et emprunte sa lumière à un autre, ou bien à ce qui est lumineux en soi-même et qui illumine tous les autres !

Je ne doute pas que la réalité soit évidente pour toi, et qu'ainsi tu es assuré que le nom de lumière revient de droit à la Lumière ultime et suprême, au-dessus de laquelle nulle autre lumière n'existe, et qui est la Source de celle qui descend sur les autres.

Vérité

Je n'hésite pas à dire que le terme de lumière appliqué à autre chose que la Lumière principielle est pure métaphore (majâz).

En effet, tout ce qui est autre qu'Elle, considéré dans son essence et en tant qu'essence, n'a pas de lumière en propre.

Bien plus, sa nature lumineuse est empruntée à un autre, et elle ne subsiste pas par elle-même mais par un autre. Et la relation entre celui à qui on emprunte et celui qui emprunte est celle d'une pure métaphore. Considère ceci : celui qui emprunte des vêtements, un cheval, des étriers et une selle, et qui enfourche la monture sur laquelle l'installe celui qui lui prête tout cela, est-il riche en vérité ou métaphoriquement? Le riche est-il celui qui prête, ou bien celui qui emprunte ? Certainement pas ce dernier ! Le riche est uniquement celui qui prête, car c'est de lui que vient le prêt ou le don, et c'est lui qui peut reprendre et enlever. Dans ces conditions, c'est la Lumière véritable qui détient « la Création et l'Ordre 41 » (al-Khalq wa-l-Amr), et c'est Elle qui d'abord donne la lumière et qui ensuite la maintient en
permanence. Personne donc ne partage avec Elle la propriété de ce nom dans son véritable sens et le droit de le porter, à moins que ce soit Elle-même qui le désigne ainsi et lui donne ce nom par faveur de Sa part, comme le maître qui, par faveur envers son esclave, lui donne des biens et le nomme « maître » à son tour. Mais, la vérité étant claire pour le serviteur, il sait bien que lui-même et ses biens appartiennent exclusivement à son maître et qu'absolument personne n'en partage avec lui la propriété.

Vérité

Maintenant que tu as compris que la lumière peut être ramenée au fait d'apparaître (zhuhûr) et à celui de faire apparaître (izhhâr), et ceci à différents niveaux, sache qu'il n'y a pas d'obscurité plus intense que l'occultation du non-être (adam).

Une chose est en effet appelée obscure parce qu'elle est impossible à voir, étant donné qu'elle ne parvient pas à exister pour celui qui est doté de la vue, bien qu'elle existe en elle-même . Comment alors ce qui n'existe ni pour les autres ni pour soi-même ne mériterait-il pas d'être considéré comme le comble de l'obscurité? On lui opposera l'existence (wujûd), c'est-à-dire la lumière, puisque tant qu'une chose n'est pas apparente en elle-même, elle ne saurait être apparente aux autres.

L'existence peut se diviser en deux sortes : celle qui appartient à l'être du fait de sa propre essence (dhât), et celle qui appartient à l'être du fait d'un autre. L'existence qui appartient à l'être du fait d'un autre est une existence empruntée, et il ne subsiste pas par lui-même. Bien mieux, si l'on considère son essence en tant que telle, elle est pur non-être. Il n'existe que par sa relation à un autre. Ce n'est pas une véritable existence, comme tu l'as compris par l'exemple précédent de l'emprunt des vêtements et de la richesse. L'Être véritable (al-mawjûd al-haqq) est Dieu, de même que la Lumière véritable est Dieu.

La vérité des vérités (haqîqat al-haqâ'iq)

A partir de là, les sages (ârifûn) s'élèvent depuis le bas de l'existence métaphorique jusqu'à la cime de l'existence vraie.

Alors ils ont parfait leur ascension spirituelle et ils ont vu par la contemplation de visu (al-muchâhada al-iyâniyya) qu'il n'y a dans l'existence que Dieu, et que « toute chose est périssable sauf Sa Face 42 ». Non pas que la chose devient périssable à un certain moment, mais au contraire qu'elle est périssable éternellement et perpétuellement, et qu'elle ne saurait être conçue qu'ainsi. En effet, toute chose autre que Lui, considérée dans son essence et en tant que telle, est pur néant.
Tandis que, si l'on considère la face (wajh) par laquelle l'existence se communique à elle à partir de l'Un vrai, on la voit comme existante, non pas dans son essence mais par la face de son existentiateur, de sorte que l'existant est uniquement la face de Dieu.
Chaque chose a donc deux faces : une face tournée vers elle-même et une face tournée vers son Seigneur. Si l'on considère sa face à elle, elle est néant, et si l'on considère la face de Dieu, elle existe. Ainsi donc il n'y a pas d'autre existant que Dieu et Sa Face. I5ans ces conditions « toute chose est périssable sauf Sa Face » éternellement et perpétuellement. Ces sages n'ont plus besoin d'attendre le Jour de la Résurrection pour entendre l'interpellation du Créateur leur demandant :
 « A qui appartient le Royaume aujourd'hui ? A l'Unique, Celui qui triomphe 43 » (al- Wâhid al-Qahhâr), mais au contraire cet appel ne quittera plus jamais leurs oreilles. Et ils ne comprennent pas la parole : « Dieu est très Grand 44 » (Allâh akbar) dans le sens qu'Il serait plus grand que les autres, loin de là! puisqu'il n'y a personne dans l'Existence qui soit « avec » Lui et qu'Il pourrait donc dépasser en grandeur. Bien plus, personne ne partage avec Lui le rang de la coexistence (ma `iyya), pas même celui de l'existence subséquent (tab`iyya). Ou plutôt, personne d'autre que Lui n'a d'existence si ce n'est par la Face qui est tournée vers lui. Seule cette Face existe. Il serait donc absurde de dire qu'Il est plus grand que Sa Face. Cette parole signifie donc qu'Il est « trop » grand pour qu'on puisse dire de Lui qu'Il est « plus » grand, au sens relatif et comparatif, et qu'Il est « trop » grand pour qu'un autre que Lui saisisse parfaitement le mystère de Sa Grandeur, qu'il s'agisse d'un prophète ou d'un ange ! Que dis-je? ne connaît Dieu parfaitement que Dieu. Tout être connu tombe en effet d'une certaine façon au pouvoir et sous l'emprise de celui qui le connaît, et une telle chose est incompatible avec la Majesté (Jalâl) et la Grandeur (Kibriyâ) divines. C'est là une vérité assurée, dont nous avons traité dans notre livre le But sublime du commentaire des Noms divins 45 .

Les sages, après s'être élevés jusqu'au ciel de la Vérité, sont d'accord sur le fait qu'ils n'ont vu dans l'Existence que l'Unique, le Réel (al-Haqq). Mais pour les uns cet état de conscience (hâl) n'est qu'une connaissance apprise, pour les autres c'est une expérience intérieure personnelle (dhawqî). La multiplicité est alors, pour ces derniers, entièrement supprimée et ils sont
abîmés dans la pure unicité (fardâniyya), l'esprit comme frappé de stupeur, incapables de se souvenir d'un autre que Dieu et incapables de se souvenir d'eux-mêmes. Il n'y a en eux que Dieu, et ils sont dans un état d'ivresse (sukr) qui réduit leur raison à l'impuissance. C'est ainsi que l'un d'eux a pu dire : « je suis la Vérité 46 » (anâ-l-Haqq), un autre : « los à moi ! que ma
gloire est grande 47 », et un troisième : « il n'y a sous ce manteau que Dieu 48 » . Les paroles des passionnés de Dieu (uchchâq), dans cet état d'ivresse, sont à tenir secrètes et à ne pas répéter 49 . Quand l'ivresse s'atténue et qu'ils retombent sous le pouvoir de la raison, qui est la « balance » établie par Dieu sur la terre, ils savent bien que ça n'était pas une véritable identification (ittihâd 50), mais une apparence d'identification. Il en est ainsi lorsque l'amant ardent s'écrie dans l'excès de sa passion : « Je suis celui que j'aime, et celui que j'aime est moi-même 51 . »

Il est très possible qu'un homme, mis soudain pour la première fois en présence d'un miroir, ne le voie pas et croie que la forme qu'il aperçoit est celle du miroir et ne fait qu'un avec lui. Il n'est pas invraisemblable non plus qu'en voyant du vin dans un verre il prenne le vin pour la couleur du verre. Cela peut même lui servir d'excuse, quand l'ivresse mystique est devenue chez lui habituelle et ferme, pour dire :

« Le verre est tellement mince et le vin tellement clair qu'ils se confondent et qu'il y a doute, C'est comme s'il y avait du vin et pas de verre, ou comme s'il y avait un verre et pas de vin 52 »

Et il y a une différence entre dire : « le vin est le verre » et dire : « c'est comme si le vin était le verre » . Quand cet état finit par l'emporter, on l'appelle, eu égard à celui qui en est le siège, « extinction » (fanâ), et même plus exactement « extinction de l'extinction » (fanâ al-fanâ), car il est « éteint » à lui-même et «éteint» à sa propre « extinction ». En effet, dans cet état il n'est pas conscient de lui-même, et il n'a pas non plus conscience de ne pas être conscient de lui-même, car s'il avait conscience qu'il n'est plus conscient de lui-même, c'est qu'il serait encore conscient de lui-même ! Un tel état, relativement à celui qui s'y trouve plongé, n'est appelé « identification » (ittihâd) que par abus de langage, alors que son véritable nom est « réduction à l'Unité » (tawhid). Mais se cachent derrière ces vérités d'autres mystères, qu'il serait trop long d'aborder 53 .

Conclusion

Peut-être désires-tu savoir quel est le mode de relation existant entre Sa Lumière et les cieux et la terre, et comment Il est en Lui-même la Lumière des cieux et de la terre. Cela ne devrait plus t'échapper, maintenant que tu as compris qu'Il est « la » Lumière, qu'il n'y a pas d'autre lumière que Lui, qu'Il est toutes les lumières, qu'Il est la Lumière universelle.
En effet le mot lumière représente d'abord ce par quoi les choses se révèlent, puis, à un niveau déjà plus élevé, ce par quoi et à quoi elles se révèlent, et, à un niveau encore supérieur, ce par quoi, à quoi et à partir de quoi elles se révèlent, la lumière véritable étant celle par qui, à qui et à partir de qui les choses se révèlent et au-dessus de qui il n'y a plus de lumière qui serait sa source et à laquelle elle puiserait. Elle possède cette source en elle-même, pour elle-même et d'elle-même et non pas à partir d'un autre.

Tu as su ensuite que ces attributs n'appartenaient qu'à la Lumière principielle.

Puis tu as eu à considérer que les cieux et la terre sont remplis de lumière, et ceci à deux niveaux : l'un relatif à la vision sensible (baçar), l'autre relatif à la vision intérieure (baçîra), ou encore au sens de la vue et à l'intellect. En ce qui concerne la lumière relative à la vision sensible, ce sont les étoiles, le soleil et la lune que nous voyons dans les sphères célestes. Ce sont aussi les rayons qui s'étendent sur la terre à tout ce qui se trouve à la surface du sol, faisant apparaître, surtout au printemps, les couleurs dans leur variété. Ces rayons se répandent aussi en tout temps sur les animaux, sur les minéraux et toutes les espèces d'êtres. Sans eux les couleurs ne se manifesteraient pas, bien mieux, elles n'existeraient pas. De plus, toutes les formes et toutes les choses mesurables ne sont visibles que si leurs couleurs sont d'abord perçues. Sans le moyen des couleurs leur perception est inconcevable.

Quant aux lumières intelligibles et immatérielles, elles emplissent le monde supérieur, et ce sont les substances angéliques.

Elles emplissent également le monde inférieur, et elles sont alors la vie pour le règne animal et la vie pour l'espèce humaine. Et c'est par la lumière humaine d'ici-bas que s'est manifesté l'ordre harmonieux du monde inférieur, de même que c'est par la lumière angélique que s'est manifesté l'ordre harmonieux du monde supérieur. Tel est le sens de Ses paroles :

« C'est Lui qui vous a constitués à partir de la terre et vous l'a fait peupler», « Il fera d'eux Ses représentants sur la terre », « Et qui fait de vous des représentants pour la terre » et « Je vais placer sur la terre un représentant (khalîfa 54) » .

Tu as donc compris ensuite que l'Univers est tout entier rempli par les lumières extérieures et visibles d'une part et les lumières intérieures et intelligibles d'autre part. Tu as su également que les lumières du monde inférieur émanent les unes des autres comme celle communiquée par un flambeau, le flambeau étant en l'occurrence l'esprit saint prophétique, et que les esprits saints prophétiques sont éclairés par les esprits du monde supérieur comme le flambeau est allumé par le feu. Les lumières d'en haut s'alimentent à leur tour les unes aux autres, selon un ordre hiérarchique correspondant à leur rang. Enfin toutes remontent à la Lumière des lumières, qui est leur origine et leur source première, c'est-à-dire Dieu — exalté soit-Il ! --, « seul, sans associé " ». Toutes les autres lumières sont donc métaphoriques, la seule lumière véritable est la Sienne. Le Tout est Sa
Lumière, ou plutôt Il est le Tout. Bien mieux, personne d'autre que Lui n'a d'ipséité 56 (huwiyya), si ce n'est par abus de langage. Nulle lumière donc, excepté Sa lumière ! Toutes les autres lumières sont telles par la face qui est vers Lui et non par elles-mêmes. Tout ce qui a une face est dirigé vers Lui et tourné vers Lui : « ... et quelque part que vous vous tourniez, là est la Face de Dieu 57 . » Nulle divinité donc, excepté Lui ! En effet le mot « divinité » (ilâh) représente ce vers quoi la face se tourne en adoration et en dévotion, et j'entends par là les « faces des coeurs » (wujûh al-qulûb), qui sont les lumières dont il s'agit.

Bien mieux, de même qu'il n'y a nulle divinité si ce n'est Lui, il n'y a nul « lui » si ce n'est Lui ! (lâ huwa illâ Huwa), car le mot « lui » représente tout ce que l'on désigne, d'une manière ou d'une autre, et nul autre que Lui n'est désigné.
Plus exactement encore, tout ce que tu désignes est en réalité une désignation dont Il est l'objet, même si tu n'en es pas conscient
parce que la « vérité des vérités » que nous avons mentionnée t'échappe.

Désigner la lumière du soleil, ce n'est pas autre chose que désigner le soleil. La relation entre tout ce qui existe et Lui est analogue, dans le monde sensible, à la relation entre la lumière et le soleil.

Dans ces conditions, la profession de foi en l'unicité divine (tawhîd) sous la forme « Nulle divinité, excepté Dieu! » est celle du commun des croyants (awâmm), et «Nul lui, excepté Lui ! » est la profession de foi de ceux qui ont la vocation spirituelle (khawâçç). Elle est en effet pour eux plus parfaite et plus appropriée, et en même temps plus universelle, plus vraie et plus exacte, et plus apte à les faire pénétrer dans la Singularité absolue et l'Unicité pure. Le terme de l'ascension des créatures est précisément la Singularité divine (fardâniyya 58), et il n'y a pas d'autre degré à atteindre au-delà. Car la progression d'un degré à l'autre n'est concevable que s'il y a multiplicité. Il y a là une certaine relation supposant nécessairement un point de départ et un point d'arrivée vers lequel on s'élève. Quand la
multiplicité disparaît, l'Unité est réalisée, les relations sont supprimées, les désignations tombent, et il n'y a plus ni haut ni bas, ni personne qui descend ou qui monte. Toute progression et toute ascension sont devenues impossibles. Au-delà du Suprême il n'y a plus de sommet, avec l'Unité il n'y a plus de multiplicité, et avec la cessation de la multiplicité il n'y a plus d'ascension.

S'il y a changement d'état, il ne peut s'agir alors que de la « descente » vers le ciel de ce bas monde 59 , c'est-à-dire par une vision qui domine d'en haut ce qui se trouve en bas, car s'il n'y a pas de réalité plus élevée que la réalité suprême, la réalité inférieure lui appartient cependant. C'est là le terme ultime et le point final de la quête spirituelle, connu seulement de ceux qui
en font l'expérience et nié par ceux qui l'ignorent. Et cela fait partie de cette « sorte de science cachée connue seulement de ceux qui sont savants par Dieu. S'ils en parlent, seuls les contredisent ceux qui méconnaissent Dieu 60 ».

Si ces « savants » disent que la descente vers le ciel de ce bas monde est celle d'un ange, cela n'a rien d'invraisemblable. Plus difficile à admettre est ce qu'a conçu l'un d'eux, immergé dans la Singularité divine. Il affirme en effet que le Suprême descend Lui aussi jusqu'au ciel de ce bas monde et que dans cette descente Il utilise les organes des sens ou fait mouvoir les membres ! Et il se réfère à Sa parole : « Je deviens son ouïe par laquelle il entend, sa vue par laquelle il voit, et sa langue par laquelle il parle 61 . » Et s'Il est son ouïe, sa vue et sa langue, c'est donc Lui qui entend, qui voit et qui parle, et personne d'autre. Il se réfère également à cette parole : «J'étais malade, et tu ne M'as point visité 62 . » Les mouvements de l'être qui « réalise » ainsi l'Unité proviendraient donc du ciel de ce bas monde, ses sensations, comme l'ouïe et la vue, d'un ciel plus élevé, et son intellect serait plus haut encore, puisqu'il est monté du ciel de l'intellect jusqu'au terme de l'ascension des créatures; le Royaume de la Singularité étant en effet la fin des sept cieux superposés 63 .
Ensuite H siège sur le Trône de l'Unicité (wahdâniyya) d'où « Il administre l'Ordre 64 » aux différents niveaux de Ses cieux.

Si l'on considère le cas de cet être, peut-être lui applique-ra-t-on la phrase : « Dieu a créé Adam à l'image du Tout-Miséricordieux (AI-Rahmân) 65 . » Mais si l'on réfléchit davantage, on saura que tout cela peut être interprété, de la même manière que les paroles de ceux qui ont dit : « je suis la Vérité » ou « los à moi ! », et même comme la parole divine adressée à Moïse : « J'étais malade, et tu ne M'as point visité » et celle-là: « Je suis son ouïe, sa vue et sa langue. »

Mais il est temps à mon avis de reprendre notre démonstration, car sans doute trouverais-tu excessif que je développe davantage les considérations précédentes et ne tiens-tu pas à t'élever à de telles cimes, entendant plutôt te maintenir à un niveau plus accessible.
Pour te venir en aide, je vais donc te tenir des propos plus faciles à comprendre et mieux adaptés à tes modestes dispositions.

Sache donc que c'est par l'analogie existant avec la lumière extérieure et visible que tu comprendras le fait que Dieu est la lumière des cieux et de la terre ! Quand tu aperçois, par exemple, les fleurs et la verdure du printemps à la clarté du jour, tu ne doutes pas de ta vision des couleurs. Et peut-être croiras-tu ne voir rien d'autre que les couleurs, allant jusqu'à dire que ta
perception du vert ne suppose rien d'autre que la couleur verte.

Certains s'obstinent et prétendent que la lumière n'a pas de réalité, et que les couleurs ne supposent rien d'autre qu'elles-mêmes.

Ils nient ainsi l'existence de la lumière, alors qu'elle fait apparaître les choses ; et comment n'en serait-il pas ainsi, puisque c'est grâce à elle que les choses se manifestent, qu'elle est visible en elle-même et que par elle les autres choses sont visibles, comme il a été dit au début ? Mais quand le soleil se couche, et que l'ombre tombe après la disparition du luminaire
céleste, ils perçoivent une différence incontestable entre l'objet dans l'ombre et le même objet dans la clarté du jour. Ils reconnaissent alors que la lumière est une réalité, existant derrière les couleurs, perceptible avec elles, mais qui n'est pas perçue, comme si elle était trop évidente, et qui reste cachée, comme si elle était trop manifeste. Le fait même d'être apparent peut être la cause de l'invisibilité, car dès qu'une chose dépasse sa limite, elle se traduit en son contraire.

Maintenant que tu as compris cela, sache que ceux qui sont dotés des visions intérieures ne voient aucune chose sans voir Dieu en même temps ! L'un d'eux a même dit plus encore : « Je ne vois aucune chose sans voir Dieu avant elle 66. » Les uns en effet voient les choses par Lui, les autres voient les choses d'abord et Le voient par les choses. C'est aux premiers que fait allusion Sa parole : « Eh quoi ! ne suffit-il pas que ton Seigneur soit, pour chaque chose, témoin ? » Et ce sont les seconds que désigne celle-ci : « Nous leur ferons voir Nos signes aux horizons 67 . » Les premiers sont des hommes de contemplation (muchâhada), les seconds des hommes qui Le déduisent par des preuves (istidlâl). Les premiers sont au rang des justes, et les seconds au rang des « savants enracinés solidement » dans la connaissance 68 . A part ces deux catégories, il n'y a que celle des inconscients, qui sont « voilés ».

Après cela, sache que de même que toute chose se manifeste à la vue grâce à la lumière extérieure, de même toute chose se manifeste à la vision intérieure grâce à Dieu! Il est en effet avec toute chose, Il n'en est pas séparé, puis I1 fait apparaître toute chose, comme la lumière accompagnant chaque chose, qui apparaît grâce à elle. Mais il subsiste ici une différence : on conçoit que la lumière extérieure puisse disparaître au coucher du soleil et devenir invisible, permettant à l'ombre de se manifester.

Tandis qu'on ne saurait concevoir la disparition de la Lumière divine par quoi toute chose apparaît; bien plus, tout changement en Elle est impossible, et Elle reste à jamais avec les choses. Ainsi se trouve coupée la voie de la déduction par la distinction. En effet, si l'on imaginait la disparition de la Lumière divine, les cieux et la terre s'écrouleraient, et la distinction perçue alors entraînerait nécessairement la connaissance de ce qui faisait apparaître les choses. Mais étant donné que les choses continuent uniformément à porter le même témoignage sur l'Unicité de leur Créateur, la distinction est supprimée et ce moyen de connaissance disparaît, puisque la connaissance phénoménale des choses procède de leurs oppositions. Pour Ce qui n'a pas de contraire et qui est immuable, tout ce qui change porte le même témoignage. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'Il soit caché et que Son invisibilité soit due à la force même de Son évidence, et que si on L'ignore ce soit à cause de l'éclat même de Sa clarté. Gloire à Celui qui Se cache aux créatures par la violence de Sa manifestation, et qui Se voile à elles par l'éclat de Sa lumière !

Certains esprits bornés pourraient ne pas parfaitement comprendre ces paroles, et entendre notre phrase : « Dieu est avec toute chose comme la lumière accompagnant les choses » au sens de : « Il est partout » ; mais I1 est bien trop Haut et bien trop Saint pour être mis en relation avec le lieu! La meilleure façon d'empêcher qu'on imagine pareille chose est peut-être de dire alors qu'Il est « avant » toute chose, qu'Il est « au-dessus » de toute chose, et Celui qui fait apparaître toute chose. Et l'homme clairvoyant sait bien que Celui qui fait apparaître n'est pas séparé de ce qui est ainsi rendu apparent. Voilà ce que nous voulons dire par notre phrase : « Il est " avec " toute chose. »

J'ajouterai qu'il doit être évident pour toi que Celui qui fait apparaître est « avant » ce qui est rendu apparent et également « au-dessus » de lui, tout en étant « avec » lui d'une certaine façon. Il est à la fois « avec » lui et « avant » lui, d'une autre façon. Et ne crois pas que ce soit contradictoire ! Prends un exemple tiré du monde sensible dont la connaissance est à ta portée, et considère comment le mouvement de la main accompagne l'ombre qu'elle projette tout en la précédant !

Que ceux qui sont incapables de comprendre cela renoncent à ce genre de connaissance ! Car « pour chaque science, il y a des hommes particuliers 69 » et « chacun a des facilités pour ce en vue de quoi il a été créé 70 ».





1. La traduction est faite sur le texte établi par Abû-l-Alâ Afifi selon l'édition du Caire, 1964, parfois corrigé par un manuscrit inédit de Tunis, enregistré sous le numéro 8756 ; le titre complet est, notamment selon le manuscrit tunisien, Michkât al-Anwâr wa-Miçfât al-Asrâr, c'est-à-dire le Tabernacle des Lumières et le Filtre des Mystères.

2. Nous redonnons la traduction de ce verset 35 de la Sourate de la Lumière, déjà indiquée dans notre « Introduction », p. 7-29 : « Dieu est la Lumière des Cieux et de la Terre. Sa Lumière est semblable à un Tabernacle (on traduit également souvent par « Niche ») où se trouve une Lampe ; la Lampe est dans un Verre ; le Verre est comme un astre brillant ; elle est allumée grâce à un Arbre béni, un olivier, ni d'orient ni d'occident, dont l'Huile éclairerait, ou peu s'en faut, même si nul feu ne la touchait. Lumière sur lumière. Dieu guide vers Sa Lumière ceux qu'Il veut. Dieu propose des paraboles aux hommes. Et Dieu est de toute chose Savant. »

3. Hadith célèbre cf. le recueil canonique d'Ibn Mâja : Sunan, I, 44. Selon une variante, le nombre des « voiles » serait de soixante-dix mille. Parfois Ghazâlî ne mentionne que les « voiles de lumière », par exemple dans l'Ihyâ, t. I, p. 90, et t. III, p. 346, édition du Caire, 1933.

4. Expression coranique ; sourate III, verset 7, et sourate IV, verset 162.

5. Phrase passée en proverbe.

6. Même citation dans l'Ihyâ de Ghazâlî, t. I, p. 89, à propos de la « science » qui reste un secret entre Dieu et celui qui l'obtient.

Nous traduisons par « sage » le mot ârif, qui désigne celui qui possède la ma`rifa, c'est-à-dire la connaissance intérieure et spirituelle, intuitive et immédiate, par opposition à la connaissance rationnelle et discursive. Les traductions de ârif par « connaissant » , « connaisseur » , « initié » ou « gnostique » ne sont pas satisfaisantes pour des raisons diverses ; celle par « sage » nous paraît préférable, à la condition de ne pas lui donner un sens philosophique.

Sur la ma`rifa ghazalienne, cf. « Introduction », p. 20.

La « condition seigneuriale » ou « dominicale » (rubûbiyya) s'oppose à la « condition de serviteur » (ubûdiyya). Jusqu'au niveau le plus élevé, celui de la Sainteté suprême (walâya) dont Abû Bakr est donné comme exemple, Dieu reste conçu comme Seigneur (Rabb) par rapport à l'homme, envisagé comme serviteur (abd) à la fois sur le plan des relations ontologiques et sur celui des relations spirituelles.

7. C'est l'une des prérogatives du Prophète Muhammad. Par souci d'allègement, nous avons supprimé les formules eulogiques qui suivent traditionnellement la mention du Prophète : « que Dieu prie sur lui et le salue ! » ou « sur lui la Prière et le Salut ! ».

8. Tradition rapportée par Abû Hurayra, l'un des Compagnons du Prophète. Ghazâli l'avait déjà citée dans son Ihyâ au chapitre consacré à la « science » (ilm), tome I, p. 19.

9. Nous avons adopté ici la leçon du manuscrit de Tunis.

10. C'est le dernier d'un groupe de cinq vers que l'on trouve dans l'Ihyâ, ibid., p. 51.

11. Là encore nous supprimons les eulogies, telles que « qu'Il soit exalté ! », qui suivent habituellement le nom de Dieu.

12. Cette division tripartite est à mettre en rapport avec une autre classification des musulmans en trois groupes selon leur degré de certitude : ceux qui n'ont que la certitude de l'enseignement religieux (ilm al-yaqîn) et par ouï-dire (samâ`); ceux qui ont une certitude intérieure (ayn al-yaqin) et par vision personnelle (iyân); enfin ceux qui ont une certitude totale et pleinement réalisée (haqq al-yaqîn).

13. Formule traditionnelle de l'unicité de Dieu ; cf. également Coran, VI, 163.

14. Tradition transmise par Abû Hurayra et citée dans les recueils canoniques.

Selon une variante, Adam a été créé « à l'image du Tout-Miséricordieux » (al-Rahmân).

15. De nombreux versets coraniques mentionnent le Trône divin (al-Arch), entre autres le verset 54 de la sourate VII : « Votre Seigneur est Dieu, qui créa les cieux et la terre en six jours puis siégea sur le Trône. » Quant au Piédestal divin (al-Kursî), il est dit au verset 255 de la sourate II qu'« il s'étend sur les cieux et la terre ».

16. Le Plérôme suprême (al-Mala' al-a`lâ) désigne l'Assemblée des Anges; Coran, XXXVII, 8, et XXXVIII, 69. Dans le Coran, le Royaume céleste (al-Malakût) englobe les cieux et la terre. Ghazâlî l'oppose habituellement au
« Monde sensible et visible » (Alam al-hiss wa-l-chahâda) ou « Monde de la Souveraineté divine » (Alam al-Mulk); cf. notamment l'Ihyâ, t. I, p. 107 du chapitre 2 consacré à la profession de foi musulmane.
Selon Ghazâlî, « L'ensemble du Mulk et du Malakût, lorsqu'il est considéré d'un seul regard, s'appelle la Présence Seigneuriale (al-Hadra al-Rubûbiyya), car celle-ci englobe tous les êtres existants. Rien n'existe en effet que Dieu et ses Actes. Or Son royaume et Ses serviteurs font partie de Ses actes. » Il précise aussi : « Le coeur a donc deux portes. L'une est ouverte sur le monde du Malakût..., l'autre est ouverte aux cinq sens, rivés au monde du Mulk », Ihyd, t. III, p. 13 et p. 18 des « Merveilles du Coeur».

17. Notamment à la page 8, tome III. Dans les Opinions des habitants de la Cité parfaite, al-Fârâbî (mort à Damas en 950/339 de l'Hégire) utilisait la même comparaison, mais le Roi était identifié au coeur; pages 88-89 du texte arabe édité par Albert Nader, Beyrouth, 1968. Le thème sera repris et amplifié par Ibn Arabi dans son traité les Dispositions divines pour le bon gouvernement du Royaume humain, pages 103 à 240 du texte arabe édité par H. S. Nyberg, Leyde, 1919. Les cinq sens y sont comparés non plus à des agents de renseignements, mais à des collecteurs d'impôts, chargés d'alimenter les différentes caisses du trésor royal. Signalons également que l'origine de cette allégorie remonte au-delà de la tradition philosophique gréco-arabe, puisqu'on la trouve déjà dans les textes métaphysiques hindous, en particulier la Prashna Upanishad (troisième question, stance 4).

18. La détermination du passage du soleil au méridien est importante pour les musulmans, tenus d'accomplir la prière de midi (zhuhr). Cf, l'Ihyâ, t. IV, p. 379-380.

19. Coran, XVIII, 49.

20. Coran, L, 22.

21. Coran, XXXII, 12.

22. Fidèle au vocabulaire de la scolastique musulmane (Kalâm), Ghazâlî emploie pour les catégories du possible et de l'impossible les termes jâ 'iz et mustahîl de préférence à mumkin et mumtani` utilisés par la philosophie arabe (Falsafa).

23. Comme nous l'avons signalé dans notre « introduction », Ghazâlî donne au Coran le même rôle que Fârâbî donnait à l'Intellect Agent (al-aql al-fa’âl). Le parallélisme, même dans l'expression, est remarquable : « Les intelligibles ont besoin d'une autre chose, qui les fasse passer de la puissance (quwwa) à l'acte (fi `l). Cet agent... est une certaine essence, dont la nature est d'être un intellect en acte séparé de la matière. Cet intellect donne à l'intellect hylique, qui n'est intellect qu'en puissance, une chose analogue à la lumière que donne le soleil à la vue. Il est pour l'intellect hylique ce qu'est le soleil pour la vue», page 102 des Opinions des habitants de la Cité parfaite.

24. Coran, LXIV, 8.

25. Coran, IV, 174.

26. Se reporter à la note 16. Ghazâlî simplifie les choses, en opposant le Malakût au monde visible, l'identifiant ainsi, comme il le précisera de nouveau au deuxième chapitre, au monde invisible (âlam al-ghayb).

27. Coran, VII, 179.

28. Coran, XIV, 48.

29. Littéralement « la Présence Seigneuriale» (al-Hadra al Rubûbiyya).

30. Coran, XCV, 5.

31. On trouvera cette tradition dans le recueil canonique de Tirmidhî, al-Jâmi`, XXXVIII, 18.

32. Coran, VI, 59.

33. Coran, XXXIII, 46.

34. Coran, XXIV, 35. Se reporter à la note 2.

35. Tradition sans doute transmise par les sermonnaires populaires (quççâç). Le nombre de soixante-dix mille revient souvent dans les diverses traditions concernant les Anges. C'est aussi, selon une leçon de certains transmetteurs, celui des « voiles » séparant Dieu de ses créatures, qui font l'objet du troisième chapitre du Michkât. C'est également le nombre des musulmans admis au Paradis sans Jugement.

36. Coran, LXXVIII, 38.

37. Coran, XXVIII, 29; où l'on trouve l'équivalent du « Buisson ardent de la Bible.

38. Il est fait mention des Anges «rapprochés» dans le Coran ; IV, 172.

39. C'est l'Archange qui, pendant trois ans, fut le compagnon du Prophète Muhammad, avant que Gabriel lui transmette la Révélation coranique. C'est lui qui sonnera l'Heure de la Résurrection. On pourra se reporter à l'article de Wensinck, p. 221, t. IV de l'Encyclopédie de l'Islam (IIe édition).

40. Coran, XXXVII, 165 et 166.

41. Coran, VII, 54.

42. Coran, XXVIII, 88. Pour tout ce passage on pourra se reporter à notre Profession de foi d'ibn Arabi, pages 52 et 55 et pages 116-117.

43. Coran, XL, 16.

44. C'est la parole prononcée par les musulmans au début de la Prière rituelle et à chaque changement de position au cours de son déroulement. Elle est également prononcée lors de l'égorgement rituel d'un animal dont la chair est licite, pendant le Pèlerinage à La Mecque, et au moment de l'attaque de l'ennemi en cas de Guerre sainte (Jihâd).

45. En particulier dans l'introduction, pages 11-12, et au chapitre IV de la première partie, notamment pages 47-48 et 54 ;Al-Maqçad al-asnâ..., édition de Fadlou A. Shéhadi, Beyrouth, 1971. La thèse défendue longuement par Ghazâlî, en accord avec une parole célèbre d' Abû Bakr, premier successeur du Prophète, est que « savoir qu'on est impuissant à Le connaître c'est Le connaître ». La seule connaissance spéculative légitime ne peut être qu'une connaissance analogique (ithbât) toujours corrigée par la voie négative (nafy,).

46. Ou « je suis le Vrai », « je suis la Réalité », « je suis le Réel », le nom divin al-Haqq étant mis normalement en opposition avec al-khalq, les créatures, et également avec al-bâtil, le faux, l'illusoire. C'est la parole fameuse prononcée par al-Hallâj, qui fut condamné et exécuté à Bagdad en 922/309 de l'Hégire. Cf. Massignon, Al-Hallâj, martyr mystique de l'Islam, et Arnaldez, Hallâj ou la Religion de la Croix.

47. Parole prononcée par Abû Yazîd al-Bistâmî, soufi persan mort en 857/234 de l'Hégire. Cf. notre étude « Abû Yazîd al-Bistâmî et son enseignement spirituel », parue dans la revue Arabica, 1967.

48. Faussement attribuée à al-Hallâj, cette phrase a en réalité été prononcée par Abû Said Ibn Abî-l-Khayr, soufi persan mort en 1049/440 de l'Hégire. Cf. Muhammad Achena, les Étapes mystiques du Shaykh Abû Sa' id.

49. C'est le phénomène désigné sous le nom de chath. Selon Ibn Arabi' (Futûhât, Il, chapitre 195) et Jurjânî (Ta`rîfât, p. 86), c'est « une prétention spirituelle, entachée d'orgueil et d'illusion subjective, affirmée sans ordre divin ou sans autorisation divine ». Dans le cas d'al-Bistâmî, Ghazâlî lui trouve une double excuse : il n'aurait fait que parler au nom de Dieu (hikâya), ou bien il aurait exprimé sa propre sainteté qui lui était brusquement révélée (Al-Maqçad al-Asnâ, p. 165).

50. L'ittihâd, qui est une hérésie, est défini par Ghazâlî comme étant la croyance que « le serviteur est devenu le Seigneur». Il démontre que c'est une absurdité, car, si l'on admet la distinction entre deux essences, elles ne peuvent s'identifier et se confondre (Al-Maqçad al-Asnâ, p. 164 à 171). La conception correcte est celle du fanâ, c'est-à-dire de l'« extinction » ou « disparition » de la conscience de l'individualité dans la contemplation (muchâhada).

C'est d'ailleurs le titre d'un traité d' Ibn Arabi. Cf. la traduction commentée qui en a été donnée par M. Vâlsan dans la revue des Études traditionnelles, 1961.

51. C'est le premier hémistiche d'un distique célèbre d'al-Hallâj

« Je suis Celui que j'aime, et Celui que j'aime est moi-même, nous sommes deux esprits logés dans un seul corps, Si tu me vois, tu Le vois, et si tu Le vois, tu nous vois. »

Cf. Massignon, Le Dîwân d' Al-Hallâj, p. 93 de l'édition de 1931.

52. Ces deux vers sont du grand poète Abû Nuwâs, mort à Bagdad entre 813 et 815/198 et 200 de l'Hégire. Il est surtout connu pour ses poèmes bachiques, d'où l'allusion plaisante de Ghazâlî. Mais après une vie de débauche il écrivit des poèmes ascétiques (zuhdiyyât), confiant dans la miséricorde divine : « J'estime que mes péchés sont grands, mais quand je les compare à Ton pardon, Seigneur ! Ton pardon est encore plus grand. » Ghazâlî cite à plusieurs reprises les deux vers d' Abû Nuwâs à propos de l'ittihâd, notamment dans l'Ihyâ, II, p. 257, et III, p. 347, ainsi que le Maqçad, p. 167.

53. Différentes traductions ont été proposées pour les termes fanâ et ittihâd. Elles doivent être choisies en fonction de la perspective spirituelle ou théologique propre à chaque auteur.
Traduire fanâ par « anéantissement », « annihilation », ou encore « abolition », serait trahir la pensée et le point de vue de Ghazâlî, qui ne l'envisage jamais comme une suppression radicale de l'être, tout au moins quand il s'agit d'une expérience spirituelle qu'il s'efforce d'exprimer en termes d'orthodoxie. Il s'agit, pour lui d' « extinction», de « disparition », ou encore d'« effacement » de la conscience individuelle. De même traduire ittihâd par « union », « fusion », ne correspondrait pas à la définition qu'il en a donnée et que nous avons indiquée dans la note 50. Quant au mot tawhîd, qui désigne normalement la foi au Dieu unique, la proclamation de cette unicité, ou encore l'étude théologique de celle-ci, il prend ici le sens particulier de « réduction à l'Unité » par l'extinction de la conscience individuelle dans la contemplation.

54. Le terme coranique khalîfa n'a pas d'équivalent exact en français, et nous avons opté pour la traduction par « représentant», peut-être moins choquante pour la sensibilité linguistique que « lieutenant » ou « vicaire » habituellement proposés. L'idée de l'homme « représentant » de Dieu sur la terre est fondamentale dans la conscience islamique. C'est l'homme qui est chargé de gérer les affaires du monde, dont Dieu lui a donné la libre disposition. C'est à l'homme, et non aux Anges, que Dieu « a enseigné tous les noms», et c'est lui qui s'est chargé du « dépôt confié » (amâna), refusé par « les cieux, la terre, et les montagnes ».

55. Voir note 13.

56. Selon les Définitions (Ta`rîfât) de Jurjânî : « La chose... en tant qu'elle est intelligible dans sa réponse s'appelle quiddité (mâhiyya), en tant qu'elle est établie dans l'extérieur elle s'appelle vérité (haqîqa), en tant qu'elle est distinguée des autres elle s'appelle ipséité (huwiyya). » Cf. également A. M. Goichon, Lexique de la langue philosophique d'Ibn Sînâ, p. 411. A noter qu'en arabe moderne le mot huwiyya désigne l'identité d'une personne.

57. Coran, Il, 115.

58. La fardâniyya est un terme technique du soufisme, apparemment synonyme de la wahdâniyya ou unicité. Mais la racine FRD dont il est dérivé exprime les idées d'individualité, de solitude et d'incomparabilité. La traduction par « singularité » nous paraît donc la plus exacte.

59. Pour la question de la « réalisation descendante » on pourra se reporter à l'étude que lui avait consacrée René Guénon dans la revue des Études traditionnelles en 1939, puis à celles de Michel Vâlsan dans la même revue en 1953, ainsi qu'à notre Profession de foi d'Ibn Arabî, p. 18 à 21 et 50-51.

60. Voir la note 8.

61. C'est un hadîth qudsî, c'est-à-dire une tradition dans laquelle c'est Dieu qui parle. Elle a été transmise par Abû Hurayra et Aïcha. On la trouve dans le recueil canonique de Bukhârî sous la forme suivante : « Mon serviteur se rapproche de Moi par rien qui ne Me soit plus cher que les oeuvres que Je lui ai imposées, et il continue à se rapprocher de Moi par les oeuvres surérogatoires, de telle sorte que Je l'aime ; et quand Je l'aime, Je suis l'ouïe par laquelle il entend, la vue par laquelle il voit, la main par laquelle il saisit, le pied par lequel il marche... » (Çahîh, tome VIII, bâb al-tawâdu`, p. 131.)

C'est Abû Hurayra .encore qui a rapporté la tradition sur la « descente » (nuzûl). En voici le texte, d'après la recension de Bukhârî : « Notre Seigneur - béni et exalté soit-Il! — descend chaque nuit avant le dernier tiers jusqu'au ciel le plus bas, et Il dit : " Qui M'adressera une prière, pour que Je l'exauce ? qui Me demandera, pour que Je lui donne ? qui implorera Mon pardon, pour que Je lui pardonne?" » (Çahîh, tome II, p. 66, et tome VIII, p. 88.)

62. Tradition recensée dans le Çahîh de Muslim ; Kitâb al-birr, 43. Cf. l'Ihyâ, t. IV, p. 263, et également t. II, p. 8, où Ghazâlî cite la tradition « Dieu dira à l'homme le Jour de la Résurrection : ô fils d'Adam ! J'ai eu faim et tu ne M'as pas donné à manger... » Dans les deux cas, Ghazâlî cite ces traditions à propos de la correspondance (munâsaba) entre l'homme et Dieu qui l'a créé à Son image. On se souviendra ici de l'Évangile selon saint Matthieu, XXV, 34 à 45.

63. Coran, LXVII, 3; et LXXI, 15.

64. Coran, X, 3 et 31; XIII, 2; et XXXII, 5.

65. Voir la note 14.

66. Phrase prononcée par Abû Bakr. Omar aurait dit : « Je ne vois aucune chose sans voir Dieu avec elle », et Uthmân : « Je ne vois aucune chose sans voir Dieu après elle. » Pour les références, on pourra se reporter à notre Profession de foi d'Ibn Arabi, p. 55.

67. Coran, XLI, 53.

68. Expression coranique. Se reporter à la note 4.

69. Phrase passée en proverbe.

70. Tradition ; on la trouvera dans le recueil de Suyûtî (jâmî’, hadith n° 6358).

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