vendredi 8 novembre 2013

Le Tabernacle des Lumières (Michkât Al-Anwar) - Deuxième Chapitre - Roger Deladrière






Lire aussi les trois premières parties de l'ouvrage de Roger Deladrière
 





Le Tabernacle des Lumières  (Michkât Al-Anwar), Roger Deladrière p 59
 

montrant ce que représentent le Tabernacle, la Lampe, le Verre, l'Arbre, l'Huile et le Feu.
 

La compréhension de ce symbolisme exige l'exposé préliminaire de deux points fondamentaux, qui pourraient donner lieu à des développements sans fin mais que nous n'indiquerons que par de brèves allusions.
Le premier portera sur la nature profonde de la représentation symbolique (tamthîl) et ses lois, comment les essences spirituelles des réalités immatérielles sont captées dans les moules des symboles, de quelle manière il y a correspondance entre eux (munâsaba) et homologie (muwâzana) entre le monde visible, qui constitue la matière des symboles, et le monde du Royaume céleste d'où descendent les essences spirituelles des réalités immatérielles. Le second point exposera les facultés spirituelles qui animent la matière de l'être humain, selon leurs différents niveaux et leurs degrés de lumière.

Cet exposé symbolique viendra à l'appui du premier, en vertu de la tradition rapportée par Ibn Mas’ûd : « Sa lumière dans le coeur du croyant est comme celle d'un tabernacle », ou, sous la forme transmise par Ubayy Ibn Ka`b : « La lumière du coeur de celui qui croit est comme celle d'un tabernacle 71 . »

PREMIER POINT : LA NATURE PROFONDE DE LA REPRÉSENTATION SYMBOLIQUE ET SES LOIS

Sache que le monde est double : un monde spirituel et un monde corporel ! ou, si tu préfères, intelligible et sensible, ou encore supérieur et inférieur. Toutes ces expressions sont à peu près équivalentes ; il n'y a que les points de vue qui diffèrent. Si on les considère en eux-mêmes, on les appelle monde corporel et monde spirituel. Si on les envisage par rapport à l'oeil qui les perçoit, on dit : sensible, et intelligible. Si on les compare relativement l'un à l'autre, on les désigne alors respectivement comme : inférieur, et supérieur. Souvent également l'un est appelé : monde de la Souveraineté divine (mulk) et du visible (chahâda), et l'autre : monde de l'invisible (ghayb) et du Royaume céleste (malakût).
Celui qui scrute la vérité à partir des mots peut être désorienté par la multiplicité des expressions et s'imaginer qu'ils s'appliquent à des réalités également multiples.

Mais celui à qui la vérité s'est révélée clairement considère essentiellement les réalités, et les mots pour lui sont secondaires.

Pour celui dont l'intelligence est plus faible, c'est l'inverse, car il part des mots pour trouver la vérité. C'est à ces deux catégories d'hommes que fait allusion Sa parole : « Eh quoi ! celui qui marche le visage tourné vers le sol va-t-il plus sûrement que celui qui marche redressé, sur une Voie Droite 72 ? »

Tu as donc compris ce qu'il faut entendre par les deux mondes ; sache maintenant ceci ! Le monde du Royaume céleste  est un monde invisible, étant caché à la plupart des hommes, et le monde sensible est un monde immédiatement perceptible, puisque tous le connaissent. Mais le monde sensible est un point d'appui pour s'élever vers le monde intelligible. S'il n'y avait pas entre les deux liaison et correspondance, la voie pour y monter serait fermée. Et si cela n'était pas possible, il serait donc impossible de partir vers la Présence du Seigneur et de se rapprocher de Dieu. Et personne ne s'approche de Dieu tant que son pied n'a pas touché le centre de l'Enceinte Sacrée 73 (Hazhirat al-Quds). Et le monde qui échappe à la perception sensible et à l'imagination est précisément ce que nous entendons par le monde sacré.
D'une façon simplifiée, c'est quand nous l'envisageons comme le domaine d'où rien ne sort ni dans lequel rien d'étranger ne pénètre, que nous lui donnons le nom d'Enceinte Sacrée. Et il arrive que l'esprit humain, quand il est le lieu des manifestations du sacré, soit appelé « la Vallée Sanctifiée 74 ».

Ensuite, cette Enceinte en renferme d'autres, dont certaines pénètrent plus profondément encore les réalités saintes. Mais le terme d'Enceinte englobe tous ses différents niveaux. Et surtout ne va pas croire que ces expressions sont de vaines paroles, inintelligibles à ceux qui sont dotés de visions intérieures ! Citer et commenter chaque mot de cette terminologie me détournerait présentement de mon propos. A toi de faire l'effort de comprendre ce que signifient ces expressions. Je reviens donc au sujet, pour dire ceci : Le monde visible est donc le point d'appui pour s'élever au monde du Royaume céleste, et le « parcours de la Voie Droite 75 » consiste en cette ascension, que l'on peut également exprimer par les mots « Religion » (dîn) et « les étapes de la Bonne Voie » (hudâ). S'il n'y avait pas de correspondance et de liaison entre les deux, la montée de l'un à l'autre serait inconcevable.

La Miséricorde divine a fait qu'il y ait une relation d'homologie entre le monde visible et celui du Royaume céleste.

En conséquence, il n'y a aucune chose du premier qui ne soit un symbole (mithâl) de quelque chose du second. Il se peutqu'une seule et même chose soit le symbole de plusieurs choses du monde du Malakût, et inversement une chose unique du Malakût peut être représentée par plusieurs symboles du monde visible. Une chose est le symbole d'une autre si elle la représente en vertu d'une certaine similitude et si elle lui correspond en vertu d'une certaine corrélation. Énumérer ces symboles nécessiterait l'étude exhaustive de tous les êtres se trouvant dans les deux mondes ;
les forces de l'homme n'y suffiraient pas, cela dépasserait ses capacités de compréhension, et notre vie est trop courte pour nous donner le temps de les expliquer dans leur totalité ! Je ne peux faire plus que t'en présenter un exemple type, dont tu n'auras qu'à généraliser la démonstration, pour t'introduire ainsi à une vision correcte de ce genre de mystères.

Je dirai donc ceci : Il y a dans le monde du Malakût des substances lumineuses, nobles et élevées, auxquelles on donne le nom d'« anges ». C'est à partir de ceux-ci que se répandent les lumières sur les esprits humains, et c'est pourquoi on les appelle « seigneurs », Dieu étant alors le Seigneur des seigneurs. Et leur rang diffère selon les différents degrés de luminosité de leur nature. S'il en est bien ainsi, le soleil, la lune et les étoiles sont, dans le monde visible, exactement les symboles qui leur conviennent. Celui qui marche dans la voie spirituelle parvient d'abord à un degré qui correspond donc à celui des étoiles.

L'éclat de la lumière de ce qui est pour lui comme une étoile se
manifeste à lui dans toute sa clarté, et lui révèle que le monde d'en bas est tout entier sous son influence et subit l'éclat de sa lumière. Il se hâte alors de dire, devant la révélation de sa beauté et l'éminence de son rang : « Voici mon Seigneur 76 ! »

Quand, ensuite, lui apparaît ce qui est au degré supérieur, et qui correspond à celui de la lune, il voit la première lumière comme décliner et se coucher en raison de celle qui la dépasse, et il s'écrie : « Je n'aime pas ceux qui disparaissent. » Il s'élève ainsi jusqu'au degré représenté par le soleil parce que celui-ci est plus grand et plus haut, et parce qu'il lui paraît propre à symboliser ce degré en vertu d'une certaine analogie. Mais l'analogie avec
ce qui est imparfait est elle-même une imperfection et elle est vouée à disparaître, elle aussi. C'est pourquoi il déclare : « Je tourne ma face, en adorateur exclusif (hanîf 77), vers Celui qui a créé les cieux et la terre. » Le sens de « Celui qui » est indéterminé, parce que sans correspondance analogique. Si quelqu'un demandait quel est le représentant symbolique de « Celui qui », aucune réponse ne serait concevable.
Et Celui qui est exempt de toute correspondance analogique est le Principe, le Réel. C'est pourquoi, quand un arabe bédouin demanda à l'Envoyé de Dieu quelle était la « filiation » (nasab) de la Divinité, la réponse révélée fut celle-ci : « Dis : Lui, Dieu, est Un ; Dieu, l'Impénétrable ; Il n'a pas engendré et n'a pas été engendré 78 ... ! » Ce qui veut dire que Sa relation est précisément d'échapper par Sa Sainteté et Sa Transcendance à toute relation ! Et c'est pourquoi, lorsque Pharaon dit à Moïse : « Qu'est-ce que le Seigneur des Mondes 79 ? » , comme pour demander Sa quiddité (mâhiyya), sa réponse ne lui faisait connaître que Ses actes, car les actes étaient ce qu'il y avait de plus évident pour son interlocuteur : « Le Seigneur des cieux et de la terre », lui dit-il. Pharaon s'adressa à ceux qui l'entouraient : « Avez-vous entendu ? », comme pour lui marquer sa désapprobation, du fait qu'il éludait, dans sa réponse, la question de la quiddité. Moïse reprit : « Votre Seigneur et le Seigneur de vos premiers ancêtres » . Pharaon le taxa alors de folie, puisque la demande portait sur la représentation et la quiddité et qu'il lui répondait sur les actes. Il s'écria : « Véritablement, votre messager, celui qui vous a été envoyé, est possédé ! »

Mais revenons à notre exemple ! Je dirai ceci : la science de
l'interprétation des songes (ta `bîr) te montre selon quelles lois le symbolisme est appliqué, car « le songe est une parcelle de la prophétie 80 » . Or, précisément, le soleil vu en songe est interprété comme étant le souverain. Et ceci en raison de ce qu'il y a en eux de commun et de comparable du point de vue conceptuel, à savoir une domination totale et dont les effets se communiquent à tous. La lune, elle, serait alors le vizir, parce que le soleil répand sa lumière sur le monde par l'intermédiaire de la
lune quand il disparaît, de la même façon que le souverain communique ses lumières à ceux qui ne sont pas en sa présence par l'intermédiaire du vizir. Quand quelqu'un se voit en songe portant à la main un anneau avec lequel il scelle la bouche des hommes et l'intimité des femmes, cela signifie que c'est un muezzin qui fait l'appel à la Prière du matin pendant le Ramadân 81.

S'il se voit en train de verser de l'huile sur des olives, c'est qu'il cohabite avec une concubine qui ne serait autre que sa mère à son insu. Une étude approfondie des différents chapitres de l'interprétation des songes te familiariserait davantage avec ce type de symboles, mais il ne m'est pas possible de m'employer à les passer en revue.

Je continue donc : de même que les réalités supérieures de
nature spirituelle sont symbolisées par le soleil, la lune et les étoiles, elles peuvent être aussi représentées par d'autres symboles, quand on les considère sous d'autres aspects que celui de luminosité. Ainsi, si l'on envisage, dans ces réalités spirituelles, ce qui est fixe, immuable, d'une grandeur incontestable, et d'où jaillissent dans les « vallées » des coeurs humains les eaux des connaissances et des précieuses révélations intérieures, le symbole est alors celui du « Mont Sinaï » (al-Tûr). Et les êtres, dignes les uns que les autres, qui reçoivent ces dons magnifiques, sont représentés par le symbole de « la vallée ».

Quand ces connaissances précieuses, après leur premier contact avec les coeurs humains, s'écoulent ensuite d'un coeur à un autre, ces derniers sont également désignés comme des « vallées ». La vallée initiale est celle des coeurs des prophètes, les vallées suivantes étant celles des coeurs des savants puis des autres hommes. Ces vallées étant inférieures à la première, à laquelle elles puisent leurs eaux, il convient parfaitement que la première soit désignée sous le nom de la « Vallée de la droite » al-wâdî al-ayman), en raison de son abondante félicité (yumn 82) et de sa situation élevée. Quant à la vallée la plus basse, elle est alimentée par le dernier niveau de la « Vallée de la droite », puisant au flanc de celle-ci, mais privée de la plénitude du jaillissement initial.

Si l'esprit du prophète est un « flambeau qui illumine 83 », et si cet esprit est éclairé par le moyen d'une révélation (wahy), selon Sa parole : « Nous t'avons révélé un Esprit [issu] de Notre Ordre 84 », celui dont il tire sa lumière sera symbolisé par « le feu ». Parmi ceux qui sont instruits par les prophètes, les uns ne font que se conformer purement et simplement à ce qu'ils entendent, les autres ont le privilège de la vision intérieure. Ce que reçoit le conformiste traditionnel sera symbolisé par « l'encre », et ce dont bénéficie celui qui voit sera représenté par « le tison », « le brandon » et « la flamme brillante ». L'homme qui a une expérience spirituelle personnelle (dhawq) a en commun avec le prophète certains états ; cette participation est symbolisée par le fait de « se chauffer». Celui qui se chauffe est en effet
uniquement l'homme qui est à proximité du feu, et non pas celui qui en a simplement entendu parler.

Si la première étape des prophètes est l'ascension jusqu'au monde sacré, purifié de la coloration trouble des sens et de l 'imagination, elle est représentée par « la Vallée Sanctifiée ».

Et l'on ne peut fouler le sol de cette Vallée qu'en rejetant les deux mondes, c'est-à-dire ce bas monde et l'autre monde, et en se tournant vers l'Unique Réel. Or, ce monde-ci et l'autre se font face et sont en corrélation; présentés tous deux à la substance lumineuse de l'homme, elle peut soit les rejeter, soit les revêtir. Si donc elle se sacralise en s'en dépouillant pour se tourner vers « la Ka'ba de la Sainteté », et qu'alors elle les rejette tous deux, ceci est symbolisé par « l'enlèvement des sandales ».

Mais élevons-nous encore une fois jusqu'à la « Présence Seigneuriale » (Hadrat al-Rubûbiyya)! Nous dirons donc : s'il y a dans cette Présence une chose au moyen de laquelle les sciences détaillées de la création se gravent dans les substances aptes à les recevoir, son symbole est « le Calame ». Si, parmi ces substances, il y en a une qui précède les autres dans l'acte de réception et celui de transmission, elles sont respectivement représentées par « la Table gardée », « le Livre tracé » et « le Parchemin déployé 85 ». S'il y a au-dessus de ce qui grave les sciences une chose qui dispose de lui, son symbole est « la Main 86 ». Cette Présence, en tant qu'Elle englobe « la Main », « la Table », « le Calame » et « le Livre » selon un ordre harmonieux, est alors dite symboliquement posséder une « Forme » . Et si l'on trouve à la forme humaine un certain ordre analogue, elle est « selon la Forme » — ou « à l'Image » — du Tout-Miséricordieux.

Et il y a une différence importante entre dire : « selon la Forme — ou " à l'Image " — du Tout-Miséricordieux » et dire : « selon la Forme — ou " à l'Image " — de Dieu », parce que c'est la Miséricorde divine qui a configuré la Présence divine selon cette Forme.

Ensuite, Dieu a manifesté Ses bienfaits envers Adam en lui donnant une forme qui résume et synthétise toutes les sortes d'êtres existant dans le monde, faisant de lui comme une somme ou une copie résumée de ce qu'il y a dans le monde. Et la forme d'Adam, j'entends cette forme totalisante, est tracée par « écriture » de Dieu. Mais cette « écriture » divine ne consiste pas en dessins de lettres, ceci en raison de sa transcendance. La même transcendance fait que Sa Parole ne consiste pas en sons et en mots, que Son Calame n'est pas en bois ni en roseau, et que Sa Main n'est ni de chair ni d'os ! Sans cette Miséricorde, l'homme — littéralement : « l'être adamique » — serait impuissant à connaître son Seigneur, car ne connaît son Seigneur que celui qui se connaît 87 .
Ceci étant un effet de la Miséricorde, l'homme est donc « selon la Forme du Tout-Miséricordieux » et non pas « selon la Forme de Dieu ». En effet la Présence de la Divinité est autre que la Présence de la Miséricorde, autre que la Présence de la Souveraineté, et autre que la Présence de la Seigneurie.

C'est pourquoi Il a ordonné de chercher refuge auprès de toutes ces Présences réunies dans Sa parole : « Dis : " Je me réfugie auprès du Seigneur des hommes, du Souverain des hommes, du Dieu des hommes 88 ... " » S'il n'y avait pas cette notion de distinction, il serait convenable de dire que : « Dieu a créé Adam selon Sa Forme », mais la formulation correcte de cette tradition est donc : « selon la Forme du Tout-Miséricordieux 89 » .

Laissons de côté cette question de la distinction entre la Présence de la Souveraineté et celles de la Divinité et de la Seigneurie, qui exigerait un long commentaire ! Le peu que nous en avons dit à titre d'exemple devrait te suffire, car c'est un océan sans rivages ! Et si tu te sens rebuté par les expressions symboliques, familiarise ton coeur avec Sa parole : « Il a fait
descendre du ciel une eau, et des vallées l'ont écoulée selon leur capacité 90... », et vois comment l'exégèse a indiqué que « l'eau » représente la connaissance et que « les vallées » sont les coeurs !

Conclusion et justification

Ne conclus surtout pas de ce type d'exemple et de la méthode d'interprétation symbolique que je me permettrais de rejeter la lettre des textes et que je serais convaincu de la fausseté du sens littéral, ce qui m'amènerait à prétendre, par exemple, que Moïse n'avait pas de « sandales » et qu'il n'a pas entendu Dieu lui dire : « Enlève tes sandales ! » A Dieu ne
plaise ! La négation du sens littéral est en effet l'opinion des « intérioristes » (bâtiniyya 91), qui sont borgnes et ne considèrent qu'un seul des deux mondes, ignorant l'homologie qui existe entre eux et ne comprenant pas cet aspect des choses. De même que la négation des significations intérieures est la position des « grossiers littéralistes » (hachwiyya 92). Celui qui isole le sens apparent est un « grossier littéraliste », celui qui isole le sens caché est un « intérioriste », tandis que celui qui unit les deux est l'interprète parfait. C'est pourquoi le Prophète a dit « Le Coran possède un [sens] apparent, un [sens] caché, un [sens] limite, et un [sens] qui domine les autres 93 . » On fait parfois remonter cette tradition à Ali.

Je dirai donc que Moïse comprit que l'ordre d'enlever ses sandales signifiait le rejet des deux mondes; il obéit alors à la lettre en les enlevant, et à l'esprit en rejetant les deux mondes.

C'est cela « transposer » (i`tibâr), c'est-à-dire passer d'une chose à une autre, et de la signification littérale à la signification profonde. En entendant la parole de l'Envoyé de Dieu : « Les Anges n'entrent pas dans une maison où il y a un chien 94 » , l'un gardera son chien chez lui, en prétendant qu'il ne faut pas l'entendre à la lettre. Selon lui, cela signifie qu'il faut évacuer de la « demeure du coeur » le chien de la colère, qui interdit l'entrée de la connaissance, lumière angélique, car « la colère dévore la raison ». L'autre, à la différence du premier, se conformera à la lettre du précepte, et ensuite seulement dira :
« Le chien n'est point tel par sa forme concrète mais par la nature qu'il incarne, c'est-à-dire sa férocité et sa voracité. Et s'il faut protéger la maison, qui est la résidence de la personne corporelle, contre le chien sous sa forme concrète, à plus forte raison convient-il de protéger la demeure du coeur, où réside la substance véritable propre à l'homme, contre les défauts qu'incarne le chien ; je vais donc, moi, me conformer à la fois à la lettre et à l'esprit du précepte. » Voilà l'homme parfait, celui dont on dit : « L'homme parfait est celui chez qui la lumière de la connaissance n'éteint pas celle de la piété scrupuleuse. »

C'est pourquoi on ne le verra pas se permettre de négliger la moindre des limites tracées par la Loi, malgré la perfection de sa connaissance intérieure. C'est pourtant l'erreur commise par certains de ceux qui ont suivi la voie spirituelle, et qui sont tombés dans l'antinomisme (ibâha), abandonnant une fois pour toutes la lettre des prescriptions légales. C'est ainsi qu'il y en a qui ne font plus la Prière rituelle, sous prétexte qu'au fond d'eux-mêmes ils sont toujours en prière. C'est une erreur d'un autre genre encore, quand les plus stupides des antinomistes se complaisent dans des charlataneries telles que : « Dieu se passe de nos oeuvres » ou : « L'intérieur de l'homme est plein de choses immondes, dont il est impossible de le purifier», selon l'un d'eux, qui soutenait que, pour que l'ordre d'extirper la colère et la concupiscence ait un objet, il ne fallait donc pas chercher à les éliminer.
Tout ceci n'est que sornettes ! Mais en ce qui concerne la première erreur, on peut dire que, semblable à un pur-sang qui fait un faux pas, l'homme qui parcourt la voie spirituelle trébuche et tombe, tiré trompeusement vers le bas par Satan qui le jalouse 95 .

J'en reviens à la question des « deux sandales », et je dirai ceci : le sens littéral de l'enlèvement des sandales éveille la conscience à l'abandon des deux mondes. Le symbole dans son apparence extérieure est vrai, et sa transposition à la réalité profonde et cachée est une vérité intérieure. Ceux qui ont cette prise de conscience sont ceux qui ont atteint le degré [de
transparence] « du Verre », dont nous verrons plus loin la signification.

En effet, l'imagination, qui est la matière dont est fait le symbole, est solide, et opaque, et elle masque les réalités cachées, s'interposant entre les lumières et l'homme; mais elle peut devenir aussi pure que le verre, qui par sa limpidité ne fait pas obstacle aux lumières et, bien plus, leur est une aide, les protégeant de surcroît contre les bourrasques. Sache donc que le monde inférieur et opaque de l'imagination devient, dans le cas des prophètes, comme du verre, un tabernacle pour les lumières, un filtre laissant passer les réalités secrètes, et comme un point d'appui pour s'élever jusqu'au monde supérieur!
Et maintenant qu'il est bien compris que le symbole dans son apparence extérieure est vrai et que derrière cette apparence il y a une réalité cachée, tu n'as qu'à en faire l'application à d'autres symboles, comme « le Mont Sinaï » et « le feu ».

Précision

Quand l'Envoyé dit : «J'ai vu Abd al-Rahmân Ibn Awf qui entrait au Paradis en se traînant à genoux 96 », ne crois surtout pas qu'il ne l'a pas vu ainsi par les yeux ! Au contraire, il l'a bel et bien vu en état de veille, exactement comme aurait pu le voir en songe quelqu'un d'autre. Quelle qu'ait pu être d'ailleurs à ce moment l'occupation de Abd al-Rahmân, par exemple chez lui en train de dormir. Si de telles visions se produisent en état de rêve, le sommeil a pour effet de neutraliser le pouvoir inhibiteur des sens à l'égard de la lumière divine intérieure, car les sens la distrairaient et l'entraîneraient vers le monde sensible, la détournant du monde caché et du Royaume céleste. Mais une lumière prophétique peut dominer et prendre l'ascendant sur les sens, qui ne sauraient donc l'attirer vers leur monde et la distraire. Le prophète voit alors en état de veille ce qu'un autre verrait en état de rêve. Mais la perfection de l'Envoyé faisait que sa perception ne se bornait pas à la seule forme visible, et atteignait la réalité cachée. Il lui était révélé clairement que la foi était, pour un homme [comme Abd al-Rahman], une force qui l'attirait vers le monde représenté par le Paradis, et que l'abondance des biens et la richesse étaient une autre force, qui l'attirait vers la vie présente, c'est-à-dire le monde inférieur. Si l'attrait des affaires d'ici-bas était le plus fort ou résistait à l'autre, il était détourné de sa marche vers le Paradis. Si l'attraction de la foi l'emportait, il en résultait pour lui une progression pénible et lente, figurée symboliquement dans le monde visible par le fait de « se traîner à genoux ». C'est ainsi que se dévoilaient à lui les lumières des réalités intérieures, derrière les verres [transparents] de l'imagination. C'est aussi pourquoi le jugement qu'il portait sur Abd al-Rahmân ne se bornait pas à ce dernier, bien que sa vision n'ait concerné que lui. Il l'appliquait à tout homme fermement éclairé et doté d'une foi solide, qui, tiraillé entre celle-ci et une trop grande opulence, voyait finalement la force de la foi l'emporter irrésistiblement.

Ceci te montre comment les prophètes perçoivent les formes visibles concrètement et comment ils voient les réalités intelligibles derrière les formes. Le plus souvent la réalité intelligible se présente d'abord à la vision intérieure, puis elle éclaire la faculté imaginative, dans laquelle s'imprime alors une forme homologue à la réalité intelligible et la reproduisant. Ce type de révélations en état de veille requiert une interprétation, comme celles qui se produisent pendant le sommeil, et qui ont besoin d'une transposition symbolique. Celles qui arrivent dans le sommeil représenteraient un quarante-sixième des particularités prophétiques ; les visions en état de veille seraient dans une proportion plus forte, un tiers, à mon avis. Les privilèges prophétiques, qui ont été portés à notre connaissance, se ramènent en effet à trois catégories, et les visions en état de veille constituent l'une d'elles.

DEUXIÈME POINT : LES FACULTÉS HUMAINES (AL-ARWÂH
AL-BACHARIYYA) 97 DE NATURE LUMINEUSE, EXPOSÉES SELON LEURS DIFFÉRENTS DEGRÉS, ET DONT LA CONNAISSANCE FERA COMPRENDRE LES SYMBOLES CORANIQUES

La première est la faculté sensible (al-rûh al-hassâs). C'est elle qui recueille ce qu'apportent les cinq sens. Elle est comme l'origine et le principe de la faculté animale (al-rûh al-hayawânî), puisque c'est par elle que l'animal est tel. Elle existe déjà chez l'enfant à la mamelle.

La deuxième est la faculté imaginative (al-rûh al-khayâlî).

C'est elle qui fixe les données des sens, et qui les conserve en les gardant en elle, afin de les présenter à la faculté intellectuelle (al-rûh al-aqlî), qui est au-dessus d'elle, quand celle-ci en a besoin. Elle ne se trouve pas chez le petit enfant au début de son développement.
C'est pourquoi, après avoir eu envie d'une chose pour la prendre, il l'oublie quand elle a disparu et son âme (nafs) ne la désire plus. Ceci jusqu'au moment où, ayant grandi un peu, il pleure et la réclame dès qu'on l'éloigne de lui, parce que l'image en est demeurée en lui, conservée dans son imagination.

Cette faculté peut se trouver chez certains animaux, mais pas chez tous, comme c'est le cas pour le papillon qui se jette dans le feu. Il se dirige vers lui parce qu'il aime ardemment la lumière du jour et qu'il croit que le flambeau est une fenêtre ouverte à la lumière.
Il se précipite donc sur lui, et ressent une douleur; il s'en éloigne alors, mais il se retrouve dans l'obscurité, et il y retourne encore et encore. S'il avait en lui cette faculté, qui aurait conservé et fixé la sensation de douleur, il n'y retournerait pas après avoir eu mal une première fois. En revanche, le chien qu'on a frappé une fois avec un bâton s'enfuit après cela dès qu'il l'aperçoit.

La troisième est la faculté intellectuelle (al-rûh al-aqlî). Elle atteint les essences intelligibles (ma `ânî) tirées de la sensation et de l'imagination. Elle constitue la substance propre à l'homme.

On ne la trouve pas chez les animaux ni chez les jeunes enfants.

Les objets de sa perception sont les connaissances nécessaires et universelles (kulliyya), comme nous l'avons dit à propos de la supériorité de la lumière de l'intellect sur celle de l’œil .

La quatrième est la faculté cogitative (al-rûh al-fikrî). C'est elle qui s'empare des connaissances intellectuelles pures, pour opérer sur elles en les composant et en les unissant et en tirer des connaissances supérieures. Quand elle obtient par exemple deux conclusions, elle les combine encore entre elles et déduit une nouvelle conclusion. Et elle peut continuer ainsi indéfiniment.

La cinquième est la faculté sainte prophétique (al-rûh al-qudsî l-nabawî). Elle appartient en propre aux prophètes et à quelques saints (awliyâ). C'est en elle que se dévoilent les dispositions de l'Invisible et les lois du Monde Futur, et tout un ensemble de connaissances issues du Royaume des cieux et de la terre, et même des connaissances « seigneuriales », qui dépassent les capacités des facultés intellectuelle et cogitative. C'est à cette faculté sainte que Dieu fait allusion dans Sa parole : « Et c'est ainsi que Nous t'avons révélé un Esprit [issu] de Notre ordre ; tu ne connaissais ni le Livre ni la Foi, mais Nous en avons fait une lumière par quoi Nous guidons 98 ... »

Il y a donc un niveau situé au-delà de la raison, où se manifeste ce qui ne se manifeste pas à elle. Et cela est parfaitement admissible, même pour un homme comme toi, attaché au monde rationnel. Ce n'est pas plus difficile à admettre que le fait que la raison soit elle-même à un niveau qui se situe au-delà du discernement et de la sensation, et que puissent se révéler à elle des choses extraordinaires et merveilleuses, hors de portée pour le discernement et la sensation. Ne limite donc pas à ton âme la perfection ultime !

Si tu veux un exemple, tiré de ce que nous pouvons constater chez certains hommes gratifiés de dons particuliers, considère le cas de la connaissance intime (dhawq) de la poésie ! Comment elle est le privilège de quelques-uns, sorte de sensation et de perception, dont sont privés les autres, incapables de distinguer les rythmes harmonieux de ceux qui sont boiteux ! Vois aussi comment cette faculté intuitive peut être si développée chez certains qu'elle leur permet de créer de la musique et des chansons, des vibrations et des percussions de toutes sortes, qui rendent triste ou joyeux, qui endorment, qui font rire, qui rendent fou, qui tuent ou provoquent l'évanouissement ! Mais les effets n'en sont puissants que chez ceux qui ont une réceptivité innée à cette intuition. L'être qui est dépourvu d'un tel
privilège a beau entendre comme les autres les mêmes sons, il n'en subit les effets que faiblement, et il s'étonne que des gens tombent en extase ou perdent conscience. Et si tous les hommes ayant la maîtrise de ce sens intime de la musique se réunissaient pour le lui faire comprendre rationnellement, ils n'y réussiraient pas.

C'est un exemple tiré d'un domaine plutôt grossier, mais que tu peux saisir facilement. Tu n'as qu'à l'appliquer au cas particulier de la connaissance intuitive prophétique et à t'efforcer  d'être du nombre de ceux qui participent intimement à cette faculté, si peu que ce soit. Les saints, eux, y participent abondamment 99. Si tu n'y parviens pas, tâche de faire partie de ceux qui en ont la connaissance théorique, grâce aux démonstrations que nous avons données et aux indications que nous avons suggérées brièvement !
Et si tu n'y réussis pas non plus, la moindre des choses c'est de te rallier à ceux qui y croient : « Dieu élèvera en hiérarchie ceux qui, parmi vous, auront cru et ceux qui auront reçu la science 100... » ! La science (ilm) est au-dessus de la foi (îmân), et la connaissance intime est au-dessus de la science. La connaissance intime est conscience (wijdân), la science est raisonnement (qiyâs), et la foi est pure acceptation en conformité avec la tradition. Aie donc confiance en ceux qui sont conscients ou en ceux qui possèdent la connaissance (irfân)!

Maintenant que tu connais ces cinq facultés, sache qu'elles sont toutes des lumières, puisqu'elles rendent manifestes les différentes catégories des choses existantes ! Les objets perçus par la sensation et l'imagination en font partie, et bien que ces deux facultés appartiennent également aux animaux, l'homme les possède d'une manière plus noble et plus haute, car il a été créé pour un but plus honorable et plus élevé. Chez les animaux, mis à la disposition de l'homme, ces facultés n'ont été créées que pour leur servir d'instruments dans la recherche de leur nourriture. Tandis que chez l'homme elles l'ont été pour lui servir de filet destiné à capturer les nobles principes des connaissances religieuses.
Quand l'homme, en effet, perçoit un individu particulier, son intellect en tire une idée générale abstraite, comme nous l'avons mentionné à propos du sens symbolique de « se traîner à genoux » pour Abd al-Rahmân Ibn Awf.

Ceci ayant été rappelé, revenons à l'exposé des symboles coraniques !
 

Explication des symboles du verset de la Lumière 101
 

L'on pourrait parler longuement de l'homologie existant entre ces cinq facultés et « le Tabernacle », « le Verre », « la Lampe », « l'Arbre » et « l'Huile » ; mais je serai bref, et je me bornerai à en indiquer la méthode d'interprétation. Je dirai donc ceci :

D'abord, la faculté sensible. Si tu étudies ce qui la caractérise, tu constates que ses « lumières » sortent par un certain nombre de trous, tels que les yeux, les oreilles et les narines. Le symbole qui lui correspond le mieux dans le monde visible est le « tabernacle » — ou la « niche ».

Ensuite, la faculté imaginative. Nous lui trouvons trois particularité : premièrement, elle est faite de la matière même du monde inférieur et opaque. Il en est ainsi parce que l'objet perçu par l'imagination a des dimensions, une forme, des directions, limitées et particulières, et il est plus ou moins proche du sujet qui le perçoit. Et il est dans la nature d'une substance opaque, qualifiée par les attributs des corps, de masquer les pures lumières de l'intellect, qui échappent, elles, aux qualifications de direction, de dimension, de proximité et d'éloignement.

Deuxièmement ; quand cette imagination opaque est purifiée, affinée, polie et rectifiée, elle devient conforme alors aux réalités intellectuelles et apporte son aide à leurs lumières, ne faisant plus obstacle à leur éclat.

Troisièmement; au début l'on a grandement besoin de l'imagination, pour contrôler les connaissances intellectuelles et leur éviter ainsi toute incohérence, toute agitation et tout désordre indiscipliné. Quel excellent secours sont alors les représentations de l'imagination pour les connaissances intellectuelles ! Ces trois propriétés ne se rencontrent dans le monde sensible, et en relation avec les lumières visibles, que chez « le verre » . A l'origine, en effet, c'est une substance opaque ; mais, purifié et affiné, il ne masque pas la lumière de la lampe et la transmet telle qu'elle est, la protégeant par surcroît contre les coups de vent et les déplacements brusques. Le verre est donc le principal symbole de l'imagination.

En troisième lieu, la faculté intellectuelle. C'est par elle que s'opère la saisie des connaissances nobles et divines. Tu n'ignores pas de quelle façon elle est symbolisée par « la lampe », puisque tu l'as compris par l'explication que nous avons donnée précédemment du fait que les prophètes sont des « flambeaux qui illuminent ».

Quatrièmement, la faculté cogitative. Sa propriété consiste à partir d'un tronc unique, qui va ensuite donner deux branches, chacune de celles-ci se ramifiant en deux autres, et ainsi de suite, le nombre des branches se multipliant selon les divisions intellectuelles, pour aboutir finalement à des conclusions, qui sont les fruits portés par ces branches. Et les fruits contiennent en germe à leur tour des développements analogues, puisqu'il
est possible de les féconder les uns par les autres et de prolonger jusqu'à l'extrême limite la succession des fruits, comme nous l'avons dit dans notre ouvrage intitulé la Balance juste (al-Qistâs al-mustaqîm 102). Le symbole qui lui convient exactement dans le monde physique est bien « l'arbre ». Et puisque ses fruits constituent une matière permettant de multiplier les lumières des connaissances, de les fixer et de les maintenir, ce n'est ni le
cognassier, ni le pommier, ni le grenadier entre autres, mais « l'olivier », qui, parmi tous les arbres, est celui qui la représente de la façon la plus appropriée. La pulpe de son fruit donne en effet « l'huile », qui est la matière alimentant les « lampes ».

Et l'huile d'olive se caractérise, entre tous les autres produits oléagineux, par le fait que la lumière qu'elle donne a plus d'éclat et qu'elle dégage moins de fumée. Et si l'on qualifie de « béni » un troupeau dont les produits sont nombreux ou un arbre qui donne beaucoup de fruits, combien ce qui fructifie indéfiniment mérite davantage encore d'être nommé « arbre béni » ! Et puisque les ramifications des réflexions intellectuelles échappent aux relations de direction, de proximité ou d'éloignement, il est tout à fait approprié de dire qu'il n'est « ni d'orient ni d' occident » .

Cinquièmement, la faculté sainte prophétique, attribuable aux saints. Elle est alors absolument pure et noble. Une part de la faculté cogitative a besoin d'être instruite, éveillée et assistée de l'extérieur, pour poursuivre l'acquisition des diverses sortes de connaissances ; mais une autre part d'elle-même peut être tellement pure que l'on croirait qu'elle va s'éveiller elle-même sans secours extérieur. C'est cette faculté, pure et en pleine
possession de ses virtualités, que l'on peut très exactement représenter par la phrase : « son Huile éclairerait, ou peu s'en faut, même si nul feu ne la touchait ». Il existe en effet des saints dont la lumière brille presque d'elle-même, au point qu'ils pourraient presque se dispenser de l'assistance des prophètes.

Et, parmi les prophètes, il y en a eu qui auraient presque pu se passer du secours des anges. Ce symbole convient donc bien à cette faculté.

Ces lumières sont disposées les unes par rapport aux autres selon un certain ordre : la faculté sensible vient en premier. Elle est comme une phase préliminaire et préparatoire pour la faculté imaginative. On ne saurait donc concevoir l'imagination que située après la faculté sensible. A leur tour, les facultés cogitative et intellectuelle viennent après les deux précédentes. En
parfaite conformité avec tout ceci, « le verre » est comme le réceptacle de « la lampe », et « le tabernacle » — ou « la niche » — comme le réceptacle du « verre ». C'est pourquoi le texte coranique précise que « la Lampe est dans un Verre » et que « le Verre est dans un Tabernacle ».
Et puisque toutes ces lumières se situent les unes au-dessus des autres, l'expression « lumière sur lumière » leur est exactement appropriée.

 
Conclusion


Ce symbolisme n'est clair que pour le coeur des croyants ou celui des prophètes et des saints ; il n'est pas destiné aux incroyants.

Le rôle de la lumière est en effet de guider, mais lorsqu'elle est détournée de la bonne voie, elle devient fausseté et ténèbres, ou pire encore car les ténèbres ne mènent nulle part; elles ne conduisent ni à l'erreur ni à la vérité. L'intelligence des incroyants est tournée à l'envers, ainsi que toutes leurs facultés de perception, qui, dans leur cas, s'associent pour les égarer
davantage. C'est de ce genre d'homme qu'il est dit symboliquement qu'il se trouve « sur une mer profonde ; une vague la couvre ; au-dessus d'elle une autre vague, recouverte de nuages.

Des ténèbres et, au-dessus, d'autres ténèbres 103 ... » La « mer profonde » représente ce bas monde, plein de dangers mortels, d'activités funestes et d'inquiétudes qui aveuglent le jugement.

La première « vague » est celle des appétits, qui poussent au comportement bestial, à la recherche des plaisirs des sens et à la satisfaction des ambitions matérielles ; et alors « ils jouissent et mangent comme mangent les troupeaux 104 » . C'est donc très justement que cette vague est représentée comme ténébreuse, car « l'amour des choses rend aveugle et sourd ». La seconde « vague » est celle des tendances naturelles propres aux bêtes féroces, et qui incitent à la colère, à l'inimitié, à la haine, au ressentiment, à la jalousie, à la vantardise, à la rivalité pour la gloriole et à la surenchère.

Elle aussi est à juste titre qualifiée de ténébreuse, car « la colère dévore la raison 105 » . Peut-être conviendrait-il davantage encore de dire qu'elle est « la vague la plus haute » ; généralement, en effet, la colère domine les appétits.

Elle les fait oublier quand elle se déchaîne, et elle détourne l'attention des plaisirs concupiscents, le désir étant absolument incapable de résister à la colère.

Quant aux « nuages », ce sont les croyances trompeuses, les opinions fausses et les imaginations pernicieuses, qui constituent comme des voiles séparant les incroyants de la foi et de la connaissance de la vérité, et les empêchant d'être éclairés par la lumière du Soleil du Coran et par celle de l'intellect. La propriété des nuages est en effet de masquer l'éclat de la lumière du soleil.

Puisque toutes ces choses sont de nature ténébreuse, elles forment très exactement « des ténèbres et, au-dessus, d'autres ténèbres ». Et ces ténèbres sont des voiles qui empêchent la connaissance des choses les plus proches, sans parler de celles qui sont éloignées. C'est pourquoi les incroyants sont comme voilés et rendus incapables de reconnaître le caractère merveilleux
de tout ce qui touche au Prophète, pourtant à leur portée immédiate et évident à la plus élémentaire réflexion ! C'est ce qu'exprime parfaitement la phrase « ... quand il sort sa main, à peine s'il la voit ». Et enfin, puisque la source de toutes les lumières procède de la Lumière Principielle Vraie, comme il a été exposé précédemment, chaque confesseur de l'Unité a pleinement raison de croire que « ... celui à qui Dieu n'accorde pas de lumière n'a aucune lumière » .

Nous en avons assez dit sur les significations profondes de ce  verset 106 , et cela devrait te suffire.



71. Selon le même symbolisme, une tradition plus courante compare le coeur à un « flambeau qui resplendit» de la lumière divine de la foi;
cf. al-Muttaqî, Kanz al-Ummâl, t. I, p. 120, ou l'Ihyâ de Ghazâlî, t. I, p. 109, et t. III, p. 11 et p. 40 où Ghazâlî précise que « ce coeur brille comme la lumière de la lampe hors du tabernacle de la Seigneurie».

72. Coran, LXVII, 22.

73. Façon de désigner le Paradis.

74. Coran, XX, 12, et LXXIX, 16; la « Vallée Sanctifiée » (al-wâdî al-muqaddas, est celle où Moïse reçut de Dieu l'ordre d'enlever ses sandales (khal 'al-na `layn) avant d'être informé de sa vocation et de sa mission. On pourra sreporter au récit biblique, Exode, III, 5.

75. « La Voie Droite » (al-çirât al-mustaqîm) est celle suivie
par Moïse et Aaron guidés par Dieu; Coran, XXXVII, 118. Elle est aussi celle sur laquelle les musulmans demandent à Dieu qu'Il les conduise; Coran, 1,6. Ce sont les deux seuls versets du Coran mentionnant « la » Voie Droite ; les nombreux autres versets ne parlent que d' « une » Voie Droite.

76. Cette citation et les suivantes sont tirées des versets coraniques contant
l'abandon par Abraham du culte des idoles; Coran, VI, 76 à 79.

77. Le terme hanîf désigne le pur monothéiste, qui rejette les idoles et ne
donne pas d' « associé » à Dieu. Pour tout ce passage, l'on pourra se reporter à l'Ihyâ, t. III, p. 346-347.

78. Ce sont les trois premiers versets de la sourate CXII, dite de « la pureté
de la croyance » (al-ikhlâç). Le quatrième et dernier verset ajoute : « Et Il n'a pas d'égal. »

79. L'affrontement religieux entre Moïse et Pharaon est rapporté dans la
sourate XXXVI; en ce qui concerne notre texte, il s'agit des versets 23 à 27.

80. Tradition célèbre ; cf. , par exemple, le recueil de Suyûtî : Jami` , hadiths n° 4497 à n° 5000. Il y est précisé que « le songe véridique est la
quarante-sixième partie de la prophétie ». Selon le témoignage d'Aïcha, les
premières inspirations reçues par Muhammad furent « les songes véridiques », t. IX du Cahîh de Bukhârî, p. 37. Cf. l'Ihyâ, t. IV, p. 168.

81. Le jeûne, observé du lever au coucher du soleil, interdit de se nourrir, de boire, et d'avoir des relations conjugales.
Rien ne devant pénétrer dans le corps, l'on comprend que l'interdiction soit étendue à la fumée du tabac, aux parfums, et à certaines thérapeutiques sauf en cas de force majeure.

82. Il y a en effet un rapport morphologique et sémantique entre l'adjectif
ayman et le nom yumn, qui appartiennent à la racine YMN exprimant les idées de « dextre » et de « bénéfique » . C'est dans la sourate XXVIII, verset 30, que l'on trouve la mention de cette vallée : « Venu à ce feu, il lui fut crié, du flanc de la Vallée de la droite — autre traduction donnée : " du flanc droit de la Vallée " —, dans le bas-fond béni, du milieu de l'arbre : " Moïse ! Je suis Dieu, Seigneur des Mondes ! " »

83. Voir la note 33.

84. Coran, XLII, 52.

85. Tout ce symbolisme de l'écriture est coranique ; voir successivement les sourates et les versets suivants : LXVIII, 1, ou XCVI, 4; LXXXV,
22; LII, 2 et 3. Sur la vision de l'« Écriture » divine, cf. 1'Imlâ, p. 80-81. Nous avons adopté la leçon du manuscrit de Tunis, plus complète dans l'énumération de ces réalités symboliques.

86. D'une façon qui n'est pas indifférente le Coran mentionne soit « la Main » , soit « les Mains » , ou encore « les deux Mains » de Dieu.
 « La Main  est en corrélation avec la Souveraineté divine (Mulk) : XXIII, 88; XXXVI, 83; LXVII, 1; et avec la Grâce — ou « Faveur » (Fadl) — : III, 73 ; LVII, 29. « Les deux Mains» concernent la création de l'homme : XXXVIII, 75.

87. Conformément à la tradition : « Qui se connaît — ou
"connaît son âme " (nafs) —, connaît son Seigneur. » Elle est çonstamment citée dans les textes du soufisme, mais son origine est imprécise.

88. Ce sont les trois premiers versets de la sourate CXIV, la dernière du Coran et l'une des deux sourates dites « de protection ».
Dans le langage courant le mot hadra suivi d'un complément déterminatif
joue un rôle explétif. Dans la terminologie du soufisme il évite que les aspects divins indiqués soient considérés comme de simples concepts, abstraits et impersonnels. C'est le cas pour les mots ilâhiyya ou rubûbiyya, signifiant respectivement « divinité » et « seigneurie » ; précédés du mot hadra, ils indiquent des réalia, modalités ou fonctions du Dieu personnel. Nous pensons donc que la traduction de hadra par « Présence », conforme d'ailleurs au sens de la racine HDR, correspond à l'idée de réalité divine personnelle.

89. Voir la note 14; sur la différence et sur l'équivalence des noms divins
Allâh et Al-Rahmân concernant la création d'Adam, on pourra se reporter aux Futûhât d'Ibn Arabî, notamment au chapitre y, p. 106-107 du tome I de
l'édition de 1911, Le Caire, ou p. 160-161 du tome II de la nouvelle édition
établie par Osman Yahia, 1972, Le Caire.

90. Coran, XIII, 17.

91. Les « bâtinites », qui doivent donc leur nom au fait qu'ils tenaient compte exclusivement du bâtin, le sens caché, des textes scripturaires, sont,
du point de vue historique, confondus avec les branches ismaéliennes des
Qarmates et des Fâtimides apparues dans la seconde moitié du
IIIe siècle del'Hégire IXe-Xe de notre ère. Cf., par exemple, H. Laoust, Les Schismes dans l'Islam, p. 140 à 146, et notre « Introduction ».

92. Les « grossiers littéralistes » (hachwiyya) ne devraient être en principe
que ceux qui s'attachent aveuglément au zhâhir, le sens apparent. En fait, sous la plume des rationalistes mutazilites et des bâtinites, c'était devenu une façon méprisante de désigner les traditionnistes. Cf. notre Profession de foi d'Ibn Arabî, p. 90.

93. Tradition transmise par Ibn Mas'ûd, l'un des plus anciens Compagnons
du Prophète. La référence canonique est indiquée par al-Irâqî en note, p. 88
du tome I de l'lhyâ de Ghazâlî, dans le livre consacré aux « articles de la foi » .

Cette tradition est également formulée ainsi : « Il n'y a pas de verset qui ne
possède un sens apparent, etc. »

94. Tradition célèbre ; voir, par exemple, le Çahîh de Bukhârî, tome IV, chap. LIX, p. 138. Cf., pour le commentaire, l'Ihyâ, t. I, p. 43.

95. Réminiscence coranique : « Et [Satan] les conduisit à leur chute par
tromperie », sourate VII, 22.

96. Abd al-Rahmân Ibn Awf fait en effet partie des « dix qui ont reçu la
bonne nouvelle du Paradis assuré ». Il fut choisi par Omar pour diriger le
Conseil chargé de lui désigner un successeur à sa mort. Sur son rôle déterminant dans l'élection de Uthmân au califat, voir notre Profession de foi d'Ibn Arabî, p. 211 à 218, Sa fortune était énorme, ce qui explique le commentaire de Ghazâlî. Cf. l'Ihyâ, t. IV, p. 169, sur la pauvreté.

97. Le mot rûh, au pluriel arwâh, peut désigner selon les textes ou les auteurs tantôt le souffle vital, tantôt l'âme, ou l'esprit, ou encore un être ou
une réalité de nature angélique. Ici Ghazâlî l'a substitué au mot quwwa, utilisé par les philosophes au sens de « faculté ». Selon la perspective propre au Michkât, le rûh est très exactement une « faculté spirituelle de l'être humain animé», « spirituelle » devant être compris en opposition à « matérielle » et «corporelle».

98. Coran, XLII, 52.

99. Le mot dhawq, littéralement « goût » , embarrasse les spécialistes du
soufisme, qui ont renoncé à lui chercher une traduction satisfaisante. Il
désigne à la fois une expérience personnelle, une connaissance intime, une
participation sensible et émotionnelle, apportant certitude et compétence.

100. Coran, LVIII, 11.

101. On trouvera à la note 2 la traduction du « Verset de la Lumière».

102. Coran, XVII, 35, et XXVI, 182 : « ... et pesez avec la balance juste ! »
V. Chelhot a édité le texte arabe de l'ouvrage de Ghazâlî en 1959 à Beyrouth, après lui avoir consacré une étude parue au B.E.O. de l'Institut français de Damas, t. XV, 1955-57, intitulée « Al-Qistâs al-mustaqîm» et la Connaissance rationnelle chez Ghazâlî. Voir notre « Introduction. »

103. Coran, XXIV, 40.

104. Coran, XLVII, 12.

105. Proverbe déjà cité précédemment par Ghazâlî. Maydânî l'indique dans son recueil sous la forme al-ghadab ghûl al-hilm (Majma` al-Amthâl, n° 2684), dans laquelle hilm signifie «calme » et « maîtrise de soi». Sur cette
opposition entre ghadab et hilm on pourra se reporter au chapitre que lui a
consacré Ghazâlî dans le livre 25 de son Ihyâ, p. 153-155, t. III. Cf. également l'article « Hilm » de l'Encyclopédie de l'Islam, nouvelle édition, dû à Ch. Pellat, t. III, p. 403-404.

Quant à la sentence : « L'amour des choses rend aveugle et sourd », ce n'est
pas un proverbe, mais une parole du Prophète; cf. les Sunan d'Abû Dâwud,
Kitâb al-Adab, bâb fi-l-hawâ.


106. Le verset que Ghazâlî vient  de commenter appartient à la même
sourate que le « Verset de la Lumière » et le suit de peu : sourate XXIV,
versets 35 et 40. Nous croyons utile de reprendre le verset 40 intégralement
«Ou comme des ténèbres sur une mer profonde ; une vague la couvre; au-dessus d'elle une autre vague, recouverte de nuages. Des ténèbres et,
au-dessus, d'autres ténèbres. Quand il sort sa main, à peine s'il la voit. Et
celui à qui Dieu n'accorde pas de lumière, n'a aucune lumière. »

 

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