dimanche 1 décembre 2013

Initiation effective et initiation virtuelle - René Guénon


 
 
 
 
Aperçus sur l’Initiation, René Guénon, éd. Éditions Traditionnelles, 1964

CHAPITRE XXX

Bien que la distinction entre l’initiation effective et l’initiation virtuelle puisse déjà être suffisamment comprise à l’aide des considérations qui précèdent, elle est assez importante pour que nous essayions de la préciser encore un peu plus ; et, à cet égard, nous ferons tout d’abord remarquer que, parmi les conditions de l’initiation que nous avons énoncées au début, le rattachement à une organisation traditionnelle régulière (présupposant naturellement la qualification) suffit pour l’initiation virtuelle, tandis que le travail intérieur qui vient ensuite concerne proprement l’initiation effective, qui est en somme, à tous ses degrés, le développement « en acte » des possibilités auxquelles l’initiation virtuelle donne accès.

Cette initiation virtuelle est donc l’initiation entendue au sens le plus strict de ce mot, c’est-à-dire comme une « entrée » ou un « commencement » ; bien entendu, cela ne veut nullement dire qu’elle est le point de départ nécessaire de tout le reste ; quand on est entré dans une voie, encore faut-il s’efforcer de la suivre, et même, si on le peut, de la suivre jusqu’au bout. On pourrait tout résumer en ces quelques mots : entrer dans la voie, c’est l’initiation virtuelle ; suivre la voie, c’est l’initiation effective ; mais malheureusement, en fait, beaucoup restent sur le seuil, non pas toujours parce qu’eux-mêmes sont incapables d’aller plus loin, mais aussi, surtout dans les conditions actuelles du monde occidental, par suite de la dégénérescence de certaines organisations qui, devenues uniquement « spéculatives » comme nous venons de l’expliquer, ne peuvent par là même les aider en aucune façon pour le travail « opératif », fût-ce dans ses stades les plus élémentaires, et ne leur fournissent rien qui puisse même leur permettre de soupçonner l’existence d’une « réalisation » quelconque.

Pourtant, même dans ses organisations, on parle bien encore, à chaque instant, de « travail » initiatique, ou du moins de quelque chose que l’on considère comme tel ; mais alors on peut légitimement se poser cette question : en quel sens et dans quelle mesure cela correspond-il encore à quelque réalité ?

Pour répondre à cette question, nous rappellerons que l’initiation est essentiellement une transmission, et nous ajouterons que ceci peut s’entendre en deux sens différents : d’une part, transmission d’une influence spirituelle, et, d’autre part, transmission d’un enseignement traditionnel. C’est la transmission de l’influence spirituelle qui doit être envisagée en premier lieu, non seulement parce qu’elle doit logiquement précéder tout enseignement, ce qui est trop évident dès lors qu’on a compris la nécessité du rattachement traditionnel, mais encore et surtout parce que c’est elle qui constitue essentiellement l’initiation au sens strict, si bien que, s’il ne devait s’agir que d’initiation virtuelle, tout pourrait en somme se borner là, sans qu’il y ait lieu d’y adjoindre ultérieurement un enseignement quelconque.

En effet, l’enseignement initiatique, dont nous aurons à préciser par la suite le caractère particulier, ne peut être autre chose qu’une aide extérieure apportée au travail intérieur de réalisation, afin de l’appuyer et de le guider autant qu’il est possible ; c’est là, au fond, son unique raison d’être, et c’est en cela seulement que peut consister le côté extérieur et collectif d’un véritable « travail » initiatique, si l’on entend bien réellement celui-ci dans sa signification légitime et normale.

Maintenant, ce qui rend la question un peu plus complexe, c’est que les deux sortes de transmission que nous venons d’indiquer, tout en étant en effet distinctes en raison de la différence de leur nature même, ne peuvent cependant jamais être entièrement séparées l’une de l’autre ; et ceci demande encore quelques explications, bien que nous ayons déjà en quelque sorte traité ce point implicitement lorsque nous avons parlé des rapports étroits qui unissent le rite et le symbole. En effet, les rites sont essentiellement, et avant tout, le véhicule de l’influence spirituelle, qui sans eux ne peut être transmise en aucune façon ; mais en même temps, par là même qu’ils ont, dans tous les éléments qui les constituent, un caractère symbolique, ils comportent aussi un enseignement en eux-mêmes, puisque, nous l’avons dit, les symboles sont précisément le seul langage qui convient réellement à l’expression des vérités e l’ordre initiatique.

Inversement, les symboles sont essentiellement un moyen d’enseignement, et non pas seulement d’enseignement extérieur, mais aussi de quelque chose de plus, en tant qu’ils doivent servir surtout de « supports » à la méditation, qui est tout au moins le commencement d’un travail intérieur ; mais ces mêmes symboles, en tant qu’éléments de rites et raison de leur caractère « non-humain », sont aussi des « supports » de l’influence spirituelle elle-même. D’ailleurs, si l’on réfléchit que le travail intérieur serait inefficace sans l’action ou, si l’on préfère, sans la collaboration de cette influence spirituelle, on pourra comprendre par là que la méditation sur les symboles prenne elle-même, dans certaines conditions, le caractère d’un véritable rite, et d’un rite qui, cette fois, ne confère plus seulement l’initiation virtuelle, mais permet d’atteindre un degré plus ou moins avancé d’initiation effective.

Par contre, au lieu de se servir des symboles de cette façon, on peut aussi se borner à « spéculer » sur eux, sans se proposer rien de plus ; nous ne voulons certes pas dire par là qu’il soit illégitime d’expliquer les symboles, dans la mesure du possible, et de chercher à développer, par des commentaires appropriés, les différents sens qu’ils contiennent (à la condition, d’ailleurs, de bien se garder en cela de toute « systématisation », qui est incompatible avec l’essence même du symbolisme) ; mais nous voulons dire que cela ne devrait, en tout cas, être regardé que comme une simple préparation à quelque chose d’autre, et c’est justement là ce qui, par définition, échappe au point de vue « spéculatif » comme tel.

Celui-ci ne peut que s’en tenir à une étude extérieure des symboles, qui ne saurait faire passer ceux qui s’y livrent de l’initiation virtuelle à l’initiation effective ; encore s’arrête-t-elle le plus souvent aux significations les plus superficielles, parce que, pour pénétrer plus avant, il faut déjà un degré de compréhension qui, en réalité, suppose tout autre chose que de la simple « érudition » ; et il faut même s’estimer heureux si elle ne s’égare pas plus ou moins complètement dans des considérations « à côté », comme par exemple lorsqu’on veut surtout trouver dans les symboles un prétexte à « moralisation », ou en tirer de prétendues applications sociales, voire même politique, qui n’ont certes rien d’initiatique ni même de traditionnel.

Dans ce dernier cas, on a déjà franchi la limite où le « travail » de certaines organisations cesse entièrement d’être initiatique, fût-ce d’une façon toute « spéculative », pour tomber purement et simplement dans le point de vue profane ; cette limite est aussi, naturellement, celle qui sépare la simple dégénérescence de la déviation, et il n’est que trop facile de comprendre comment la « spéculation », prise pour une fin en elle-même, se prête fâcheusement à glisser de l’une à l’autre d’une façon presque insensible.

Nous pouvons maintenant conclure sur cette question : tant qu’on ne fait que « spéculer », même en se tenant au point de vue initiatique et sans en dévier d’une façon ou d’une autre, on se trouve en quelque sorte enfermé dans une impasse, car on ne saurait en rien dépasser par là l’initiation virtuelle ; et, d’ailleurs, celle-ci existerait tout aussi bien sans aucune « spéculation », puisqu’elle est la conséquence immédiate de la transmission de l’influence spirituelle. L’effet du rite par lequel cette transmission est opérée est « différé », comme nous le disions plus haut, et reste à l’état latent et « enveloppé » tant qu’on ne passe pas du « spéculatif » à l’ « opératif » ; c’est dire que les considérations théoriques n’ont de valeur en tant que travail proprement initiatique, que si elles sont destinées à préparer la « réalisation » ; et elles en sont, en fait, une préparation nécessaire, mais c’est là que le point de vue « spéculatif » lui-même est incapable de reconnaître, et ce dont, il ne peut aucunement donner la conscience à ceux qui y bornent leur horizon.

 

 

 

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