samedi 22 février 2014

L’oratorio spirituel ou le samâ’ : Une liturgie du souvenir entre ciel et terre - Amélie Neuve-Eglise


           Jean Baptiste van Mour (1671–1737)








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Le samâ’ fait référence à une pratique spirituelle consistant à chanter et à danser pour exprimer certains états intérieurs particuliers et rendre louange à Dieu. Le mot samâ’ (سماع) vient du verbe arabe sami’a (سمع) signifiant "écouter". Cette pratique est donc avant tout une écoute, qui a cependant une particularité : elle se réalise avec l’oreille du cœur et décèle dans certaines musiques ou sons particuliers un appel à la connaissance de soi et au retour en un lieu situé au-delà de nos frontières géographiques. Elle se déroule selon des règles précises chargées d’un symbolisme à la fois riche et subtil, et se trouve parfois associée à certaines pratiques des confréries soufies tels que le dhikr [1] , la psalmodie de versets du Coran, des prières adressées au prophète Mohammad…

Bien qu’existant de manière sporadique depuis les premiers siècles de l’Islam, cette pratique a connu un nouvel essor grâce au grand mystique Jalâl-od-Dîn Rûmî (1207-1273) qui en définit les bases théosophiques en s’appuyant sur une pensée et une vision du monde très particulière. Le samâ’ demeure pratiqué jusqu’à aujourd’hui par les adeptes de sa "voie" (tarîqa), les mewlevîs, ainsi que par les adeptes de nombreuses autres confréries soufies du Moyen-Orient et du Maghreb. Au cours des siècles, cette pratique s’est d’ailleurs progressivement enrichie de divers chants et danses pour devenir une sorte de liturgie du souvenir puisant ses sources dans certains points fondamentaux de la mystique islamique.

Musique et mystique de l’Islam

Des grands mystiques tels que Ibn ’Arabî, Rûzbehân Baqlî Shîrâzî ou encore Sohrawardî ont fait, au détour d’un chapitre ou de quelques pages, allusion à la musique et à certaines de ses propriétés pouvant être à la fois bénéfiques à celui qui sait l’utiliser à bonne escient et extrêmement dommageables à la personne qui en fait un usage erroné.

Mais c’est sans doute Rûmî qui a porté le plus d’attention à la musique et au son dans la quête spirituelle, en déclarant que "dans les cadences de la musique est caché un secret ; si je le révélais, il bouleverserait le monde" [2]. A son tour Aflâkî, hagiographe de Rûmî, avait déjà comparé le son du violon et celui de l’appel à la prière en disant que le premier était "aussi une prière […]. Toutes deux s’adressent à Dieu. Il veut l’une extérieurement pour Son service, et l’autre intérieurement pour Son amour et Sa connaissance" [3].

De façon générale, la musique est considérée comme étant en relation intime avec l’ensemble du cosmos. Elle reflète la joie de vivre, la vie foisonnante et la nature engagées dans une danse perpétuelle. Les comparaisons entre nature et musique reviennent ainsi fréquemment dans le Mathnawî de Rûmî : "Je vois… […] les branches des arbres qui dansent comme des pénitents, les feuilles qui battent des mains comme des ménestrels" [4]. De même, le derviche se mettant à tourner au son de la flûte symbolise le mouvement circulaire constant des planètes et du cycle de la vie. La musique est donc l’expression sonore de la loi de l’univers, engagé dans un mouvement et une transformation circulaire perpétuels qui ne s’accomplirait pas sans l’existence d’un pôle (le soleil, symbolisant Dieu) et des planètes (l’ensemble des êtres vivants) tournant à la fois autour de lui et sur elles-mêmes.





La symbolique de l’instrument et en particulier de la flûte est également très importante dans la tradition mystique soufie et chiite. Dans le célèbre Mathnawî de Rûmî, chaque pèlerin de Dieu est une flûte que le souffle divin fait chanter : "nous sommes la flûte, notre musique vient de Toi" [5]. Ce motif du roseau trouverait sa source dans la tradition islamique selon laquelle l’une des premières choses créées par Dieu aurait été un roseau. Dans le Mathnawî, il symbolise également l’éloignement et le sentiment d’exil de l’âme-roseau qui, coupée de ses racines et séparée de la jonchaie (neyestân) de la prééternité du monde céleste pour être enfermé dans la prison du corps, gémit sans fin des douleurs de la séparation tout en aspirant à la ré-union avec son principe.


L’écoute de sonorités aux accents mélancoliques permet donc d’éveiller les cœurs et les consciences en incitant à réfléchir sur la réalité de la douleur se cachant dans la musique et sur la nostalgie des origines qu’elle déclenche dans le cœur des êtres. La compréhension de cette musique est cependant étroitement liée à l’aptitude et à l’état spirituel de celui qui l’écoute : si le cœur de l’auditeur est pur, elle sera tel un baume qui lui évoquera son état prééternel et lui livrera les secrets divins. Mais si ce dernier n’écoute la musique que par son audition externe, le son de la flûte pourra au contraire exacerber son animalité et ses désirs charnels. La musique comporte donc des niveaux de signification étroitement liés au degré d’ouverture spirituelle de son auditeur.

Chaque homme est donc appelé à écouter son âme et à faire chanter son propre ney en rompant progressivement les attaches qui le relient au monde matériel pour se remettre entre les mains du Musicien-Créateur. En évoquant l’instrument du rebab symbolisant le corps matériel de l’homme, Rûmî souligne ainsi que "ce n’est que corde sèche, bois sec, peau sèche, mais il en sort la voix du Bien-Aimé" [6]. En Inde, Rabindranath Tagore reprit par la suite le motif du roseau en appelant Dieu à faire de lui son instrument qu’Il ferait vibrer de sa musique.

Participant à un travail de connaissance et de maîtrise de soi, la musique a pour vocation de révéler à l’âme les causes de sa nostalgie et à la guider dans son aspiration à rejoindre son état subtil prééternel. Véritable office liturgique, le samâ’ fait se rencontrer musique, danse et parfois poésie à l’improviste ou au cours d’une cérémonie dont chaque mouvement s’enracine dans une symbolique aux significations riches et profondes.

Déroulement et symbolique du samâ’

Le samâ’ se réalise la plupart du temps en groupe, composé de plusieurs derviches d’une confrérie, de leur maître (shaykh), de musiciens, de chanteurs psalmodiant le Coran, et parfois d’un public.

Au sein de la confrérie Mawlawîa [7], les derviches sont en général vêtus d’un tissu blanc symbolisant le linceul et portent une sorte de toque en feutre très haute qui représente la pierre tombale.

Ils revêtent également un long manteau noir rappelant la tombe. Ces derniers sont guidés par un maître ou shaykh, intermédiaire entre le ciel et la terre, qui fait son entrée en dernier et qui, après avoir salué ses disciples, s’assoit face à un tapis de couleur rouge rappelant celle de la lumière du soleil couchant qui brûlait la terre de ses derniers rayons lorsque Rûmî rendit l’âme en 1273.

En général, la cérémonie commence par la récitation du prologue du Mathnawî évoquant la douleur de la séparation :

"Ecoute la flûte de roseau raconter une histoire et se lamenter de la séparation :

Depuis qu’on m’a coupé de la jonchaie, ma plainte fait gémir l’homme et la femme…

Le feu de l’amour est dans le roseau, l’ardeur de l’Amour fait bouillonner le vin.

La flûte est la confidente de celui qui est séparé de l’Ami ; ses accents déchirent nos voiles" [8].

Ensuite, des louanges au prophète souvent écrites par Rûmî lui-même sont lentement psalmodiées par un chanteur puis sont peu à peu accompagnées par le son de la flûte (ney), des timbales, et le rythme impulsé par le shaykh en frappant la terre. Le son des trompettes, qui intervient par la suite durant la danse, fait allusion au jugement dernier tout en rappelant le caractère fugace de l’existence terrestre.

Les derviches s’avancent alors pour faire trois fois de tour de la piste, le chiffre trois symbolisant les trois voies permettant de se rapprocher de Dieu : celle de la science, de l’expérience spirituelle devant conduire à la vision, et celle menant à l’union et l’annihilation de soi en Dieu (fanâ’) [9] . Ils laissent ensuite tomber leur manteau noir, symbole de l’enveloppe charnelle et de la prison du corps, pour renaître en un corps spirituel et immaculé, symbolisé par leur vêtement blanc.



Après avoir demandé la permission au shaykh, les derviches commencent à tourner sur eux-mêmes d’abord très lentement, en étendant leurs bras tels des oiseaux sur le point de prendre leur envol. Là encore, chaque geste est chargé d’une symbolique particulière : la main droite est tournée vers le ciel pour en recueillir la grâce, alors que la gauche est orientée vers la terre afin d’y répandre le don divin reçu qui s’est réchauffé en passant par le cœur brûlant d’amour des derviches. La disposition des danseurs n’est également pas le fruit du hasard : divisés en deux groupes formant chacun un demi-cercle, ils représentent respectivement l’arc de la descente des âmes dans les corps matériels et la remontée de ces mêmes âmes vers leur Créateur après la mort de leur enveloppe terrestre.

Le shaykh ne participe à la danse que dans un second temps, marquant alors une accélération du rythme. Il tourne à son tour au milieu du cercle et symbolise le soleil rayonnant autour duquel tournent les disciples-planètes. A ce moment-là, le son du pipeau s’élève de nouveau et la danse atteint alors son apogée : l’union mystique est réalisée. Lorsque le shaykh retourne à son lieu initial, la danse s’arrête pour laisser place à la psalmodie de versets du Coran, perçue comme la réponse de Dieu au samâ’ réalisé par les derviches. La cérémonie se termine avec des salutations et l’ultime évocation du nom divin : (Lui), rappelant le but et le destinataire unique de cette danse.

Le déroulement du samâ’ connaît certaines variations selon les confréries au sein desquelles il est pratiqué, mais on tend à y retrouver l’essentiel des éléments évoqués précédemment. La cérémonie peut parfois s’accompagner de la récitation de poèmes soufis chantés à capella ou de qasâ’id évoquant les noms de Dieu, certains aspects de la vie du Prophète Mohammad ou des personnes de haut rang spirituel qui lui ont succédées, ou encore des thèmes tournant autour de l’invocation de l’Aimé par l’amant et de la nostalgie de la séparation. Au-delà de ces variantes toutes extérieures, le samâ’ vise dans tous les cas à réaliser une conjonction, à recréer un lien entre l’homme et la divinité. L’enseignement de sa pratique s’effectue souvent durant les assemblées spirituelles des confréries dans lesquelles il est pratiqué.

En outre, au-delà de sa dimension cérémoniale et organisée, le samâ’ peut être également spontané et se déclencher en tout endroit et à tout moment, pour peu que le derviche ressente une émotion ou entende un son réveillant en lui les douleurs de la séparation de son Principe. Ce type de samâ’ était d’ailleurs le plus courant au temps de Rûmî, sa pratique ne s’étant codifiée et structurée qu’à partir du XVIIe siècle, soit près de quatre siècles après sa mort. Ce type de samâ’ spontané à notamment été évoqué par Jalâloddin Davânî [10] : "Il arrive aux maîtres d’entre les anachorètes spirituels (ahl al-tajrîd) d’éprouver dans leurs âmes une émotion sacrale bouleversante. Alors ils entrent en mouvement en dansant, en battant des mains, en tournoyant, et ils se préparent par ces mouvements à des splendeurs d’autres lumières aurorales, jusqu’à ce que cet état décroisse en eux, pour une cause ou une autre, comme le montre l’expérience des mystiques. Et cela, c’est le secret de l’audition musicale (sirr al-samâ’, le concert spirituel)" [11].

Une pratique ancrée dans la tradition islamique : racines et philosophie du samâ’

Si la pratique du samâ’ existait déjà avant le XIIe siècle, elle s’est réellement diffusée et a trouvé ses bases avec Rûmî qui avait déclaré : "Plusieurs chemins mènent à Dieu, j’ai choisi celui de la danse et de la musique" [12].

Le samâ’ est dès lors considéré comme un moyen de connaissance à part entière : si les livres peuvent satisfaire l’intellect et contribuer au développement de ses facultés analytiques et spéculatives, la danse du corps entraînant celle de l’âme permet d’éveiller cette dernière à l’existence de sa patrie oubliée. Aux côtés du savoir théorique et spéculatif, le samâ’ est donc essentiellement une connaissance contemplative et "en mouvement". Cette théorie de la connaissance - non exempte de certaines résonances platoniciennes -se fonde sur l’idée que l’homme détient en lui des connaissances qu’il a acquises à l’état prééternel et qu’il a ensuite oubliées après sa naissance "corporelle". Il doit dès lors s’efforcer de se ressouvenir et se remémorer les connaissances acquises par son âme avant qu’elle ne s’incarne dans son corps.

Ces croyances trouvent leur fondement dans le Coran qui fait état de la préexistence des âmes humaines et de l’existence d’un pacte établi entre Dieu et ces dernières : "Et quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam et les fit témoigner sur eux-mêmes : "Ne suis-Je pas votre Seigneur ?" Ils répondirent : "Mais si, nous en témoignons..." - afin que vous ne disiez point, au Jour de la Résurrection : "Vraiment, nous n’y avons pas fait attention" (7 :172). Pour de grands mystiques comme Junayd [13], ce passage clé révèle une des significations profondes du samâ’ : lorsque les derviches dansent, leurs âmes se ressouviennent de l’interrogation divine prééternelle et de la douceur et l’allégresse qu’elle avait insufflée dans leur âme. La musique constitue dès lors un élément du ressouvenir, et les sonorités émises par la flûte matérielle ne sont considérées que comme l’écho de musiques éternelles perçues par l’âme avant sa descente dans le corps matériel et dont l’écoute doit faire ressurgir la nostalgie de sa patrie originelle. Interrogé sur la signification du samâ’, le grand poète turc Divâne Mehmed Tchelebi répondit ainsi : "pour ce qui est de ses secrets, voici ce qui pourrait suffire : il faut que tu t’en ailles là d’où tu es venu" [14].

Le rôle du samâ’ dans la connaissance mystique a également été souligné par le grand mystique Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, qui avait évoqué que cette pratique pouvait révéler au mystique ce qu’il n’aurait compris ou découvert qu’au terme de plusieurs retraites de quarante jours (arba’înîyât).



Certains penseurs ont également soutenus que lorsque Dieu a créé l’être humain avec de l’argile, l’âme aurait tout d’abord refusé d’habiter le corps qu’elle considérait comme une prison. Le Créateur auraient alors envoyé deux anges jouer les plus belles mélodies pour la charmer, expliquant ainsi le sentiment d’allégresse et d’ivresse spirituelle que l’âme peut ressentir lorsqu’elle entend de belles sonorités.


Sohrawardî lui-même a également évoqué à plusieurs reprises dans son œuvre les effets de l’expérience musicale. Dans L’épître sur l’état d’enfance (Risâla fî hâlat al-tofûlîya), il dévoile le sens profond du samâ’ qui, selon lui, marque la rencontre avec le monde suprasensible et l’ouverture de l’âme aux mondes supérieurs divins. Le samâ’ permet ainsi de réveiller les sens intérieurs et spirituels de l’homme en provoquant une transfiguration de l’audition, l’âme devenant l’oreille vibrant au son de l’appel divin. Cette pratique a également été évoquée par Ibn ’Arabî, qui le considérait comme "l’écriture divine sur le livre de l’existence", phrase ayant fait l’objet de nombreuses gloses mais dont la signification exacte demeure floue.

En outre, Rûmî considérait le samâ’ comme un moyen permettant au mystique de manifester et de vivre pleinement ses émotions, des douleurs les plus profondes aux joies les plus intenses. Ainsi, on raconte souvent qu’une émotion particulière ou l’entente d’un son particulier incitait Rûmî à danser et qu’après la mort de son maître Shamsoddîn de Tabrîz, Rûmî lui-même ne cessa de pratiquer le samâ’ pour manifester sa peine et son chagrin.

Au final, la danse et l’ivresse spirituelle qu’elle permet d’exprimer doit conduire à un oubli progressif de sa propre personne ainsi qu’à la libération de l’emprise de son moi égoïste pour atteindre un état d’immersion en Dieu et d’annihilation totale de l’ego (fanâ’) dans la présence et l’amour divins [15]. La pratique du samâ’ doit également permettre de prendre conscience que tout l’univers et la création ne sont qu’un grand samâ’ chantant les louanges du Créateur. Il est par conséquent étroitement lié à une conception du divin considéré comme n’étant pas seulement une chose qui se pense et s’appréhende au travers de l’intellect, mais également qui se contemple et se vit.

Certains derviches se mêlaient également à la population locale et effectuaient avec elle la danse du samâ’, lui permettant d’oublier quelques instants ses difficultés quotidiennes et sa misère. Les derviches l’exécutaient aussi parfois dans la rue, lorsqu’ils revenaient de la prière du vendredi ou de certaines cérémonies religieuses. Dans l’esprit de certaines confréries, le caractère public de ces danses était et demeure considéré comme positif en ce qu’elles peuvent contribuer à développer dans le cœur de certains spectateurs réceptifs une certaine aspiration spirituelle et vers l’au-delà.

Controverses et prolongements modernes

La pratique du samâ’ a cependant fait l’objet de nombreuses controverses et critiques formulées pour la plupart par les courants orthodoxes et littéralistes de l’Islam, et attirant l’attention sur les déviations inhérentes à ce genre de pratique. Elles dénoncent notamment le danger de s’enivrer non pas de Dieu et de sa présence, mais de son propre état spirituel. Ce danger a d’ailleurs été évoqué par Rûmî lui-même, qui répétait inlassablement que le but ultime de cette danse était de rendre louange au Créateur unique, et qu’elle ne devait en aucun cas constituer une fuite par rapport à sa propre personne.

Dans ce cas, seule une élite restreinte parvient à atteindre réellement l’état d’annihilation en Dieu, alors que la grande majorité ne tend à éprouver qu’un "souvenir de soi" au détriment de celui de Dieu. Une troisième voie consistera dès lors à lutter contre le flot des pensées et penchants personnels pour concentrer progressivement son attention vers Dieu. Le combat contre l’âme charnelle est donc un prélude indispensable à la réalisation du samâ’, qui requiert à la fois une pureté intérieure et un oubli de son moi égoïste et charnel.

Dans ce sens, Sohrawardî a également fermement mis en garde contre les déviations du samâ’, en soulignant qu’il ne pouvait être que l’aboutissement d’un long processus de maturation spirituelle : "C’est la danse qui est le produit de l’état intérieur de l’âme ; ce n’est pas l’état intérieur de l’âme qui est le produit de la danse" [16]. Le samâ’ n’est donc qu’un moyen d’expression d’un état spirituel déjà présent et ne constitue en aucun cas une voie permettant d’atteindre un état extatique particulier qui deviendrait alors une fin en soi.

D’un point de vue politique, les confréries soufies et certaines de leurs pratiques dont le samâ’ ont souvent été considérées avec beaucoup de réticence par les autorités des différents pays où elles se sont développées, et notamment en Turquie après l’avènement d’Atatürk. De nombreux derviches tourneurs [17] ont dès lors quittés Konya pour s’établir dans des pays musulman d’Extrême-Orient, en Egypte, en Syrie, et dans les Balkans. Malgré cela, de nombreuses cérémonies de samâ’ se déroulent encore chaque année à Konya à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de la mort de Rûmî.

Le samâ’ aujourd’hui

Si cette pratique est caractéristique de la Mawlâwîya, le samâ’ fut et demeure également pratiqué par d’autres confréries telles que la Tijania, la Boutchichia, la Ni’matollahi ou la Madkourya. Dans de nombreux pays occidentaux, des ordres se rattachant aux principes fondateurs de la Mawlawîa ont également émergé, notamment aux Etats-Unis avec le Mevlevi Order of America, ou encore en Allemagne au sein de la Mevlevi Tariqa. Cependant, le sens profond de cette danse a souvent été oublié et les vrais maîtres se font de plus en plus rares ou effacés.

Au cours des dernières décennies, nous avons également assisté à une certaine ouverture des rituels de samâ’ au public, parallèlement au développement de nombreuses représentations "touristiques" notamment en Turquie, en Syrie ou en Egypte. Cependant, même si ces dernières conservent une certaine aura spirituelle, elles ont souvent revêtu un aspect folklorique pour ne garder du samâ’ que sa dimension apparente.

Certains ensembles formés de soufis membres de diverses confréries se sont également constitués tels que, en 1999, l’ensemble Jilânî, composé de jeunes disciples appartenant à la tarîqa Qadiriya Boudchichiya.

Des concerts sont également régulièrement organisés à Paris, notamment à l’Institut des cultures musulmanes au sein duquel s’est récemment produit l’Ensemble Rabi’a (du nom de la célèbre soufie du VIIIe siècle), composé de femmes membres de diverses confréries dont la Qadiriya et la Boudchichiya. Des concerts sont également organisés chaque année lors du festival des musiques sacrées du monde à Fès au Maroc. Enfin, diverses radios comme la Radio Samaa [18] ont été également créées et diffusent régulièrement des musiques soufies anciennes ou plus modernes.

Véritable office liturgique, le samâ’ participe au travail de connaissance de soi et a pour vocation de rappeler le lien intime unissant l’homme au divin. Les chants et danses qui l’accompagnent sont donc essentiellement ceux du "ressouvenir" et l’écho d’un appel entendu à un autre niveau de l’être. Il s’insère plus généralement dans un ensemble de pratiques soufies dont le but ultime est de réveiller l’Esprit-ney qui habite chaque être et à lui indiquer le chemin de sa vraie source. Il est le début d’un envol, celui de l’âme vers la source ultime de la vie, ainsi qu’un appel à se diriger vers l’Absolu.

Le samâ’ est la paix pour l’âme des vivants,

Celui qui sait cela possède la paix de l’âme.

سماع آرام جان زندگان است

کسی داند که او را جان جان است

Celui qui désire qu’on l’éveille,

C’est celui qui dormait au milieu du jardin.

کسی خواهد که او بیدار گردد

که او خفته میان بوستان است

Mais pour celui qui dort dans la prison,

Etre éveillé n’est pour lui que dommage.

ولیک آن کو به زندان خفته باشد

اگر بیدار گردد در زیان است

Assiste au samâ’ là où se célèbre une noce,

Non pas lors d’un deuil, en un lieu de lamentation.

سماع آنجا بکن کانجا عروسی است

نه در ماتم که آن جای فغان است

Celui qui ne connaît pas sa propre essence,

Celui aux yeux de qui est cachée cette beauté pareille à la lune,

کسی کو جوهر خود را ندیده است

کسی کان ماه از چشمش نهان است

Une telle personne, qu’a-t-elle à faire du samâ’ et du tambour de basque ?

Le samâ’ est fait pour l’union avec le Bien-Aimé.

چنین کس را سماع و دف چه باید

سماع از بهر وصل دلستان است

Ceux qui ont le visage tourné vers la Qibla,

Pour eux, c’est le samâ’ de ce monde et de l’autre.

کسانی را که روشان سوی قبله است

سماع این جهان و آن جهان است

Et plus encore ce cercle de danseurs dans le samâ’

Qui tournent et ont au milieu d’eux leur propre Ka’aba.

خصوصا حلقه ای کاندر سماع اند

همی گردند و کعبه در میان است

Rûmî, Odes mystiques, 339.



Un extrait de L’épître sur l’état d’enfance de Sohrawardi :



- Moi : Chez les soufis, pendant le concert spirituel (samâ’) un certain état se manifeste. D’où provient-il ?
- Le shaykh : Quelques instruments de résonance agréable, tels que la flûte, le tambourin et autres semblables, font entendre, sur les notes d’un même mode, des sons qui expriment la tristesse. Au bout d’un moment, le psalmiste élève la voix sur le ton le plus doux qu’il soit, et accompagné par les instruments, il psalmodie une poésie. L’état auquel tu fais allusion est celui de l’extatique rencontrant le monde suprasensible, lorsqu’il entend la voix de plus en plus triste et que, porté par cette audition, il contemple la forme manifestée à son extase. De même que l’on évoque l’Inde en faisant mention de l’éléphant, de même on évoque l’état de l’âme en faisant mention de l’âme. Mais alors l’âme soustrait ce plaisir au pouvoir de l’oreille : "Tu n’es pas digne, lui dit-elle, d’écouter cela." L’âme destitue l’oreille de sa fonction auditive, et elle écoute directement elle-même. C’est alors dans l’autre monde qu’elle écoute, car avoir la perception auditive de l’autre monde, ce n’est plus l’affaire de l’oreille.
- Moi : Et la danse mystique, quel en est le profit ?
- Le shaykh : L’âme tend vers la hauteur, à la façon de l’oiseau qui veut s’élancer hors de sa cage. Mais la cage qui est le corps l’en empêche. L’oiseau qui est l’âme fait des efforts et soulève sur place la cage du corps. Si l’oiseau est doué d’une grande vigueur, il brise la cage et s’envole. S’il n’a pas assez de force, il reste en proie à la stupeur et à la détresse, et il fait tourner la cage avec lui. Là même, le sens mystique de cette violence est manifeste. L’oiseau-âme tend vers la hauteur. Comme il ne peut s’envoler hors de sa cage, il veut emporter la cage avec lui, mais quelque effort qu’il fasse, il ne peut pas la soulever plus haut que d’un empan. L’oiseau soulève la cage, mais la cage retombe au sol.
- Moi : En quoi consiste la danse ?
- Le shaykh : Certains ont dit "Je danse hors de tout ce que je possède", ce qui veut dire : nous avons trouvé quelque chose de l’autre monde, c’est pourquoi nous avons renoncé à tout ce que nous possédions en ce monde-ci ; nous sommes désormais des anachorètes spirituels. Quant au sens symbolique, le voici. L’âme ne peut pas s’élever plus haut que d’un empan. Elle dit à la main (étendue pour la danse) : "Toi au moins élève-toi d’une coudée, peut-être aurons-nous avancé d’une étape." […]
Le premier venu qui se met à danser ne rencontre pas pour autant l’extase. C’est la danse qui est le produit de l’état intérieur de l’âme, ce n’est pas l’état intérieur de l’âme qui est le produit de la danse. Discuter de ce renversement des choses, c’est l’affaire des "vrais hommes". La danse, c’est pour les soufis le choc du monde suprasensible. Mais il ne suffit pas au premier venu de s’habiller de bleu pour devenir un soufi. Comme on l’a dit : "Les vêtus de bleu surabondent - Parmi eux sont les soufis qualifiés - Ceux-là ne sont que des corps, étant vides de l’âme - Ceux-ci sont apparences de corps, car ils sont tout entiers âme."
L’épître sur l’état d’enfance (Risâla fî hâlat al-tofûlîya), in Shihâboddîn Yahyâ Sohrawardî, L’archange empourpré, quinze traités et récits mystiques traduits du persan et de l’arabe, présentés et annotés par Henry Corbin, Fayard, 1976.



Bibliographie
 Alberto Fabio Ambrosio, Les derviches tourneurs : doctrine, histoire et pratiques, Paris, Cerf, 2006.
 Jalâl-od-Dîn Rûmî, Mathnawî
 Jalâl-od-Dîn Rûmî, Odes mystiques
 Eva de Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le soufisme, Seuil, 2005.
 Shihâboddîn Yahyâ Sohrawardî, L’archange empourpré, quinze traités et récits mystiques traduits du persan et de l’arabe, présentés et annotés par Henry Corbin, Fayard, 1976.


Notes


[1] Invocation répétitive des noms divins.


[2] Eva de Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le soufisme, Seuil, 2005, op. cit.


[3] Ibid, Aflâkî, op. cit, 1, p.309.


[4] Rûmî, Mathnawî, IV, 3265-3268.


[5] Jalâl-od-Dîn Rûmî, Mathnawî, I, 599.


[6] Eva de Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le soufisme, Seuil, 2005.


[7] Confrérie fondée après la mort de Rûmî par ses disciples et plus particulièrement son fils, Sultân Veled Celebî. Elle est la plus importante confrérie soufie de Turquie. D’importants poètes et musiciens tels que Shaykh Ghâlib, Abdullah Sârî ou Ismâ’îl Ankarâvî en ont fait partie. Elle s’est également étendue en Egypte, en Syrie et dans les Balkans.


[8] Rûmî, Mathnawî, I, 1 s.


[9] Cette mort de l’ego et de tout désir charnel et personnel est le but des efforts et de la lutte que mène le soufi contre lui-même. Elle conduit à l’oubli de sa propre personne et doit laisser place à la présence divine englobant tout.


[10] Philosophe ishrâqî du XVe siècle qui rédigea d’importants commentaires sur l’ensemble de l’œuvre de Sohrawardî.


[11] Shihâboddîn Yahyâ Sohrawardî, L’archange empourpré, quinze traités et récits mystiques traduits du persan et de l’arabe, présentés et annotés par Henry Corbin, Fayard, 1976, op. cit.


[12] Eva de Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le soufisme, Seuil, 2005.


[13] Junayd ibn Mohammad Abu-l-Qâsim al-Khazzaz al-Baghbâdî, grand mystique et soufi du IXe siècle.


[14] Dîvâne Mehmed Tchelebi, Traité sur la séance mawlawîe.


[15] Certains derviches tourneurs font également allusion à une légère brûlure intérieure parfois ressentie à l’apogée de la cérémonie du samâ’, appelée émotion extatique.



[16] Sohrawardî, L’épître sur l’état d’enfance (Risâla fî hâlat al-tofûlîya), in Shihâboddîn Yahyâ Sohrawardî, L’archange empourpré, quinze traités et récits mystiques traduits du persan et de l’arabe, présentés et annotés par Henry Corbin, Fayard, 1976.


[17] L’expression même de "derviche tourneur" a été forgée en Occident au XIXe siècle et fait avant tout référence à l’aspect extérieur du samâ’, sans toujours prendre en compte sa symbolique et son sens profond.















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