jeudi 6 mars 2014

René Guénon - À propos des supérieurs inconnus et de l’astral




La France antimaçonnique, décembre 1913, article signé Le Sphinx

Publication posthume dans Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome 2

Lorsque nous écrivions notre précédent article sur « La Stricte Observance et les Supérieurs Inconnus », en y signalant la singulière hantise qui, à certains écrivains maçonniques et occultistes, fait voir partout l’action des Jésuites dans la Haute Maçonnerie du XVIIIe siècle et dans l’Illuminisme, nous ne pensions certes pas avoir à constater des cas d’une semblable obsession parmi les antimaçons eux-mêmes. Or, voici qu’on nous a signalé un article paru dans la Revue Internationale des Sociétés Secrètes, dans la section Antimaçonnique de l’Index Documentaire1, sous la signature A. Martigue, article dans lequel nous lisons cette phrase vraiment étonnante : « Il ne faut pas oublier, quand on étudie les Illuminés, que Weishaupt a été élève, puis professeur, chez les Jésuites, et qu’il s’est beaucoup inspiré, en les déformant, bien entendu, pour les faire servir au mal, des méthodes que les R. Pères d’Ingolstadt appliquaient pour le bien avec tant de succès… sauf quand ils s’en sont servis pour former Weishaupt et ses premiers disciples ! ».


[*] Publié dans « Études Traditionnelles », septembre 1952.

(Note de l’Éditeur : Cet article fut primitivement publié dans « La France antimaçonnique » du 18 décembre 1913, sous la signature de « Le Sphinx ».)

[1] N° du 20 octobre 1913, pp. 3725-3737.


Voilà des insinuations qui, malgré toutes les précautions dont elles sont entourées, revêtent un caractère particulièrement grave sous la plume d’un antimaçon ; M. Martigue serait-il donc en mesure de les justifier ? Pourrait-il nous expliquer en quoi les R. Pères du XVIIIe siècle peuvent être rendus, même indirectement, responsables des doctrines révolutionnaires du F Weishaupt et de ses adeptes ? Pour nous, jusqu’à ce que cette démonstration soit faite, cela nous semble être un peu comme si l’on rendait les R. Pères du XIXe siècle responsables des théories anarchistes développées de nos jours par leur ex-élève et novice, le F Sébastien Faure ! On pourrait assurément aller loin dans ce sens, mais cela ne serait ni sérieux ni digne dun écrivain qui saffirme possesseur de « méthodes rigoureuses et exactes ».

Voici, en effet, ce qu’écrit M. Martigue, un peu avant la phrase déjà citée, au sujet d’une étude intitulée Les Pièges de la Secte : le Génie des Conspirations, publiée dans les Cahiers Romains de l’Agence Internationale Roma : « L’auteur ne paraît connaître que les ouvrages du P. Deschamps, de Rarruel, de Claudio Janet et de Crétineau-Joly. C’est beaucoup, mais ce n’est pas assez, et si ces excellents travaux, qui devront, certes, toujours être consultés avec fruit par les étudiants en antimaçonnerie, ont été écrits par des maîtres respectables, dont tout le monde doit louer et reconnaître les efforts, il est impossible, cependant, de ne pas constater qu’ils datent d’une époque où la science et la critique historiques n’avaient pas été portées au point où nous les trouvons aujourd’hui. Nos méthodes, qui tendent à se perfectionner chaque jour, sont autrement rigoureuses et exactes. C’est pourquoi il est dangereux, au point de vue de l’exactitude scientifique, de négliger les travaux les plus modernes ; il est encore plus fâcheux de les dédaigner de parti pris ».

Il faut être bien sûr de soi et de tout ce qu’on avance, pour se permettre de reprocher un manque d’« exactitude scientifique » à quatre auteurs qui sont parmi les maîtres les plus incontestés de l’antimaçonnisme. Assurément, M. Martigue a confiance dans les « progrès de la science et de la critique » ; mais, comme ces mêmes « progrès » servent à justifier des choses telles que l’exégèse moderniste et la prétendue « science des religions », il nous est difficile de les considérer comme un argument convaincant. Nous ne nous attendions pas à voir M. Martigue faire une déclaration aussi…. évolutionniste, et nous nous demandons si les méthodes qu’il préconise, et qu’il oppose « aux méthodes et aux habitudes défectueuses de certains » (à qui fait-il allusion ?), ne se rapprochent pas singulièrement de la « méthode positiviste » dont nous avons déjà parlé… Enfin, s’il connaît « les papiers de Weishaupt lui-même », comme il le donne à entendre, nous espérons qu’il ne tardera pas à nous communiquer les découvertes qu’il a dû y faire, notamment en ce qui concerne les rapports de Weishaupt avec « les R. Pères d’Ingolstadt » ; rien ne saurait mieux prouver la valeur de ses méthodes.

Mais, pourtant, ne vaudrait-il pas mieux s’arrêter de préférence au rôle que les Juifs ont pu jouer à l’origine de l’Illuminisme bavarois, aussi bien que derrière certains « systèmes » de la Haute Maçonnerie ? Citons, en effet, cette phrase de l’étude des Cahiers Romains : « Les combinaisons de ce génie (Weishaupt) furent sans doute aidées par des Juifs, héritiers des haines implacables de la vieille Synagogue, car le fameux Bernard Lazare n’a pas reculé devant cet aveu : « Il y eut des Juifs autour de Weishaupt » (L’Antisémitisme, son histoire et ses causes, pp. 339-340) ».

Nous relevons ceci parce que nous avons déjà eu l’occasion de parler de cette influence des Juifs, mais il y aurait bien d’autres choses intéressantes à signaler dans ce travail, contre lequel le rédacteur de la Revue Internationale des Sociétés Secrètes fait preuve d’une prévention qui confine à la partialité. Après lui avoir reproché « l’absence de variété dans la documentation », tout en reconnaissant sa « valeur réelle », il ajoute : « Il est une autre lacune bien regrettable, quand on veut étudier l’Illuminisme, c’est l’ignorance de la mystique et de l’occultisme ». Nous reviendrons un peu plus loin sur ce point ; pour le moment, nous ferons seulement remarquer que la mystique, qui relève de la théologie, est une chose, et que l’occultisme en est une autre tout à fait différente : les occultistes sont, en général, profondément ignorants de la mystique, et celle-ci n’a rien à faire avec leur pseudo-mysticisme.

Malheureusement, quelque chose nous fait craindre que les reproches de M. Martigue ne soient causés surtout par un mouvement de mauvaise humeur : c’est que l’article des Cahiers Romains contient une critique, très juste à notre avis, du compte rendu donné par M. Gustave Bord, dans la même Revue Internationale des Sociétés Secrètes1, sur le livre de M. Benjamin Fabre, Un Initié des Sociétés Secrètes supérieures : Franciscus, Eques a Capite Galeato. « Parlant de quelques aventuriers maçonniques qui tâchaient de s’imposer aux « poires » des Loges, en s’affichant comme mandataires des mystérieux S. I. (Supérieurs Inconnus), centre fermé de toute la Secte, M. Bord constate que ces aventuriers se vantaient ; d’où il déduit que ces S. I. n’existaient pas. La déduction est bien risquée. Si les aventuriers en question se sont présentés faussement comme des missi dominici des S. I., non seulement rien ne dit que ces derniers n’existaient pas, mais plutôt cela montre la conviction générale de l’existence de ces S. I., car il aurait été bien étrange que ces imposteurs eussent inventé de toutes pièces le mandant, outre le mandat. Leur calcul de réussite devait, évidemment, se baser sur cette conviction, et celle-ci ne dépose pas contre l’existence des Superiores Incogniti, évidemment ».

En effet, cela est l’évidence même pour quiconque n’est pas aveuglé par la préoccupation de soutenir à tout prix la thèse opposée ; mais « ne serait-ce pas M. Bord lui-même qui, se mettant en contradiction avec les maîtres de l’antimaçonnisme, nie l’évidence, et méconnaît absolument (suivant ses propres expressions) « l’emplacement, la tactique et la force de l’adversaire » ?... il y a des antimaçons bien étranges. »


[1] N° du 5 septembre 1913, pp. 3071 et suivantes.


Et nous ajouterons ici que c’est précisément à ce compte-rendu de M. Gustave Bord, aussi peu impartial que les appréciations de M. Martigue, que nous songions lorsque nous faisions allusion à la « méthode positiviste » de certains historiens. Voici maintenant que M. Martigue, à son tour, reproche à MM. Benjamin Fabre et Copin-Albancelli « le désir d’apporter un argument à une thèse préconçue sur l’existence des directeurs inconnus de la Secte » ; n’est-ce pas plutôt à M. Bord que l’on pourrait reprocher d’avoir une « thèse préconçue » sur la non-existence des Supérieurs Inconnus ?

Voyons donc ce que répond à ce sujet M. Martigue : « Quant à la thèse opposée à M. Bord à propos des Supérieurs Inconnus, il est nécessaire de distinguer : si le directeur des Cahiers Romains entend par ceux-ci des hommes en chair et en os, nous croyons qu’il est dans l’erreur et que M. Bord a raison. » Et, après avoir énuméré quelques-uns des chefs de la Haute Maçonnerie du XVIIIe siècle, il continue : « … S’ils s’étaient présentés comme mandataires d’hommes vivants, on pourrait, avec raison, les traiter d’imposteurs, comme on a le droit de le faire de nos jours, par exemple, pour Mme Blavatsky, Annie Besant et autres chefs de la Théosophie, lorsqu’ils nous parlent des Mahâtmâs, vivant dans une loge du Thibet. » À cela, on peut bien objecter que les soi-disant Mahâtmâs ont justement été inventés sur le modèle, plus ou moins déformé, des véritables Supérieurs Inconnus, car il est peu d’impostures qui ne reposent pas sur une imitation de la réalité, et c’est d’ailleurs l’habile mélange du vrai et du faux qui les rend plus dangereuses et plus difficiles à démasquer. D’autre part, comme nous l’avons dit, rien ne nous empêche de considérer comme des imposteurs, en certaines circonstances, des hommes qui ont cependant pu être réellement des agents subalternes d’un Pouvoir occulte ; nous en avons dit les raisons, et nous ne voyons aucune nécessité à justifier de tels personnages de cette accusation, même par la supposition que les Supérieurs Inconnus n’étaient pas « des hommes en chair et en os ». En ce cas, qu’étaient-ils donc, selon M. Martigue ? La suite de notre citation va nous l’apprendre, et ce ne sera pas, dans son article, notre moindre sujet d’étonnement.

« Mais ce n’est pas de cela dont il s’agit (sic) ; cette interprétation est tout exotérique, pour les profanes et les adeptes non initiés. » Jusqu’ici, nous avions cru que l’« adeptat » était un stade supérieur de l’« initiation » ; mais passons. « Le sens ésotérique a toujours été très différent. Les fameux Supérieurs Inconnus, pour les vrais initiés, existent parfaitement, mais ils vivent… dans l’Astral. Et c’est de là que, par la théurgie, l’occultisme, le spiritisme, la voyance, etc., ils dirigent les chefs des Sectes, du moins au dire de ceux-ci. » Est-ce donc à des conceptions aussi fantastiques que doit conduire la connaissance de l’occultisme, ou du moins d’un certain occultisme, malgré toute la « rigueur » et toute l’« exactitude » des « méthodes scientifiques et critiques » et des « preuves historiques indiscutables qu’on exige aujourd’hui (!) des historiens sérieux et des érudits » ?

De deux choses l’une ou M. Martigue admet l’existence de l’« Astral » et de ses habitants, Supérieurs Inconnus ou autres, et alors nous sommes en droit de trouver qu’« il y a des antimaçons bien étranges » autres que M. Gustave Bord ; ou il ne l’admet pas, comme nous voulons le croire d’après la dernière restriction, et, dans ce cas, il ne peut pas dire que ceux qui l’admettent sont « les vrais initiés ». Nous pensons, au contraire, qu’ils ne sont que des initiés très imparfaits, et même il n’est que trop évident que les spirites, par exemple, ne peuvent à aucun titre être regardés comme des initiés. Il ne faudrait pas oublier, non plus, que le spiritisme ne date que des manifestations de Hydesville, qui commencèrent en 1847, et qu’il était inconnu en France avant le F Rivail, dit Allan Kardec. On prétend que celui-ci « fonda sa doctrine à laide des communications quil avait obtenues, et qui furent colligées, contrôlées, revues et corrigées par des esprits supérieurs »1. Ce serait là, sans doute, un remarquable exemple de l’intervention de Supérieurs Inconnus selon la définition de M. Martigue, si nous ne savions malheureusement que les « esprits supérieurs » qui prirent part à ce travail n’étaient pas tous « désincarnés », et même ne le sont pas tous encore : si Eugène Nus et Victorien Sardou sont, depuis cette époque, « passés dans un autre plan d’évolution », pour employer le langage spirite, M. Camille Flammarion continue toujours à célébrer la fête du Soleil à chaque solstice d’été.


[1] Dr Gibier, Le Spiritisme, pp. 136-137.


Ainsi, pour les chefs de la Haute Maçonnerie au XIIIe siècle, il ne pouvait pas être question du spiritisme, qui n’existait pas encore, pas plus d’ailleurs que l’occultisme, car, s’il y avait alors des « sciences occultes », il n’y avait aucune doctrine appelée « occultisme » ; il semble que ce soit Éliphas Lévi qui ait été le premier à employer cette dénomination, accaparée, après sa mort (1875), par certaine école dont, au point de vue initiatique, le mieux est de ne rien dire. Ce sont ces mêmes « occultistes » qui parlent couramment du « monde astral », dont ils prétendent se servir pour expliquer toutes choses, surtout celles qu’ils ignorent. C’est encore Éliphas Lévi qui a répandu l’usage du terme « astral », et, bien que ce mot remonte à Paracelse, il paraît avoir été à peu près inconnu des Hauts Maçons du XVIIIe siècle, qui, en tout cas, ne l’auraient sans doute pas entendu tout à fait de la même façon que les occultistes actuels. Est-ce que M. Martigue, dont nous ne contestons pas les connaissances en occultisme, est bien sûr que ces connaissances mêmes ne l’amènent pas précisément à « une interprétation tout exotérique » de Swedenborg, par exemple, et de tous les autres qu’il cite en les assimilant, ou à peu près, aux « médiums » spirites ?

Citons textuellement : « Les Supérieurs Inconnus, ce sont les Anges qui dictent à Swedenborg ses ouvrages, c’est la Sophia de Gichtel, de Bœhme, la Chose de Martinez Pasqualis (sic), le Philosophe Inconnu de Saint-Martin, les manifestations de l’École du Nord, le Gourou des Théosophes, l’esprit qui s’incarne dans le médium, soulève le pied de la table tournante ou dicte les élucubrations de la planchette, etc., etc. » Nous ne pensons pas, quant à nous, que tout cela soit la même chose, même avec « des variations et des nuances », et c’est peut-être chercher les Supérieurs Inconnus là où il ne saurait en être question. Nous venons de dire ce qu’il en est des spirites, et, quant aux « Théosophes », ou plutôt aux « théosophistes », on sait assez ce qu’il faut penser de leurs prétentions. Notons d’ailleurs, à propos de ces derniers, qu’ils annoncent l’incarnation de leur « Grand Instructeur » (Mahâgourou), ce qui prouve que ce n’est pas dans le « plan astral » qu’ils comptent recevoir ses enseignements. D’autre part, nous ne pensons pas que Sophia (qui représente un principe) se soit jamais manifestée d’une façon sensible à Bœhme ou à Gichtel. Quant à Swedenborg, il a décrit symboliquement des « hiérarchies spirituelles » dont tous les échelons pourraient fort bien être occupés par des initiés vivants, d’une façon analogue à ce que nous trouvons, en particulier, dans l’ésotérisme musulman.

Pour ce qui est de Martinès de Pasqually, il est assurément assez difficile de savoir au juste ce qu’il appelait mystérieusement « la Chose » ; mais, partout où nous avons vu ce mot employé par lui, il semble qu’il n’ait ainsi rien voulu désigner d’autre que ses « opérations », ou ce qu’on entend plus ordinairement par l’Art. Ce sont les modernes occultistes qui ont voulu y voir des « apparitions » pures et simples, et cela conformément à leurs propres idées ; mais le F Franz von Baader nous prévient qu’« on aurait tort de penser que sa physique (de Martinès) se réduit aux spectres et aux esprits »1. Il y avait là, comme dailleurs au fond de toute la Haute Maçonnerie de cette époque, quelque chose de bien plus profond et de bien plus vraiment « ésotérique », que la connaissance de l’occultisme actuel ne suffit aucunement à faire pénétrer.

Mais ce qui est peut-être le plus singulier, c’est que M. Martigue nous parle du « Philosophe Inconnu de Saint-Martin », alors que nous savons parfaitement que Saint-Martin lui-même et le Philosophe Inconnu ne faisaient qu’un, le second n’étant que le pseudonyme du premier. Nous connaissons, il est vrai, les légendes qui circulent à ce sujet dans certains milieux ; mais voici qui met admirablement les choses au point : « Les Superiores Incogniti ou S. I. ont été attribués, par un auteur fantaisiste, au théosophe Saint-Martin, peut-être parce que ce dernier signait ses ouvrages : un Philosophe Inconnu, nom d’un grade des Philalèthes (régime dont il ne fit d’ailleurs jamais partie). Il est vrai que le même fantaisiste a attribué le livre des Erreurs et de la Vérité, du Philosophe Inconnu, à un Agent Inconnu ; et qu’il s’intitule lui-même S. I. Quand on prend de l’inconnu, on n’en saurait trop prendre ! »2. On voit assez par là combien il peut être dangereux d’accepter sans contrôle les affirmations de certains occultistes ; c’est dans de pareils cas surtout qu’il convient de se montrer prudent et, suivant le conseil de M. Martigue lui-même, « de ne rien exagérer ».


[1] Les enseignements secrets de Martinès de Pasqually, p. 18.

[2] Notice historique sur le Martinésisme et le Martinisme, pp. 35 36, en note.


Ainsi, on aurait grand tort de prendre ces mêmes occultistes au sérieux lorsqu’ils se présentent comme les descendants et les continuateurs de l’ancienne Maçonnerie ; et pourtant nous trouvons comme un écho de ces assertions « fantaisistes » dans la phrase suivante de M. Martigue : « Cette question (des Supérieurs Inconnus) soulève des problèmes que nous étudions dans l’occultisme, problèmes dont les Francs-Maçons du XVIIIe siècle poursuivaient avec ardeur la solution. » Sans compter que cette même phrase, interprétée trop littéralement, pourrait faire passer le rédacteur de la Revue Internationale des Sociétés Secrètes pour un « occultiste » aux yeux « des lecteurs superficiels n’ayant pas le temps de creuser ces choses ».

« Mais, continue-t-il, on ne peut voir clair dans cette question que si l’on connaît à fond les sciences occultes et la mystique. » C’est là ce qu’il voulait prouver contre le collaborateur de l’Agence Internationale Roma ; mais n’a-t-il pas prouvé surtout, contre lui-même, que cette connaissance devrait s’étendre encore plus loin qu’il ne l’avait supposé ? « C’est pourquoi si peu d’antimaçons parviennent à pénétrer ces arcanes que ne connaîtront jamais ceux qui prétendent demeurer sur le terrain positiviste. » Ceci est, à notre avis, beaucoup plus juste que tout ce qui précède ; mais n’est-ce pas un peu en contradiction avec ce que M. Martigue nous a dit de ses « méthodes » ? Et alors, s’il n’adhère pas à la conception « positiviste » de l’histoire, pourquoi prend-il envers et contre tous la défense de M. Gustave Bord, même lorsque celui-ci est le moins défendable ?

« Il est impossible de comprendre les écrits d’hommes qui vivent dans le surnaturel et se laissent diriger par lui, comme les théosophes swedenborgiens ou martinistes du XVIIIe siècle, si l’on ne se donne pas la peine d’étudier et la langue qu’ils parlent et la chose dont ils traitent dans leurs lettres et leurs ouvrages. Encore moins si, de parti pris, on prétend nier l’existence de l’atmosphère surnaturelle dans laquelle ils étaient plongés et qu’ils respiraient chaque jour. » Oui, mais, outre que cela se retourne contre M. Bord et ses conclusions, ce n’est pas une raison pour passer d’un extrême à l’autre et attribuer plus d’importance qu’il ne convient aux « élucubrations » des planchettes spirites ou à celles de quelques pseudo-initiés, au point de ramener tout le « surnaturel » en question, quelle qu’en soit d’ailleurs la qualité, à l’étroite interprétation de l’« Astral ».

Autre remarque : M. Martigue parle des « théosophes swedenborgiens ou martinistes », comme si ces deux dénominations étaient à peu près équivalentes ; serait-il donc tenté de croire à l’authenticité de certaine filiation qui est cependant fort éloignée de toute « donnée scientifique » et de toute « base positive » ? « À ce sujet, nous croyons devoir dire que, lorsque M. Papus affirme que Martinès de Pasqually a reçu l’initiation de Swedenborg au cours d’un voyage à Londres, et que le système propagé par lui sous le nom de rite des Élus-Coëns n’est qu’un Swedenborgisme adapté, cet auteur s’abuse ou cherche à abuser ses lecteurs dans l’intérêt d’une thèse très personnelle. Pour se livrer à de semblables affirmations, il ne suffit pas, en effet, d’avoir lu dans Ragon, qui lui-même l’avait lu dans Reghelini, que Martinès a emprunté le rite des Élus-Coëns au suédois Swedenborg. M. Papus aurait pu s’abstenir de reproduire, en l’amplifiant, une appréciation qui ne repose sur rien de sérieux. Il aurait pu rechercher les sources de son document et s’assurer qu’il n’y a que fort peu de rapports entre la doctrine et le rite de Swedenborg, et la doctrine et le rite des Élus-Coëns… Quant au prétendu voyage à Londres, il n’a eu lieu que dans l’imagination de M. Papus »1. Il est fâcheux, pour un historien, de se laisser entraîner par son imagination… « en Astral » ; et, malheureusement, les mêmes remarques peuvent s’appliquer à bien d’autres écrivains, qui s’efforcent d’établir les rapprochements les moins vraisemblables « dans l’intérêt d’une thèse très personnelle », souvent même trop personnelle !

Mais revenons à M. Martigue, qui nous avertit encore une fois que, « sans le secours de ces sciences, dites occultes, il est de toute impossibilité de comprendre la Maçonnerie du XVIIIe siècle et même, ce qui étonnera les non initiés, celle d’aujourd’hui ». Ici, un ou deux exemples nous auraient permis de mieux saisir sa pensée ; mais voyons la suite : « C’est de cette ignorance (de l’occultisme), qui est le partage non seulement de profanes, mais aussi de Maçons, même revêtus des hauts grades, que proviennent des erreurs comme celle dont nous nous occupons. Cette erreur a lancé l’antimaçonnerie à la recherche de Supérieurs Inconnus qui, sous la plume des vrais initiés, sont simplement des manifestations extranaturelles d’êtres vivant dans le Monde Astral. »


[1] Notice historique sur le Martinésisme et le Martinisme, p. 17, en note.


Comme nous l’avons dit, nous ne croyons pas, quant à nous, que ceux qui peuvent soutenir cette thèse soient de « vrais initiés » ; mais, si M. Martigue, qui l’affirme, le croit vraiment, nous ne voyons pas trop pourquoi il s’empresse d’ajouter : « Ce qui ne préjuge rien sur leur existence (de ces Supérieurs Inconnus), pas plus, du reste, que sur celle dudit Monde Astral », sans paraître s’apercevoir qu’il remet ainsi tout en question. Tout en « ne prétendant indiquer que ce que pensaient les Hauts Maçons du XVIIIe siècle », est-il bien sûr d’interpréter fidèlement leur pensée, et de n’avoir pas introduit tout simplement une complication nouvelle dans un des problèmes dont ces FF « poursuivaient avec ardeur la solution », parce que cette solution devait les aider à devenir les « vrais initiés » qu’ils n’étaient pas encore, évidemment, tant qu’ils ne l’avaient pas trouvée ? C’est que les « vrais initiés » sont encore plus rares qu’on ne pense, mais cela ne veut pas dire qu’il n’en existe pas du tout, ou qu’il n’en existe qu’« en Astral » ; et pourquoi, bien que vivant sur terre, ces « adeptes », au sens vrai et complet du mot, ne seraient-il pas les véritables Supérieurs Inconnus ?

« Par conséquent (?), en écrivant les mots Supérieurs Inconnus, S. I., les Illuminés, les Martinistes, les membres de la Stricte Observance et tous les Maçons du XVIIIe siècle parlent bien d’êtres considérés comme ayant une existence réelle supérieure, sous la direction desquels chaque Loge et chaque adepte initié (sic) sont placés. » Avoir fait des Supérieurs Inconnus des « êtres astraux », puis leur assigner un tel rôle d’« aides invisibles » (invisible helpers), comme disent les théosophistes, n’est-ce pas vouloir les rapprocher un peu trop des « guides spirituels » qui dirigent de même, d’un « plan supérieur », les médiums et les groupes spirites ? Ce n’est donc peut-être pas tout à fait « dans ce sens qu’écrivent l’Eques a Capite Galeato et ses correspondants », à moins qu’on ne veuille parler d’une « existence supérieure » pouvant être « réalisée » par certaines catégories d’initiés, qui ne sont « invisibles » et « astraux » que pour les profanes et pour les pseudo-initiés auxquels nous avons déjà fait quelques allusions. Tout l’occultisme contemporain, même en y joignant le spiritisme, le théosophisme et les autres mouvements « néo-spiritualistes », ne peut encore, quoi qu’en dise M. Martigue, conduire qu’à « une interprétation tout exotérique ». Mais, s’il est si difficile de connaître exactement la pensée des Hauts Maçons du XVIIIe siècle, et, par conséquent, d’« interpréter leurs lettres comme ils les comprenaient eux-mêmes », est-il indispensable que ces conditions soient intégralement remplies pour ne pas « se tromper complètement en poursuivant ces études, déjà si difficiles, même quand on est dans la bonne voie » ? Et y a-t-il quelqu’un, parmi les antimaçons, qui puisse se dire « dans la bonne voie » à l’exclusion de tous les autres ? Les questions qu’ils ont à étudier sont bien trop complexes pour cela, même sans faire intervenir l’« Astral » là où il n’a que faire. C’est pourquoi il est toujours « fâcheux de dédaigner de parti pris », même au nom de la «  science » et de la « critique », des travaux qui, comme le dit fort bien le rédacteur des Cahiers Romains, « ne sont pas définitifs, ce qui n’empêche pas qu’ils soient très importants, tels qu’ils sont ». Assurément, M. Gustave Bord a des prétentions à l’impartialité ; mais possède-t-il vraiment cette qualité au degré qui doit être nécessaire, nous le supposons du moins, pour réaliser l’idéal de M. Martigue, « l’historien averti qui sait trouver son bien partout, et à qui la saine critique permet de juger la valeur des documents » ? Encore une fois, il peut y avoir plusieurs façons d’être « dans la bonne voie », et il suffit d’y être, d’une façon ou d’une autre, pour ne pas « se tromper complètement », sans même qu’il soit « indispensable d’éclairer la bonne route aux ténébreuses lumières (? !) de l’occultisme », ce qui est surtout fort peu clair !

M. Martigue conclut en ces termes : « En attendant, nous reconnaissons volontiers que, s’il comprend le pouvoir occulte dans le sens que nous venons d’indiquer, le rédacteur des Cahiers Romains a raison d’écrire, ainsi qu’il le fait : « Nous constatons qu’aucun argument probant n’a été présenté, jusqu’ici, contre le pouvoir central occulte de la Secte ». Mais s’il entend, par ces mots, contrairement aux Francs Maçons initiés du XVIIIe siècle, un comité d’hommes en chair et en os, nous sommes obligé de retourner l’argument et de dire : « Nous constatons qu’aucun document probant n’a été présenté, jusqu’ici, en faveur de ce comité directeur inconnu ». Et c’est à ceux qui affirment cette existence d’apporter la preuve décisive. Nous attendons. La question demeure donc ouverte. » En effet, elle est toujours ouverte, et il est certain qu’« elle est des plus importantes » ; mais qui donc a jamais prétendu que les Supérieurs Inconnus, même « en chair et en os », constituaient un « comité », ou même une « société » au sens ordinaire du mot ? Cette solution paraît fort peu satisfaisante, au contraire, lorsqu’on sait qu’il existe certaines organisations vraiment secrètes, beaucoup plus rapprochées du « pouvoir central » que ne l’est la Maçonnerie extérieure, et dont les membres n’ont ni réunions, ni insignes, ni diplômes, ni moyens extérieurs de reconnaissance. Il est bon d’avoir le respect des « documents », mais on comprend qu’il soit plutôt difficile d’en découvrir de « probants » lorsqu’il s’agit précisément de choses qui, comme nous l’écrivions précédemment, « ne sont pas de nature à être prouvées par un document écrit quelconque ». Là encore, il ne faut donc « rien exagérer », et il faut surtout éviter de se laisser absorber exclusivement par la préoccupation « documentaire », au point de perdre de vue, par exemple, que l’ancienne Maçonnerie reconnaissait plusieurs sortes de Loges travaillant « sur des plans différents », comme dirait un occultiste, et que, dans la pensée des Hauts Maçons d’alors, cela ne signifiait aucunement que les « tenues » de certaines de ces Loges avaient lieu « dans l’Astral », dont les « archives », d’ailleurs, ne sont guère accessibles qu’aux « étudiants » de l’école de M. Leadbeater. S’il est aujourd’hui des S. I. « fantaisistes » qui prétendent se réunir « en Astral », c’est pour ne pas avouer tout simplement qu’ils ne se réunissent pas du tout, et, si leurs « groupes d’études » ont été, en effet, transportés « sur un autre plan », ce n’est que de la façon qui est commune à tous les êtres « en sommeil » ou « désincarnés », qu’il s’agisse d’individualités ou de collectivités, de « comités » profanes ou de « sociétés » soi-disant « initiatiques ». Il y a, dans ces dernières, beaucoup de gens qui voudraient se faire passer pour des « mystiques » alors qu’ils ne sont que de vulgaires « mystificateurs », et qui ne se gênent pas pour allier le charlatanisme à l’occultisme, sans même posséder les quelques « pouvoirs » inférieurs et occasionnels qu’a pu exhiber parfois un Gugomos ou un Schœpfer. Aussi, il vaudrait peut-être encore mieux étudier d’un peu plus près les « opérations » et la « doctrine » de ces derniers, si imparfaitement initiés qu’ils aient été, que celles de prétendus « Mages » contemporains, qui ne sont pas initiés du tout, ou du moins qui ne le sont à rien de sérieux, ce qui revient exactement au même.

Tout cela, bien entendu, ne veut pas dire qu’il ne soit pas bon d’étudier et de connaître même l’occultisme courant et « vulgarisateur », mais en n’y attachant que l’importance très relative qu’il mérite, et bien moins pour y rechercher un « ésotérisme » profond qui ne s’y trouve pas, que pour en montrer à l’occasion toute l’inanité, et pour mettre en garde ceux qui seraient tentés de se laisser séduire par les trompeuses apparences d’une « science initiatique » toute superficielle et de seconde ou de troisième main. Il ne faut se faire aucune illusion : si l’action des vrais Supérieurs Inconnus existe quelque peu, malgré tout, jusque dans les mouvements « néo-spiritualistes » dont il s’agit, quels que soient leurs titres et leurs prétentions, ce n’est que d’une façon tout aussi indirecte et lointaine que dans la Maçonnerie la plus extérieure et la plus moderne. Ce que nous venons de dire le prouve déjà, et nous aurons l’occasion, dans de prochaines études, de rapporter à ce sujet d’autres exemples non moins significatifs.

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