Le Ksar al
Kiali, Ouadâne, Mauritanie (12e siècle)
Un ksar (arabe
: قصر [qsar]), au pluriel ksour (قصور [qṣūr]), est un village fortifié
Paris, Maisonneuve & Larose, 1983, 278 p.
Introduction
La naissance
de l'Islam en Arabie au VIIe siècle de l'ère chrétienne fut sans aucun doute
l'un des faits majeurs de l'histoire de l'Humanité.
Cet
événement de portée universelle devait particulièrement marquer le destin de
l'Afrique occidentale.
Moins d'un
siècle après les prédications du Prophète Mohammed (570-632), l'Islam apparut
aux marches septentrionales des empires soudanais. De nouvelles relations,
empreintes du sceau d'un l'Islam commerçant et non conquérant, vont s'instaurer
entre le monde maghrébin et l'Afrique sub-saharienne. Les agents de diffusion
de la religion musulmane chez les peuples noirs de l'Ouest-africain furent les
Berbères, des nomades spécialisés dans le commerce transsaharien, et non les
armées arabes. Cependant, faut-il croire, avec Hubert Deschamps, que « dès le VIIe
siècle une armée omeyyade d'Afrique du Nord tenta de s'emparer de Ghana et
échoua 1 » ?
Quoi qu'il
en soit, dès le IXe siècle, les Berbères étaient convertis à l'Islam et, sans
être encore les prosélytes de la nouvelle religion 2, ils la firent connaître
tout le long des itinéraires transsahariens qui débouchaient vers les grands
centres commerciaux du Soudan occidental, le pays de l'or.
Dès lors, on
peut affirmer que l'islamisation des Noirs fut l'une des conséquences du
commerce transsaharien et non l'inverse. Et on comprend mieux le point de vue
du commandant Chapelle, lorsqu'il écrit : « L'Islam a utilisé les courants
transsahariens, il ne les a pas créés. Les contacts entre les deux rives du
Sahara remontent certainement à une haute antiquité. Lorsque l'Islam a atteint
le Sahara, les Berbères avaient atteint les rives sud du désert (…) La présence
de nomades à la limite nord du Soudan fut un élément favorable à l'expansion de
l'Islam 3. »
C'est par le
commerce, surtout à partir du XIe siècle, que l'Islam toucha les empires et
royaumes noirs. Les premières conversions furent, semble-t-il, celles des
princes et de leur entourage.
D'après
al-Bakrî, Wâra Djabé, fils de Rabis , serait l'un des premiers souverains noirs
à avoir embrassé la foi nouvelle 4. Un quart de siècle après la mort de ce roi
musulman du Tekrour 5, l'Islam était déjà introduit à la cour des Tunka 6 de
Ghana : « Les interprètes du roi sont choisis parmi les musulmans ainsi que
l'intendant du trésor et la plupart des vizirs 7. » Mais le souverain de Ghana
et la majorité de la population de la capitale impériale nous sont présentés
par al-Bakrî comme des païens.
Deux siècles
plus tard, les progrès de l'Islam étaient incontestables au Soudan nigérien.
Les premiers successeurs de Soundiata étaient tous islamisés ou portaient tout
au moins des noms musulmans : Khalifa, Aboubacar 1er, Mamadou 1er, Moussa Oulé
(1255-1270) aurait même visité les lieux saints de l'Islam. Rendu célèbre par
le fastueux pèlerinage qu'il effectua en 1324-1325 à La Mecque 8, Kankan Moussa
favorisa l'expansion de l'Islam dans l'empire. A la fin de son long et brillant
règne, l'influence de l'Orient musulman était nette au Soudan mandingue. Vers
1352, à propos des Maliens, Ibn Battûta écrivait : « Ils font exactement les prières
… Ils ont grand zèle pour apprendre par coeur le sublime Coran 9. »
Les principales routes de caravanes transsahariennes vers 1400 .
Au XVIe
siècle déjà, Tombouctou était devenue un grand foyer de culture islamique. «
Tombouctou fut le grand foyer intellectuel et religieux du Soudan occidental au
XVIe siècle. Elle attira des milliers d'étudiants de tous les coins du Soudan
et diffusa la science et la culture islamique parmi les Noirs … Elle est
fondamentalement caractérisée par la primauté de l'esprit sur toutes choses,
l'esprit à la recherche de Dieu et la sagesse humaine 10. »
Cette grande
renommée de Tombouctou n'était point usurpée. De célèbres docteurs de l'Islam y
dispensaient un enseignement de haut niveau. L'un des savants les plus connus
de cette ville que les occidentaux lient au nom de René Caillé, fut sans aucun
doute Ahmed Bâbâ. Par sa science et sa rigueur morale, il émerveilla les plus
éminents ulémas de la cour royale de Marrakech 11.
Les manuscrits
médiévaux de Tombouctou présentant à la fois des données mathématiques et
astronomiques.
Ce célèbre
juriste soudanais (malien) est l'auteur de plus de cinquante traités sur le
droit mâlikite, la grammaire et tant d'autres sujets savants. Son nom impose
encore le respect et l'admiration en Afrique occidentale et au Maroc. Selon
l'auteur du Tarikh as-Sûdân, Ahmed Bâbâ était « le jurisconsulte, le savant, le
très docte, le joyau de son époque et l'unique de son temps, l'homme
remarquable dans toutes les branches de la science 12 ».
Cependant,
il ne faut surtout pas se tromper quant au degré d'islamisation de l'ensemble
des peuples soudano-sahéliens au XVIe siècle. Ceux-ci, en dehors de quelques
rares foyers religieux tels que Tombouctou ou Oualata, étaient restés attachés
à l'animisme ancestral.
L'Islam
restait encore la religion de l'intelligentsia et des princes. L'invasion des
armées marocaines du sultan al-Mansûr porta un coup fatal au développement de
l'Islam dans toute la région de Tombouctou 13.
Quoi qu'il
en fût, du XIe au XVIe siècles, l'islamisation des Noirs demeura superficielle
et limitée aux pays de la savane ouverte.
Dans leur
grande majorité, les détenteurs des pouvoirs ouest-africains restaient encore
animistes. Au Fouta Toro, une dynastie païenne, celle des Denyankobé, les
descendants du chef peul Koly Tenguella, se maintenait au pouvoir depuis deux
siècles. Au Fouta Djalon, les Djalonkés affectaient d'ignorer l'Islam. Au
Macina, les descendants de Maghan Patina Diallo (mort en 1404) restaient eux
aussi réfractaires à la religion musulmane. Quant aux Bambaras de Ségou et du
Kaarta, leur intégration à l'Umma 14 n'était pas encore envisagée. Durant tout
le XVIIe siècle, l'expansion de l'Islam semblait à jamais arrêtée au Soudan
nigérien, lorsque surgirent les Peuls à la manière des Almoravides volant au
secours de l'Islam au Maghreb et en Andalousie.
Si le XVIIIe
siècle fut le siècle des Lumières en Europe occidentale, il fut en Afrique de
l'Ouest celui du renouveau de l'Islam. C'est à la suite des révolutions
théocratiques peules du XVIIIe siècle que l'Ouest-africain fut véritablement
islamisé. La religion de Mohammed commença à pénétrer en profondeur les masses.
Les Peuls commentèrent le Coran dans les langues africaines. Au début du XXe
siècle, moins d'un siècle après les guerres saintes proclamées par Ousman Dan
Fodio (Sokoto) et El-Hadj Omar Tall (du Kaarta au Macina), l'Islam était devenu
le phénomène majeur de l'évolution des peuples de l'Ouest-africain. En effet,
l'Islam, qui avait été durant tous les XVIIIe et XIXe siècles un ferment
d'intégration politique au Soudan occidental, s'était développé en posant les
fondements sur lesquels est basée encore la vie sociale, religieuse et
politique.
Au début de
la sombre période coloniale, l'Islam se révéla comme un obstacle à la diffusion
du christianisme au Sahel. Alors que la religion de Mohammed apparaissait déjà
comme une ancienne tradition culturelle menacée, celle du Christ se définissait
au niveau de la conscience des musulmans soudano-sahéliens comme la religion du
colonisateur européen.
Dès lors, du
Sahel à la savane forestière, Jésus ne pouvait freiner la marche irréversible
de Mohammed. Religion universaliste, l'Islam s'adaptait mieux que le christianisme
aux conditions sociales propres aux peuples du Sahel et de la savane. Dans la
propagation et l'enracinement de l'Islam chez ces peuples, le rôle moteur
revient aux grandes confréries religieuses. Parmi celles-ci, les plus
importantes furent la Qâdiriyya et la Tijâniyya. Comme toutes les confréries du
monde musulman, elles se rattachent au soufisme, un mouvement mystique qui,
selon Drague 15, prit naissance dans le Moyen-Orient à la fin du VIIIe siècle
de l'ère chrétienne en réaction contre le formalisme desséché et vide des
docteurs de la religion musulmane 16.
Il serait
maladroit et inexact d'assimiler le soufisme à la mystique chrétienne, ou à la
méditation hindoue, ou enfin au kalokagathos grec.
Il est
certes difficile, en traitant du soufisme dans la langue française, de ne pas
emprunter un vocabulaire généralement utilisé par les mystiques chrétiens. Le
soufisme nous est apparu comme une des formes de spiritualité et
d'affermissement de la foi en Dieu, dans le respect absolu de l'Islam qui a
pour vocation et mission de rappeler aux hommes la foi primordiale, celle
d'Abraham 17 que Mohammed est venu rétablir. Le soufisme tire pleinement sa
source du Verbe d'Allah, le Coran, et permet à l'homme de résister aux
tentations terrestres et d'être saisi ou inspiré du souffle divin.
L'une des
meilleures définitions du soufisme a été donnée par Ibn Khaldûn dans sa
Muqaddima : «Le soufisme, taṣawwuf, est une des formes de connaissance de la
Loi religieuse, shari'a, qui ont pris naissance en Islam.
En voici
l'origine : la voie suivie par les futurs soufis avait toujours été considérée
comme celle de la vérité et de la bonne conduite, tant par les compagnons du
Prophète que par leurs disciples immédiats et par leurs successeurs. Elle
repose sur la pratique stricte de la piété, de la foi exclusive en Dieu, du
renoncement aux vanités du monde, aux plaisirs, aux richesses et aux honneurs
que recherche le commun des hommes et dans des moments de retraite, loin du
monde, pour se consacrer à la prière. Tout cela était courant parmi les
compagnons du Prophète et les premiers musulmans. Ensuite, à partir du IIe
siècle 18, le goût pour les biens de ce monde augmenta et l'on se tourna
davantage vers les jouissances terrestres. C'est alors que l'on appela « soufis
» ceux dont les aspirations allaient au-delà … Les soufis se caractérisaient
par l'ascétisme, le renoncement et la piété. Puis ils développèrent un genre de
connaissance particulière : les extases. Le novice soufi progresse d'une
station à l'autre jusqu'à l'expérience de l'unité divine, tawhîd 19. »
En
réhabilitant le soufisme par l'appréciation positive qu'en auraient donnée les
compagnons du Prophète, l'auteur des Muqâddima est devenu, dans le monde
musulman, une des références essentielles des défenseurs du taṣawwuf. Il est
évident qu'Ibn Khaldun nous apparaît comme le chantre d'un soufisme bien pensé,
bien vécu et conforme à l'esprit coranique. Pour lui, la finalité du taṣawwuf
doit être la pleine conscience vécue du tawhîd. Ce qui exclut bien évidemment
certaines pratiques condamnables au regard de l'Islam et dont se seraient
rendus coupables de prétendus mouvements soufi minoritaires qui avaient fait de
brèves apparitions dans certaines régions du Maghreb et du Moyen-Orient,
surtout à partir du XIe siècle. Dans les pays au sud du Sahara, où l'Islam de
rite mâlikite est dominant, l'expansion du soufisme n'a pas donné cours, dans
l'ensemble, à des déviations notoires. Elle s'est traduite au contraire par la
progression de l'Islam en général, et en particulier par l'émergence de grandes
confréries religieuses qui se donnèrent comme vocation la formation et
l'encadrement des fidèles.
D'ailleurs,
le soufisme tel qu'il est pratiqué en Afrique de l'Ouest semble systématiser
l'effort personnel dans la recherche du Salut et de l'anéantissement en Dieu.
Les soufis prescrivent à leurs adeptes le renoncement aux choses de ce monde,
la continence, l'humilité et le respect scrupuleux des principes fondamentaux
de la Sunna et du Coran.
En Afrique
soudano-sahélienne, la Qâdiriyya et la Tijâniyya ont joué un rôle décisif dans
l'islamisation en profondeur des masses. La première a été fondée en Orient par
Abd-al-Qâdir al-Jîlânî (1077 -1166), l'homme que tout Bagdad surnommait Muḥyî-d-Dîn,
le « vivificateur de la foi ». Selon J.P. André, « il est considéré comme le
plus grand saint de l'Islam, celui que ses vertus firent appeler le Sultan des
Saints, le Pôle des Pôles, le Soutien de l'Islam, l'Oeuvre de Dieu, le Roi de
la terre et de la mer 20 ». Le mausolée d'Abd-al-Qâdir al-Jîlânî reste encore
un lieu de pèlerinage à Bagdad où viennent se recueillir de nombreux musulmans
de toutes races et de toutes nationalités.
A la fin du
XIXe siècle, la Tijâniyya s'imposait déjà comme la première confrérie dans les
régions islamisées de l'Ouest-africain alors que la Qâdiriyya, qui n'avait
aucun contact avec sa zâwiya-mère 21 de Bagdad, ne faisait plus le poids. Cette
dernière confrérie était divisée en branches rivales comme au Shinqît, alors
que les « tijânes » du Bilâd as-Sûdân maintenaient des relations de plus en
plus étroites avec les zâwiya-mères d'Aïn Madi, de Fès, de Tlemcen et de
Temasîn. Face à une Qâdiriyya éloignée géographiquement de ses bases et
sclérosée par ses dissensions internes, la Tijâniyya connut un succès rapide et
sans précédent au pays des Noirs. Ce succès auprès des masses ouest-africaines
s'explique non seulement par la proximité et le rayonnement spirituel de la
zâwiya-mère de Fès, la nouveauté d'une doctrine inspirée — dit-on — par le
Prophète Mohammed lui-même, le dynamisme et la solidarité des premiers adeptes
du Tijânisme mais aussi et surtout par le charisme, l'érudition et l'esprit
d'organisation et de méthode des chefs ouest-africains de la confrérie.
Avant
l'émergence du mouvement omarien et le jihâd mené par le saint toucouleur à
partir de 1853, la Qâdiriyya était de loin la confrérie religieuse la plus
répandue en Afrique occidentale. Elle était déjà connue au Touat avant la
visite d'Ibn Battûta dans les confins sahariens en 1354 de l'ère chrétienne. Plus
tard, la doctrine du grand saint de Bagdad aurait été introduite et enseignée
au Sahel soudanais par le célèbre juriste de Tlemcen, Mohammed Abd-al-Karîm
al-Maghîlî 22 à la fin du XVe siècle.
Nombre de
responsables de la Tijâniyya sont apparus en Afrique noire comme des hommes
inspirés, choisis de Dieu, des saints, des apôtres de l'Islam. C'est sans doute
les raisons pour lesquelles de nombreuses études ont été consacrées à ces
hommes considérés comme des êtres exceptionnels.
El-Hadj Omar
Tall (1794-1864) a été présenté par Yves Saint-Martin comme un « prophète
musulman », Thierno Bokar Salif de Bandiagara (1875-1940) est décrit par
Théodore Monod comme « un homme de Dieu », un « Saint François d'Assise noir ».
Cheikh El-Hadj Omar Tall (1794-1864) r a
Il reste
cependant au sein de la Tijâniyya une personnalité prestigieuse et digne de
vénération qui n'a pas encore fait l'objet d'une étude sérieuse ou complète. Il
s'agit de Cheikh Hamahoullah. C'est devant cet homme que Thierno Bokar
lui-même, le « Saint François d'Assise noir », se prosterna en 1938 pour
demander un chapelet d'élève. [Et que Tierno Aliou Ɓuuɓa Ndiyan célébra dans
une ode dédicacée]. Homme du sang du prophète Mohammed, Hamahoullah était
apparu à nombre de ses contemporains non seulement comme un cheikh d'une haute
spiritualité et d'une vaste culture, mais aussi et surtout comme un adversaire
redoutable du régime colonial français en Afrique occidentale. Mais depuis
l'époque coloniale, une certaine conspiration du silence semble entretenue
autour du nom de Cheikh Hamahoullah. Au moment où les Africains procèdent à une
révision critique de leur histoire, cette conspiration du silence doit prendre
fin, car la postérité a le droit de savoir, de connaître la vérité, les faits
et surtout les raisons pour lesquelles Hamahoullah s'est retrouvé dans les
prisons françaises pour ne plus en sortir vivant. Aussi, la présente étude
est-elle consacrée à la vie de Cheikh Hamahoullah, à son action au sein de
l'Islam en Afrique occidentale, ainsi qu'à sa résistance au système colonial
français.
Le mouvement
religieux né de son enseignement fut appelé « hamallisme » par l'administration
et considéré comme porteur d'une idéologie de libération. Pour certains, le
Cheikh, né en 1882, n'est pas mort ; il est quelque part, ils attendent son
retour triomphal. Il est vrai que la légende populaire immortalise les héros.
Pour d'autres, prononcer le nom de Cheikh Hamahoullah, c'est prendre le risque
d'attiser des antagonismes religieux — comme si les Africains étaient
incapables d'assumer leur passé. Pour une minorité de gens, tous les prétextes
sont bons pour maintenir dans l'oubli le nom, les souffrances, l'oeuvre et le
courage exceptionnel d'un homme qui a lutté toute sa vie pour préserver sa
liberté et son identité culturelle qu'il confondait avec celles de l'Islam.
Dans les
régions sahéliennes, où l'intrusion coloniale avait gravement perturbé les
équilibres socio-économiques, Cheikh Hamahoullah apparut comme l'homme qui
portait les espoirs de tous ceux qui récusaient le colonialisme et cherchaient
un refuge dans l'Islam.
Le Cheikh
était convaincu de la grandeur et de la noblesse de sa mission, celle de
redynamiser la Tijâniyya et d'appeler les fidèles à se consacrer davantage à
Dieu. Son renoncement aux choses de ce monde, l'état de grâce que les fidèles
lui reconnaissaient, sa réserve à l'égard de l'administration coloniale et ses
alliés locaux, tendaient à prouver qu'il n'adhérait pas à l'ordre établi.
Des
centaines de correspondances officielles ont été échangées entre les
gouverneurs de la plupart des colonies françaises d'Afrique occidentale au
sujet de l'attitude du marabout à l'égard de la France.
Au hasard
des premières lectures des rapports politiques de l'époque (1909-1943), on peut
retenir ce qui suit : « Cheikh Hamallah est un agitateur soudanais » (gouverneur
général Boisson), ou « Cheikh Hamallah est un marabout dangereux » (Chazal) 23.
Quant au gouverneur De Coppet, il parle de « saper la fausse légende
d'ascétisme et de sainteté que Cheikh Hamallah a réussi à créer autour de sa
personne et dont l'éclat rejaillit sur ses principaux lieutenants ».
Tout cela ne
surprend pas quand on sait que ce sont des rapports politiques rédigés par des
administrateurs coloniaux.
Quelques
années plus tard, dans des études historiques normalement peu suspectes de
partialité, le nom de Cheikh Hamahoullah nous est révélé … Dans son ouvrage,
L'Islam dans l'A.O.F., publié en 1952, Alphonse Gouilly 26 consacrait une
trentaine de pages au hamallisme.
Au cours de
cette étude, il notait que le « hamallisme a voulu réformer le tidjanisme comme
le mouridisme a voulu rénover le qadirisme ».
Cette
définition, qui a été donnée à partir d'informations inexactes, a déjà suscité
des réactions 24.
Nous
reviendrons plus loin sur cette assertion. Toujours à propos du hamallisme, A.
Gouilly écrivait encore (p. 160): « Les hamallistes se réunissent en secret,
hommes et femmes, pour chanter les litanies d'Allah et celles de leur Cheikh.
Ces réunions se terminent généralement par des débauches sexuelles. On peut
cependant voir quelque chose de plus dans ces fêtes galantes : l'orientation du
mouvement vers des fins sociales.
L'admission des femmes et des Haratines à
l'ouerd [wird], les excès mêmes auxquels se livrent les affiliés sont les
indices d'une évolution et d'une réaction énergique contre l'impopulaire dot
africaine. »
A. Gouilly,
qui connaissait bien le dossier administratif du hamallisme était cependant
très mal informé de l'aspect social de la question. Ces fameux « hamallistes »
dont parle l'auteur de L'Islam dans l'A.O.F. n'ont rien à voir avec les vrais
partisans du Chérif de Nioro. Il s'agit des « Ahel Houvra », une minorité
d'égarés, violemment combattus par les disciples de Cheikh Hamahoullah et par
toutes les confréries reljgieuses de la Mauritanie et du Soudan. Nous
reviendrons sur leur cas. Ecrivant dix ans après A. Gouilly, Geneviève Désiré
Vuillemin, dans sa Contribution à l'histoire de la Mauritanie, définit le
hamallisme comme une « voie dissidente » de la Tijâniyya.
En 1970,
Hubert Deschamps ne manque pas de sévérité lorsqu'il exclut les hamallistes de
la communauté musulmane en écrivant : « Les hamallistes prient d'ailleurs
tournés vers Nioro et non vers La Mecque 25. »
Faut-il
rappeler que plus près de nous, en 1974, réfutant des thèses de J. Suret-Canale
concernant le caractère des confréries religieuses en Afrique, F. Dumont 26
semble relever une opposition entre le hamallisme et le mouridisme : « C'est
méconnaître, pour les détails, que le hamallisme fut une tentative tidjaniste
de réformisme, alors que le mouridisme fut et demeure un mouvement
d'inspiration tidjaniste pour maintenir la tradition. » Il convient de faire
remarquer que le mouridisme est plutôt un mouvement d'inspiration « qâdiriste »
et non « tijâniste » comme le prétend F. Dumont. A propos des rameaux sénégalais
de la Tijâniyya, cet auteur définit le hamallisme comme « une ramification à
tendance puriste, à l'origine tout au moins 27 ».
Il nous
paraît nécessaire de préciser que les quatre derniers mots de la phrase
cherchent à atténuer prudemment une affirmation qui nous paraît inexacte. Au
cours de notre étude, nous verrons que le hamallisme resta fidèle à la pensée
de Cheikh Lakhdar et de Cheikh Hamahoullah dont F. Dumont eut le mérite de
reconnaître qu'ils étaient sur la « véritable voie » et qu'ils furent d'un
grand mysticisme : « Ces deux marabouts étaient très mystiques 28. »
Comme on le
constate, presque tous ceux qui ont écrit jusqu'à présent peu ou prou sur le
hamallisme n'ont pas toujours saisi la réalité hamalliste. Ils nous ont laissé
un visage déformé du mouvement de Cheikh Hamahoullah. A ce sujet rien ne semble
plus juste que le point de vue du professeur Vincent Monteil lorsqu'il écrit :
« Il est une branche de la voie tijâne sur laquelle on a beaucoup écrit, pas
toujours avec discernement. Il s'agit du hamallisme 29. »
Cependant,
il n'est pas question de mettre en doute la bonne foi de ces historiens. Ils
ont été probablement victimes de leurs sources.
Nous nous
attacherons à présenter Cheikh Hamahoullah sous son vrai visage débarrassé du
masque que lui modelèrent les correspondances administratives et du voile de
merveilleux dont la légende et l'hagiographie africaines le couvrirent.
Pour dégager
les raisons objectives de l'émergence du mouvement religieux de Cheikh
Hamahoullah, nous étudierons d'abord le cadre géographique du Sahel de Nioro,
berceau du hamallisme, ainsi que les conditions socio-économiques de cette
région. Il est difficile de comprendre la question hamalliste si on ne connaît
pas l'histoire de la Tijâniyya, la personnalité et l'enseignement de son
fondateur, et surtout les débuts de la confrérie ainsi que les conditions de
son introduction et de son évolution dans les pays au sud du Sahara.
Un chapitre
essentiel de ce travail sera consacré à l'ensemble de ces thèmes.
Nous nous
intéresserons ensuite à la personnalité de Cheikh Hamahoullah, à sa doctrine, à
sa résistance à l'administration coloniale.
Bref, nous
le suivrons dans l'itinéraire qui l'a conduit de Nioro à Montluçon. Le dernier
thème qui sera abordé avant de conclure traitera du hamallisme après
Hamahoullah.
Notes
1. H.
Deschamps, L'Afrique précoloniale. Que sais-je ? n° 241, 3e éd. mise à jour,
1976, p. 37.
2. Il faudra
attendre le XIe siècle pour que les Berbères soient des défenseurs et
propagateurs de l'Islam. Pour plus de détails sur le rôle joué par les
Almoravides dans l'islamisation du Soudan occidental, voir P.F. de Moraes
Farias, 1967.
3. Cdt
Chapelle, 1948, doc. CHEAM n° 1335.
4. Al-Bakri,
nouvelle édition, 1965, p. 324.
5. Selon
Al-Bakri, Wâra Djabé est mort en 432 de l'hégire (1041).
6. Tunka :
chef ou roi (en soninké).
7. Al-Bakri,
nouvelle édition, 1965, p. 329
8. Pour les
détails sur le pèlerinage de Kankan Moussa aux lieux saints de l'Islam, voir le
récit de l'historien arabe Ibn Fadl Allah Al-'Umarî.
9. Ibn
Battûta, 4e édition, 1922 (479 p.), Tome IV , p. 421.
10. S.M.
Cissoko, 1969, p. 927.
11. Ayant
contesté la légitimité de l'occupation marocaine de Tombouctou, Ahmed Bâbâ
(1556-1627) fut arrêté vers 1594 et mis aux fers avant d'être déporté au Maroc
sur les ordres du sultan saadien al-Mansur (1578-1603).
12.
Es-Sa'di, nouvelle édition, 1981, p. 57.
13. Sur les
détails à propos de l'invasion marocaine au Soudan, voir G. Pianel, « Les
préliminaires de la conquête du Soudan par Mûlây Ahmed al-Mansûr », Hespéris.
XL, 1953, pp. 185-198.
14. Umma :
communauté musulmane.
15. G.
Drague, 1951, p. 279.
16. Ch. A.
Julien propose une définition à peu près semblable du soufisme : « Le çoufisme,
doctrine des musulmans qui renoncent au monde, née en Orient, par réaction
contre la mondanité de l'Islam, sous l'influence du monachisme chrétien et du
néo-platonisme, s'était répandue au Maroc sous les Almoravides et les Almohades
», dans Histoire de l'Afrique du Nord, 1956, p. 197.
17. A ce
sujet, voir le verset 136 de la Sourate II.
18. IIe
siècle de l'Hégire, c'est-à-dire VIIIe siècle après J.-C.
19. Ibn
Khaldun, Muqaddima, Discours sur l'histoire universelle, traduction de Vincent
Monteil, Beyrouth, 1967. Réédition, Paris, Sindbad, 1978, cité par R. Garaudy,
1981, pp. 66-70.
20. J .P.
André, 1924, p. 208.
21. Zâwiya :
édifice, lieu de prière et d'études, généralement réservé aux membres d'une
confrérie.
22. Voir à
ce sujet le rapport de J. Beyries, SE 2/67/68 ANM. Al-Maghîlî est également
connu, à tort ou à raison, comme « le persécuteur des Juifs du Touat ». Avant
sa mort en 1504, il avait rédigé de nombreux livres dont Tâj ad-Dîn qui traite
« des obligations des Princes ». Très apprécié par l'Askia Mohammed, al-Maghîlî
était régulièrement consulté par le souverain noir sur les questions
religieuses. Voir à ce sujet la traduction française de deux manuscrits arabes
de l'IFAN, où sont notées les sept questions de l'Askia et les réponses du
célèbre savant de Tlemcen. Bulletin de l'IFAN, Tome XXXIV, n° 2, 1972, pp. 237-267
(trad. de E.R. Mbaye).
23. Voir
rapport de Chazal, chef de subdivision de Méderdra en 1930. SE/33. A.N.M.
24. A ce
propos, voir Paris-Dakar du 14 mars 1960 (mise au point de Cheikh Tahirou
Doucouré).
25. H.
Deschamps, 5° édition, 1977, p. 97.
26. F.
Dumont, 1974, avant-propos, p. X.
27. Id., p.
236.
28. Ibid.
29. Voir V.
Monteil, 1980, p. 161.
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