Mont Hua - Chine
(René
Guénon, Initiation et Réalisation Spirituelle, chap.VIII : Salut et Délivrance,
p. 71 – 75).
Nous avons
constaté récemment, non sans quelque étonnement, que certains de nos lecteurs
éprouvent encore quelque difficulté à bien comprendre la différence essentielle
qui existe entre le salut et la Délivrance ; nous nous sommes pourtant expliqué
déjà bien des fois sur cette question, qui du reste ne devrait en somme
présenter aucune obscurité pour quiconque possède la notion des états multiples
de l’être et, avant tout, celle de distinction fondamentale du « moi » et du «
Soi » (1).
Il nous faut
donc y revenir pour dissiper définitivement toute méprise possible et ne
laisser place à aucune objection.
(1) Une
autre constatation qui, à vrai dire, est beaucoup moins surprenante pour nous,
c’est celle de l’incompréhension obstinée des orientalistes à cet égard comme à
tant d’autres ; nous en avons vu en ces derniers temps un exemple assez curieux
: dans un compte rendu de L’Homme et son devenir selon le Védânta, l’un d’eux,
relevant avec une mauvaise humeur non dissimulée les critiques que nous avons
formulées à l’adresse de ses confrères, mentionne comme une chose
particulièrement choquante ce que nous avons dit de la confusion constamment
commise entre le « salut et la Délivrance », et il paraît indigné que nous
ayons reproché à tel indianiste d’avoir « traduit Moksha par salut d’un bout à
l’autre de ses ouvrages, sans paraître même se douter de la simple possibilité
d’une inexactitude dans cette assimilation » ; évidemment, il est tout à fait
inconcevable pour lui que Moksha puisse être autre chose que le salut ! A part
cela, ce qui est vraiment amusant, c’est que l’auteur de ce compte rendu «
déplore » que nous n’ayons pas adopté la transcription orientaliste, alors que
nous en avons indiqué expressément les raisons, et aussi que nous n’ayons pas
donné une bibliographie d’ouvrages, orientalistes, comme si ceux-ci devaient
être des « autorités » pour nous, et comme si, au point de vue où nous nous
plaçons, nous n’avions pas le droit de les ignorer purement et simplement ; de
telles remarques donnent la juste mesure de la compréhension de certaines gens.
Dans les
conditions présentes de l’humanité terrestre, il est évident que la très grande
majorité des hommes ne sont en aucune façon capables de dépasser les limites de
la condition individuelle, soit pendant le cours de leur vie, soit en sortant
de ce monde par la mort corporelle, qui en elle-même ne saurait rien changer au
niveau spirituel où il se trouve au moment où elle survient (1). Dès lors qu’il
en est ainsi, l’exotérisme entendu dans son acception la plus large,
c’est-à-dire la partie de la tradition qui s’adresse indistinctement à tous, ne
peut leur proposer qu’une finalité d’ordre purement individuel, puisque toute
autre serait entièrement inaccessible pour la plupart des adhérents de cette
tradition, et c’est précisément cette finalité qui constitue le salut. Il va de
soi qu’il y a bien loin de là, la réalisation effective d’un état supra
individuel, bien qu’encore conditionné, sans même parler de la Délivrance, qui,
étant l’obtention de l’état suprême et inconditionné, n’a véritablement plus
aucune commune mesure avec un état conditionné quel qu’il soit (2).
(1) Bien des
gens paraissent s’imaginer que le seul fait de la mort peut suffire à donner à
un homme des qualités intellectuelles ou spirituelles qu’il ne possédait
aucunement de son vivant ; c’est là une étrange illusion et nous ne voyons même
pas quelles raisons on pourrait invoquer pour lui donner la moindre apparence
de justification.
(2) Nous
préciserons incidemment que, si nous avons pris l’habitude d’écrire « salut »
avec une minuscule et « Délivrance » avec une majuscule, c’est tout comme
lorsque nous écrivons « moi » et « Soi », pour marquer nettement que l’un est
d’ordre individuel et l’autre d’ordre transcendant ; cette remarque a pour but
d’éviter qu’on ne veuille nous attribuer des intentions qui ne sont nullement
les nôtres, comme celle de déprécier en quelque façon le salut,alors qu’il
s’agit uniquement de le situer aussi exactement que possible à la place qui lui
appartient en fait dans la réalité totale.
Nous
ajouterons tout de suite que, si le « Paradis est une prison » pour certains
comme nous l’avons dit précédemment, c’est justement parce que l’être qui se
trouve dans l’état qu’il représente, c’est-à-dire celui qui est parvenu au
salut, est encore enfermé, et même pour une durée indéfinie, dans les
limitations qui définissent l’individualité humaine ; cette condition ne
saurait être en effet qu’un état de « privation » pour ceux qui aspirent à être
affranchis de ces limitations et que leur degré de développement spirituel en
rend effectivement capables dès leur vie terrestre, bien que, naturellement,
les autres, dès lors qu’ils n’ont pas actuellement en eux-mêmes la possibilité
d’aller plus loin, ne puissent aucunement ressentir cette « privation » comme
telle.
On pourrait
alors se poser cette question : même si les êtres qui sont dans cet état ne
sont pas conscients de ce qu’il a d’imparfait par rapport aux états supérieurs,
cette imperfection n’en existe pas moins en réalité ; quel avantage y-a-t-il
donc à les y maintenir ainsi indéfiniment, puisque c’est là le résultat auquel
doivent aboutir normalement les observances traditionnelles de l’ordre
exotérique ? La vérité est qu’il y en a un très grand, car, étant fixés par-là
dans les prolongements de l’état humain tant que cet état même subsistera dans
la manifestation, ce qui équivaut à la perpétuité ou à l’indéfinité temporelle,
ces êtres ne pourront passer à un état individuel, ce qui sans cela serait
nécessairement la seule possibilité ouverte devant eux ; mais encore pourquoi
cette continuation de l’état humain est-elle, dans ce cas, une condition plus
favorable que ne le serait un passage à un autre état ?
Il faut ici
faire intervenir la considération de la position centrale occupée par l’homme
dans le degré d’existence auquel il appartient, tandis que tous les autres
êtres ne s’y trouvent que dans une situation plus ou moins périphérique, leur
supériorité ou leur infériorité spécifique les uns par rapport aux autres résultant
directement de leur plus ou moins grand éloignement du centre, en raison duquel
ils participent dans une mesure différente, mais toujours d’une façon seulement
partielle, aux possibilités qui ne peuvent s’exprimer complètement que dans et
par l’homme. Or, quand un être doit passer à un autre état individuel, rien ne
garantit qu’il y retrouvera une position centrale, relativement aux
possibilités de cet état, comme celle qu’il occupait dans celui-ci en tant
qu’homme, et il y a même au contraire une probabilité incomparablement plus
grande pour qu’il y rencontre quelqu’une des innombrables conditions
périphériques comparables à ce que sont dans notre monde celles des animaux ou
même des végétaux ; on peut comprendre immédiatement combien il en serait
grandement désavantagé, surtout au point de vue des possibilités de
développement spirituel, et cela même si ce nouvel état, envisagé dans son
ensemble, constituait, comme il est normal de le supposer, un degré d’existence
supérieur au nôtre.
C’est pourquoi
certains textes orientaux disent « la naissance humaine est difficile à obtenir
», ce qui, bien entendu, s’applique également à ce qui y correspond dans tout
autre état individuel ; et c’est aussi la véritable raison pour laquelle les
doctrines exotériques présentent comme une éventualité redoutable et même
sinistre la « seconde mort », c’est-à-dire la dissolution des éléments
psychiques par laquelle l’être, cessant d’appartenir à l’état humain, doit
nécessairement et immédiatement prendre naissance dans un autre état. Il en
serait tout autrement, et ce serait même en réalité tout le contraire, si cette
« seconde mort » donnait accès à un autre état supra-individuel ; mais ceci
n’est plus du ressort de l’exotérisme, qui ne peut et ne doit s’occuper que de
ce qui se rapporte au cas le plus général, tandis que les cas d’exception sont
précisément ce qui fait la raison d’être de l’ésotérisme.
L’homme
ordinaire, qui ne peut pas atteindre actuellement un état supra-individuel,
pourra du moins, s’il obtient le salut, y parvenir à la fin du cycle humain ;
il échappera donc au danger dont nous venons de parler, et ainsi il ne perdra
pas le bénéfice de sa naissance humaine mais il le gardera au contraire à titre
définitif, car qui dit salut dit par là même conservation et c’est là ce qui
importe essentiellement en pareil cas, car c’est en cela, et en cela seulement
que le salut peut être considéré comme rapprochant l’être de sa destination
ultime, ou comme constituant en un certain sens, et si impropre que soit une
telle façon de parler, un acheminement vers la Délivrance.
Il faut
d’ailleurs avoir bien soin de ne pas se laisser induire en erreur par certaines
similitudes apparentes d’expression, car les mêmes termes peuvent recevoir
plusieurs acceptions et être appliqués à des niveaux très différents, suivant
qu’il s’agit du domaine exotérique ou du domaine ésotérique. C’est ainsi que,
quand les mystiques parlent d’ « union à Dieu », ce qu’ils entendent par là
n’est certainement en aucune façon assimilable au Yoga ; et cette remarque est
particulièrement importante, parce que certains seraient peut-être tentés de
dire : comment pourrait-il y avoir pour un être une finalité plus haute que
l’union à Dieu ? Tout dépend du sens dans lequel on prend le mot « union » ; en
réalité, les mystiques, comme tous les autres exotéristes, ne sont jamais
préoccupés, de rien de plus ni d’autre que du salut, bien que ce qu’ils ont en
vue soit, si l’on veut, une modalité supérieure du salut, car il serait
inconcevable qu’il n’y ait pas aussi une hiérarchie parmi les êtres « sauvés ».
En tout cas, l’union mystique, laissant subsister l’individualité comme telle,
ne peut être qu’une union tout extérieure et relative, et il est bien évident
que les mystiques n’ont jamais conçu même la possibilité de l’Identité Suprême
; ils s’arrêtent à la « vision », et toute l’étendue des mondes angéliques les
sépare encore de la Délivrance.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire