Amadou Hampaté Ba (1901-1991
Amadou
Hampâté Bâ - Oui, mon commandant ! Mémoires (II)
VII :
Retour aux sources
Paris.
Actes Sud.
Une
autre des paroles de Tierno Bokar allait avoir une influence
déterminante dans la conduite de mon existence. Comme nous étions
vers la fin de mon séjour, tout à coup il me dit :
— Amadou,
prends bien garde, plus tard, à ce qu'on ne fasse pas de toi un
petit dieu.
— Que
veux-tu dire, Tierno ? Comment pourrais-je devenir un « petit dieu »
?
— J'appelle
« petit dieu », répondit-il, ce que tu risques de devenir lorsque
tu réuniras des gens autour de toi. L'homme est le plus souvent
flatteur, soit parce qu'il aime, soit parce qu'il espère obtenir
quelque chose, soit encore parce qu'il a peur. On aime un enfant ? On
le flatte. On aime une femme ? On la flatte. Une femme aime un homme
? Elle le flatte.
Si
un jour tu réunis des élèves autour de toi et s'ils t'aiment, ils
ne tarderont pas à te dire « Dieu a ouvert toutes ses portes pour
toi ! Tu es un béni, un cheikh, un grand cheikh ! » Au début tu
t'en défendras puis, à force de l'entendre répéter, cela te
pénétrera insidieusement, et à la fin tu finiras par y croire,
tombant ainsi dans le travers de l'hyène qui s'était trompée
elle-même : “Un jour, une hyène était allée dans un village et
elle y avait trouvé un chevreau mort. Tout heureuse, elle le ramassa
et l'emporta dans sa tanière. Mais au moment ou elle s'apprêtait à
le dévorer, elle vit venir au loin un troupeau d'hyènes qui
trottait dans sa direction. De peur qu'elles ne lui ravissent une
partie de son festin, elle se hâta de bien cacher le chevreau, puis
elle vint s'installer sur le bord de la route.
Là,
elle se mit à roter et à bâiller bruyamment : « Bwaah, Bwaah ! »
— Eh
bien, sœur Hyène, qu'y a-t-il ? lui demandèrent les voyageuses.
— Courez
vite au village, répondit-elle. Tout le bétail est mort, et on a
jeté toutes les carcasses sur le tas d'ordures. Je me suis bien
régalée, et maintenant je rentre tranquillement dormir chez moi.
A
cette nouvelle, la troupe d'hyènes fonça vers le village avec une
telle ardeur qu'elle souleva sur la route un véritable nuage de
poussière. Pensive, l'hyène contempla ce spectacle : « Mon
mensonge serait-il devenu vérité ? se demanda-t-elle. Un mensonge à
lui seul ne pourrait soulever un tel nuage de poussière… Courons
vite ! Mon mensonge est devenu vérité ! Mon mensonge est devenu
vérité ! » Et laissant là son chevreau, elle fonça à son tour
vers le village…
Toi
aussi, Amadou, si un jour les gens te répètent constamment : « Tu
es ceci, tu es cela », tu risques de finir par y croire, comme
l'hyène a cru à sa propre invention, et à te substituer tout
doucement à Dieu. A ce moment-là, bien loin d'être un saint homme
ou un guide valable, tu deviendrais un shaytan, un diable déguisé !
Alors, Amadou, méfie-toi beaucoup de cela !
Ce
conseil me marqua si profondément que jusqu'à aujourd'hui, même
après avoir été investi des fonctions de moqaddem, puis de cheikh,
dans la Voie tijani, je n'ai jamais voulu fonder de zaouia ni être
entouré d'une façon permanente par un groupe d'élèves 27. Et je
me suis toujours méfié des “titres”, quels qu'ils soient…
27.
Contrairement à ce qui a été écrit dans un petit livre plus ou
moins romancé consacré à Amadou Hampâté Bâ, on voit dans les
présents Mémoires que, durant son séjour en Haute-Volta — pas
plus qu'ailleurs, du reste — celui-ci ne s'est pas livré à une
sorte de course aux initiations pour en “avoir le plus possible”
— ce qui était à l'opposé de son comportement et des conseils
qu'il donnera toute sa vie à ses proches — mais à une recherche
constante et passionnée de traditions orales en vue de mieux
connaître l'histoire, les coutumes et la sagesse des peuples
rencontrés, ce qui est tout différent. Du même, lorsqu'il est
arrivé à Ouagadougou, son oncle Babali Hawoli Bâ, marabout
musulman réputé, ne lui a pas transmis “les connaissances liées
au deuxième delgré de l'enseignement traditionnel pullo”, mais
une formation approfondie en matière islamique. L'initiation pullo
proprement dite n'existait d'ailleurs déjà plus, à cette époque,
que dans les milieux purement pastoraux.
Grâce
à l'autorisation donnée par Tierno Bokar, et dans le strict respect
des conditions posées par lui, A. H. Bâ aura plus tard une attitude
d'ouverture qui lui permettra notamment de recevoir, en 1943, les
connaissances relevant de l'initiation pastorale pullo. Selon ses
propres paroles (troisième tome de ses Mémoires), celles-ci lui
seront transmises “spontanément et sans protocole”, en raison de
sa lignée, par l'un des derniers grands “silatigi” fulɓe, Arɗo
Dembo, rencontré dans le Ferlo sénégalais à l'occasion d'une
enquête ethnographique et religieuse effectuée pour le compte de
l'IFAN. C'est alors qu'Arɗo Dembo lui transmettra le texte de Kumen,
qu'il publiera plus tard avec G. Dieterlen.
Quant
à ses connaissances sur la grande initiation bambara du Komo (cf.
Amkoullel), elles lui seront surtout transmises par d'anciens grands
dignitaires du Komo convertis à l'Islam et, dira-t-il (troisième
tome des Mémoires), grâce aux amitiés qu'il nouera dans les
milieux bambara et malinké lorsqu'il sera en fonctions à la mairie
de Bamako a partir de 1933. Dans tous ces cas, il s'agira de
transmission de connaissances, exemptes de pratiques qui eussent été
contraires à sa loi et que ses interlocutcurs, par respect pour lui,
ne se seraient jamais permis de lui proposer.
un vrai sage
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