mercredi 6 juillet 2016

Eva de Vitray-Meyerovitch - Le goût de l’expérience spirituelle


Propos extraits de l’émission de France Culture « L’autre scène ou les vivants et des dieux » produite et animée par Robert Amadou, diffusée le 16 juillet 1979 sur la thématique « L’expérience spirituelle ».

« A celui auquel il est donné d’être illuminé de l’intérieur, l’univers apparaît avec une certitude éclatante et irrésistible comme étant, à cet instant même, dans sa totalité aussi bien que dans toutes ses parties, parfaitement juste. C’est-à-dire sans qu’il faille chercher la moindre explication, ni justification au-delà de ce qu’il est, tout simplement, lui-même. L’existence cesse non seulement d’être alors un problème, mais on demeure émerveillé devant l’évidence et l’efficacité des choses dans leur rectitude.

Aussi n’existe-t-il pas de mots assez forts pour exprimer la perfection et la beauté de cette expérience. Sa clarté procure parfois la sensation que le monde est devenu transparent ou lumineux et que, dans sa simplicité, il est à la fois pénétré et ordonné par une suprême intelligence. En même temps, il arrive souvent à celui qui fait cette expérience de percevoir l’univers entier se muer en son propre corps. Ce qu’il est, ainsi que tout ce qui l’entoure, ne lui paraît pas le résultat d’un devenir, mais une présence immuable. Il ne s’agit pas d’une perte d’identité au point de pouvoir regarder par les yeux d’autrui, mais plutôt d’un état où la conscience individuelle et l’existence sont ramenées à un point de vue adopté, en cet instant, par quelque chose d’incommensurablement plus vaste que lui-même. »1

Le soufisme, ou l’islam « complet »

Les mots « mystique », « initiatique », « gnostique » parviennent-ils à caractériser le type d’expérience dont il s’agit ? A quel domaine de réalité correspond l’expérience spirituelle ? Quelle est sa relation aux techniques employées pour y parvenir et à la gratuité et la générosité de la Vie ? Les doctrines religieuses et philosophiques s’efforcent de répondre à ces questions en pensant la méthodologie et les étapes de cette expérience. Les héritiers d’Abraham rattachent, pour leur part, leur expérience spirituelle à la Loi et à la présence du Dieu unique, vivant et vivifiant. Dans cette perspective, l’homme a accès aux Manifestations divines qui se goûtent à travers des énergies qui lui sont révélées. Cependant, l’Essence divine est au-delà de toute expression et ne peut être appréhendée qu’au travers d’une approche apophatique qui repousse toute forme de limitation : Il n’est pas ceci, Il n’est pas cela. Mais Dieu a néanmoins insufflé Son Esprit en Adam ainsi qu’il est rapporté dans le Coran (XXXVIII, 71-72). Ainsi, dans l’islam, l’accent est toujours mis sur le fait que l’Homme est, de par le tréfonds de sa nature, « capable » de Dieu.

L’islam, que l’on qualifie usuellement de « mystique » et que désormais l’on nomme en Occident « soufisme », n’est en fait que l’islam « complet », c’est-à-dire porteur d’une dimension extérieure et d’une dimension intérieure. C’est ainsi qu’il ne peut pas y avoir de dichotomie entre ces deux dimensions : la haqiqa, l’essence même de l’expérience intérieure, et la chari’a, la Loi religieuse, sont en effet considérées comme les deux ailes d’un oiseau. Or, nul ne peut voler avec une seule aile, chacune des ailes étant nécessaire.

Les soufis ont notamment beaucoup médité sur le verset du Coran où Dieu interrogeant les germes de l’humanité future dans l’Adam encore incréé leur demande : « Ne suis-Je pas votre Seigneur ? » (Alastu bi rabbikum) (VII, 172). Ils répondirent tous : « Oui ! ». Et c’est à ce pacte pré-éternel entre la lignée adamique et Dieu que se rattache cette faculté innée de connaître Dieu qui a mis Son Empreinte au plus profond de l’âme humaine. Les sciences anthropologiques sont dans l’incapacité de donner une définition intégrale de l’Homme et les critères empruntés au langage ou à la raison se révèlent toujours insuffisants. Si l’Homme est capable de Dieu, l’expérience spirituelle devient donc l’acte humain par excellence. On est personnalisé par Dieu, par la rencontre de Dieu : Dieu nous donne notre Etre véritable et on reste un être incomplet tant que l’on n’a pas vécu cette expérience.

La tradition de l’islam apporte des garde-fous contre l’illusion qui guette celui qui est engagé sur le chemin de la connaissance de soi. En effet, nos facultés imaginatives peuvent prendre le dessus et nous plonger dans un univers aux antipodes d’un véritable état de conscience du Réel. Or, la fidélité à la Loi révélée, ainsi que la transmission et les conseils provenant de ceux qui ont déjà accompli un tel voyage intérieur permettent de se tenir aussi éloigné que possible des puissances de l’illusion. Il est fondamental de rester enraciné au sein d’une communauté et c’est d’ailleurs en allant au bout de sa propre tradition que l’on peut retrouver la convergence avec les autres traditions.

Le soufisme n’est en aucune façon une sorte de supra-religion ou de para-religion et ce n’est pas en réalisant un syncrétisme plus ou moins arbitraire que l’on parvient véritablement au bout du chemin. Le tort de certains orientalistes est d’avoir, coûte que coûte, voulu rattacher le soufisme à d’autres traditions et d’avoir cherché de façon systématique des influences extérieures à l’islam. Ils en ont fait tantôt le reflet du Vêdanta, tantôt l’adaptation de la mystique chrétienne, alors qu’en fait le premier soufi est le Prophète de l’islam lui-même. Ainsi, la première communauté musulmane a été une communauté soufie car que pourrait signifier le soufisme sinon l’intériorisation vécue de l’islam dans le respect le plus total de l’observance religieuse ? Tout au cours de l’histoire, les grands soufis ont toujours été non pas des individus égarés se contentant d’un vague sentiment poétique ou esthétique, mais au contraire des hommes et des femmes profondément attachés à l’observance la plus respectueuse et la plus minutieuse des lois.

La « danse », support d’enseignement

Tous les aspects évoqués dessinent une esquisse du soufisme en tant qu’expérience spirituelle individuelle, mais le soufisme s’incarne avant tout, sur un plan collectif, dans ce que l’on nomme les turûq, les confréries. Le mot « tarîqa » signifie de façon générale « la voie » et désigne plus particulièrement une façon de vivre la voie spirituelle. En première approche, ces confréries présentent des analogies avec les tiers-ordres chrétiens tels qu’ils existaient au Moyen Age, puisqu’il n’est pas question ici de monastère, ni de vœu de célibat et de retrait du monde. Il y a par contre la constitution d’un centre, d’un foyer spirituel appelé « zaouïa » ou « tekke », se formant autour d’un maître qui incarne la fonction d’apporter un enseignement vivant, reconnu par une chaîne de transmetteurs remontant jusqu’au Prophète de l’islam. Ce centre spirituel regroupe, en des périodes de temps donnés, les disciples, à la recherche de la réalisation spirituelle et ayant librement choisi d’être guidé par le maître, qui se réunissent pour l’accomplissement de pratiques propres à la voie.

On a parfois parlé de soufisme iranien, turc ou maghrébin, mais de tels concepts sont à l’opposé de la nature de l’enseignement dont il s’agit. En effet, il existe évidemment des soufis iraniens, turcs ou maghrébins, mais il ne saurait y avoir de soufismes nationaux en tant que tels. La méthode spirituelle propre à une voie soufie est une question de dosage subtil entre les différentes pratiques, qui est en dernier lieu du ressort du maître spirituel, celui-ci pouvant avoir des disciples vivant dans différentes contrées.

Les confréries soufies proposent des enseignements qui ont pour base des invocations effectuées à voix haute ou à voix basse, de façon individuelle ou collective. Elles sont récitées avec un rythme particulier qui renvoie à une forme de « danse » parfois spontanée et parfois provoquée. La respiration, les gestes et les postures impriment au corps une vibration vécue individuellement, mais qui a une portée universelle puisqu’elle correspond à la capacité inhérente à l’Homme d’entrer en contact avec une énergie potentielle qui sommeillait jusque-là au tréfonds de son être.

Par exemple, la voie naqchabandiya met plus particulièrement l’accent sur les aspects relatifs au contrôle de la respiration et du souffle. La voie chichtiya a un rapport particulier aux effets procurés par la musique. Les voies qâdiriya et chadhiliya conduisent à des états extatiques survenant lors d’assemblées de chants interprétés le plus souvent a capella. Il y a toujours un élément de « danse » dans l’enseignement, à un niveau plus ou moins élaboré. Les derviches tourneurs ont poussé au plus haut degré cette élaboration, notamment dans les rituels de sama’ ou oratorio spirituel. Le symbolisme du sama’ peut être apprécié à un double niveau, de même que l’Homme est un microcosme à l’image du macrocosme. Il y a ainsi un symbolisme de nature cosmique et un symbolisme de nature psychologique, en incluant dans ce dernier terme la dimension proprement spirituelle. Le rituel est scandé par un rythme qui participe à la fois du cosmos et de l’Homme, et il constitue un support privilégié permettant de quitter le monde régi par le temps et de toucher à l’éternité. Ainsi, à un certain moment du rituel, le temps est censé être dépassé, la danse s’effectuant alors en silence et non plus en musique. Il s’agit là d’une expression particulièrement évocatrice du chemin visant à l’union spirituelle.

Cependant toute technique s’avère impuissante sans le secours de la Grâce divine qui permet à l’Homme de dépasser la dualité pour accéder à l’Unité primordiale. L’amour de Dieu est présent dans l’âme humaine et s’il parvient à s’exprimer, sur un plan horizontal, vers son prochain, c’est alors à travers son prochain que l’Homme acquiert la force nécessaire pour retrouver de façon verticale son Créateur.

Dieu est partout, mais où donc le trouver ? Dans le cœur de celui qui le laisse pénétrer entièrement, et un tel attribut est précisément l’apanage du guide spirituel lui-même qui est la porte d’accès privilégiée au Divin.

1 Jacques Masui (1909-1975), « De la vie intérieure » (Cahiers du Sud).



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