samedi 1 octobre 2016

Zaïm Khenchelaoui - «On assiste à une déspiritualisation de l’islam»

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Mustapha Benfodil

Zaïm Khenchelaoui est anthropologue des religions et fin connaisseur du soufisme. Dans cet entretien, il revient sur les derniers attentats revendiqués par Daech en désignant le wahhabisme comme matrice idéologique commune à toutes ces sectes exterminatrices. Le chercheur établit un lien très étroit entre wahhabisme et terrorisme.

«Le wahhabisme, c’est du terrorisme spéculatif», dissèque-t-il. Zaïm Khenchelaoui rappelle que les premières victimes de cette «internationale wahhabite» sont d’abord les musulmans et souligne l’urgence de s’attaquer au discours takfiriste inhérent à cette doctrine et répercuté à travers les mosquées, les chaînes de télévision et internet.

Nous vivons une séquence terrifiante avec ce chaos destructeur qui est en train de ravager le monde sous la bannière de Daech. Vous avez régulièrement pointé du doigt le wahhabisme comme matrice doctrinale commune à toutes ces phalanges mortifères, qu’elles s’appellent Daech, Al Qaîda ou Boko Haram. Pour vous, il est important de ne pas se tromper de diagnostic et de nommer clairement la doctrine wahhabite comme préalable catégorique si on veut sortir de cette spirale de terreur…

Ces désignations sont, en réalité, des franchises d’une même marque de fabrication qui s’appelle le wahhabisme dont il est la matrice, le foyer et le fondement théorique. Toutes ces pratiques déviantes se réclament indûment de l’islam. Mais en vérité, je vous le dis, cette guerre est menée contre l’islam. Et le point commun entre toutes ces organisations criminelles, c’est la doctrine wahhabite.

Ce phénomène ne concerne que ladite secte. On n’a pas vu des sunnites dans le sens orthodoxe du terme se faire exploser, encore moins des soufis. Bientôt va s’écrire dans les larmes et le sang le troisième centenaire de cette nouvelle religion dont la date fondatrice remonte à 1744. Dans son livre Le Pacte de Nadjd (Le Seuil, 2007), l’islamologue tunisien Hamadi Redissi explique très bien comment cette secte s’est substituée à l’islam.

Quant au géopolitologue français Jean-Michel Vernochet, il n’a pas tort de se poser cette question dans son livre Les égarés : le wahhabisme est-il un contre Islam ? (Sigest, 2013). Maintenant, nous sommes face à une Internationale wahhabite qui échappe désormais à tout contrôle. Avec le temps, cette mouvance est devenue une forme de religion autocéphale disposant de son livre sacré : le Tawhid (Kitâb at-Tawhîd de Mohammad Ibn Abd Al Wahhâb, ndlr) qui a supplanté même le Coran.

C’est un livre qui met hors la loi tous les musulmans qui n’adhèrent pas au dogme wahhabite, lequel dogme abomine tous ceux qui croient en cette forme de vénération, de respect et de considération que l’ensemble des musulmans manifestent à l’égard de leur Prophète, et qui, aux yeux des tenants du wahhabisme, constitue une forme de polythéisme blâmable en raison de leur incapacité cérébrale à faire une lecture allégorique qui est largement développée chez les autres obédiences de l’islam, notamment les soufis. L’approche littéraliste et superficielle des wahhabites a même fini par produire une sorte d’anthropomorphisme qui va à l’encontre du principe monothéiste du tawhid dont ils se targuent outrageusement.
Si je devais faire la synthèse de ce phénomène, je le formulerais ainsi : le wahhabisme, c’est du terrorisme spéculatif ; le terrorisme, c’est du wahhabisme opératif. La doctrine de cette secte est basée essentiellement sur le takfir et donc sur l’excommunication de tout le monde, à commencer par les musulmans qui sont les premières cibles à abattre du point de vue wahhabite.

Or, l’islam est pluriel depuis son apparition et cette pluralité constitue un fait historique. Il n’est pas question ici de prêcher une forme monolithique de l’islam ou une lecture unilatérale du Coran. Ces différents courants de pensée ont coexisté et continuent à coexister ; ils ne jettent pas l’anathème les uns sur les autres. Ils ont de ce fait apporté beaucoup de richesse intellectuelle, non seulement à l’islam mais aussi aux traditions judéo-chrétiennes.

Quand on voit les échanges qui avaient eu lieu à Cordoue, à Baghdad ou à Damas, entre les différentes communautés religieuses, même en dehors de l’islam, on se pose légitimement la question : que reste-il de cette coexistence ? Que se passe-t-il aujourd’hui avec cette secte - parce qu’il faut quand même l’appeler par son nom. Je dirais même que c’est la secte la plus dangereuse qu’ait connue l’histoire de l’humanité, et dont on continue malheureusement à en minimiser la portée.

C’est une secte d’autant plus ubiquiste qu’elle est présente partout, non seulement dans nos mosquées mais jusqu’à nos salles de sport. On voit d’ailleurs que le discours religieux ambiant dans le monde arabe est fondamentalement calqué sur cette secte. Donc, lorsqu’un jeune se fait exploser quelque part, il est lui-même une victime, il est programmé, manipulé par l’imam qui prêche le vendredi près de chez nous…

Je ne comprends d’ailleurs pas comment se fait-il qu’on ait mis la secte de scientologie ou encore celle du Temple solaire sur la liste des sectes prohibées en France et pas le wahhabisme. Toutefois, il convient de préciser que cette secte est interdite dans certains pays, comme c’est le cas dans la Fédération de Russie où l’on essaie de protéger l’islam, pas seulement avec des sermons politico-religieux mais aussi par la force de la loi.

Justement, comment empêcher concrètement le wahhabisme d’agir sur les esprits ?

Cela passe par la proscription de leur propagande dont la toxicité n’est plus à démontrer, et qui envahit de plus en plus nos mosquées et rallie davantage nos imams, que ce soit par un livre, un article, un enregistrement sonore ou visuel, un site internet ou quelque autre support que ce soit, pour peu qu’il prêche l’exclusion de l’autre. Je ne parle même pas de terrorisme.

Un jeune, s’il est imbibé de cette culture xénophobe, comment l’empêcher par la suite de mettre en application ce qui lui a été théoriquement inculqué dans le prêche du vendredi ? Une fois qu’il est excité contre telle ou telle communauté religieuse, le mal est fait. Il faut agir en amont, de façon unanime et à l’échelle internationale. Il faut trouver des méthodologies…

Quand je dis proscription, je pense aussi au versant constructif en remettant en valeur les enseignements traditionnels de l’islam qui existent et qui ont toujours existé. Il ne s’agit pas d’innover. C’est un enseignement qui est resté enfoui sous des siècles de poussière, et qu’il convient de remettre au goût du jour. C’est le cas par exemple du soufisme qui prône l’acceptation de l’autre dans sa différence et s’applique le devoir de miséricorde, «rahma», envers toutes les créatures, une notion cardinale en islam.

C’est la clé même du Coran qui est dit et annoncé au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. Donc, tout ce qui se fait au nom de l’islam devrait, en principe, se faire dans la compassion. Dieu possède au moins 99 noms sublimes, selon la tradition, mais il se trouve qu’Il S’est choisi en premier lieu l’attribut de miséricorde, de rahma, auquel certains «musulmans» ne prêtent malheureusement plus attention.

Vous préconisez donc de réactiver et de promouvoir cet enseignement inspiré de la tradition soufie ?

Certainement. Il faut noter tout de même que le soufisme n’est pas une philosophie importée comme on voudrait le faire croire aujourd’hui. C’est l’islam originel, celui de nos ancêtres qui nous ont transmis cet héritage et cette sagesse. Nous avons toujours vécu dans cette rahma. On dit d’ailleurs dans notre langage quotidien «qalbû mâ fihsh er-rahma» pour désigner un musulman dépourvu de miséricorde, une façon de le déshumaniser. Un bon musulman ne doit pas marcher sur terre avec orgueil, mais avec humilité.

Il y a lieu de méditer ce verset ô combien caractéristique de cette attitude, et qui n’est jamais évoqué dans nos mosquées : «Les serviteurs du Tout Miséricordieux sont ceux qui marchent humblement sur terre, qui, lorsque les ignorants s’adressent à eux, disent : Paix.» (sourate 25, verset 63) Il faut méditer aussi cet autre verset qui dit : «Et Nous ne t’avons envoyé que par compassion pour l’univers.» Les exégètes précisent que dans ces univers (au pluriel), il y a les musulmans et les non-musulmans, les humains et les autres créatures visibles et invisibles, le règne animal, végétal, etc. Dans cette acception, la nature elle-même est sanctifiée.

Elle devient le reflet de Dieu, un rayon de Sa lumière et un signe de Sa présence, tout comme l’âme humaine, d’où le verset qui proclame : «Celui qui a tué une âme, c’est comme s’il avait tué tous les hommes.» Ce verset est précurseur de la doctrine des droits de l’homme. Selon l’exégèse soufie, le mot «nafs» cité dans ce verset désigne le souffle de Dieu.

Comme le souffle de Dieu est consubstantiel, il est présent dans chaque être humain à part égale. Par conséquent, tuer un seul homme, c’est comme tuer l’humanité entière. L’âme humaine étant indivisible, commettre un tel acte équivaut à tuer Dieu Lui-même. Vous imaginez la gravité de la chose aux yeux du musulman non-wahhabite ?

Il est frappant de constater que c’est tout de même l’autre discours qui continue à fasciner et à mobiliser des contingents entiers de «militants takfiristes» et pas cette parole-là ; pourquoi ?

Parce que cette parole, avouons-le, a l’air quelque peu périmée, vieillotte, aux yeux des jeunes. Parce que les autres ont bien compris l’importance des nouvelles technologies plus que les soufis, qui eux sont restés en retrait par rapport aux choses de ce monde.

La mouvance soufie n’est pas agressive en ce sens qu’elle ne prône pas le prosélytisme et le matraquage acharné, comme c’est le cas pour le wahhabisme. L’islam est un voyage spirituel qui doit conduire l’itinérant à la présence divine. C’est aussi un voyage vers soi-même. Il s’agit donc d’un cheminement purement initiatique. Le soufisme voudrait que le disciple fasse lui-même le pas vers son Seigneur, sans contrainte, et donc personne ne vient vous chercher pour vous contraindre ou même vous convier à faire ce pas.

Or, à l’autre bord, on note un zèle redoutable doublé d’un pouvoir financier démesuré. Il faut savoir qu’il y a quand même beaucoup d’argent qui est investi dans cette «religion virtuelle» qui fait la guerre à l’ensemble de l’humanité, à commencer par les musulmans. D’ailleurs, je conteste la formule «terrorisme islamiste». Il s’agit d’abord et toujours de «terrorisme wahhabite», et ce terrorisme est présent d’abord sous la forme d’un discours théorique.

Il est un fait à première vue paradoxal, à savoir que cette organisation terroriste a frappé même à Médine. Comment expliquez-vous cela sachant que le wahhabisme est la doctrine officielle de l’Arabie Saoudite ?

Pour les profanes, cela peut paraître effectivement paradoxal mais pour les spécialistes, c’est tout à fait dans la logique des choses. Le fondateur de cette religion (Ibn  Abd Al Wahhâb) a toujours été contre la vénération du Prophète et contre le culte des saints de façon générale.

C’est une forme de dévotion condamnable à ses yeux. Il a toujours été question pour cette secte de démolir le fameux Dôme vert qui surplombe le mausolée du Prophète ou, à tout le moins, le déplacer ailleurs et le réenterrer dans l’anonymat, comme ce fut le cas pour le cimetière de Djennet el baqî, réduit en poussière après l’effondrement du califat en 1924 suite à de nombreuses campagnes militaires menées par Constantinople contre les adeptes d’Ibn Abd Al Wahhâb au prix de plus d’un demi-million de morts.

Lors de nos échanges électroniques préalablement à cet entretien, vous dénonciez une forme de complicité mondiale avec cette secte. Comment s’exprime cette complicité des puissances mondiales avec l’Internationale wahhabite ?

Nous observons à cet égard une certaine complicité ou du moins un silence coupable, voire une instrumentalisation irresponsable et une manipulation tout à fait malsaine. Quand on persiste à parler de «terrorisme islamiste» alors que les premières victimes du terrorisme sont des musulmans, il y a matière à s’interroger.

A un moment donné, il faut appeler un chat un chat et dire que l’humanité entière est en guerre menée non pas par l’islam mais contre l’islam.
Il faut prendre compte de cela si on veut prétendre à chercher des solutions ou des possibilités de sortie de cette crise mondiale sans précédent qui devrait pouvoir, au lieu de nous diviser, nous rendre solidaires. Il y a eu certes des attentas condamnables à Paris, à Bruxelles, à Munich, qui nous ont plongés tous dans la peine et la détresse. Mais que dire des attentas qui ont frappé Istanbul, Ankara, Kaboul, Islamabad, Bagdad et Tunis ? Sans parler de ce que ce qui se passe avec Boko Haram en Afrique.

Peut-on rationnellement qualifier de terrorisme islamiste les mosquées explosées dans le Caucase, les manuscrits de Tombouctou incendiés, le tombeau du Prophète profané à Médine, les sanctuaires soufis démolis en Syrie et les mausolées chiites dynamités en Irak ? Avec tout ça, peut-on honnêtement parler de terrorisme islamiste ?      
   
Dans cette gamme-là qu’on a parfois du mal à cerner en parlant du spectre islamiste, le wahhabisme représente un mouvement complètement à part, selon vous, qui se distingue y compris de ce qu’on appelle le salafisme, avec toutes ses variantes ?

A mon sens, le wahhabisme, c’est la version moderne du salafisme lequel date d’Ibn Taymiyya ; donc, c’est un courant plus ancien mais qui était resté marginal, honni par le peuple et étroitement surveillé par les souverains éclairés de l’islam médiéval. Aujourd’hui, on a en face de nous un néo-salafisme conquérant, parrainé et soutenu financièrement et militairement par des Etats, ce qui n’était pas le cas dans le passé.

Un salafisme qui, on le voit, est très offensif et avec lequel on n’a rien à négocier. Les salafistes d’avant se contentaient d’une forme passive de ségrégationnisme envers les non-salafistes. Aujourd’hui, on assiste à une forme active de ce dogme fatal qui consiste à ôter la vie d’abord aux musulmans qui ne sont pas wahhabites, puis aux non-musulmans tout court. Par conséquent, personnellement je ne fais pas de différence entre salafisme et wahhabisme.

Quelle appréciation faites-vous de la réponse antiterroriste apportée par les pays occidentaux, je pense particulièrement à la campagne militaire engagée contre Daech en Irak et en Syrie ?

Il s’agit tout au plus d’un antalgique qui peut durer un certain temps, puis la crise finit toujours par refaire surface. On gagne peut-être un combat dans un endroit, mais le mal reprendra à un autre endroit. La doctrine wahhabite est plus que jamais à l’œuvre. Elle est à l’œuvre dans les mosquées, dans les écoles, dans les médias, dans les chaînes de télévision, sur internet. Bref, il y a un travail d’endoctrinement qui se fait à grande échelle et au grand jour.

Cela se fait à visage découvert et personne n’ose arrêter cette machine infernale. La formation au wahhabisme est omniprésente partout dans le monde. Il y a beaucoup d’argent qui est investi dans ce terreau. Prenez le cas des Balkans.

C’est une région qui était très ancrée dans la tradition soufie. Observons ce qui se passe au Kosovo, où l’on commence à assister à un sérieux conflit de génération entre les jeunes wahhabisés et les anciens qui étaient plutôt de sensibilité soufie. Le même phénomène s’observe chez les musulmans d’Asie centrale qui n’étaient pas, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, infectés par ce virus.

Cela touche plus les jeunes qui sont en relation avec les nouvelles technologies. Le wahhabisme est une religion de type pavlovien. Et ça marche ! C’est parce qu’il y a un recul des valeurs culturelles et spirituelles. Il y a tout cet aspect des choses qui a fait que les jeunes se replient sur une manière de faire très mécanique.

C’est une forme d’automatisme qui plaît aux jeunes et aux adolescents. On assiste présentement à un phénomène nouveau qui consiste à voir des jeunes s’autoproclamer bombes humaines sans même avoir à suivre un cursus «djihadiste», quoique je n’aime pas le mot «djihadiste» qui est utilisé à tort et à travers dans une certaine terminologie occidentale.
Car si djihad il y a, il ne doit s’appliquer qu’aux Palestiniens qui mènent une résistance légitime pour leur liberté face à une force d’occupation qui pratique le terrorisme d’Etat, un conflit qui, non seulement alimente l’instabilité dans le monde mais justifie la rhétorique des marchands de la mort. Il y a ainsi une récupération de ces termes à laquelle je n’adhère pas du tout. C’est simpliste et réducteur. Ça veut dire quoi «radicalisation» ? Moi je dirais «wahhabisation», point barre.

Un autre mot d’ordre revient régulièrement, c’est «réformer l’islam». Qu’en pensez-vous ?

A bien y regarder, c’est le wahhabisme qui représente l’islam réformé ou plutôt «déformé», et c’est le retour à la tradition musulmane ancestrale qui nous serait salutaire. Cette tradition qui n’a pas été corrompue, n’a pas été contaminée par ce système de pensée basé sur l’exclusion de l’autre qui est venu avec cette réforme déviante de l’islam qui a égaré des générations de musulmans.

Ce qu’il faut, c’est un retour au fond de la tradition spirituelle. Aujourd’hui, on assiste à une «déspiritualisation» de l’islam voire une déshumanisation de celui-ci. D’ailleurs, l’islam n’est plus une religion dans le sens propre du terme.

Dans nos mosquées, ce n’est plus l’islam qui est pratiqué mais plutôt la religion wahhabite qui est pompeusement célébrée. Il y a un recul de la spiritualité, il y a une fétichisation, une pavlovisation des rites et des pratiques. La religion devient une idéologie qui donne lieu à un phénomène nouveau qui est le terrorisme transfrontalier, et qui ne ménage pas les musulmans, je le dis et je le répète, lesquels sont les premières victimes de cette Internationale salafiste. Il faut opérer un retour aux valeurs originelles de l’islam qui est une religion de paix, de miséricorde et de douceur. Il suffit de méditer notre formule de salutation (salâm) qui consiste à offrir la paix à son interlocuteur pour s’en convaincre.

Vous être membre fondateur de l’Union mondiale du soufisme, créée à l’issue du Congrès mondial sur le soufisme qui s’est tenu récemment à Mostaganem. Vous nous disiez en marge d’un colloque sur Ibn Arabi que le soufisme était le meilleur vaccin pour s’immuniser contre le terrorisme. Comment la pensée soufie peut-elle contribuer à stopper cette déferlante de violence ?

Ce n’est pas un hasard si l’Union mondiale du soufisme a vu le jour en Algérie. Notre pays dispose d’un patrimoine soufi particulièrement important et très anciennement enraciné. L’Union espère, pour ainsi dire, apporter une réponse positive aux divisions qui tourmentent le monde musulman en proposant un discours fédérateur et unificateur, lequel discours s’inscrit naturellement dans un esprit soufi qui est par essence transdoctrinaire puisqu’il est présent dans pratiquement toutes les obédiences de l’islam. Lors de ce congrès, il y avait les représentants d’une quarantaine de pays musulmans, y compris chiites, sans discrimination aucune.

C’est une initiative œcuménique louable qui a une portée très symbolique et très bénéfique à long terme. C’est une manière de dire qu’en Algérie nous voulons construire et non démolir, rassembler et non diviser. Les soufis sont présents partout dans le monde, mais c’est la première fois dans l’histoire que l’occasion leur est offerte pour se fédérer et se constituer en réseau mondial.

Cela étant dit, les soufis ne se réunissent contre personne, mais agissent en faveur de tout le monde. Le but n’est pas de combattre qui que ce soit ni d’exclure personne. Le soufisme est un espace qui accueille l’autre, y compris les égarés. Il ne fonctionne pas dans une logique d’exclusion ou d’élimination. Cette structure internationale initiée et présidée par le Dr Chaâlal, par ailleurs président de l’Union nationale des zaouïas d’Algérie (UNZA), représente une lueur d’espoir.

L’Union mondiale du soufisme se veut une invitation aux gens bien-intentionnés pour qu’ils se rassemblent autour d’un principe fondamental qui est celui de la quête de Dieu. Car, il est vrai qu’on a souvent tendance à oublier Dieu dans toute cette affaire. Le wahhabisme ne parle pas de Dieu, il n’y est question que d’anathème et de condamnation. Comment fractionner la communauté humaine quand le Coran s’adresse à l’humanité toute entière ?

Cette dimension universelle, on l’avait presque perdue. Heureusement, le soufisme est là pour nous le rappeler en se posant au chevet de l’islam pour répondre aux défis de l’heure avec sagesse et délicatesse. Il y a tout un travail qui se fait pour sensibiliser les jeunes aux valeurs humanistes qui sont remises en cause partout dans le monde avec, à la clé, la banalisation de la mort. Notons que ceux qui font ébranler la planète sont des jeunes adolescents ayant grandi avec des jeux vidéo d’une extrême violence tels que «Meurtre à la tronçonneuse». Il est important de bien analyser les causes de ce mal profond.

Il convient d’y apporter des réponses sociologiques, psychologiques, éducatives, spirituelles, et essayer de renouer les liens entre les générations. Il y a une nette rupture générationnelle observée partout de par le monde. C’est sur les causes qu’il convient de se pencher et non pas sur les conséquences. Je n’exclue pas bien entendu la réponse sécuritaire qui est, certes, nécessaire mais pas suffisante si elle n’est pas accompagnée d’une réflexion profonde et sincère sur la logique et le fonctionnement de ce phénomène.

Les éditions Alem El Afkar viennent de rééditer Chajarat el Kawn (L’Arbre du monde) d’Ibn Arabi, un travail éditorial que vous avez accompagné d’une introduction. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur Ibn Arabi et l’Algérie ? Comment rendre son œuvre plus accessible chez nous ?

Il y a eu, souvenez-vous, ce colloque organisé à Alger à l’occasion du 850e anniversaire de la naissance d’Ibn Arabi, événement célébré par les éditions Librairie de philosophie et de soufisme. C’était le jaillissement de cet élan envers un personnage qui est à certains égards algérien et bien de chez nous puisqu’il était de mère tlemcénienne et son épouse était issue d’une famille bougiote établie à Séville. Ibn Arabi considérait par ailleurs Sidi Boumediène comme son maître spirituel.

D’ailleurs, la raison de sa première venue en Algérie était de pouvoir le rencontrer, mais Sidi Boumediène était déjà mort. Il a séjourné à Béjaïa, et là il eut des révélations et des éclosions spirituelles qui, par la suite, ont donné lieu à cette prodigieuse somme ésotérique qui est Al Futûhat Al Mâkiyya composée de treize volumes et rédigée sur 40 ans. Six siècles plus tard, l’Emir Abdelkader, dernière grande figure de cette Ecole akbarienne, quand il arrive à Damas, demande à séjourner dans la demeure d’Ibn Arabi et à être enterré près de sa tombe.

L’Emir prend l’initiative d’envoyer une mission scientifique pour faire établir le manuscrit des Futûhat qui était conservé à Konya. Et c’est grâce à lui que la première édition post-mortem des Futûhat a vu le jour en Egypte en 1911, financée par ses soins.

Par ailleurs, il faut considérer Kitab El Mawakif (Le Livre des Haltes) de l’Emir Abdelkader comme un condensé précieux des Futûhat. A la lumière de ces faits, l’Algérie est tout à fait dans son droit de se réclamer du patrimoine spirituel d’Ibn Arabi qui est un patrimoine étonnant pour les non-musulmans de par son ouverture d’esprit, sa tolérance et sa modernité, quoique je n’aime pas trop le mot «tolérance».

Dans l’islam, il est plutôt question de reconnaissance de l’autre alors que le mot «tolérance» suggère qu’on puisse accepter ce que l’on devrait normalement refuser. Pour le soufisme, l’autre c’est notre propre miroir. On y trouve aussi cette théorie de l’homme accompli qui englobe toutes les différences et les contradictions. De ce fait, l’autre devient nous et on n’a pas à le tolérer puisqu’on ne peut pas se «tolérer» soi-même. L’autre étant considéré comme une parcelle de Dieu, toutes ces individualités procèdent au final d’une même nature, ce manteau de Dieu dont parlent les maîtres de la sagesse (El kawn khil‘ât Allah).

Pour revenir à ce travail éditorial qu’on a commencé initialement avec les éditions Librairie de philosophie et de soufisme, là on touche d’autres éditions comme celle de Alem El Afkar qui s’est inscrite dans cette heureuse dynamique et qui veut reprendre et rééditer à son tour les œuvres d’Ibn Arabi, d’El Ghazâli et d’autres grandes figures du soufisme parues au début du siècle dernier avant de tomber dans l’oubli, afin de permettre au lecteur algérien d’avoir la possibilité de lire autre chose qu’Ibn Taymiyya (un personnage inconnu de nos parents et de nos grands-parents) et de susciter ainsi une certaine pluralité du discours. Il y a un vide déplorable qui a été rempli par une littérature qui n’est même pas de chez nous, je le dis sans chauvinisme aucun.

Mais on devrait quand même pouvoir se lire avant de lire les autres ne serait-ce qu’à titre comparatif et commencer par diffuser la parole d’Ibn Arabi, de l’Emir Abdelkader, ou encore celle de Sidi Boumediène. Par bonheur, les poèmes de Sidi Boumediène, qui sont toujours chantés dans la musique andalouse, vont paraître prochainement dans une luxueuse édition de la Librairie de philosophie et de soufisme.

Citons aussi la poésie de Sidi Lakhdar Benkhelouf, chantre du Prophète et saint-patron de Mostaganem. Il y a donc quelque chose qui a échappé à cette nébuleuse wahhabite et il faut bien reconnaître que c’est la culture populaire qui a pris en charge notre culture spirituelle, celle-ci étant censurée dans les mosquées qui avaient opté pour un discours inféodé à la propagande wahhabite. Contrairement à ce soi-disant islam savant, il y a heureusement notre islam populaire qui est resté fidèle à l’esprit du Coran.
Je termine, si vous le permettez, par un mot sur la symbolique de Chajarat el Kawn. Elle est importante dans la mesure où cet arbre cosmique incarne cet élan de rahma dont nous parlions un peu plus haut. Il n’y en a pas deux, il y a un seul arbre avec son versant opposé vers le bas. C’est l’arbre primordial. Sous cet arbre mohamadien, il y a de la place pour tout le monde. Ibn Arabi, l’Emir Abdelkader ont porté ces valeurs universelles avant l’heure. Ils étaient dans une démarche humaniste, œcuménique, conformément à l’enseignement spirituel du Prophète. Ils étaient ouverts sur le monde et portaient un message fédérateur, pas sectaire. On gagnerait beaucoup à les connaître.

En témoignent les fameux vers d’Ibn Arabi dans Torjoumane El Ashwâq : «Mon cœur devient capable de toute image / Il est prairie pour les gazelles / Couvent pour les moines / Temple pour les idoles / Mecque pour les pèlerins / Tablettes de la Torah et livre du Coran / Je suis la religion de l’amour / Partout où se dirigent ses montures / L’amour est ma religion et ma foi.» 

Bio express

Docteur d’Etat en anthropologie des religions, Zaïm Khenchelaoui est diplômé de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris). Il est directeur de recherche au Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques d’Alger (CNRPAH), membre du comité de rédaction du Journal of the History of Sufism (Paris), de la revue Occidentalisme (Beyrouth), ainsi que de la revue Problèmes de la philosophie orientale de l’Académie nationale des sciences d’Azerbaïdjan. Il a travaillé au Centre de recherches sur l’histoire, l’art et la culture islamiques à Istanbul (Organisation de la coopération islamique), participe en tant qu’expert international auprès d’organisations mondiales dans le dialogue des cultures et des civilisations.


Il est l’auteur de plusieurs articles portant sur le soufisme et les religions comparées, publiés dans des revues spécialisées de renommée mondiale, ainsi que plusieurs travaux scientifiques édités aussi bien en Algérie qu’à l’étranger. Zaïm Khenchelaoui est également membre fondateur de l’Union mondiale du soufisme.


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