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Mustapha Benfodil
Zaïm Khenchelaoui est anthropologue des religions et fin connaisseur du soufisme. Dans cet entretien, il revient sur les derniers attentats revendiqués par Daech en désignant le wahhabisme comme matrice idéologique commune à toutes ces sectes exterminatrices. Le chercheur établit un lien très étroit entre wahhabisme et terrorisme.
«Le
wahhabisme, c’est du terrorisme spéculatif», dissèque-t-il. Zaïm
Khenchelaoui rappelle que les premières victimes de cette
«internationale wahhabite» sont d’abord les musulmans et souligne
l’urgence de s’attaquer au discours takfiriste inhérent à cette
doctrine et répercuté à travers les mosquées, les chaînes de
télévision et internet.
Nous
vivons une séquence terrifiante avec ce chaos destructeur qui est en
train de ravager le monde sous la bannière de Daech. Vous avez
régulièrement pointé du doigt le wahhabisme comme matrice
doctrinale commune à toutes ces phalanges mortifères, qu’elles
s’appellent Daech, Al Qaîda ou Boko Haram. Pour vous, il est
important de ne pas se tromper de diagnostic et de nommer clairement
la doctrine wahhabite comme préalable catégorique si on veut sortir
de cette spirale de terreur…
Ces
désignations sont, en réalité, des franchises d’une même marque
de fabrication qui s’appelle le wahhabisme dont il est la matrice,
le foyer et le fondement théorique. Toutes ces pratiques déviantes
se réclament indûment de l’islam. Mais en vérité, je vous le
dis, cette guerre est menée contre l’islam. Et le point commun
entre toutes ces organisations criminelles, c’est la doctrine
wahhabite.
Ce
phénomène ne concerne que ladite secte. On n’a pas vu des
sunnites dans le sens orthodoxe du terme se faire exploser, encore
moins des soufis. Bientôt va s’écrire dans les larmes et le sang
le troisième centenaire de cette nouvelle religion dont la date
fondatrice remonte à 1744. Dans son livre Le Pacte de Nadjd (Le
Seuil, 2007), l’islamologue tunisien Hamadi Redissi explique très
bien comment cette secte s’est substituée à l’islam.
Quant
au géopolitologue français Jean-Michel Vernochet, il n’a pas tort
de se poser cette question dans son livre Les égarés : le
wahhabisme est-il un contre Islam ? (Sigest, 2013). Maintenant, nous
sommes face à une Internationale wahhabite qui échappe désormais à
tout contrôle. Avec le temps, cette mouvance est devenue une forme
de religion autocéphale disposant de son livre sacré : le
Tawhid (Kitâb at-Tawhîd de Mohammad Ibn Abd Al Wahhâb, ndlr) qui a
supplanté même le Coran.
C’est
un livre qui met hors la loi tous les musulmans qui n’adhèrent pas
au dogme wahhabite, lequel dogme abomine tous ceux qui croient en
cette forme de vénération, de respect et de considération que
l’ensemble des musulmans manifestent à l’égard de leur
Prophète, et qui, aux yeux des tenants du wahhabisme, constitue une
forme de polythéisme blâmable en raison de leur incapacité
cérébrale à faire une lecture allégorique qui est largement
développée chez les autres obédiences de l’islam, notamment les
soufis. L’approche littéraliste et superficielle des wahhabites a
même fini par produire une sorte d’anthropomorphisme qui va à
l’encontre du principe monothéiste du tawhid dont ils se targuent
outrageusement.
Si
je devais faire la synthèse de ce phénomène, je le formulerais
ainsi : le wahhabisme, c’est du terrorisme spéculatif ; le
terrorisme, c’est du wahhabisme opératif. La doctrine de cette
secte est basée essentiellement sur le takfir et donc sur
l’excommunication de tout le monde, à commencer par les musulmans
qui sont les premières cibles à abattre du point de vue wahhabite.
Or,
l’islam est pluriel depuis son apparition et cette pluralité
constitue un fait historique. Il n’est pas question ici de prêcher
une forme monolithique de l’islam ou une lecture unilatérale du
Coran. Ces différents courants de pensée ont coexisté et
continuent à coexister ; ils ne jettent pas l’anathème les
uns sur les autres. Ils ont de ce fait apporté beaucoup de richesse
intellectuelle, non seulement à l’islam mais aussi aux traditions
judéo-chrétiennes.
Quand
on voit les échanges qui avaient eu lieu à Cordoue, à Baghdad ou à
Damas, entre les différentes communautés religieuses, même en
dehors de l’islam, on se pose légitimement la question : que
reste-il de cette coexistence ? Que se passe-t-il aujourd’hui avec
cette secte - parce qu’il faut quand même l’appeler par son nom.
Je dirais même que c’est la secte la plus dangereuse qu’ait
connue l’histoire de l’humanité, et dont on continue
malheureusement à en minimiser la portée.
C’est
une secte d’autant plus ubiquiste qu’elle est présente partout,
non seulement dans nos mosquées mais jusqu’à nos salles de sport.
On voit d’ailleurs que le discours religieux ambiant dans le monde
arabe est fondamentalement calqué sur cette secte. Donc, lorsqu’un
jeune se fait exploser quelque part, il est lui-même une victime, il
est programmé, manipulé par l’imam qui prêche le vendredi près
de chez nous…
Je
ne comprends d’ailleurs pas comment se fait-il qu’on ait mis la
secte de scientologie ou encore celle du Temple solaire sur la liste
des sectes prohibées en France et pas le wahhabisme. Toutefois, il
convient de préciser que cette secte est interdite dans certains
pays, comme c’est le cas dans la Fédération de Russie où l’on
essaie de protéger l’islam, pas seulement avec des sermons
politico-religieux mais aussi par la force de la loi.
Justement, comment empêcher concrètement le wahhabisme d’agir sur les esprits ?
Justement, comment empêcher concrètement le wahhabisme d’agir sur les esprits ?
Cela
passe par la proscription de leur propagande dont la toxicité n’est
plus à démontrer, et qui envahit de plus en plus nos mosquées et
rallie davantage nos imams, que ce soit par un livre, un article, un
enregistrement sonore ou visuel, un site internet ou quelque autre
support que ce soit, pour peu qu’il prêche l’exclusion de
l’autre. Je ne parle même pas de terrorisme.
Un
jeune, s’il est imbibé de cette culture xénophobe, comment
l’empêcher par la suite de mettre en application ce qui lui a été
théoriquement inculqué dans le prêche du vendredi ? Une fois qu’il
est excité contre telle ou telle communauté religieuse, le mal est
fait. Il faut agir en amont, de façon unanime et à l’échelle
internationale. Il faut trouver des méthodologies…
Quand
je dis proscription, je pense aussi au versant constructif en
remettant en valeur les enseignements traditionnels de l’islam qui
existent et qui ont toujours existé. Il ne s’agit pas d’innover.
C’est un enseignement qui est resté enfoui sous des siècles de
poussière, et qu’il convient de remettre au goût du jour. C’est
le cas par exemple du soufisme qui prône l’acceptation de l’autre
dans sa différence et s’applique le devoir de miséricorde,
«rahma», envers toutes les créatures, une notion cardinale en
islam.
C’est
la clé même du Coran qui est dit et annoncé au nom de Dieu, le
Clément, le Miséricordieux. Donc, tout ce qui se fait au nom de
l’islam devrait, en principe, se faire dans la compassion. Dieu
possède au moins 99 noms sublimes, selon la tradition, mais il se
trouve qu’Il S’est choisi en premier lieu l’attribut de
miséricorde, de rahma, auquel certains «musulmans» ne prêtent
malheureusement plus attention.
Vous préconisez donc de réactiver et de promouvoir cet enseignement inspiré de la tradition soufie ?
Vous préconisez donc de réactiver et de promouvoir cet enseignement inspiré de la tradition soufie ?
Certainement.
Il faut noter tout de même que le soufisme n’est pas une
philosophie importée comme on voudrait le faire croire aujourd’hui.
C’est l’islam originel, celui de nos ancêtres qui nous ont
transmis cet héritage et cette sagesse. Nous avons toujours vécu
dans cette rahma. On dit d’ailleurs dans notre langage quotidien
«qalbû mâ fihsh er-rahma» pour désigner un musulman dépourvu de
miséricorde, une façon de le déshumaniser. Un bon musulman ne doit
pas marcher sur terre avec orgueil, mais avec humilité.
Il
y a lieu de méditer ce verset ô combien caractéristique de cette
attitude, et qui n’est jamais évoqué dans nos mosquées : «Les
serviteurs du Tout Miséricordieux sont ceux qui marchent humblement
sur terre, qui, lorsque les ignorants s’adressent à eux, disent :
Paix.» (sourate 25, verset 63) Il faut méditer aussi cet autre
verset qui dit : «Et Nous ne t’avons envoyé que par compassion
pour l’univers.» Les exégètes précisent que dans ces univers
(au pluriel), il y a les musulmans et les non-musulmans, les humains
et les autres créatures visibles et invisibles, le règne animal,
végétal, etc. Dans cette acception, la nature elle-même est
sanctifiée.
Elle
devient le reflet de Dieu, un rayon de Sa lumière et un signe de Sa
présence, tout comme l’âme humaine, d’où le verset qui
proclame : «Celui qui a tué une âme, c’est comme s’il avait
tué tous les hommes.» Ce verset est précurseur de la doctrine des
droits de l’homme. Selon l’exégèse soufie, le mot «nafs» cité
dans ce verset désigne le souffle de Dieu.
Comme
le souffle de Dieu est consubstantiel, il est présent dans chaque
être humain à part égale. Par conséquent, tuer un seul homme,
c’est comme tuer l’humanité entière. L’âme humaine étant
indivisible, commettre un tel acte équivaut à tuer Dieu Lui-même.
Vous imaginez la gravité de la chose aux yeux du musulman
non-wahhabite ?
Il est frappant de constater que c’est tout de même l’autre discours qui continue à fasciner et à mobiliser des contingents entiers de «militants takfiristes» et pas cette parole-là ; pourquoi ?
Il est frappant de constater que c’est tout de même l’autre discours qui continue à fasciner et à mobiliser des contingents entiers de «militants takfiristes» et pas cette parole-là ; pourquoi ?
Parce
que cette parole, avouons-le, a l’air quelque peu périmée,
vieillotte, aux yeux des jeunes. Parce que les autres ont bien
compris l’importance des nouvelles technologies plus que les
soufis, qui eux sont restés en retrait par rapport aux choses de ce
monde.
La
mouvance soufie n’est pas agressive en ce sens qu’elle ne prône
pas le prosélytisme et le matraquage acharné, comme c’est le cas
pour le wahhabisme. L’islam est un voyage spirituel qui doit
conduire l’itinérant à la présence divine. C’est aussi un
voyage vers soi-même. Il s’agit donc d’un cheminement purement
initiatique. Le soufisme voudrait que le disciple fasse lui-même le
pas vers son Seigneur, sans contrainte, et donc personne ne vient
vous chercher pour vous contraindre ou même vous convier à faire ce
pas.
Or,
à l’autre bord, on note un zèle redoutable doublé d’un pouvoir
financier démesuré. Il faut savoir qu’il y a quand même beaucoup
d’argent qui est investi dans cette «religion virtuelle» qui fait
la guerre à l’ensemble de l’humanité, à commencer par les
musulmans. D’ailleurs, je conteste la formule «terrorisme
islamiste». Il s’agit d’abord et toujours de «terrorisme
wahhabite», et ce terrorisme est présent d’abord sous la forme
d’un discours théorique.
Il est un fait à première vue paradoxal, à savoir que cette organisation terroriste a frappé même à Médine. Comment expliquez-vous cela sachant que le wahhabisme est la doctrine officielle de l’Arabie Saoudite ?
Il est un fait à première vue paradoxal, à savoir que cette organisation terroriste a frappé même à Médine. Comment expliquez-vous cela sachant que le wahhabisme est la doctrine officielle de l’Arabie Saoudite ?
Pour
les profanes, cela peut paraître effectivement paradoxal mais pour
les spécialistes, c’est tout à fait dans la logique des choses.
Le fondateur de cette religion (Ibn Abd Al Wahhâb) a toujours
été contre la vénération du Prophète et contre le culte des
saints de façon générale.
C’est
une forme de dévotion condamnable à ses yeux. Il a toujours été
question pour cette secte de démolir le fameux Dôme vert qui
surplombe le mausolée du Prophète ou, à tout le moins, le déplacer
ailleurs et le réenterrer dans l’anonymat, comme ce fut le cas
pour le cimetière de Djennet el baqî, réduit en poussière après
l’effondrement du califat en 1924 suite à de nombreuses campagnes
militaires menées par Constantinople contre les adeptes d’Ibn Abd
Al Wahhâb au prix de plus d’un demi-million de morts.
Lors de nos échanges électroniques préalablement à cet entretien, vous dénonciez une forme de complicité mondiale avec cette secte. Comment s’exprime cette complicité des puissances mondiales avec l’Internationale wahhabite ?
Lors de nos échanges électroniques préalablement à cet entretien, vous dénonciez une forme de complicité mondiale avec cette secte. Comment s’exprime cette complicité des puissances mondiales avec l’Internationale wahhabite ?
Nous
observons à cet égard une certaine complicité ou du moins un
silence coupable, voire une instrumentalisation irresponsable et une
manipulation tout à fait malsaine. Quand on persiste à parler de
«terrorisme islamiste» alors que les premières victimes du
terrorisme sont des musulmans, il y a matière à s’interroger.
A
un moment donné, il faut appeler un chat un chat et dire que
l’humanité entière est en guerre menée non pas par l’islam
mais contre l’islam.
Il
faut prendre compte de cela si on veut prétendre à chercher des
solutions ou des possibilités de sortie de cette crise mondiale sans
précédent qui devrait pouvoir, au lieu de nous diviser, nous rendre
solidaires. Il y a eu certes des attentas condamnables à Paris, à
Bruxelles, à Munich, qui nous ont plongés tous dans la peine et la
détresse. Mais que dire des attentas qui ont frappé Istanbul,
Ankara, Kaboul, Islamabad, Bagdad et Tunis ? Sans parler de ce que ce
qui se passe avec Boko Haram en Afrique.
Peut-on
rationnellement qualifier de terrorisme islamiste les mosquées
explosées dans le Caucase, les manuscrits de Tombouctou incendiés,
le tombeau du Prophète profané à Médine, les sanctuaires soufis
démolis en Syrie et les mausolées chiites dynamités en Irak ? Avec
tout ça, peut-on honnêtement parler de terrorisme islamiste ?
Dans
cette gamme-là qu’on a parfois du mal à cerner en parlant du
spectre islamiste, le wahhabisme représente un mouvement
complètement à part, selon vous, qui se distingue y compris de ce
qu’on appelle le salafisme, avec toutes ses variantes ?
A
mon sens, le wahhabisme, c’est la version moderne du salafisme
lequel date d’Ibn Taymiyya ; donc, c’est un courant plus ancien
mais qui était resté marginal, honni par le peuple et étroitement
surveillé par les souverains éclairés de l’islam médiéval.
Aujourd’hui, on a en face de nous un néo-salafisme conquérant,
parrainé et soutenu financièrement et militairement par des Etats,
ce qui n’était pas le cas dans le passé.
Un
salafisme qui, on le voit, est très offensif et avec lequel on n’a
rien à négocier. Les salafistes d’avant se contentaient d’une
forme passive de ségrégationnisme envers les non-salafistes.
Aujourd’hui, on assiste à une forme active de ce dogme fatal qui
consiste à ôter la vie d’abord aux musulmans qui ne sont pas
wahhabites, puis aux non-musulmans tout court. Par conséquent,
personnellement je ne fais pas de différence entre salafisme et
wahhabisme.
Quelle appréciation faites-vous de la réponse antiterroriste apportée par les pays occidentaux, je pense particulièrement à la campagne militaire engagée contre Daech en Irak et en Syrie ?
Quelle appréciation faites-vous de la réponse antiterroriste apportée par les pays occidentaux, je pense particulièrement à la campagne militaire engagée contre Daech en Irak et en Syrie ?
Il
s’agit tout au plus d’un antalgique qui peut durer un certain
temps, puis la crise finit toujours par refaire surface. On gagne
peut-être un combat dans un endroit, mais le mal reprendra à un
autre endroit. La doctrine wahhabite est plus que jamais à l’œuvre.
Elle est à l’œuvre dans les mosquées, dans les écoles, dans les
médias, dans les chaînes de télévision, sur internet. Bref, il y
a un travail d’endoctrinement qui se fait à grande échelle et au
grand jour.
Cela
se fait à visage découvert et personne n’ose arrêter cette
machine infernale. La formation au wahhabisme est omniprésente
partout dans le monde. Il y a beaucoup d’argent qui est investi
dans ce terreau. Prenez le cas des Balkans.
C’est
une région qui était très ancrée dans la tradition soufie.
Observons ce qui se passe au Kosovo, où l’on commence à assister
à un sérieux conflit de génération entre les jeunes wahhabisés
et les anciens qui étaient plutôt de sensibilité soufie. Le même
phénomène s’observe chez les musulmans d’Asie centrale qui
n’étaient pas, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, infectés
par ce virus.
Cela
touche plus les jeunes qui sont en relation avec les nouvelles
technologies. Le wahhabisme est une religion de type pavlovien. Et ça
marche ! C’est parce qu’il y a un recul des valeurs culturelles
et spirituelles. Il y a tout cet aspect des choses qui a fait que les
jeunes se replient sur une manière de faire très mécanique.
C’est
une forme d’automatisme qui plaît aux jeunes et aux adolescents.
On assiste présentement à un phénomène nouveau qui consiste à
voir des jeunes s’autoproclamer bombes humaines sans même avoir à
suivre un cursus «djihadiste», quoique je n’aime pas le mot
«djihadiste» qui est utilisé à tort et à travers dans une
certaine terminologie occidentale.
Car
si djihad il y a, il ne doit s’appliquer qu’aux Palestiniens qui
mènent une résistance légitime pour leur liberté face à une
force d’occupation qui pratique le terrorisme d’Etat, un conflit
qui, non seulement alimente l’instabilité dans le monde mais
justifie la rhétorique des marchands de la mort. Il y a ainsi une
récupération de ces termes à laquelle je n’adhère pas du tout.
C’est simpliste et réducteur. Ça veut dire quoi «radicalisation»
? Moi je dirais «wahhabisation», point barre.
Un autre mot d’ordre revient régulièrement, c’est «réformer l’islam». Qu’en pensez-vous ?
Un autre mot d’ordre revient régulièrement, c’est «réformer l’islam». Qu’en pensez-vous ?
A
bien y regarder, c’est le wahhabisme qui représente l’islam
réformé ou plutôt «déformé», et c’est le retour à la
tradition musulmane ancestrale qui nous serait salutaire. Cette
tradition qui n’a pas été corrompue, n’a pas été contaminée
par ce système de pensée basé sur l’exclusion de l’autre qui
est venu avec cette réforme déviante de l’islam qui a égaré des
générations de musulmans.
Ce
qu’il faut, c’est un retour au fond de la tradition spirituelle.
Aujourd’hui, on assiste à une «déspiritualisation» de l’islam
voire une déshumanisation de celui-ci. D’ailleurs, l’islam n’est
plus une religion dans le sens propre du terme.
Dans
nos mosquées, ce n’est plus l’islam qui est pratiqué mais
plutôt la religion wahhabite qui est pompeusement célébrée. Il y
a un recul de la spiritualité, il y a une fétichisation, une
pavlovisation des rites et des pratiques. La religion devient une
idéologie qui donne lieu à un phénomène nouveau qui est le
terrorisme transfrontalier, et qui ne ménage pas les musulmans, je
le dis et je le répète, lesquels sont les premières victimes de
cette Internationale salafiste. Il faut opérer un retour aux valeurs
originelles de l’islam qui est une religion de paix, de miséricorde
et de douceur. Il suffit de méditer notre formule de salutation
(salâm) qui consiste à offrir la paix à son interlocuteur pour
s’en convaincre.
Vous être membre fondateur de l’Union mondiale du soufisme, créée à l’issue du Congrès mondial sur le soufisme qui s’est tenu récemment à Mostaganem. Vous nous disiez en marge d’un colloque sur Ibn Arabi que le soufisme était le meilleur vaccin pour s’immuniser contre le terrorisme. Comment la pensée soufie peut-elle contribuer à stopper cette déferlante de violence ?
Vous être membre fondateur de l’Union mondiale du soufisme, créée à l’issue du Congrès mondial sur le soufisme qui s’est tenu récemment à Mostaganem. Vous nous disiez en marge d’un colloque sur Ibn Arabi que le soufisme était le meilleur vaccin pour s’immuniser contre le terrorisme. Comment la pensée soufie peut-elle contribuer à stopper cette déferlante de violence ?
Ce
n’est pas un hasard si l’Union mondiale du soufisme a vu le jour
en Algérie. Notre pays dispose d’un patrimoine soufi
particulièrement important et très anciennement enraciné. L’Union
espère, pour ainsi dire, apporter une réponse positive aux
divisions qui tourmentent le monde musulman en proposant un discours
fédérateur et unificateur, lequel discours s’inscrit
naturellement dans un esprit soufi qui est par essence
transdoctrinaire puisqu’il est présent dans pratiquement toutes
les obédiences de l’islam. Lors de ce congrès, il y avait les
représentants d’une quarantaine de pays musulmans, y compris
chiites, sans discrimination aucune.
C’est
une initiative œcuménique louable qui a une portée très
symbolique et très bénéfique à long terme. C’est une manière
de dire qu’en Algérie nous voulons construire et non démolir,
rassembler et non diviser. Les soufis sont présents partout dans le
monde, mais c’est la première fois dans l’histoire que
l’occasion leur est offerte pour se fédérer et se constituer en
réseau mondial.
Cela
étant dit, les soufis ne se réunissent contre personne, mais
agissent en faveur de tout le monde. Le but n’est pas de combattre
qui que ce soit ni d’exclure personne. Le soufisme est un espace
qui accueille l’autre, y compris les égarés. Il ne fonctionne pas
dans une logique d’exclusion ou d’élimination. Cette structure
internationale initiée et présidée par le Dr Chaâlal, par
ailleurs président de l’Union nationale des zaouïas d’Algérie
(UNZA), représente une lueur d’espoir.
L’Union
mondiale du soufisme se veut une invitation aux gens
bien-intentionnés pour qu’ils se rassemblent autour d’un
principe fondamental qui est celui de la quête de Dieu. Car, il est
vrai qu’on a souvent tendance à oublier Dieu dans toute cette
affaire. Le wahhabisme ne parle pas de Dieu, il n’y est question
que d’anathème et de condamnation. Comment fractionner la
communauté humaine quand le Coran s’adresse à l’humanité toute
entière ?
Cette
dimension universelle, on l’avait presque perdue. Heureusement, le
soufisme est là pour nous le rappeler en se posant au chevet de
l’islam pour répondre aux défis de l’heure avec sagesse et
délicatesse. Il y a tout un travail qui se fait pour sensibiliser
les jeunes aux valeurs humanistes qui sont remises en cause partout
dans le monde avec, à la clé, la banalisation de la mort. Notons
que ceux qui font ébranler la planète sont des jeunes adolescents
ayant grandi avec des jeux vidéo d’une extrême violence tels que
«Meurtre à la tronçonneuse». Il est important de bien analyser
les causes de ce mal profond.
Il
convient d’y apporter des réponses sociologiques, psychologiques,
éducatives, spirituelles, et essayer de renouer les liens entre les
générations. Il y a une nette rupture générationnelle observée
partout de par le monde. C’est sur les causes qu’il convient de
se pencher et non pas sur les conséquences. Je n’exclue pas bien
entendu la réponse sécuritaire qui est, certes, nécessaire mais
pas suffisante si elle n’est pas accompagnée d’une réflexion
profonde et sincère sur la logique et le fonctionnement de ce
phénomène.
Les éditions Alem El Afkar viennent de rééditer Chajarat el Kawn (L’Arbre du monde) d’Ibn Arabi, un travail éditorial que vous avez accompagné d’une introduction. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur Ibn Arabi et l’Algérie ? Comment rendre son œuvre plus accessible chez nous ?
Les éditions Alem El Afkar viennent de rééditer Chajarat el Kawn (L’Arbre du monde) d’Ibn Arabi, un travail éditorial que vous avez accompagné d’une introduction. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur Ibn Arabi et l’Algérie ? Comment rendre son œuvre plus accessible chez nous ?
Il
y a eu, souvenez-vous, ce colloque organisé à Alger à l’occasion
du 850e anniversaire de la naissance d’Ibn Arabi, événement
célébré par les éditions Librairie de philosophie et de soufisme.
C’était le jaillissement de cet élan envers un personnage qui est
à certains égards algérien et bien de chez nous puisqu’il était
de mère tlemcénienne et son épouse était issue d’une famille
bougiote établie à Séville. Ibn Arabi considérait par ailleurs
Sidi Boumediène comme son maître spirituel.
D’ailleurs,
la raison de sa première venue en Algérie était de pouvoir le
rencontrer, mais Sidi Boumediène était déjà mort. Il a séjourné
à Béjaïa, et là il eut des révélations et des éclosions
spirituelles qui, par la suite, ont donné lieu à cette prodigieuse
somme ésotérique qui est Al Futûhat Al Mâkiyya composée de
treize volumes et rédigée sur 40 ans. Six siècles plus tard,
l’Emir Abdelkader, dernière grande figure de cette Ecole
akbarienne, quand il arrive à Damas, demande à séjourner dans la
demeure d’Ibn Arabi et à être enterré près de sa tombe.
L’Emir
prend l’initiative d’envoyer une mission scientifique pour faire
établir le manuscrit des Futûhat qui était conservé à Konya. Et
c’est grâce à lui que la première édition post-mortem des
Futûhat a vu le jour en Egypte en 1911, financée par ses soins.
Par
ailleurs, il faut considérer Kitab El Mawakif (Le Livre des Haltes)
de l’Emir Abdelkader comme un condensé précieux des Futûhat. A
la lumière de ces faits, l’Algérie est tout à fait dans son
droit de se réclamer du patrimoine spirituel d’Ibn Arabi qui est
un patrimoine étonnant pour les non-musulmans de par son ouverture
d’esprit, sa tolérance et sa modernité, quoique je n’aime pas
trop le mot «tolérance».
Dans
l’islam, il est plutôt question de reconnaissance de l’autre
alors que le mot «tolérance» suggère qu’on puisse accepter ce
que l’on devrait normalement refuser. Pour le soufisme, l’autre
c’est notre propre miroir. On y trouve aussi cette théorie de
l’homme accompli qui englobe toutes les différences et les
contradictions. De ce fait, l’autre devient nous et on n’a pas à
le tolérer puisqu’on ne peut pas se «tolérer» soi-même.
L’autre étant considéré comme une parcelle de Dieu, toutes ces
individualités procèdent au final d’une même nature, ce manteau
de Dieu dont parlent les maîtres de la sagesse (El kawn khil‘ât
Allah).
Pour
revenir à ce travail éditorial qu’on a commencé initialement
avec les éditions Librairie de philosophie et de soufisme, là on
touche d’autres éditions comme celle de Alem El Afkar qui s’est
inscrite dans cette heureuse dynamique et qui veut reprendre et
rééditer à son tour les œuvres d’Ibn Arabi, d’El Ghazâli et
d’autres grandes figures du soufisme parues au début du siècle
dernier avant de tomber dans l’oubli, afin de permettre au lecteur
algérien d’avoir la possibilité de lire autre chose qu’Ibn
Taymiyya (un personnage inconnu de nos parents et de nos
grands-parents) et de susciter ainsi une certaine pluralité du
discours. Il y a un vide déplorable qui a été rempli par une
littérature qui n’est même pas de chez nous, je le dis sans
chauvinisme aucun.
Mais
on devrait quand même pouvoir se lire avant de lire les autres ne
serait-ce qu’à titre comparatif et commencer par diffuser la
parole d’Ibn Arabi, de l’Emir Abdelkader, ou encore celle de Sidi
Boumediène. Par bonheur, les poèmes de Sidi Boumediène, qui sont
toujours chantés dans la musique andalouse, vont paraître
prochainement dans une luxueuse édition de la Librairie de
philosophie et de soufisme.
Citons
aussi la poésie de Sidi Lakhdar Benkhelouf, chantre du Prophète et
saint-patron de Mostaganem. Il y a donc quelque chose qui a échappé
à cette nébuleuse wahhabite et il faut bien reconnaître que c’est
la culture populaire qui a pris en charge notre culture spirituelle,
celle-ci étant censurée dans les mosquées qui avaient opté pour
un discours inféodé à la propagande wahhabite. Contrairement à ce
soi-disant islam savant, il y a heureusement notre islam populaire
qui est resté fidèle à l’esprit du Coran.
Je
termine, si vous le permettez, par un mot sur la symbolique de
Chajarat el Kawn. Elle est importante dans la mesure où cet arbre
cosmique incarne cet élan de rahma dont nous parlions un peu plus
haut. Il n’y en a pas deux, il y a un seul arbre avec son versant
opposé vers le bas. C’est l’arbre primordial. Sous cet arbre
mohamadien, il y a de la place pour tout le monde. Ibn Arabi, l’Emir
Abdelkader ont porté ces valeurs universelles avant l’heure. Ils
étaient dans une démarche humaniste, œcuménique, conformément à
l’enseignement spirituel du Prophète. Ils étaient ouverts sur le
monde et portaient un message fédérateur, pas sectaire. On
gagnerait beaucoup à les connaître.
En
témoignent les fameux vers d’Ibn Arabi dans Torjoumane El Ashwâq
: «Mon cœur devient capable de toute image / Il est prairie pour
les gazelles / Couvent pour les moines / Temple pour les idoles /
Mecque pour les pèlerins / Tablettes de la Torah et livre du Coran /
Je suis la religion de l’amour / Partout où se dirigent ses
montures / L’amour est ma religion et ma foi.»
Bio
express
Docteur
d’Etat en anthropologie des religions, Zaïm Khenchelaoui est
diplômé de l’Ecole des hautes études en sciences sociales
(EHESS, Paris). Il est directeur de recherche au Centre national de
recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques d’Alger
(CNRPAH), membre du comité de rédaction du Journal of the History
of Sufism (Paris), de la revue Occidentalisme (Beyrouth), ainsi que
de la revue Problèmes de la philosophie orientale de l’Académie
nationale des sciences d’Azerbaïdjan. Il a travaillé au Centre de
recherches sur l’histoire, l’art et la culture islamiques à
Istanbul (Organisation de la coopération islamique), participe en
tant qu’expert international auprès d’organisations mondiales
dans le dialogue des cultures et des civilisations.
Il
est l’auteur de plusieurs articles portant sur le soufisme et les
religions comparées, publiés dans des revues spécialisées de
renommée mondiale, ainsi que plusieurs travaux scientifiques édités
aussi bien en Algérie qu’à l’étranger. Zaïm Khenchelaoui est
également membre fondateur de l’Union mondiale du soufisme.
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