samedi 29 juillet 2017

J. Kerssemakers – L'Ethnologie-fiction de Castaneda







[Note du blog : Paru dans la revue Vers La Tradition n° 99, Mars-Avril-Mai 2005, reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur.]





Depuis plus de trente ans maintenant, Carlos Castaneda a publié une douzaine de livres, le premier en 1968 (The Teachings of Don Juan) et le dernier, posthume, en l’an 1998 (The active Side of Infinity). Il les a présentés comme le récit authentique d’un apprentissage auprès d’un sage indien de la tribu mexicaine des Yaquis : «Je dois répéter sans relâche que mes ouvrages ne sont pas des ouvrages de fiction», déclare-t-il dans son sixième livre (The Eagle's Gift, paru en 1981). Dès avril 1969, Edward Spicer, spécialiste des Indiens Yaquis, souligna que les enseignements de l’informateur de Castaneda, Don Juan Matus, n’avaient rien en commun avec ce qu’on peut connaître de la tradition des Yaquis (1). En juin de la même année, Edmund Leach critiqua sévèrement Castaneda, le comparant à Lobsang Rampa (ce plombier canadien qui se faisait passer pour un Lama tibétain en exil, se taraudant un «troisième œil» dans le front)(2). En 1972, un spécialiste du peyote, M. Weston La Barre, qualifia Castaneda de faussement profond, vulgaire et pseudo-ethnographe. En 1976 Richard de Mille publia ses recherches sur l’authenticité de Castaneda avec un dossier bien documenté et bien argumenté(3). Le dossier montra que Castaneda était un menteur et un plagiaire invétéré : de Mille avait découvert tant de sources pour les textes de Castaneda qu’il se posa la question de savoir s’il restait quelques lignes que l’on puisse lui attribuer ! Celui-ci demeura imperturbable et présenta son dernier livre comme l’essence même de l’enseignement du soi-disant Don Juan.


En France, aucune critique sérieuse n’a été publiée pour démystifier l’œuvre de Castaneda. Bien au contraire, trois études ont parues chez Trédaniel où MM. Dubant et Marguerie, glosant sur Castaneda, s'efforcent de trouver tantôt «La Voie du Guerrier», tantôt « Le Retour à l’Esprit »(4). Tout cela n’est en réalité qu’un «Saut dans l’Inconnu» dont Bernard Dubant s’efforce de montrer «la portée incalculable». Richard de Mille, comme nous l’avons vu, a fait ce calcul et a trouvé des centaines de références «empruntées» à des auteurs philosophes, mystiques, ethnologues ou simples voyageurs et les a transformées en «conversations avec Don Juan». Une technique de dialogue déstabilisant d’après Garfinkel, quelques idées du philosophe Wittgenstein, des expériences vécues de David-Neel, de Lama Govinda, de Blavatsky, de Daisetz T. Suzuki, de Mircea Eliade et j’en passe...


Il est temps de dénoncer une fois pour toutes les escroqueries intellectuelles ou autres de ce Péruvien qui se déclare Brésilien, de ce fils d’orfèvre né en 1925, qui se déclare fils de professeur de littérature né en 1935. Ce mythomane dit de ne pas s’intéresser au mysticisme, alors que sa première femme, Margaret, dit à de Mille qu’ils ne discutaient que de cela.


Même avec sa mort, survenue en 1998, Castaneda brouille les pistes. Le 27 avril il quitte la scène terrestre suite à un cancer du foie et pendant près de deux mois sa mort sera gardée secrète, ses cendres dispersées sur les hauts plateaux mexicains qui n’en demandaient pas tant ! Ce n’est que le 19 juin que le Los Angeles Times annonça le décès. Et il y a toujours des personnes qui ne croient absolument pas à sa mort et le croient bien vivant...(5).


Entrée en scène


Commençons par le début. Le 27 juin 1968 les Presses de l’Université de Californie publient The Teachings of Don Juan. Traduit en français sous le titre L’Herbe du Diable et la Petite Fumée ce fut un succès commercial immédiat. La beat-génération, déboussolée par diverses drogues, y trouva immédiatement une justification pseudo-traditionnelle de l'usage des plantes hallucinogènes. Le sous-titre, Une Voie Yaqui de Connaissance, était effectivement un coup de maître en publicité. Ce sous-titre étendit nettement le champ des lecteurs (et des acheteurs potentiels : il ne promit pas seulement la révélation de la sagesse d’un noble sauvage, mais encore celle d’un Peau-Rouge peu ou mal connu : qui, en 1968, savait quoi que ce soit de précis sur les indiens yaquis, à part quelques ethnologues très spécialisés ?


Castaneda termine son récit pseudo-initiatique avec une Analyse structurale : une parodie d’érudition universitaire, illisible et ennuyeuse à souhait. Un texte d'ethnofolie à la Garfinkel parodiant le jargon des ethnologues, avec une nette tendance à qualifier son récit d’«éthique» ou d’«émique». Ces deux termes ne se trouvent plus dans les dictionnaires, mais servaient à désigner à une certaine époque les attitudes d’approche des ethnologues «sur le terrain». Les responsables des Presses Universitaires voulaient supprimer cette Analyse structurale, mais Castaneda se battit pour la maintenir telle quelle. Elle lui assura l’apparence d’un véritable ethnologue.


Les Éditions Universitaires font en général de petits tirages, et rarement des bénéfices. The Teachings of Don Juan eût une diffusion aussi large qu’inhabituelle et fit sensation. En avril 1969, Ballantine Books, reniflant le bestseller, faisait exploser le marché avec un tirage à l'échelon national américain. En trois ans, 300.000 exemplaires furent vendus, transformant un obscur étudiant en un auteur-culte semi-scientifique, prêt à publier sa deuxième aventure et parlant déjà d’un troisième ouvrage. Comme il avait essayé de se donner un vernis d’authenticité grâce à son Analyse structurale, il briguait maintenant la consécration universitaire : le Doctorat en Anthropologie.


D’après ses propres déclarations, Castaneda a choisi comme sujet de thèse les plantes médicinales utilisées par les Indiens du Mexique, mais, en réalité, il ne parle que de plantes hallucinogènes et de ses neuf ans de prétendues études sur le terrain, il n’a rapporté aucune plante médicinale, aucun champignon pour identification, ni même un seul nom indigène de plante, d’animal ou de parties du corps. Fréquentant un sage yaqui, qui, d’après les propos textuellement rapportés, parle plus couramment l’argot américain que le yaqui ou l'espagnol, il n’en rapporte que deux mots yaquis : Yori, homme blanc, et Torim, le nom d’un village (qu’il ne traduit point, mais qui signifie rat des bois). Quand Don Juan chantait pour Don Eligio en yaqui, Castaneda lui en demandait la signification. «Ce n’est que pour des Yaquis», lui répondait Don Juan. Castaneda était sûr qu’il avait manqué quelque chose de vraiment important, mais ce n’était pas pour lui une raison suffisante pour commencer à apprendre la langue de ses hôtes et enseignants(6).


Comme rapporteurs de sa thèse, Castaneda avait habilement choisi des professeurs n’ayant aucune qualification en anthropologie indienne, comme Garfinkel, professeur de méthodologie ou Graves, qui était africaniste. Pour sa thèse, il présenta le texte de son livre Voyage à Ixtlan, déjà depuis un an dans le domaine public, le rebaptisa Sorcery, a Description of the World et y rajouta un condensé de 500 mots pour les examinateurs n’ayant pas le loisir de lire le tout. Castaneda eût son parchemin en janvier 1973...!(7).



Contradictions patentes dans la mise en scène


M. Spicer, connaisseur de la culture yaqui, nous fait remarquer que «l’utilisation des trois plantes de pouvoir ne correspond aucunement à notre connaissance ethnographique des Yaquis. Don Juan n’a manifestement pas le moindre rôle dans la communauté yaqui, aucun terme yaqui n’est mentionné, pas même, en relation avec les concepts les plus caractéristiques de la «Voie de la Connaissance» (1).


Dans son premier livre (The Teachings ou L’Herbe du Diable, 1968) Castaneda présente Don Juan comme un maître sévère, peu enclin à rire ou à faire rire. Dans le deuxième récit (A Separate Reality ou Voir, 1971) il est plus détendu. Dans le troisième (Journey to Ixtlan, Voyage à Ixtlan, 1972) enfin, Don Juan est un koan ambulant, un vrai bouffon Zen, se roule par terre d’hilarité et ainsi de suite. Les premiers livres de Castaneda sont soigneusement datés au jour le jour et ce troisième livre est placé, comme en flash-back, dans la période du début de l’enseignement sans joie ni farce. Une autre fois il date la rencontre avec la redoutable sorcière Catalina de 1962, et, plus loin, il dit ne pas l’avoir vu avant 1965(8).


Le deuxième récit (Voir, 1971) commence avec la rencontre de Don Juan et de Castaneda sur un banc du zocalo de Oaxaca le mardi 2 avril 1968. Castaneda lui offre un exemplaire tout neuf des Teachings que Don Juan refuse en faisant une mauvaise plaisanterie. Le livre étant sorti des presses d’UCLA le 27 juin 1968, et les critiques ne recevant un exemplaire pour compte-rendu qu’à partir du 3 juin, comment Castaneda pouvait-il le mettre dans son sac le 25 mars, pour l’offrir ensuite à Don Juan le lendemain de la Fête des Fous ?


Castaneda nous assure nombre de fois que son «vécu» avec Don Juan se passait la plupart du temps dans le désert de Sonora : ses reportages sont notés «sur le terrain». Regardons de plus près ce «terrain». Le désert de Sonora a été étudié dans tous ses détails pour son climat, sa structure géologique, sa faune et sa flore. M. Hans Sebald a vécu plus de dix ans au bord de ce désert et a eu l’occasion de comparer ce que Castaneda en dit avec ce qui commence au bout de son jardin. Et il critique sévèrement les absurdités relatées par l’apprenti-sorcier. Improbables sont les promenades dans le désert pendant les mois de juin à septembre. Même des randonneurs endurcis refuseraient de pénétrer dans ce désert pendant l’été. La température et la sécheresse de l’air sont telles que le corps se déshydrate en quelques heures et on tombe d’épuisement. Mais Monsieur Castaneda et Don Juan s’y promènent en pleine canicule, grimpant des pentes et descendant dans des canyons sans s’arrêter, piégeant des cailles et des lapins, grillant des serpents à sonnettes. Un 19 août, Castaneda et son instructeur entrent dans un canyon et escaladent ensuite une colline où ils se reposent dans un endroit sans ombre. Si on l’essayait de faire cela vraiment, il en résulterait du delirium et un coma prolongé...(9).


Les cailles sont très difficiles à attraper, encore plus quand elles sont vivantes. Don Juan fait construire un piège par son disciple qui en attrape cinq ! Deux seront grillées et trois relâchées(10). Plus bizarres encore sont les histoires des lions de montagne. Don Juan prétend avoir été attaqué par un tel fauve : il dit que le désert en fourmille, alors que le lion évite toujours soigneusement l’homme et possède un terrain de chasse très étendu où il ne tolère aucun autre lion. Castaneda grimpe aux arbres pour échapper aux lions, oubliant que ce félin grimpe mieux aux arbres que lui. Et on se demande quel arbre il a bien pu escalader ? Il n’y a que très peu d’arbres dans le désert : des palos verdes ou des mesquites, tous les deux impraticables : les branches s’enchevêtrent en un mélange épineux et au-delà de deux mètres ils sont trop faibles pour supporter le poids d’un homme.


Si le désert ne fourmille pas de lions, il fourmille par contre de scorpions. Malgré de nombreux bivouacs sous les étoiles, des rochers retournés et Don Juan qui se roule par terre de fou rire, aucun scorpion ne leur piquera...


Castaneda, encore novice, attrape un jour un lapin à mains nues : «J’étais très calme et j’avançais avec précaution, dit-il, et je n’eus aucun mal à attraper un lapin mâle». Le coyote le plus rapide a déjà un mal fou à en attraper un et les habitués du désert savent pertinemment qu’un lapin qui est lent à réagir, souffre de tularémia ou fièvre du lapin, transmissibles à l’homme par la peau. Castaneda non seulement attrape un lapin au ralenti, mais Don Juan le lui fait ensuite préparer et manger : ce jour-là, il a dû être passablement irrité par son apprenti !


Pendant huit ans Castaneda s’inquiète des lions, mais n’a apparemment jamais entendu parler de la javelina, un genre de sanglier bien plus fréquent dans le désert, plus dangereux et plus agressif que le lion. Et où sont les tarantules géantes, les mille-pattes monstrueuses, les serpents royaux, les chuckawalla’s, les rats-kangourous, les putois ? Où sont les crapauds cornus et les monstres gila ? Ce ne sont que quelques exemples que nous évoque M. Sebald, loin de présenter la liste complète des animaux que Castaneda aurait dû voir, mais ce sont assez d’indications évidentes montrant que ses récits ne peuvent prétendre rendre compte d’un «vécu sur le terrain»(11).


Sources de style


Comment Castaneda a-t-il conçu ses livres ? Quelle trame de fond peut-on y déceler ? Les récits de Castaneda reflètent bien les divers conflits universitaires de son époque ainsi que les systèmes philosophiques éphémères qui furent lancés par des professeurs ambitieux avec un certain sens de l'humour et de la mystification, comme le professeur Garfinkel qui était parmi les signataires de la thèse de Castaneda.


En 1954 Harold Garfinkel inventa l’ethnomethodologie(12). Il avait étudié avec Alfred Schultz à Harvard et c’est ce dernier qui donna l’idée de sa nouvelle «science». Schultz définissait la «réalité» subjective comme un monde de faits admis d’un commun accord par des gens qui vivaient dans le même environnement sociologique et physique. D’autres «réalités parallèles» devenaient possibles si on éliminait les conceptions normales. La réalité ordinaire, quotidienne était mise en question comme étant composée seulement de préjugés et d’idées acceptées par tout un chacun(13). Il s’agissait maintenant pour l’ethnomethodologiste de briser cette conception ordinaire de la «réalité» avec des questions incongrues et harassantes ayant pour but d'introduire des doutes sur l’évidence qu’on reconnaissait autour de soi. Garfinkel avait préparé pour ses étudiants des questionnaires à faire remplir. La plupart des gens approchés se mettaient en colère, d’autres devenaient confus, dépressifs ou montraient des signes alarmants de dépersonnalisation.


Garfinkel essaya ensuite d’appliquer sa méthode à la sociologie, déclarant d’emblée que les sociologues partaient de principes qu’ils ne savaient pas expliquer eux-mêmes. Les sociologues ne se laissèrent pas intimider et traitèrent non sans raison l'ethnomethodologie de nouvelle folie californienne. La dispute couve toujours, mais aujourd’hui, l'ethnomethodologie s'infiltre sous d'autres noms à l'intérieur des sciences sociales(14). Cette mise en question systématique, aussi stupide que provoquante, se retrouve dans les dialogues bizarres entre Don Juan et son «apprenti». Castaneda se fait passer ainsi souvent pour idiot, qui ne comprend rien à ce qui se passe réellement autour de lui. Il refuse de croire ce que Don Juan lui montre et exige des explications pour des détails infimes et oiseux. Il lui faut apprendre à «voir» ou à «rêver» des «réalités parallèles».


Dans l’ensemble, Castaneda se montre ainsi plus «Garfinkel» que Garfinkel lui-même. Il n’est profond que dans les citations empruntées à des auteurs qui valent mieux que lui. Le reste est un enchaînement de phénomènes extraordinaires et d’histoires qui ne riment à rien, d’un vide consternant et, pour citer encore une fois M. Weston La Barre : «intellectuellement kitsch»(15).


Faux dénominateurs et usage antitraditionnel des plantes


Dans tous les livres de Castaneda, son instructeur est désigné par le terme «brujo», un titre qui, dans le Mexique rural, désigne immanquablement un praticien de magie noire pour causer des torts à autrui. Dans la société traditionnelle indienne, les sorciers étaient persécutés et mis à mort sans pitié. Contrairement à l’Afrique Noire, la sorcellerie est pratiquement inexistante parmi les tribus indiennes (16).


Les récits de Castaneda sont parsemés de confrontations de sorciers, de menaces d’annihilation de l’âme ou de la force vitale du «guerrier». Il ne se prive pas de faire référence sans arrêt au côté sombre du folklore mexicain : Don Juan peut se transformer en corbeau et le duel qui l’oppose à une chauve-souris géante contient plutôt des références aux portes de l’Enfer qu’à celles du Paradis ! Dans Le Second Anneau de Pouvoir il se réfère directement aux «Diables Toltèques», représentants supposés d’une vieille tradition de magie précédant les Mayas. Dans ses livres ultérieurs, Castaneda attribue à Don Juan des idées puisées dans les vieilles hétérodoxies occidentales, le Manichéisme ou le Gnosticisme dans leur décadence : les hommes seraient des œufs lumineux, condensés du «nagual» et vivant dans un monde parallèle composé d’ombres sans aucun sens du «réel», sauf s’ils apprennent à «voir» et à «rêver» en utilisant leur «deuxième anneau de Pouvoir». En somme, Castaneda fait preuve d’une fascination morbide pour les phénomènes de toute sorte. Dans La Force du Silence, son huitième livre, cela devient de la «folie contrôlée». Dieu et le Diable, dit Don Juan, ne représentent qu’une façon qu’a le tonal de former un substitut trompeur à la nostalgie du nagual(17). Comprenne qui pourra.


Voilà donc l’entrée en scène du tonal et du nagual, notions-clés pour Castaneda : deux termes d’origine nahuatl détournés de leur sens originel. Les spécialises du Mexique préhispanique identifiaient le nagual avec le «mala suerte», le mauvais sort. Chez les Mazatèques on dit que le sorcier (Tji-ee) peut se transformer en animal (en nagual, sorte de loup-garou) pendant la nuit. Dans une étude collective parue à Mexico en 1963, Aguirre Beltràn explique tonal et nagual de la sorte(18) : «La transformation de l’homme en animal (nagual) a presque toujours pour fin de faire du mal. Le tonal, par contre, est le lien subtil qui lie une personne à un certain animal : tout ce qui arrive à l’individu ou à l’animal affecte les deux de la même façon : si la mort atteint l’un des deux, l’autre meurt aussi. Le pratiquant, dans le nagualisme, se transforme, se métamorphose en un autre être, perd sa forme humaine et prend la forme d’un animal, de préférence un jaguar. Dans le tonalisme, au contraire, l’animal et l’individu coexistent sous une forme parallèle mais séparée, ils sont unis par un destin commun»(19). Pour Don Juan, par contre, tonal et nagual ne représentant pas des animaux, mais des idées de potentialité et d’actualisation : le non-manifesté (nagual) qui produit le manifesté (tonal) rappelle plutôt des concepts hindous ou bouddhistes.


Le dimanche 25 juin 1961 Castaneda s’adresse à Don Juan : «Vous allez m’enseigner le peyotl ?» «Je préfère l’appeler Mescalito», dit Don Juan, «fais de même»(20). Malheureusement pour Castaneda, mescalito n’a rien à voir avec peyotl. Mescal vient du nahuatl mexcalli, l’agave, avec lequel les Yaquis préparaient de la bière. Les Espagnols en tirèrent un alcool bien plus fort, qui fut appelé mescal par la suite. La plante peyotl, sacrée pour les Indiens, n’est jamais appelée mescal ou mescalito. Weston La Barre donne bon nombre de ses équivalents indigènes : hicuri, huatari, buyo, wikour, etc ; mais aucun ne se rapprocherait de mescalito.


Dans sa fameuse Analyse structurale terminant The Teachings, Castaneda nous rappelle que Mescalito était accessible à n’importe quel homme, sans nulle obligation d’apprentissage, ni d’aucune technique manipulatoire(21). Cela est faux. Le peyotl est considéré par les Indiens d’Amérique comme la plante sacrée par excellence. Elle a occasionnée le développement d’un mouvement traditionnel chez eux, malencontreusement dénommé «Église Indigène Américaine» (N.A.C. Native American Church), mais cela apparemment pour éviter des interdictions de la part du gouvernement américain, peu tolérant. La recherche de la plante, la cueillette et la consommation sont accompagnés de rites précis, riches en symboles et réservés aux initiés. Le Suédois Lumholtz fut le premier à décrire les voyages lointains à la recherche du peyotl(22). En France, le-peyotl avec ses rites est mieux connu depuis l’étude qu’en a faite le Dr. Rouhier en 1927(23) ; en Amérique, depuis les années cinquante par les études de Weston La Barre et de Gordon Wasson(24).


Sont également dénommés mescal les graines de Sophora Secundiflora, le haricot rouge, dans le nord du Mexique, dont l'usage rituel remonte au moins à six ou sept millénaires, si l’on en juge d’après les traces archéologiques dans les grottes du Texas(25).


Une erreur plutôt amusante est commise par Castaneda à propos des champignons sacrés, qui doivent être mangés, jamais fumés ! Il nous raconte que Don Juan les lui faisait garder dans une gourde pour les «fumer» après un certain temps dans une pipe. Il a dû mal interpréter Gordon Wasson (sa source de renseignements principale) qui écrivit dans une première publication que les champignons pouvaient se garder pendant au moins six mois. Castaneda a conclu à tort que les champignons tomberaient en poussière au-delà de ce laps de temps, afin d’être «fumés». Dans L’Herbe du Diable il dit que «les champignons n’ont pas besoin d’être moulus parce qu’ils se trouvent alors réduits en poussière (p. 97). «En séchant, les champignons devenaient une poussière extrêmement fine» (Id. p. 268). Dans une publication ultérieure, Wasson déclare qu’ils peuvent se garder pendant des années bien séchés, pour être mangés selon le rituel usuel. Wasson avait assisté à ce rituel chez Maria Sabina, la femme-sage mazatèque. Il raconte comment Maria Sabina encense ou enfume les champignons pour les honorer. Le terme anglais était «smoking the mushrooms», ce qui peut se comprendre effectivement aussi par «fumer les champignons». Ce que Castaneda a cru lire, il le mettait en pratique avec son improbable Don Juan «adoucissant la mixture avec des feuilles et des fleurs qu’ils avaient rassemblées ensemble»(26). Wasson, ayant lu Castaneda à son tour, a tenté l’expérience de «fumer» ses champignons, mais trouva que cela était pratiquement impossible.


Pisteurs, disciples et émules du dramaturge


Ayant obtenu le doctorat pour son livre d’ethno-fiction Voyage à Ixtlan, Castaneda n’exerça jamais de professorat. Il donna de temps en temps des conférences à un public New Age, et vivait autrement en cachette, refusant systématiquement les interviews ou les confrontations avec des contradicteurs. Une interview de Rick Fields avec Castaneda a pu paraître dans la revue New Age, une autre dans Psychology today par Sam Keen(27).


Une certaine Véronique Skawinska fut envoyée en Californie par la Cabbaliste Aimel Helle (qui se disait la réincarnation de la formidable Catalina des Histoires de Pouvoir). Helle-Catalina proposa à Castaneda par l’intermédiaire de son ambassadrice un complément de Connaissance : la Carte de l’Inconnu. Après un premier entretien avec l’envoyée, Castaneda disparut sans demander son reste. On le comprend, le pauvre ! Une Catalina qu’il avait inventé lui-même (d’après le nom d’un café de plage fréquenté par des drogués) se présente à lui avec le projet de réunir leurs connaissances en sorcellerie. Et si ce serait une vraie sorcière ? De quoi faire pâlir l’apprenti-sorcier et partir en voyage, le plus loin possible...(28).


Un religieux dominicain, Maurice Cocagnac, réussit à dénicher Castaneda à Mexico. Il se promène ensuite avec Carlos à Tula, où ce dernier lui raconte quelques anecdotes inédites sur Don Juan : «La richesse de cette conversation ne peut être résumée...» déclare-t-il, nous laissant sur notre faim(29). Le reste de son livre est constitué de «rêves-éveillés» sans grand intérêt.


Un disciple de Castaneda, Victor b Sanchez, a publié en 1996 Les enseignements de Don Carlos, avec le sous-titre significatif : Applications pratiques de l’œuvre de Carlos Castaneda. Suivi, un an plus tard, par Un voyage au cœur du chamanisme mexicain (30) relatant un séjour chez les descendants des Toltèques (!), les Wirrarikas.


Castaneda a encore écrit une préface pour le livre de Florinda Donner sur l’Amazonie. N’ayant passée qu’une seule année avec la tribu, elle a pu ajouter un glossaire de termes indigènes à son récit, ce qui a dû fasciner le Dr. Castaneda, car il qualifie ce petit livre de «chef d’œuvre» ou encore de «récit inoubliable et totalement captivant !»(31). Cela, les récits de Castaneda le sont aussi, pour les amateurs de science-fiction bien entendu. Une fable bien américaine sur la recherche de pouvoirs invincibles pour dominer le monde...


Castaneda eût aussi des imitateurs. Nous en choisirons deux. Castaneda a dû être assez surpris d’apprendre que quelqu’un d’autre proclamait avoir profité des leçons de son improbable Don Juan ! Un certain Ken Eagle Feather explique en 1992 comment cela lui avait pris des années de vérifications de détails, de signes et de questions directes avant qu’il ne soit absolument sûr que le Don Juan qu’il rencontra sur un parking de supermarché à Tuscon, était le Don Juan que Castaneda avait rencontré dans une gare de bus Greyhound. Il a produit aujourd’hui déjà trois ouvrages offrant les enseignements uniques de Don Juan et il est bien parti pour rattraper son «bienfaiteur» Castaneda(32).


Dan Millman est également un imitateur de Castaneda, mais il ne l’avoue pas aussi bruyamment que M. Ken Eagle Feather. Lui, il faut le décrypter. Il a rencontré son Don Juan sous la forme d’un très vieux noir, employé dans une station-service et appelé Socrate. M. Millman lui pose des questions sur la quête de la Sagesse. Très donjuanesque, Socrate lui dit d’aller derrière la station-service et de s’y asseoir sur une pierre jusqu’à ce qu’il aura trouvé lui-même la réponse. Grommelant à la Castaneda que tout cela semble bien stupide, il passe tout de même un bon moment sur sa pierre, etc. etc. Lui aussi a déjà composé trois livres d’une profondeur à donner le vertige à n’importe qui s’y laisserait prendre pour trouver la Voie du Guerrier Impeccable !(33).


Jeff KERSSEMAKERS





(1) Compte-rendu dans American Anthropologist, avril 1969.


(2) The New York Review of Books, 5 juin 1969, p. 12-13.


(3) Richard de Mille, Castaneda's Journey. The Power and the Allegory. 1976. 2e éd. augmentée, 1978. Plus récemment, une critique également dévastatri­ce a été formulée par Jay Courtney Fikes, Carlos Castaneda, Academic Opportunism and the psychedelic sixties. Foreword by Ph. Weigand. Millennia Press, Victoria, Canada 1993.


(4) B. Dubant et M. Marguerie, Castaneda, le Saut dans l'Inconnu. Paris, Trédaniel, 1982. Bernard Dubant, Castaneda, le Retour à l'Esprit. Paris, Trédaniel, 1989 : Castaneda, la Voie du Guerrier. Paris, Trédaniel, 1980.


(5) J.-B. Marongiu, Carlos Castaneda parti en fumée. Libération du samedi 20 juin 1998.


(6) Richard de Mille, The Don Juan Papers. Further Castaneda Controversies. Santa Barbara 1980, p. 98.


(7) Id. p. 132.


(8) Depuis son quatrième livre (Histoires de Pouvoir) il délaisse cette datation précise.


(9) Castaneda, Voir, p. 15.


(10) Voyage à Ixtlan, p. 66 : il s'agit de cailles, et non de perdrix.


(11) Hans Sebald, Roasting Rabbits in Tularemia, or the Lion, the Witch and the Horned Toad. In : Don Juan Papers, p. 34-38.


(12) R. Turner ed., Ethnomethodology. Selected Readings. Penguin Books, 1974, p. 190 : Mackay sur Castaneda.


(13) Castaneda, Voyage à Ixtlan, p. 8 : la réalité n'est qu 'une description dont on m‘avait gavé dès ma naissance.


(14) Don Juan Papers, p. 85.


(15) D. Noël éd., Ombres et Lumières. Paris, Retz, 1976, p. 46. Cf. Weston La Barre, The Peyote Cult. New York 1975, p. 271-272.


(16) Cf. A. Bandelier, The Delight Makers. New York 1890.


(17) Castaneda, Histoires de Pouvoir, p. 123, 114-188.


(18) Aguirre Beltràn, Medicina Indigena, dans Medicina y Magia, Mexico, INI, 1963, p. 52, cité dans l’Autobiographie de Maria Sabina, note de la page 18 et note de la page 59.


18 a) Cf. aussi : René Guénon, « L’Erreur Spirite ». Paris, M. Rivière, 1923, p. 116-117.


(19) Voir, Cocagnac, Rencontres, p. 84.


(20) Castaneda, L'Herbe du Diable, p. 39. Il répète la question dans Voyage à Ixtlan, p. 37.


(21) Castaneda, Ib. p. 273.


(22) Lumholtz, Unknown Mexico. A Record of Five Years of Exploration among the Tribes of the Western Sierra Madre. New York 1902. Rééd. 1973.


(23) Dr. Rouhier, Le Peyotl. Paris, Ed. Doin, 1927.


(24) Weston La Barre, The Peyote Cult. Yale Univ. 1960. Voir aussi : David F. Aberle, The Peyote Religion amonog the Navaho. With Field Assistance by Harvey Moore. Viking Fund Publ. Chicago 1966. M. Benzi, les derniers adorateurs du peyotl. Paris, Gallimard, 1972. Id., A la quête de la vie. Paris, Chêne, 1977.


(25) Peter T. Furst éd., La Chair des Dieux. L’usage rituel des psychédéliques. Paris, Seuil, 1974, p. 12. M. Furst passe en détail les rites des peyoteros Huichol, p. 122-181.


(26) Wasson, I ate the sacred Mushrooms. 1957 ; Voir aussi : L’autobiographie de Maria Sabina, la sage aux champignons sacrés. Paris, Seuil, 1979 ; René de Soller, Curandera. Paris, Pauvert, 1965, p. 43 : Hommage de l’encens par Maria Sabina.


(27) Psychology Today, December 1977, p. 40.


(28) V. Skawinska, Rendez-vous sorcier avec Carlos Castaneda. Paris, Denoël, 1989.


(29) Maurice Cocagnac, Rencontres avec Carlos Castaneda et Pachita la Guérisseuse. Paris, Albin Michel, 1991.


(30)


(31)


(32)Ken Eagle Feather, Travelling with Power . Hampton Books, 1992, p/35-38 . A Toltec Path . Hampton 1995 ; Tracking Freedom . Hampton 1998 .


(33) Dan Millman, Way of the Peaceful Warrior . Tiburon Books, California, 1987 ; Sacred Journey of the Peaceful Warrior . Tiburon 1991, etc, etc. Trad. Franç. Par O. Clerc et E. Klehmann. Ed. Soleil, Suisse, 1985 : Le Guerrier Pacifique .






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