samedi 9 juillet 2011

Le paradoxe de la nature humaine, selon Rumi



Eric Geoffroy



« L’homme est quelque chose d’immense. En lui tout est inscrit, mais ce sont les voiles et les ténèbres qui l’empêchent de lire en lui cette science »


« Tu vaux plus que les deux mondes. Que faire ? Tu ne connais pas ta valeur... »






Rumi, Fîhi-mâ-fîhi










Dans l’ensemble de son œuvre, Rumi proclame éminemment la dignité humaine. Il voit en l’homme le but de la création, et le point d’aboutissement du projet divin. Si l’homme est la dernière créature à être entrée dans l’existence phénoménale, c’est que les autres règnes (minéral, végétal, animal..) avaient pour tâche de préparer son avènement ; ils sont donc des moyens pour lui de parvenir à la perfection. A cet effet, Rumi prend l’image, bien connue, du jardinier qui, pour mener à terme sa récolte, doit d’abord préparer le sol, semer les graines, arroser, tailler, etc. :


« La forme extérieure de la branche est l’origine du fruit, mais intérieurement la branche n’est venue à l’existence que pour le fruit.


S’il n’y avait eu ni désir ni espoir du fruit, pourquoi le jardinier aurait-il planté l’arbre ?


Donc, selon la réalité intérieure, le fruit a donné existence à l’arbre, même si, en apparence, l’arbre a donné naissance au fruit.


C’est pourquoi le Prophète a dit : ‘‘Adam et les autres prophètes me suivent derrière mon étendard’’


Et c’est pourquoi ce maître de connaissance a prononcé cette parole allusive : ‘‘Nous sommes les derniers et les devanciers’’ [1] ».






Nous sommes en effet les derniers dans l’ordre de la création physique, manifestée, et les premiers dans l’ordre métaphysique. Ce constat vaut aussi bien pour :


le règne humain, par rapport aux autres créatures,


l’islam, dernière religion révélée pour ce cycle d’humanité,


Muhammad, « Sceau des prophètes », mais mobile et source de la création, raison d’être du cosmos. Rumi fait souvent référence au hadîth qudsî suivant : Law lâka mâ khalaqnâ al-aflâk : « N’eusse été pour toi [Ô Muhammad], Nous n’aurions pas créé le cosmos ! »


Rumi continue donc le passage précédent du Mathnawi en indiquant :


« Si en apparence je suis né d’Adam, en réalité je suis l’ancêtre de tout ancêtre [...]


C’est pourquoi le père (Adam) est né de moi, c’est pourquoi en réalité l’arbre est né du fruit » [2].






Pour Rumi, il y a trois sortes d’hommes : les êtres bestiaux, les êtres ordinaires, et les êtres angéliques, c’est-à-dire les prophètes et leurs successeurs, les saints. Parmi les êtres angéliques, Rumi affirme la précellence de Muhammad : pour lui, les prophètes et les saints sont comparables à des rayons issus du soleil muhammadien [3]. Un maître soufi quasiment contemporain de Rumi, Ibn ‘Atâ’ Allâh, exprimait en termes assez similaires ce thème de la « lumière muhammadienne » (al-nûr al-muhammadî) : « Puisque tu as conscience que la mission de guide spirituel ne saurait prendre fin, après le cycle de la prophétie, tu peux en déduire que la lumière qui se dégage des saints provient de l’irradiation de celle de la prophétie sur eux. Sache que la « réalité muhammadienne » ( al-haqîqa al-muhammadiyya) est semblable au soleil, et la lumière du coeur de chaque saint à autant de lunes. Tu le sais, la lune éclaire parce que la lumière du soleil se pose sur elle et qu’elle la réfléchit. Le soleil illumine donc de jour, mais aussi de nuit par l’intermédiaire de la clarté lunaire : il ne se couche jamais ! [4] ». Le Prophète est donc « l’Homme parfait » (al-insân al-kâmil) : cette expression appartient plutôt à la terminologie d’Ibn ‘Arabî qu’à celle de Rumi, mais la doctrine en est identique.


L’homme en général est le médiateur, le chaînon qui relie la création au Divin. A son insu, il purifie ce qui était souillé [5]. Il est la porte pour aller à Dieu :


« Tu es la porte de la cité de la connaissance [6], puisque tu es les rayons du soleil de la clémence [7] ».






D’évidence, Rumi fait fructifier l’enseignement coranique de la khilâfa : l’homme est le représentant de Dieu sur terre (khalîfat Allâh fî l-ard). Par ailleurs, une de ses assises doctrinales est celle du « Pacte » (mîthâq) passé, selon le Coran (7 : 172) entre Dieu et l’humanité dans le monde spirituel, pré-créaturel. Le thème corollaire de ce Pacte est le « dépôt sacré » (amâna) : selon le Coran 33 : 72, l’homme accepte, assume, ce dépôt, lors de l’alliance contractée avec Dieu, même si, toujours selon le Coran, il ne se montre pas à la hauteur de la tâche qui va lui incomber. Mais ce qui importe pour Rumi, dans ce contexte, c’est que l’homme est doté de la faculté de choisir ; il est libre, et c’est une qualité qu’il partage avec Dieu [8].


C’est précisément ce « dépôt » spécifique à la nature humaine, cette part divine que l’homme porte en lui, qui lui assigne un destin comparable à nulle autre créature, une mission particulière :


« Si tu dis : ‘‘Je n’accomplis pas la tâche qu m’incombe, mais je réalise d’autres choses’’, sache que l’homme n’a pas été créé pour faire ces autres choses. C’est comme si tu prenais dans le trésor du roi un sabre indien inestimable, du meilleur acier, et que tu l’utilisais comme un couteau de boucher pour couper de la viande putréfiée [9] ».


Suite au processus de l’incarnation, l’homme a en effet oublié son origine céleste et sa mission : il s’est identifié avec sa forme... Cependant, bien que sa conscience se soit obscurcie, il ressent un pénible sentiment d’aliénation, et une profonde nostalgie de son état primordial de pureté et d’unité, ce que l’islam appelle la fitra. Et l’on sait que le thème majeur de l’œuvre de Rumi est sans doute cet exil de l’homme sur terre, loin de la patrie spirituelle, et le sentiment d’enfermement dans la prison du corps et du monde phénoménal. La référence scripturaire ici est ce hadîth : « Ce bas-monde est la prison du croyant, et le paradis du mécréant ». Les êtres les plus conscients de cet état de déchéance n’auront pour but, au cours de leur existence, que de se souvenir du Pacte, et de chercher à re-trouver Dieu. D’où la pratique essentielle, dans le soufisme, du dhikr, « souvenir-invocation » de Dieu.


Pour autant, la chute de l’homme de son état paradisiaque vers la condition terrestre a un sens positif en islam et dans le soufisme. En effet, si Adam n’avait chuté, toutes les possibilités présentes, inhérentes dans l’Essence divine n’auraient pu se déployer. Si tous les humains atteignaient l’état d’« Homme parfait » (insân kâmil), le monde serait immédiatement réintégré dans le Principe divin, le Paradis serait rétabli, et le monde cesserait d’exister... C’est sa séparation d’avec Dieu qui solidifie le monde [10]. Il revient donc à l’homme de se réintégrer dans l’Unicité, de re-connaître Dieu dans le monde de la dualité, malgré l’action d’Iblîs, du Shaytân. En effet, conformément au sens de la racine arabe Sh T N, ou Sh Y T N, qui signifie « diviser, séparer », Satan tente d’empêcher l’homme de se résorber dans l’Unicité.


Mais comment se libérer de la dualité que nous impose notre ego et le monde ? Certainement pas par la raison raisonnante, nous dit Rumi, ce ‘‘mental’’ qui nous joue bien des tours, et stimule passions et illusions. Le seul moyen est la « mort initiatique », c’est-à-dire la purification de l’ego. Rumi insiste sur ce point en employant diverses images. Il qualifie par exemple l’ego non travaillé, non épuré sur le plan spirituel, d’« âne » ; or cet ego doit se transmuer en Jésus, en ‘‘ego christique’’ [11].


Les prescriptions et rites de l’islam, tels que la prière (salât) ont ici un effet salvateur :


« Tu es vivant, fils du Vivant, toi le bienheureux !


Tu n’étouffes donc pas dans cette tombe étroite ?


Tu es le Joseph de ton temps et le soleil du firmament


Sors de ce puits, sors de cette prison, montre ton visage !


C’est dans le cœur de la baleine que ton Jonas a mûri


Qu’est-ce qui l’a libéré ? De prier son Seigneur ! [12] »






Dans ce processus de purification, Rumi insiste sur les vertus de la souffrance :


« C’est la douleur qui guide l’homme en toute chose. Tant que l’on ne souffre pas du désir et de l’amour d’une chose, on ne forme pas l’intention de l’accomplir. Et sans douleur, on ne peut rien accomplir, que ce soit dans le domaine matériel ou spirituel [...] Tant que Marie n’éprouva pas les douleurs de l’enfantement, elle ne se dirigea pas vers l’arbre du bonheur [13] ».






Pour conclure, le paradoxe de la nature humaine et du monde phénoménal réside dans le fait que l’une et l’autre subsistent grâce à - ou à cause de ? - l’inconscience de la plupart des hommes, leur distraction (ghafla en arabe) à l’égard de la réalité divine, leur oubli, leur amnésie quasi générale à l’égard de leur patrie spirituelle. Il s’agit là d’un leitmotiv chez Rumi, notamment dans le Fîhi-mâ-fîhi, qu’il faut toujours placer en effet de miroir avec la supériorité que Rumi, conformément à l’enseignement coranique, accorde à la créature humaine. Bien conscient du hadîth selon lequel « Les hommes sont endormis, et ce n’est que lorsqu’ils meurent qu’ils s’éveillent », Rumi disait : « Je ne suis venu sur terre que pour réveiller les âmes endormies » [14], ou encore « Si nous nous laissions aller au sommeil, qui guérirait ces infortunés endormis ? Je les ai tous pris à ma charge afin de les demander à Dieu et de les faire parvenir à la perfection [15] ».


Et c’est précisément le rôle de l’être éveillé, du maître spirituel qu’était Rumi, que de pratiquer sur son disciple la maïeutique, comme l’affirmait Eva de Vitray-Meyerovitch [16], c’est-à-dire « l’art de faire accoucher » les esprits, de faire évoluer le petit moi vers le grand Soi, ou, pour reprendre la terminologie de Rumi, de transmuer l’âme bestiale en âme angélique et au-delà de l’état angélique, puisque, pour citer le penseur français Pascal (m. 1662), « l’homme passe infiniment l’homme ».






Notes


[1] Mathnawi, IV, 520-526. Voici le texte arabe du hadîth : Nahnu al-âkhirûn al-sâbiqûn.


[2] Ibid., IV, 527, 529.


[3] Mathnawi, III, 4542 ; VI, 2151-2162.


[4] La sagesse des maîtres soufis, introduction, traduction et notes par E. Geoffroy, Paris, 1998, p. 34.


[5] Fîhi-mâ-fîhi, chap. 8.


[6] Référence au hadîth où le Prophète déclare « Je suis la cité de la connaissance, et ‘Alî en est la porte ».


[7] Mathnawi, I, 3763.


[8] Mathnawi, V, 3087-3088 ; IV, 2914 notamment.


[9] Fîhi-mâ-fîhi, traduction par L. Anvar-Chenderoff, Rûmî, Paris, 2004, p. 180.


[10] W. Chittick, The Sufi Doctrine of Rumi, Bloomington (USA), 2005, p. 58-60.

[11] Dîwân, éd. Furûzânfar, Téhéran, 1957-1967, poème n° 1816.


[12] Mathnawi, traduction L. Anvar-Chenderoff, op. cit., p. 181.


[13] Fîhi-mâ-fîhi, traduction par L. Anvar-Chenderoff, op. cit., p. 188.


[14] Eva de Vitray-Meyerovitch, Islam, l’autre visage, Paris, 1995, p. 152.


[15] Eva de Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le soufisme, Paris, 1977, rééd. 2005, p. 123.


[16] Ibid., p.130.





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