vendredi 31 mai 2013

Esquisse des rapports entre Muhammad et Jésus


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par Gilles Arnaud
 
 
De prime abord, le chercheur contemporain qui approche la personne et l'histoire de Muhammad en ayant reçu préalablement une éducation chrétienne, ou du moins imprégnée de judéo-christianisme, éprouve une sensation de réminiscence. En effet, de même que le désert, l'eau et la lumière sont omniprésents dans les textes bibliques, la péninsule arabique, d'où est natif le Prophète, est composée d'une multitude de contrées arides d'où émergent les oasis avec leurs palmeraies, qui sont tous autant de pays de Canaan. Des îlots où la vie s'impose comme un don précieux, inestimable. Les étendues désertiques apparaissent comme le ferment privilégié des aspirations vers cet au-delà de nous-mêmes. Des espaces d'élection.

 

Nul ne rencontrera Dieu qui n’aura pas rencontré préalablement le Prophète.(hadith)

 

Prophètes des sables, Prophètes de Dieu

Déjà, au XIIe siècle, l’Occident chrétien avait traduit de l’arabe le texte qui décrit l’Ascension de Muhammad à travers les cieux sous la guidance de l’archange Gabriel. Le titre qui fut choisi à l’époque fut tout naturellement L’Echelle de Mahomet, en référence à l’échelle dont il est fait allusion au sein de la tradition biblique lors d’un songe du Prophète Jacob. Le rôle éminent de l’Archange Gabriel en tant qu’Esprit chargé des révélations divines est d’ailleurs frappant au sein des traditions chrétienne et musulmane. Parlant de sa mission auprès de Marie, mère de Jésus, le Coran dit : « Nous lui avons envoyé notre Esprit, il se présenta devant elle sous la forme d’un homme parfait » (XIX, 17). C’est lui, affirme également le Coran, qui fut le médiateur de Dieu dans la révélation du livre sacré au Prophète de l’islam : « L’Esprit fidèle est descendu avec lui sur ton cœur pour que tu sois au nombre des avertisseurs » (XXVI, 123).

 

Cependant, en référence avec la tradition chrétienne, on est frappé par « l’humanité » du Prophète de l’islam. Alors que Marie est touchée par l’influx divin et que Jésus naît dans des circonstances miraculeuses, Muhammad quant à lui possède père et mère. Il est un homme de son temps, un nomade qui parcourt ces terres de voyage qui sont un lien entre l’Orient et l’Occident, un commerçant qui entre en contact avec différentes cultures, guidé sur sa route par la lumière des étoiles et de la lune. « Nous vous avons envoyé un Prophète pris parmi vous » (Coran II, 151).

 

Cette humanité est considérée d’ailleurs par certains comme une « faiblesse » du Messager : « Ils ont dit : qu’a-t-il donc ce Prophète ? Il se nourrit de mets, il circule dans les marchés. Si seulement on avait fait descendre sur lui un ange qui fut avec lui un avertisseur » (Coran XXV, 7). Or, en fait cette humanité est le socle à partir duquel le Prophète peut devenir un modèle excellent pour tout un chacun. Elle constitue l’enveloppe à partir de laquelle se déploie l’ « Homme universel » (al-insân al-kamil) au sein de notre monde : celui qui s’éteint en son Seigneur, puis subsiste pour vivre parmi les hommes et leur transmettre un message divin, renouvelé dans la forme mais éternel dans sa substance.

 

Parallélisme des révélations

A l’instar de Marie dont le corps vierge enfante Jésus, Muhammad est le réceptacle du Verbe divin que constitue le Coran alors qu’il ne sait ni lire, ni écrire. Dans les deux cas, Dieu choisit le support qui convient pour présenter aux hommes Son message avec un éclat et une véracité indiscutables. Le miracle du Coran reçu par l’âme pure du Prophète est ainsi analogue à la naissance miraculeuse de Jésus procédant de la vierge Marie : « Et celle qui était restée vierge, nous lui avons insufflé de notre Esprit. Nous avons fait d’elle et de son fils un signe pour les mondes » (Coran XXI, 91).

 

Le même terme de « signe » est justement utilisé pour désigner chacun des versets du Coran : « Nous l’avons fait descendre en des signes évidents » (XXII, 16).

 

Pour les musulmans, le miracle essentiel du Coran vient du fait que la disposition même des lettres de l’alphabet arabe relève du choix et de l’ordre divin. L’arabe va de par-là même acquérir le statut de langue sacrée. Il en découle une exégèse selon laquelle toute interprétation spirituelle a son support direct dans la littérature du texte, la langue sacrée permettant, de par sa nature, des lectures à plusieurs niveaux.

 

De ce fait, le Coran sera, d’une part, la source de la Loi religieuse extérieure (sharî’a) et un support essentiel des médiations spirituelles des mystiques musulmans. Ainsi, par élection divine, Muhammad est Prophète (nabi), c’est à dire le porteur d’un message particulier comportant une nouvelle législation. Dans le même temps, il est Envoyé (rasûl) de par le fait qu’il manifeste une Vérité universelle (al-haqiqa). Cependant, il peut incarner cette double fonction dans la mesure où sa « réalité intime » (al-haqiqat al-muhammadiyya) possède un caractère intemporel qui procède d’une Lumière originelle irriguant son corps physique, cachet lumineux de sa mission terrestre.

 

Le Christianisme accorde comme son nom l’indique, une place centrale à la personne du Christ lui-même. Ce sont les paroles de ce dernier, les logia, qui sont considérées comme étant la base de tous les développements ultérieurs. La tradition chrétienne, sans doute à cause de la spécificité même du texte des Evangiles, ne s’appuie pas directement sur une langue sacrée. Cette caractéristique des écritures va faire en sorte que l’on accordera beaucoup moins d’importance à leur pure littéralité qu’à la signification des paraboles et des récits qui y sont contenus. Ces différences dans les deux traditions tiennent à la spécificité de la mission de chacun des Prophètes. La mission de Jésus semble avoir été surtout de régénérer un enseignement spirituel qui risquait d’être étouffé par la lettre de la loi.

 

Dans les développements ultérieurs du Christianisme, l’aspect légaliste qui, d’un point de vue religieux, ne peut strictement s’appuyer que sur une loi révélée, sera très peu développé. Ceci pourrait d’ailleurs nous expliquer pourquoi le Christianisme a beaucoup moins ressenti le besoin de s’attacher à une langue sacrée, comme l’ont fait le judaïsme et l’islam, et s’en est tenu pendant des siècles à l’emploi de langues à usage liturgique comme le grec ou le latin. Ces différences s’éclairent donc lorsque l’on perçoit que la place centrale est réservée dans le Christianisme à une personne. Dans ses rapports avec ses disciples, Jésus évoque, pour les soufis, la relation du maître à ses disciples. Il exige d’eux ce qu’il n’exige pas du commun dans la mesure de leur amour pour lui et de leur avancement dans la Voie : « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi » (Matthieu 10, 37).

 

L’enseignement du maître parfait

L’enseignement du Christ, aussi bien que celui de la tradition mystique de l’islam, nous montre que l’organe spirituel qui permet la connaissance de cette vérité est le « cœur ». C’est par ce terme que l’on désigne symboliquement le centre subtil de l’être. Lorsque celui-ci est purifié, il devient alors le lieu où se manifeste la présence divine : « Ni Ma Terre, ni Mon ciel ne sont assez grands pour me contenir, dit un hadith qudsî (1), mais le « cœur » de Mon serviteur croyant, pieux et pur, est assez grand pour me contenir ». De son côté, Jésus affirmait : « Heureux les pauvres de cœur, le royaume des cieux est en eux » (Matthieu 5, 3).

 

Cette connaissance s’opère cependant selon des « colorations » dont chacune, pour certains soufis, correspond à un niveau d’être dont l’initiateur est l’un des prophètes de la tradition abrahamique. C’est ainsi que l’on parle de la connaissance christique, mosaïque, adamique ou muhammadienne.

 

En islam, nous retrouvons cette relation initiatique de maître à disciple au sein des voies spirituelles. Toutes ces voies font, cependant, remonter leur origine au Prophète Muhammad qui sera considéré comme le prototype du maître parfait. Si, d’un point de vue exotérique, le symbole de la foi est le Coran, d’un point de vue intérieur, cela sera la personne même du Prophète qui, dit le Coran parlant aux fidèles, « vous purifie et vous enseigne le Livre et la sagesse et vous enseigne ce que vous ne savez pas » (II, 151). C’est donc sous l’effet de son enseignement spirituel qui a pour but la purification de l’âme, que le croyant est alors à même de saisir les significations subtiles et la sagesse contenues dans le livre sacré.

 

Chaque Prophète, qu’elle que soit sa mission extérieure, est avant tout un saint (wali’), un connaissant de Dieu (’arif). La réalité spirituelle des Prophètes n’est pas dévoilée au commun, car « il faut parler aux gens dans la mesure de leur intelligence ».

 

Un jour, rapporte un hadith, alors que Muhammad enseignait le verset : « Dieu est celui qui a créé les sept cieux » (Coran LXV,12), un sens particulier de celui-ci lui fut révélé. Lorsqu’on demanda à Ibn Abbas ce qu’il avait entendu du Prophète à ce sujet, il répondit : « Si je vous le disais, vous me tueriez à coup de pierres ». De la même manière, une des logia de l’Evangile de Thomas rapporte que Jésus, ayant entretenu secrètement Thomas, les apôtres demandèrent à ce dernier ce que le Maître lui avait révélé. « Si je vous le disais, répondit Thomas, vous prendriez des pierres et vous les lanceriez contre moi, un feu sortirait des pierres et vous brûlerait ».

 

Au plus haut niveau donc, la réalité spirituelle peut être perçue comme une actualisation de l’Homme parfait, qui devient alors la synthèse des différents degrés de connaissance représentés par les différents Prophètes. Cet Homme parfait est donc aussi Lumière, Verbe et Intellect. C’est lui le « grain de sénevé » (Luc 13, 19) qui est dans le cœur de chaque homme, celui-ci devant mourir - dans le sens symbolique du hadith : « Mourez avant de mourir » - pour le laisser croître et se développer. Chaque Prophète s’identifie essentiellement à cette Lumière qui, sous un autre aspect, est le Verbe intemporel. A ce propos, Saint Jean rapporte de Jésus la parole suivante : « Je suis la Lumière du monde. Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais aura la lumière qui conduit à la vie » (Jean 8, 12).

 

Primordialité et sceau de la Prophétie

Un hadith du Prophète Muhammad décrit ainsi le processus de la création : « Abderrazâq demanda au Prophète : « O envoyé de Dieu ! informe-moi sur la première chose créée par Dieu avant toute chose ! » Le Prophète répondit : « O Jâbir, Dieu a créé avant toute chose la Lumière de ton Prophète de sa propre lumière, puis il fit que cette lumière tombât par la toute-puissance de Dieu là où Dieu voulût... » C’est toujours dans la perspective de cette identification essentielle que peut se comprendre la similitude frappante de certaines paroles prophétiques : « En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham existât, je suis », (Jean 8, 58) ou encore « Je suis l’alpha et l’oméga » (Apocalypse 1, 8).

 

Ces affirmations, rapportées dans le Nouveau Testament, se trouvent être parallèles à celle qui se trouve dans le hadith : « Je suis le premier des Prophètes créé et le dernier Envoyé, je fus Prophète alors qu’Adam était encore entre l’eau et l’argile ». Cette « primordialité » de la nature muhammadienne permet de comprendre en quoi le Prophète constitue un modèle excellent.

 

Dans la perspective islamique, il y a des rapports très particuliers entre Muhammad et Jésus. C’est ainsi que le Prophète Muhammad déclare : « Les Prophètes sont frères de par leur origine, nés de mères différentes, mais leur religion est la même. Plus que tout autre, je me réclame de Jésus, fils de Marie, car il n’y a entre nous deux aucun autre Prophète »(2). Pour les Musulmans, le Prophète Muhammad n’est autre que le « Paraclet » annoncé par Jésus dans l’Evangile de Jean : « Le Paraclet, l’Esprit sain que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit » (Jean 14, 26) Si le cycle de la prophétie se trouve être scellé par Muhammad en tant que dernier Envoyé apportant de la part de Dieu une loi révélée, certains mystiques considèrent que Jésus, quand à lui, serait le Sceau de la sainteté. « Si tu te demandes le pourquoi de ce sceau et quel en est le sens, c’est parce qu’Allah a décidé que tout ce qui contient la vie, qui a un commencement et un sceau final, aurait la même propriété d’un commencement et d’une fin. Or, parmi ce qu’elle contient, il y a la promulgation de la loi de Muhammad qui devient ainsi le Sceau des Prophètes. Parmi ce qu’elle contient encore, il y a sainteté absolue, inaugurée avec Adam et close avec Jésus »(3).

 

Des ahadith du Prophète Muhammad annoncent d’ailleurs clairement la venue de Jésus à la fin des temps, au cours de laquelle devra régner une période de prospérité particulière. Il est à remarquer incidemment que les deux Prophètes Adam et Jésus, qui respectivement marquent le début et la fin du cycle de l’humanité, sont en même temps un signe de la Toute-puissance de Dieu, puisqu’ils furent créés par sa seule volonté, sans l’intermédiaire d’un processus charnel. Si la fonction légiférante doit apparaître dans des conditions et à un moment déterminé, la fonction de la sainteté est une nécessité constante, devant se prolonger sans discontinuité depuis Adam jusqu’au retour de Jésus. C’est pourquoi, lorsque le cycle de la Prophétie légiférante fut suspendu avec Muhammad, il a fallu alors que lui succède les cycles des saints, qui ne sont pas forcément des prophètes et qui, selon un hadith, sont « les lieux où se pose le regard divin sur terre ».

 

La Chaîne Dorée de l’initiation

Le mouvement de retour vers son Seigneur n’est possible qu’en suivant le chemin qui est montré par la lumière prophétique à travers un rideau rendu alors transparent. Le Voyage nocturne puis l’Ascension, qui conduisent le Prophète au « lotus de la proximité » avec l’incommensurable et miséricordieuse Réalité divine, est à ce titre l’illustration du cheminement de l’âme jusqu’à son état de perfection. La réalité qui sous-tend ce dépassement des divers cieux, est l’état de perfection humaine.

 

Pour un musulman, le voyage vers Dieu n’a donc de véritable sens, de réalité, qu’au travers du prisme muhammadien. Au sein de la tradition soufie, la chaîne de transmission initiatique (silsila) constitue une actualisation du message prophétique originel, sans déformation. Cette chaîne invisible unit les héritiers successifs du secret intime (sirr) initialement présent dans le cœur du Prophète. Comme le rappelle Al-Sahili (4) à propos de l’entité subtile (al-latifa), seigneuriale, par laquelle l’homme est ce qu’il est : « à la station de l’ihsan (5) [excellence], tout en conservant une trace d’imperfection, comme une cicatrice après la guérison d’une blessure, on l’appelle « esprit » ; si cette trace disparaît et que l’entité subtile est entièrement épurée, on l’appelle « secret intime » ». Ainsi, une voie du sirr prend sa source dans la lumière du Prophète et le shaykh qui l’a reçue en dépôt avec l’autorisation divine (idhn) d’enseigner, est le seul garant de la transmission des lumières capables de guider l’aspirant dans son voyage de retour vers son Seigneur. C’est ce qu’illustre par exemple cette parole de Jésus lorsqu’il s’adresse à ses disciples : « Je suis la Porte : si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé » (Jean 10, 9).

 

Le pacte (’ahd) d’allégeance entre un guide spirituel et son disciple, à l’imitation de celui des compagnons avec le Prophète ou des apôtres avec Jésus, doit donc être considéré comme un rattachement direct à un héritage spirituel qui est de toute éternité. De siècle en siècle, ainsi se perpétue le message divin. Lumière sur lumière, la réalité muhammadienne est ce souffle prophétique dont le secret intime est une émanation.

 

 

(1) Récit non Coranique dans lequel Dieu parle par la bouche de son Envoyé.
(2) Muslim, Sahîh, II, 224
(3) Ibn 'Arabi, Futûhat, II, 56
(4) Théologien et soufi, mort en 754/1353.
(5) Les soufis parlent de trois degrés initiatiques successifs : islam, iman, ihsan : lire à ce sujet Le Soufisme au coeur de l'Islam.

 

 

 

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