samedi 1 juin 2013

Sid Abou-Median-Choaïb-ben-Hoceïn-el-Andalousi - Par Louis Rinn


 
                              Mausolée de Sidi Abou Madyane Choaïb El Ichbili, Tlemcen.
 
 
 

 

Par Louis Rinn (MARABOUTS ET KHOUANS , ÉTUDE SUR L’ISLAM EN ALGÉRIE, chap. XVII, ORDRE PRINCIPAL DES CHADELYA, 1884)

 


 

Sid Abou-Median-Choaïb-ben-Hoceïn-el-Andalousi, plus connu sous son nom populaire de Bou-Medine, fut le premier Musulman célèbre qui importa, dans le Maghreb, les pures doctrines du Soufisme ; il peut donc être considéré, historiquement, comme le chef du plus ancien des ordres religieux mystiques répandus en Algérie.

 

Ce fut lui, en effet, qui, avant tout autre, vulgarisa dans ce pays les principes de Djoneïd et ceux de Sid Abd-el-Qaderben-Djilani, non pas comme simple disciple de ces deux personnages, mais bien comme chef d’école et comme fondateur d’un ordre religieux spécial, dont les adeptes se nommèrent d’abord Madinya ou Madanya.

 

Choaïb-Abou-Median naquit à Séville vers l’an 520 de l’Hégire (1126-1127 de Jésus-Christ). Malgré l’opposition de sa famille qui le destinait à la carrière des armes, il s’adonna de bonne heure à l’étude de la théologie et à la vie contemplative.

 

Ne trouvant pas, à Séville, l’enseignement qu’il désirait, il vint se fixer à Fez, où il reçut les leçons du légiste Abou-el-Hoceïn-ben-R’aleb et celles des cheikhs Abou-el-Hassen-Aliben-Ismaïl-ben-Molhammed-ben-Abdallah-el-Harzihoum et Abou-Yazza-el-Nourben-Mimoun-ben-Abdallah-el-Azmiri.

 

Le premier de ces cheikhs mourut en 569 (1173-1174), et le second en 572 (1176-1177). C’étaient deux soufi très renommés.

AbouYazza, qui vécut 130 ans, passa les 18 dernières années de sa vie dans une solitude absolue, ne vivant que d’herbes et de racines, et n’ayant pour tout vêtement qu’une tunique de feuilles de palmiers, un burnous en lambeaux et une chachia en jonc.

 

Lorsque, à leur école, Abou-Median eut acquis un certain renom, comme théologien et comme savant, il quitta Fez, avec l’intention de faire le pèlerinage après s’être arrêté, sur sa route, dans les principaux centres intellectuels et religieux.

 

La première ville importante où il se présenta fut Tlemcen ; l’accueil qu’il y reçut ne fut d’abord pas très bienveillant.

En effet, soit que les uléma, ayant entendu parler de sa science et de sa popularité, eussent peur de trouver en lui un rival et un maître, soit pour toute autre cause, il se vit refuser l’entrée de la ville. Une députation de notables, venue à sa rencontre, lui expliqua : qu’il n’y avait pas place pour lui dans la ville, que Tlemcen était aussi rempli de professeurs que la jatte de lait qu’on lui offrait, et qui était pleine à déborder. Mais Abou- Median, tirant de son burnous une rose nouvellement éclose, bien que ce ne fût plus la saison de ces fleurs, effeuilla, sur la jatte de lait, les pétales qui surnagèrent sans faire déborder le liquide.

 

Cette réponse muette et le prodige de la rose fraîche, à une pareille époque de l’année, changèrent complètement les dispositions des gens de Tlemcen, qui l’accueillirent avec empressement. Il s’établit alors sur la montagne qui domine le village d’El-Eubbad, auprès du tombeau de l’ouali Sid Abdallah- ben-Ali. Là, il professa assez longtemps avec un très grand succès, et ne tarda pas à acquérir, par ses vertus et son éloquence, une réputation bien établie de sainteté et de savoir.
 
 
                                Aïn-Taqbalet, lieu de la Qotbiyya de Sidi Chouaïb Aby-Madyan

 

Cependant, se dérobant aux ovations de ses auditeurs, il partit pour La Mecque, où il rencontra Sid Abd-elQader-el- Djilani, venu comme lui en pèlerinage. Les deux savants ne tardèrent pas à se lier d’une étroite amitié et Abou-Median, devenu le disciple de prédilection de Sid El-Djilani, suivit à Baghdad son nouveau maître.

 

Après avoir séjourné quelque temps dans cette ville, il retourna en Espagne, professa à Séville, à Cordoue, et, enfin, vint s’établir à Bougie où les hautes études théologiques étaient en grand honneur.

 

Entouré de la vénération de tous, et déjà fort âgé, il avait alors renoncé aux voyages et ne songeait qu’à demeurer dans cette ville, quand, tout à coup, son énorme popularité porta ombrage à quelques courtisans du sultan Almohade-Yacoub-el-Mansour (Almanzor). Ce souverain, tout en y mettant beaucoup de formes, fit mander près de lui, à Tlemcen, Abou-Median qu’il désirait voir et interroger sur des questions religieuses.

 

Les disciples du savant soufi , ayant appris les propos tenus contre leur maître, redoutaient fort cette entrevue, et ils mirent tout en oeuvre pour empêcher Abou-Median de quitter Bougie. Mais celui-ci, plein de sécurité, leur dit: « Ma dernière heure est proche, et il est écrit que je ne dois pas mourir ici. Tel est le décret de Dieu et je ne puis m’y soustraire. Je suis faible et d’un âge avancé, à peine puis-je marcher, le Très-Haut a envoyé vers moi ceux qui doivent me conduire à ma dernière demeure avec les ménagements nécessaires. Mais sachez-le bien, je ne verrai pas le sultan et il ne me verra pas. »

 

Sa prédiction se réalisa : en arrivant en vue de Tlemcen, à Aïn-Taklalet, Sid Abou-Median montrant le rebat.(1) d’El-Eubbad à ses disciples, s’écria : « Combien ce lieu est propice pour y dormir de l’éternel sommeil ! » Presque aussitôt il tomba malade, et, après quelques heures

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(1) Faubourg.

 

de marche, se sentant défaillir, il fit signe à ses disciples d’approcher, fit sa profession de foi et ajouta : « Dieu est la vérité suprême. » A ce moment il expira; on était alors en 594 (1197-1193). Son corps fut transporté à Eubbad, où son élégant tombeau est encore aujourd’hui l’objet de pèlerinages nombreux.

 


                                                          Mosquée Sidi Boumediene à Tlemcen



Abou-Median fut réellement un savant et un homme de bien. « Nul ne pratiqua plus que lui le renoncement au monde, ne s’abîma davantage dans la contemplation des mystères divins, et ne pénétra plus avant dans la recherche des secrets du spiritualisme. C’était un soufi parfait, et comme, à la science profonde des doctrines mystiques, il joignait, disent ses adeptes, une éloquence rare, il en fut, sa vie durant, un des propagateurs les plus autorisés(1). »

 

Voici en quels termes s’exprime, sur Abou-Median, un auteur musulman(2) : « C’était un homme supérieur, unique, que Dieu avait gratifié des dons les plus précieux de l’intelligence.

A la connaissance approfondie des dogmes de l’islamisme, il joignait celle des lois morales ; mais ce qui le distinguait de tous les autres savants de son siècle, à un degré éminent, c’était la perspicacité merveilleuse avec laquelle il avait sondé les mystères de la vie spirituelle. Rien n’était caché pour lui des choses du monde invisible. Il en pénétrait tous les secrets, et certainement, Dieu, en le créant principalement pour être le soutien de la doctrine contemplative, lui avait donné la mission d’appeler

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(1) Brosselard, Revue africaine 1860, page 7.

(2) Ibn-Saad, cité dans le livre intitulé (le Jardin des récits touchant les savants et les saints de Tlemcen) par Mohammed-ben-Mohamaned-ben-Ahmed, plus connu sous le nom d’Ibn-Meryem-Cherif, et qui écrivait vers 680 de l’Hégire (1281-1282 J.-C.). Nous n’avons pu nous procurer ce manuscrit, très rare, et ce que nous en donnons ici est emprunté aux extraits donnés par M. Brosselard, dans la Revue africaine de 1860.

 

avait donné la mission d’appeler les hommes à le suivre dans cette voie. Il s’attachait à méditer sur l’appui que l’on trouve en Dieu. Il avait la conscience d’être toujours observé par son Créateur, et c’était vers Lui que se reportaient sans cesse toutes ses pensées. Il avait une éloquence qui charmait et qui paraissait tenir du prodige, comme toutes ses actions. Lorsqu’il prêchait, on venait de tous côtés pour l’entendre. Les oiseaux même, qui volaient au-dessus de la foule pressée pour l’écouter, suspendaient leur vol, comme s’ils eussent été charmés de sa parole. Ceux-là aussi étaient, à leur manière, des amateurs de la Divinité.

 

Il avait écrit plusieurs traités de doctrines spiritualistes ( ), et il se plaisait à composer des poésies allégoriques, dont le sens profond ne peut être saisi que par un petit nombre d’esprits d’élite. Lorsqu’il sortait, on se pressait sur ses pas. C’était à qui pourrait le voir, l’approcher, entendre le son de sa voix ou baiser les pans de ses vêtements. C’est bien avec toute raison qu’il fut surnommé le cheikh des cheikhs et que l’admiration, aussi bien que le respect pour sa sainteté, lui ont fait décerner le titre d’ouali et ceux plus glorieux encore de qotb et de r’out. »

 

Abou-Médian affectait une grande humilité et une grande modestie. A ceux qui l’interrogeaient sur son rôle dans le monde, il répondait : « Je n’en ai pas d’autre que celui de faire preuve d’humilité constante dans la pratique de la vie, d’aimer Dieu, de L’adorer, de Le bénir et d’invoquer sans cesse Son saint Nom. »

 

Voici comment il définissait son mysticisme: « Le sentiment de la grandeur et de la toute-puissance divines exalte mon âme, s’empare de tout mon être, préside à mes pensées les plus intimes, de même qu’aux actes que j’accomplis au grand jour et aux yeux du monde. Ma science et ma piété s’illuminent de l’éclat des lumières d’en haut. Quel est celui sur qui se répand l’amour de Dieu ? C’est celui qui Le connaît et qui Le recherche partout, et encore celui dont le coeur est droit et qui se résigne entièrement à la volonté de Dieu. Sachez- le bien, celui-là seul s’élève dont tout l’être s’absorbe dans la contemplation du Très-Haut. Dieu n’exauce point la prière, si Son Nom n’est pas invoqué. Le coeur de celui qui le contemple repose en paix dans un monde invisible. C’est de Lui qu’on peut dire : « Tu verras les montagnes, que tu crois solidement fixées, marcher comme marchent les nuages. Ce sera l’ouvrage de Dieu qui dispose savamment toutes choses(1). »

 

Interrogé sur l’amour divin, Abou-Median répondait :

« Le principe de l’amour divin, c’est d’invoquer constamment et en toutes circonstances le nom de Dieu, d’employer toutes les forces de son âme à le connaître, et de n’avoir jamais en vue que lui seul. »

 

Abou-Median prétendait que Dieu s’était manifesté à lui et lui avait dit: « Choaïb, les actes d’humilité que tu as accomplis ont doublé ton mérite à Mes yeux, et Je te pardonne tes fautes. Heureux l’homme qui t’aura vu ou qui connaîtra celui qui t’aura vu. »

 

Les chaînes mystiques des saints, qui transmirent à Abou-Median la science de la vérité et les pures doctrines du Soufisme, sont nombreuses et varient selon les auteurs, et selon les chefs d’ordres qui se disent ses continuateurs.

 

La plupart d’entre elles remontent à Aboul-Kacem-el- Djoneïd. Voici celle qui est généralement admise, en Algérie, par les ordres qui, comme les Chadelya et les Derqaoua, sont plus particulièrement considérés comme les héritiers spirituels d’Abou-Median :

Chaîne A. L’ange Gabriel. — Le Prophète. — l, Ali-ben-Abou-Taleb. — 2. Hassan-el-Bosri. — 3, Habib-ben-el-Hadjemi.— 4, Daoud-ben-Nacer-et-Taï. — 5, Marouf-el-Kerkhi. — 6, Seri-Sakati. — 7, Abou-Kacem-el-Djoneïdi. — 8, Chems-ed-Din-Abou-Thaleb-el-Mekki. — 8 bis, Mohammed-el-Harirri. — 8 ter, Abou-Mohammed-Djari. — 9, Abou- Maali-el-Djouini. — 10, Abou-Ahmed-el-Ghazzali. — 11, Fakhred-Din-Mohammed-ben-Abou-Beker-ben-Arabi. — 12, Abou-Hassen-Aliben-Ismail-ben-Mohammed-ben-Abdallah-ben-Harziboum, mort en 569 (1173-1174). — 12 bis, en même temps Abou-Yazza-en-Nour-ben-Mimoun-ben-Abdallah-el-Azmiri-el-Askri, mort en 572 (1176-1177). — 13,Abou-Median-Choaïb-el-R’out.

 

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(1) (Coran XXVII-90)

 

Une seconde chaîne, également admise par les Chadelya, est la suivante :

 

Chaîne B. L’ange Gabriel. — Le Prophète. — 1, Ali-ben-Abou-Taleb. — 2, El-Hoceïn-ben-Ali. — 3, Ali-Zin-el-Abidin. — 4, Mohammedel-Beker. — 5, Djafar-es-Saddok-ben-Mohammed-al-Beker, 145 (765-766 de J.-C.) (était fils de Oum-Serouak, fi lle du khalita Abou-Beker). — 6, Moussa-el-Kadem. — 7, Sid Ali-ben-Moussa-er-Rida. — 8, Marouf el-Kerakhi. — 9, Seri-Sakati. — 10, Djoneïd. — 11, Abou-Yacoub-en-Nahrdjouri. — 12, Abou-Saïd-el-Maghrerbi. — 13, Ech-Cbachi. — 14, Abou-Median-Choaïb-el-R’out.

 

Une autre chaîne encore admise, toujours avec quelques variantes, selon les ordres, ne passe pas par Djoneidi, mais part, directement, de Seri-Sakati (n° 6 de la chaîne A).

 

Chaine C. 6, Seri-Sakati. — 7, Abou-el-Hocein-Ali-en-Nour. — 8, Abou-Beker-el-Hassan-el-Djouhari. — 9, Abdallah-ben-Abou-Beker —10, Abou-Mohammed-Abd-el-Djeill-ben-Reihane. — 11, Abou-Mohammed-Tenouri. — 12, Abou-Choaïb-Ayoub-ben-Said-es-Senhadji. — 13, Abou-Yazza-ben-Mimoun-el-Azemori-el-Askouri. — 14, Abou-Median-Choaïb-el-R’out.

 

Enfin nous rappellerons qu’une des chaînes, qui relient l’enseignement de Djoneidi à celui du Prophète, passe par Sliman-el-Farani, compagnon du Prophète et affilié aux Seddikya. D’où il résulte que l’ordre des Madinya-Chadelya se rattache, entre autres autorités, à celle de Sid Abou-Beker-es-Seddik, le plus vénéré des compagnons du Prophète, ce qui classe cet ordre parmi les plus recommandables de l’Islam.

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