بـــسْم ﭐلله ﭐلرّحْمٰن ﭐلرّحــيــم ﭐللَّهُمَّ صَلِّ عَلَى سَيِّدِنَا مُحَمَّدٍ وَ عَلَى آلِهِ و صحبه وَ سَلِّمْ السلام عليكم و رحمة الله و بركاته
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vendredi 22 juin 2012
Le soufisme en Égypte et en Syrie - Éric Geoffroy - Chapitre XVI – Le cheikh ummī
Éric Geoffroy
I - Science acquise et science inspirée
II - L’homme à la science innée
I - Science acquise et science inspirée
Il existe deux sortes de sciences, selon le Prophète : la première, qui a son siège dans le cœur (ʿilm fī al-qalb), est la seule profitable (nāfiʿ) ; la seconde, factice et superficielle, provient uniquement de la langue (ʿilm ʿalā al-lisān) ; c’est sur l’usage de cette dernière que Dieu demandera des comptes1. Pour Ibn ʿArabī, les connaissances (al-maʿlūmāt) sont innombrables, mais la science (al-ʿilm) est en essence unique. Le maître distingue pourtant à plusieurs reprises, dans les Futūḥāt makkiyya, la science acquise (al-ʿilm al-kasbī), encore appelée la science spéculative (al-ʿilm al-naẓarī), de la science octroyée par grâce divine (al-ʿilm al-wahbī)2. Cette distinction n’est pas proprement akbarienne, mais il faut noter que le ʿilm wahbī est fondamental pour le Šayḫ al-Akbar puisqu’il constitue la modalité de toute prophétie3 ; cette science correspond au ʿilm ladunī, science que Ḫaḍir reçoit directement de Dieu4. Hormis Ibn ʿArabī, nombreux sont les auteurs musulmans à avoir médité sur la rencontre, mentionnée dans le Coran, entre le personnage énigmatique de Ḫaḍir et Moïse5. Le second s’en tient aux normes extérieures de la Loi divine qui lui est révélée, tandis que le premier perçoit la réalité profonde des choses par la connaissance directe que Dieu lui en donne. Ces deux modes d’appréhension du monde déterminent chez Ibn Ḫaldūn, par exemple, un paramètre essentiel dans son approche du soufisme. Selon lui, les soufis sont les héritiers de Ḫaḍir ; l’accès à la science mystique (ʿilm ladunī ou wahbī) passe en effet par le dévoilement des sens (kašf), et l’inspiration (ilhām) est placée sous le signe du don divin6. L’opposition entre ʿilm wahbī et ʿilm kasbī reste toutefois relative pour le savant tunisois, car les deux s’acquièrent par la muǧāhada, la discipline spirituelle7 : le retrait du voile des sens (kašf ḥiǧāb al-ḥiss), souligne ailleurs Ibn Ḫaldūn, ne peut s’opérer que chez ceux qui se sont soumis à cette muǧāhada8.
Nous avons vu que la science est « une » pour Ibn ʿArabī. Les soufis postérieurs vont s’attacher à montrer que science acquise et science inspirée ont des fins identiques, même si leurs modalités diffèrent. Partant du hadith selon lequel « celui qui agit en fonction de ce qu’il a appris, Dieu lui octroie une science qu’il ne détenait pas », l’auteur de l’ouvrage des manāqib de Zakariyyā al-Anṣārī estime que cette science est le ʿilm ladunī9. À noter que les maîtres considèrent en effet le taṣawwuf comme une science ésotérique et initiatique qui a ses règles et ses méthodes10. Pour le šāḏilī Muḥammad al-Maġribī, le fait que Moïse sollicite d’être guidé par Ḫaḍir11 est la preuve que « la quête de la science de la Réalité divine (ṭalab ʿilm al-Ḥaqīqa) a le même degré d’obligation que celle de la Loi révélée (ṭalab ʿilm al-Šarīʿa) »12. Dans le même sens, cheikh ʿAlwān affirme que « la science du cheminement initiatique doit être recherchée par tout musulman et toute musulmane »13.
Ces considérations sur science acquise et science inspirée constituent un préambule nécessaire dans la mesure où elles permettent de comprendre la symbiose entre ʿulamā’ et soufis que l’on a constatée sur notre terrain d’investigation. L’ample modèle du ʿālim ʿāmil, que nous retrouvons ici, contribue en effet à la fin de l’époque médiévale au rapprochement entre les deux modalités du ʿilm. Dans ce cadre évoluent aussi bien le cheikh qui détient l’une et l’autre sciences (le ʿālim kasbī wahbī) que celui dont la science ne provient que de l’inspiration (le ʿālim wahbī désigné dans le soufisme comme le šayḫ ummī). Ce dernier est beaucoup plus rare que le cheikh ayant accès aux deux genres de sciences, mais il n’en représente pas moins un type majeur du taṣawwuf.
II - L’homme à la science innée
D’après le sens immédiat qu’en donne le Lisān al-ʿArab, le ummī désigne l’illettré, du fait de sa méconnaissance de l’écriture14 ; or, celle-ci est une science qui s’acquiert15. L’auteur ajoute que le ummī tire son nom de sa mère (umm), puisqu’il reste tel qu’elle l’a enfanté16. La notion de fiṭra, disposition naturelle des créatures à connaître Dieu17, est également en relation avec l’ « état d’enfance » qui qualifie, pour M. Chodkiewicz, le ummī18 : tout enfant, dit en effet le Prophète, naît doté de cette nature innée19.
En mystique musulmane, le terme ummī n’induit donc pas une carence dans la personnalité, qui serait due à son illettrisme20. Cet « état d’enfance » lui permet au contraire d’être investi d’une science à laquelle n’ont pas accès les lettrés, ou du moins ceux d’entre eux qui ne peuvent se départir de leur ʿilm muktasab. L’archétype spirituel en est bien entendu le Prophète, al-nabī al-ummī21, « récepteur virginal de la Révélation »22, lequel, s’il n’avait pas appris l’écriture selon « l’usage et le mode d’acquisition ordinaires » (al-iṣṭilāḥ wa al-taʿallum min al-nās), la connaissait en vertu de l’ouverture spirituelle (al-fatḥ al-rabbānī) qui lui fut accordée23. Šaʿrānī rappelle expressément le modèle prophétique du cheikh ummī en associant toujours, lorsqu’il évoque ʿAlī al-Ḫawwāṣ, ummī à muḥammadī24. Ce cheikh peut concrètement ne savoir « ni lire ni écrire », ce qui est le cas du maître de Šaʿrānī25, mais il ne s’agit pas là d’une condition sine qua non de la ummiyya. Aḥmad Ibn Mubārak affirme ainsi que le niveau de lecture et d’écriture de ʿAbd al-ʿAzīz al-Dabbāġ est faible (ḍaʿīf) : il n’est donc pas nul26. On doit prendre ici en considération l’origine sociale des ummī ; la plupart proviennent en effet d’un milieu humble et peu cultivé, et certains n’ont visiblement pas eu accès au cursus studiorum islamique27. Il n’en reste pas moins que, au niveau strict de la typologie spirituelle, le cheikh ummī est avant tout celui dont « le cœur n’a pas été souillé par la pensée spéculative et discursive (al-naẓar al-fikrī) » et est donc « apte à recevoir l’ouverture spirituelle (qābil li-al-fatḥ al-ilahī) »28. La transparence de son être au monde spirituel explique que le mystique ummī ait souvent une initiation de type uwaysī : Abū Yazīd al-Bisṭāmī, ʿAlī al-Ḫaraqānī, al-Matbūlī, al-Ḫawwāṣ comme cheikh Ḥārūn ont pour maîtres le Prophète ou des saints défunts29.
Si le cheikh ummī ignore parfois les conventions humaines en matière d’écriture, c’est qu’il puise directement à la source de l’Écriture : al-Lawḥ al-maḥfūẓ, la Table bien gardée dans laquelle Dieu a inscrit depuis la pré-éternité le devenir de l’ensemble de Sa création, et qui est justement appelée la Mère du Livre (Umm al-kitāb). Al-Bisṭāmī affirme être cette Table30, et ʿAlī al-Ḫawwāṣ, le modèle du cheikh ummī pour la période que nous étudions, tient ses dévoilements de ce même Lawḥ31. Interrogé sur le sens du hadith : « Dieu ne prend pas pour saint un ignorant, et s’il le choisit, il lui enseigne [Sa science] »32, Ibn Ḥaǧar al-Haytamī répond qu’il s’agit ici de la science inspirée (al-ʿulūm al-wahbiyya) et des états spirituels secrets (al-aḥwāl al-ḫafiyya) dont sont gratifiés les saints33. Abū al-ʿAbbās al-Tibbāsī, le maître maghrébin de ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī, sait peut-être à peine lire l’arabe, mais il scrute parfaitement les pensées (ḫawāṭir) de ses disciples. D’où proviennent par ailleurs les nombreuses sciences religieuses, comme profanes (astronomie, anatomie, médecine, etc.), dont cheikh Ḥārūn était le dépositaire, lui qui ne les avait jamais étudiées ?
Ce qui distingue donc le cheikh ummī des ʿulamā’ est son mode de perception du ʿilm, mais il n’en reste pas moins un ʿālim. Ceci se révèle particulièrement dans la connaissance directe et intime qu’il a des sources scripturaires. Abū al-ʿAbbās al-Tibbāsī n’a lu du Coran que la sourate Yūsuf, mais lorsqu’il parle de la Voie, des versets du texte entier lui viennent comme s’il avait appris le Livre in extenso34. Le traditionniste confirmé qu’est Aḥmad Ibn Mubārak testant la science infuse de ʿAbd al-ʿAzīz al-Dabbāġ en matière de hadith s’aperçoit que le cheikh ne laisse passer aucune des erreurs qu’il a introduites volontairement tant dans le texte des traditions prophétiques que dans les termes techniques relevant du ʿilm al-ḥadīṯ35. Il va sans dire que si le cheikh ummī connaît par dévoilement les sciences exotériques, il n’en est que plus à l’aise pour « parler de la Voie » sans avoir peut-être jamais lu un seul traité de taṣawwuf36.
Que le mystique ummī soit totalement illettré ou qu’il écrive sous inspiration, la fulgurance de son expression se moule rarement dans les codes ordinaires du langage humain. Sa langue écrite et parlée est souvent incompréhensible pour le profane, tant dans son contenu que dans sa forme. Muḥammad Wafā, le fondateur de la branche šāḏilī des Wafā’iyya, s’exprime de façon très hermétique dans ses œuvres qu’il a d’ailleurs écrites pour la plupart entre sept et dix ans37 ; son fils ʿAlī Wafā, pourtant grand exégète du soufisme, avoue ne pas en entrevoir le sens car elles sont écrites « dans une langue étrangère » (lisān aʿǧamī)38. Šaʿrānī lie la ummiyya du ḫalwatī Ibrāhīm al-Kulšānī au fait qu’il énonce avec difficulté (aġlaf al-lisān) un discours à peine intelligible39. Le cheikh ummī, dans son état de virginité spirituelle, a accès à la langue matricielle originelle appelée le suryānī : le langage dans lequel s’exprime ʿAlī al-Ḫawwāṣ évoque tantôt cette dernière et tantôt l’hébreu40 ; ʿAbd al-ʿAzīz al-Dabbāġ connaît le suryānī, même s’il parle en arabe, et c’est de lui que nous tenons l’information la plus complète sur cette langue primordiale parlée par Adam41. Il faut noter que, selon ce cheikh, tout walī ayant eu une grande “illumination” (fatḥ) possède le suryānī sans l’avoir jamais appris (min ġayr taʿallum aṣlan)42. De fait, le maître égyptien Ibrāhīm al-Disūqī (m. 687/1288), sans être pour autant ummī, parlait des langues très diverses : le suryānī bien sûr, mais aussi les langages animaliers (luġāt al-ṭuyūr wa al-waḥš) ainsi qu’un idiome personnel dont Šaʿrānī donne quelques échantillons43. La glossolalie est l’apanage, à l’époque que nous étudions, d’Ibn Abī al-Ḥamā’il (m. 932/1526) ; ce don survient chez ce cheikh lors des puissants états spirituels (aḥwāl) auxquels il est fréquemment soumis44. Le ummī, affirme en effet Šaʿrānī, « connaît [à l’instar du Prophète] les paroles qui synthétisent (ǧawāmiʿ al-kalim45), en vertu de l’héritage muhammadien qui est le sien »46, et ceci s’applique aussi aux spirituels qui ont conservé leur « état d’enfance ».
De tels phénomènes n’ont pas manqué de troubler les ʿulamā’ exotéristes. Leur scepticisme apparent et la mise à l’épreuve (imtiḥān) à laquelle ils se livrent ne cachent pas la fascination qu’exerce sur eux le cheikh ummī, et Ibn Mubārak n’est pas le seul érudit musulman47 à avoir été ébloui par ce personnage. ʿĪsā al-Ḍarīr, un cheikh aveugle et ummī, a pour abri la zāwiya de cheikh Madyan ; or des juristes viennent régulièrement lui poser des questions épineuses de fiqh auxquelles il répond en les renvoyant à des références livresques précises à la ligne près48. Au Maghreb, des ʿulamā’ butant sur un problème en sciences exotériques (ʿulūm al-ẓāhir) font de même avec al-Tibbāsī49. ʿAlī al-Ḫawwāṣ a sans doute impressionné plus que tout autre ummī les érudits musulmans de son temps. Des grands ʿulamā’ égyptiens50 des quatre rites « se soumettent à sa parole »51, et parmi eux le grand cadi hanbalite Šihāb al-Dīn al-Futūḥī paraît le plus touché : « J’ai été plongé toute ma vie, avoue-t-il, dans les livres de la Šarīʿa, et je n’ai jamais eu conscience qu’une telle science puisse exister. »52 C’est après la rencontre que Šaʿrānī ménagea entre al-Ḫawwāṣ et le grand cadi que celui-ci se voua entièrement à la Voie. Il faut toutefois remarquer que le type du cheikh ummī possède aussi sa contrefaçon, aux yeux des ʿulamā’ tout du moins : ʿUmar al-ʿUqaybī n’est pas pour Ibn Ṭūlūn un ummī mais un ʿāmmī (homme vulgaire et ignorant) ; ce jugement pourrait être social53, mais il nous semble davantage spirituel car le savant damascène oppose en cela al-ʿUqaybī au ʿālim ʿāmil qu’est le maître de sa voie, ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī54.
Pour que l’esprit humain puisse recevoir la science innée, faut-il donc qu’il soit vidé de tous les acquis qui obstruent le contact direct de l’homme avec le monde spirituel ? Cette question est le siège d’un débat au sein de la mystique musulmane, et les positions de certains maîtres peuvent paraître sur ce point contradictoires. On sait que lorsque Šams de Tabrīz devint le cheikh de Ǧalāl al-Dīn Rūmī, il jeta les livres de ce dernier à l’eau. De même, lors de sa première rencontre avec Šaʿrānī, ʿAlī al-Ḫawwāṣ lui enjoint de vendre tous les ouvrages qu’il avait eu tant de mal à se procurer, et de distribuer l’argent récolté en aumônes55. Šaʿrānī reconnaît en effet qu’il est plus difficile de laisser son empreinte sur un support déjà utilisé que sur un papier vierge ; c’est la raison pour laquelle, selon lui, al-Ġazālī n’a pas pleinement goûté aux états spirituels des soufis (aḥwāl al-Qawm), malgré son effort pour se dépouiller de son esprit discursif56. Mais Šaʿrānī se contredit fréquemment, affirment ses biographes57 ; est-ce ainsi qu’il faut envisager l’appréciation qu’il porte sur la personnalité du grand cadi hanbalite Aḥmad al-Futūḥī ? Celui-ci ayant quitté toute fonction extérieure à la fin de sa vie pour se consacrer à la ʿibāda, l’auteur des Ṭabaqāt ṣuġrā constate qu’al-Futūḥī « paraît n’avoir jamais étudié aucune science, alors qu’il est la référence de son temps en ce qui concerne le fiqh hanbalite, la science de la transmission du hadith, mais aussi la médecine et les sciences spéculatives (al-maʿqūlāt) »58 : le kašf dont se trouve gratifié al-Futūḥī au terme de son évolution aurait-il donc effacé son érudition, ou celle-ci a-t-elle été intériorisée au point de devenir transparente ?
De même, le quasi mépris dont témoigne ʿAlī al-Ḫawwāṣ pour la science livresque semble à première vue péremptoire. « Mérite le nom de ʿālim, selon nous, celui qui ne tire pas sa science d’autrui et se trouve par là même au maqām ḫaḍirī59 ; tout autre [type de ʿālim] ne fait que ramasser [littéralement “gratter”] une science qui ne lui appartient pas. »60 Al-Ḫawwāṣ ajoute que « quiconque veut connaître son rang réel dans la connaissance doit reconduire tout ce qu’il a appris à celui qui l’a formulé et il s’apercevra alors que ce qui lui reste en propre est infime et ne lui permet pas de s’appeler ʿālim »61. Pourtant, ce cheikh ummī montre par ailleurs une grande déférence pour les ʿulamā’ exotéristes : « Ne diffamez pas les docteurs de la Loi (ʿulamā’ al-Šarīʿa) car ils sont les gardiens des noms et des attributs divins », dit-il à ses disciples62. Il enjoint également les fuqarā’ ignorants de questionner les ʿulamā’ en matière religieuse63. Lui qui relève une parfaite concordance entre les révélations du kašf et les arguments des grands savants64 prétend que les guides spirituels doivent connaître tous les aḥkām de la Loi, sans quoi ils ne peuvent avoir le « pied ferme » sur la Voie65.
La contradiction n’est donc qu’apparente ; la preuve en est que Šaʿrānī affirme dans l’introduction des Durar al-Ġawwāṣ avoir fixé la science innée de ʿAlī al-Ḫawwāṣ dans des fatāwā66, et il reprend d’ailleurs la forme classique des ouvrages de fatwas, procédant par questions suivies de la réponse du mufti. La reconnaissance évoquée plus haut du cheikh ummī par la classe des ʿulamā’, et surtout la pratique initiatique, montrent que ummiyya et science livresque se sont conciliées dans l’histoire du taṣawwuf. Il est frappant que des auteurs parmi les plus prolifiques de la mystique musulmane ou des ʿulamā’ soufis aient eu comme maître un cheikh ummī. Le premier maître “terrestre” d’Ibn ʿArabī est Abū al-ʿAbbās al-ʿUryabī, « paysan analphabète qui ne savait ni écrire ni même compter »67. Plus tard, cheikh ʿAlwān établit implicitement un contraste entre les nombreuses sciences acquises par ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī (fiqh, science complexe de l’héritage ou farā’iḍ, arithmétique, grammaire, médecine, etc.) et le quasi-illettrisme du maître de ce dernier, Abū al-ʿAbbās al-Tibbāsī68. Enfin, le couple Ḫawwāṣ et Šaʿrānī trouve son exact équivalent au Maghreb dans celui de ʿAbd al-ʿAzīz al-Dabbāġ et Aḥmad Ibn Mubārak. Les disciples de ces cheikhs ummī ont un bagage culturel suffisant pour se faire les interprètes éloquents des paroles hermétiques de leurs maîtres. La véritable traduction qu’ils opèrent constitue une clé nécessaire pour rendre ce langage accessible à l’homme ordinaire69. Ils sont la plume par laquelle prend corps l’inspiration divine.
Toute culture humaine contient en elle-même l’affirmation contraire de ce qu’elle propose ; on peut alors se demander si le cheikh ummī ne représente pas le pôle inversé de l’érudition livresque si importante en Islam. À ce titre, il fait partie intégrante de cette culture, et obtient d’elle une reconnaissance. Cette réflexion en suscite une autre : de quel type de ʿilm parle le Prophète ummī lorsqu’il incite à être en quête de la science « du berceau à la tombe » ou à la chercher « jusqu’en Chine » ?
Éric Geoffroy
Notes
1 Sur ce hadith (ḥasan ou ṣaḥīḥ suivant les chaînes de transmission), cité à plusieurs reprises par al-Fāsī dans son Bayān ġurbat al-Islām, cf. ʿAbd al-Qādir ʿĪsā, Ḥaqā’iq ʿan al-taṣawwuf, Alep, 1970, p. 479-480.
2 Cf. notamment le chapitre 46, éd. O. Y., IV, p. 116-125 et également p. 162.
3 al-Nubuwwāt kullu-hā ʿulūm wahbiyya ; cf. ibid., p. 121.
4 « Nous lui avons octroyé une science [émanant] de chez Nous » : ʿallamnā-hu min ladun-nā ʿilman (Cor., XVIII, 65) ; de ce verset est issu le mot ladunī.
5 Cf. Cor., XVIII, 65-82.
6 Cf. Šifā’ al-sā’il li-tahḏīb al-masā’il, p. 186-187. Cette terminologie est adoptée par les différents auteurs de l’époque étudiée, aussi bien chez al-Ḫawwās que chez cheikh ʿAlwān (cf. par ex. Muǧlī al-ḥuzn, fol. 63a-b). Ibn ʿArabī s’arrête sur les différences – mineures, il est vrai – entre ilhām et ʿilm ladunī (cf. Fut., éd. O.Y., IV, p. 310-312).
7 Šifā’ al-sā’il, p. 209.
8 Muqaddima, trad. V. Monteil (Discours, III, p. 1009-1010). Pour Ibn ʿArabī au contraire, toute science a en définitive sa source dans le don divin. Les cas du maǧḏūb et, dans une certaine mesure, du cheikh ummī, nous amèneront d’ailleurs à nuancer l’affirmation d’Ibn Ḫaldūn.
9 « Man ʿamila bi-mā ʿalima awraṯa-hu Allāh ʿilm mā lam yaʿlam », dit le Prophète, « wa huwa al-ʿilm al-ladunī », ajoute Murād al-Rūmī (Fatḥ al-bārī, fol. 12a).
10 Abū Bakr al-Kalābāḏī (m. 380/990) intitule le chapitre trente et un de son Taʿarruf ainsi : « Les sciences des soufis sont celles des états spirituels » (ʿulūm al-ṣūfiyya ʿulūm al-aḥwāl), p. 86.
11 Cor., XVIII, 66 : « Te suivrai-je à condition que tu m’enseignes une part de ce qui t’a été enseigné comme direction spirituelle ? » (hal attabiʿu-ka ʿalā an tuʿallima-nī mim-mā ʿullimta rušdan ?)
12 Ṭ.K., II, p. 116.
13 ʿIlm al-sulūk farḍ ʿayn bilā ḫilāf ʿalā al-ḏukūr wa al-īnāṯ ; cf. Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 12a.
14 al-Ummī al-laḏī lā yaktub, dit Ibn Manẓūr (Lisān, Beyrouth, 1988, I, p. 220).
15 al-Kitāba hiya muktasaba (ibid.).
16 Nusiba [...] ʿalā mā waladat-hu ummu-hu ʿalay-hi (ibid.).
17 al-Fiṭra mā faṭara Allāh ʿalay-hi al-ḫalq min al-maʿrifa bi-hi (ibid., X, p. 286).
18 Un océan sans rivage, p. 52. Sur le saint ummī, voir p. 52-54.
19 Kull mawlūd yūladu ʿalā al-fiṭra...
20 Par contre, le terme ummī a bien le sens d’analphabète, lorsque ʿulamā’ et soufis l’appliquent aux pseudo-soufis.
21 Cor., VII, 157-158.
22 Un océan sans rivage, p. 54.
23 Aḥmad b. Mubārak, al-Ibrīz, I, p. 188. Dans ses considérations sur « la science reçue de Dieu par inspiration » (al-ʿilm al-muḥaddaṯ), qui prolongent celles menées sur le ʿilm ladunī, Ibn ʿArabī est amené à commenter la parole du Prophète selon laquelle « la science des premiers et des derniers » lui a été donnée (ʿullimtu ʿilm al-awwalīn wa al-āḫirīn) ; cf. Fut., éd. O. Y., IV, p. 123.
24 Cf. par exemple Durar al-ġawwāṣ, p. 9, 23.
25 Ibid.
26 Cf. al-Ibrīz, I, p. 11, note 1. Les biographes du cheikh Aḥmad al-Ḥārūn (m. en 1962), saint ummī du xxe siècle qui aura fortement marqué la mémoire damascène, précisent que celui-ci n’a appris à lire et à écrire qu’à un âge avancé ; cf. Muṭīʿ al-Ḥāfiẓ et Nizār Abāẓa, Tārīḫ ʿulamā’ Dimašq fī al-qarn al-rābiʿ ʿašara al-hiǧrī, Damas, 1986, p. 755.
27 Abū al-ʿAbbās al-ʿUryabī, le maître d’Ibn ʿArabī, et Uways al-Qaramānī sont des paysans ; Ibrāhīm al-Matbūlī et ʿAlī al-Ḫawwāṣ appartiennent au monde urbain des marchands ambulants et petits artisans, de même que ʿUmar al-ʿUqaybī, cordonnier de son état. Quant à cheikh Ḥārūn, il était tailleur de pierres au Mont Qāsiyūn. Le contexte social n’explique cependant pas tout, car le petit provincial qu’était Zakariyyā al-Anṣārī devint vite un des plus grands savants du Caire malgré le dénuement total dans lequel il accomplit ses études.
28 C’est ainsi qu’Ibn ʿArabī définit le ummī ; cf. Fut., II, p. 644.
29 Sur la ummiyya d’al-Bisṭāmī, cf. Šaṭaḥāt al-ṣūfiyya de A. R. Badawī, p. 70 ; sur celle de son disciple uwaysī, al-Ḫaraqānī, cf. J. S. Trimingham, loc. cit., p. 52, note 2. Celle d’al-Matbūlī est attestée par Saḫāwī (Ḍaw’, I, p. 85). Cheikh Ḥārūn était connu à Damas pour avoir des liens subtils avec Ibn ʿArabī.
30 « Anā al-Lawḥ al-maḥfūẓ kullu-hu », déclare-t-il ; cf. A. R. Badawī, loc. cit., p. 145.
31 Wa kāna maḥall kašfi-hi al-Lawḥ al-maḥfūẓ ; cf. Ṭ.K., II, p. 150. L’accès du mystique ummī au Lawḥ est souligné par ʿAbd al-ʿAzīz al-Dabbāġ (Ibrīz, I, p. 188-189).
32 Mā ittaḫaḏa Allāh min walī ǧāhil wa law ittaḫaḏa-hu la-ʿallama-hu.
33 al-Fatāwā al-ḥadīṯiyya, p. 128.
34 Kāna iḏā takallama fī al-Ṭarīq yastaḥḍiru min [sūrat] al-Baqara ilā al-Ǧanna wa al-Nās ; cf. cheikh ʿAlwān, Muǧlī al-ḥuzn, fol. 70 a-b, repris dans Kaw., I, p. 128.
35 Ibrīz, I, p. 111 et sq.
36 Le fatḥ qui survint chez le ummī qu’est ʿUmar al-ʿUqaybī – grâce à la pureté de sa démarche (bi-barakat ṣidqi-hi) – “ouvre” à ce dernier la parole (Kaw., II, p. 229-230).
37 Šaʿrānī dit de ces ouvrages qu’ils sont « scellés par un secret jusqu’à nos jours » (muṭalsama ilā waqti-nā hāḏā) ; cf. Ṭ.K., II, p. 21.
38 Ibid.
39 Ibid., II, p. 148.
40 Durar al-ġawwāṣ, p. 23.
41 Plus de dix pages du Kitāb al-Ibrīz sont en effet consacrées au suryānī, langue des enfants, des esprits (arwāḥ) et des initiés (I, p. 342-353). Certains ʿulamā’, rapporte al-Haytamī, affirment que les Musulmans sont interrogés dans leur tombe en suryānī par les deux anges Nakīr et Munkar ; cf. Fat. ḥadīṯiyya, p. 11. Voir également René Guénon, « La science des lettres », dans Les symboles fondamentaux de la science sacrée, Paris, 1962, p. 69.
42 al-Ibrīz, I, p. 347.
43 Ṭ.K., II, p. 167-168.
44 Kaw., I, p. 30.
45 Cf. le hadith mentionné par Suyūṭī dans son Ǧāmiʿ al-ṣaġīr : « uʿṭītu bi-ǧawāmiʿ al-kalim. »
46 Durar al-ġawwāṣ, p. 9.
47 Les sciences livresques qu’il maîtrise ainsi que ses œuvres sont énumérées dans l’Ibrīz (I, p. 10).
48 Ṭ.K., II, p. 103. Abū Yazīd al-Bisṭāmī confond de même le ʿālim qui le critique sur un point légal, en lui citant la page précise du livre où ce point est évoqué ; détail significatif, le saint dit à l’exotériste de regarder dans son livre (unẓur fī kitābi-ka), celui duquel al-Bisṭāmī tient ses dévoilements étant d’une autre nature (A. R. Badawī, Šaṭaḥāt al-ṣūfiyya, p. 70).
49 Kaw., I, p. 128.
50 Ǧamāʿa min aǧillā’ ʿulamā’ Miṣr, dit al-Ġazzī (ibid., II, p. 221).
51 Ibid.
52 Ṭ.Ṣ., p. 81. Les ʿulamā’ du Caire prennent également de Muḥammad al-Maġribī « des sciences dont ils n’ont jamais entendu parler » ; ce cheikh šāḏilī n’est pas ummī, mais n’en détient pas moins, d’après ses contemporains, les ʿulūm wahbiyya (Kaw., I, p. 79).
53 Rappelons qu’al-ʿUqaybī était cordonnier avant de devenir disciple de cheikh ʿAlwān.
54 Mufākaha, II, p. 91.
55 Cité par Ṭāhā Surūr, al-Taṣawwuf al-islāmī, p. 48.
56 Ādāb al-ʿubūdiyya, cité par T. al-Ṭawīl, al-Šaʿrānī, p. 100. Quant au grand théologien Faḫr al-Dīn al-Rāzī, il est saisi d’effroi, lors de la retraite (ḫalwa) qu’il effectue sous la direction de Naǧm al-Dīn al-Kubrā, à l’idée d’être démuni de toutes ses connaissances livresques (M. Chodkiewicz, Un océan sans rivage, p. 52-53).
57 Cf. T. al-Ṭawīl, al-Šaʿrānī, et M. Winter, loc. cit.
58 Ṭ.Ṣ., p. 80.
59 C’est-à-dire qu’il est, comme Ḫaḍir, directement inspiré par Dieu.
60 Ḥākk li-ʿilm ġayri-hi faqaṭ ; cf. Ṭ.K., II, p. 152.
61 Ibid.
62 Durar al-ġawwāṣ, p. 123. On remarquera d’ailleurs que la reconnaissance semble avoir été réciproque : “l’illettré” qu’est al-Ḫawwāṣ trouve sa place dans les manuels de tawḥīd lus encore communément de nos jours, tel le Šarḥ ǧawharat al-tawḥīd (Beyrouth, 1983, p. 10 et 93 notamment) d’Ibrāhīm al-Bayǧūrī (m. 1277/1860).
63 Anwār, II, p. 196.
64 Yawāqīt, II, p. 94.
65 Durar al-ġawwāṣ, p. 94-95.
66 Voir p. 23. Le titre même de l’ouvrage l’indique : Durar al-ġawwāṣ fī fatāwā al-Ḫawwāṣ.
67 Cl. Addas, loc. cit., p. 72.
68 Nasamāt, fol. 176a-b.
69 C’est bien ainsi que Šaʿrānī définit son rôle dans les Durar al-ġawwāṣ (p. 23) : il y formule de manière intelligible certaines paroles de son maître (mutarǧiman ʿan maʿnā baʿḍi-hā).
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