vendredi 22 juin 2012

Le soufisme en Égypte et en Syrie - Eric Geoffroy - Chapitre XV - Le ʿālim ʿāmil









Eric Geoffroy 

Cette parole de l’imam al-Šāfiʿī – elle est aussi attribuée à Abū Ḥanīfa – est abondamment et diversement citée et commentée par les auteurs1. Al-Biqāʿī opère une équation réductrice entre walī et ʿālim en avançant qu’il ne faut pas chercher le saint ailleurs que chez le savant en sciences islamiques exotériques ; il ajoute toutefois que ce savant est un walī s’il agit en fonction de sa science (al-ʿālim huwa al-ʿāmil bi-ʿilmi-hi), c’est-à-dire si l’acte est conforme à la parole2. Pour les soufis, cette sentence a un sens beaucoup plus profond puisqu’elle exprime l’osmose qui doit se produire entre la science livresque acquise et la réalisation spirituelle de l’être. Cheikh ʿAlwān identifie ainsi le ʿilm évoqué par al-Šāfiʿī à la maʿrifa, la gnose3. Šaʿrānī oriente délibérément la phrase de l’imam, en mettant le grand cadi hanbalite Šihāb al-Dīn al-Futūḥī parmi les ʿulamā’ ʿāmilūn grâce aux dévoilements spirituels dont il est gratifié à la fin de sa vie4. Naǧm al-Dīn al-Ġayṭī est plus explicite sur le plan doctrinal : les ʿulamā’ ʿāmilūn que vise al-Šāfiʿī sont ceux qui détiennent la vraie sainteté (al-walāya al-ḫāṣṣa), celle dont parlent les soufis (al-Qawm), tandis que le commun des croyants n’a accès qu’à la walāya al-ʿāmma dont la base est la foi (al-īmān)5.




Le ʿālim ʿāmil joint l’acte à la parole. Dans cette perspective, la science a nécessairement pour corollaire l’ascèse et le dépouillement. Prenons l’exemple de ʿAlī al-Samhūdī (m. 911/1505) ; ce savant jouit d’une grande renommée à la fin de l’époque mamelouke car al-ʿAydarūsī, de son Yémen, mentionne que ce cheikh a pris la ḫirqa du grand cadi chafiite Walī al-Dīn al-ʿIrāqī (m. 826/1423)6. Or Šaʿrānī, qui étudia avec lui grammaire, fiqh et hadith, nous le décrit vêtu d’un seul habit en peau de mouton hiver comme été, et d’un turban en tissu grossier ; sa demeure témoigne d’un même détachement car on n’y trouve aucun meuble7. Un tel savant se veut au service de la Communauté ; pour édifier l’aspirant et illustrer la ḫidma que celui-ci doit à ses frères, Šaʿrānī donne l’exemple de cheikhs notoires qui nettoyaient dans les mosquées les lieux réservés aux toilettes et aux ablutions : le grand al-Ġazālī en personne, mais aussi Amīn al-Dīn al-Dimyāṭī ou ʿAlī al-Ḫawwāṣ8. L’aide au nécessiteux l’emporte sur l’enseignement de la science extérieure ; Šihāb al-Dīn al-Masīrī s’interrompt ainsi au beau milieu de son dars pour répondre aux sollicitations matérielles des gens9. N’insistons pas sur ces vertus (aḫlāq), dont la description a un but didactique évident10.





L’aspect éthique et social ne représente en fait que l’écorce de la démarche essentielle du ʿālim ʿāmil vers la réalisation spirituelle. La science qu’il a su assimiler lui tient lieu de monture qui le mène au taḥqīq ; elle est devenue sainteté. Le ʿālim ʿāmil représente assurément un modèle majeur pour beaucoup d’érudits en sciences islamiques de cette époque. Une anecdote rapportée par l’auteur des Kawākib sā’ira sur son grand-père Raḍī al-Dīn al-Ġazzī illustre bien ce fait. Raḍī al-Dīn rencontrant le Pôle de son temps à Jérusalem s’entend dire que son fils Badr al-Dīn ne sera qu’un ʿālim ; le cheikh répète alors par trois fois la question pour apprendre ce qu’il désirait : son fils sera un ʿālim walī (un savant et un saint), à la suite de quoi son cœur s’apaise11. Šaʿrānī résume fort bien par le titre de la conclusion des Aǧwiba marḍiyya ce que les auteurs entendent, sans le définir clairement, par ʿālim ʿāmil : voulant faire apparaître ce qui sépare les fuqahā’ des soufis, il précise que les ʿulamā’ ʿāmilūn réunissent en leur personne les vertus (aḫlāq) et les états spirituels (aḥwāl) des uns et des autres12. Dans les développements qui suivent, Šaʿrānī opère de manière significative un glissement des aḫlāq vers les aḥwāl. Les ʿulamā’ ʿāmilūn sont en effet présentés initialement comme des gens détachés du monde, des zuhhād13, qui suivent en tout la Sunna14 ; mais Dieu les assiste par des karāmāt qui peuvent être spectaculaires et sur lesquelles l’auteur s’arrête15. Finalement, les ʿulamā’ ʿāmilūn deviennent sous la plume de Šaʿrānī les “hommes de Dieu” (ahl Allāh) qui initient et éduquent les novices16. L’expression ʿālim ʿāmil, par son imprécision, peut donc s’appliquer à toute personne joignant la science à l’action, de quelque nature qu’elles soient. Plus précisément, sa richesse sémantique doit s’apprécier à deux niveaux. Au premier, immédiat et social, le ʿālim ʿāmil qualifie le savant soufi que nous avons identifié précédemment ; mais l’auteur des Aǧwiba invite à aller au-delà pour conférer à ce terme toute sa dimension spirituelle. Cette polysémie ne résulte vraisemblablement pas d’une évolution, car elle semble avoir investi le ʿālim ʿāmil dès les origines ; ceci nous autorise à le considérer comme un type spirituel stable dans la culture islamique, même si son profil peut paraître moins précis que celui des autres “types”. 





Quelle preuve possédons-nous de la réalisation spirituelle des ʿulamā’ affiliés au soufisme ? Ne restent-ils pas confinés aux niveaux inférieurs de la mystique ? Ont-ils jamais accès aux “états” des grands soufis ? Ne se cantonnent-ils pas au rôle de porte-parole, de chambellans ? Nous devons examiner ces questions sous plusieurs angles. En premier lieu, le témoignage des contemporains a son importance. « Celui qui le voit perçoit immédiatement chez lui la sainteté (al-walāya wa al-ṣalāḥ), avant même de le connaître » : cette assertion faite à propos du grand savant et sermonnaire ʿAbd al-Ḥaqq Šihāb al-Dīn al-Sunbāṭī ne semble pas être une formule gratuite à but d’édification, car, dans les sources, une telle remarque concerne rarement les ʿulamā’17. Ensuite, les manifestations de la sainteté que leurs contemporains attribuent à ces grands savants soufis méritent notre attention, car, selon toute apparence, les miracles (karāmāt) dont ils sont gratifiés ne sont pas pure coïncidence. Ainsi les voyons-nous chez Suyūṭī nettement orientés vers la personne du Prophète ; celui-ci prend une apparence physique pour rendre visite au “cheikh de la Sunna” à son domicile de Rawḍa, et les nombreuses visions à l’état de veille (yaqaẓatan) qu’a le grand muḥaddiṯ de l’Envoyé peuvent expliquer chez lui une propension au dévoilement (kašf), prenant parfois l’allure de la prédiction politique18. D’autre part, Suyūṭī jouit d’une grâce qui n’est pas à la portée de n’importe quel ʿālim, puisqu’elle consiste à “plier la terre” (ṭayy al-arḍ) ; cette image exprime la faculté qu’auraient certains saints de parcourir de grandes distances en un laps de temps très court19. Le serviteur du cheikh égyptien raconta en détail à Šaʿrānī comment son maître, alors qu’ils étaient à la Qarāfa du Caire, lui proposa un jour d’aller faire la prière du ʿaṣr à la Mecque : ils s’élancèrent en quelques pas pour se retrouver dans le lieu saint, y visitèrent les tombes des personnages célèbres de l’Islam, accomplirent le ṭawāf puis retournèrent au Caire par le même procédé20.





Restons à la Mecque, où se tient le dīwān et où est censé résider le grand Pôle de la hiérarchie des saints. Celui-ci, selon des “sources sûres” sur lesquelles s’appuie Ibn Ḥaǧar al-Haytamī, y aurait affirmé à des initiés que le patron ou le pôle de l’Égypte (ṣāḥib Miṣr) appartenait au milieu des fuqahā’, en la personne de Burhān al-Dīn Ibn Abī Šarīf21. Zakariyyā al-Anṣārī devait après lui occuper cette fonction22. Quelque crédit qu’on accorde à cette anecdote, il est du moins remarquable qu’elle figure dans un recueil de fatwas, et plus encore que des juristes puissent être placés par leurs contemporains à un haut niveau dans la hiérarchie des saints. Zakariyyā al-Anṣārī n’est d’ailleurs pas dépourvu de karāmāt, malgré les précautions qu’il prend pour les occulter. Hormis la faculté, somme toute banale, de lire les pensées des autres23, il fut réputé en Égypte, au début de sa carrière, pour être exaucé dans les requêtes (duʿā’) que l’on sollicitait de lui. Un commerçant syrien aveugle vint ainsi le trouver sur la terrasse d’al-Azhar où il faisait une retraite afin qu’il demande à Dieu de lui rendre la vue, ce qui ne tarda pas à se produire24. Craignant que sa popularité de thaumaturge ne s’étende, il fut obligé, de son propre aveu, de voiler son état (sitr ḥāl-ī)25. Les seuls miracles qui transparaissent chez lui par la suite sont assez sobres et ont comme toujours une portée sociale ; les Ġazzī se racontent par exemple de père en fils que le sultan al-Ġawrī avait fait mettre une chaîne à sa porte pour ne pas recevoir les doléances des gens présentées par al-Anṣārī, mais celui-ci rompit miraculeusement la chaîne et introduisit avec lui tous les plaignants26. 




Les karāmāt attribuées à Suyūṭī et à al-Anṣārī ne sont donc pas interchangeables, mais correspondent à la personnalité et à la situation de chacun. Elles n’apparaissent pas comme un prétexte hagiographique, mais authentifient, d’après les critères du taṣawwuf tout au moins, la walāya de ces ʿulamā’ soufis. Pourquoi en effet de telles facultés ne se retrouvent-elles pas chez des personnages ayant un profil similaire ? Saḫāwī et Ibn Ṭūlūn, par exemple, formèrent de nombreux élèves-disciples qui auraient eu par la suite tout loisir de donner à leurs maîtres une auréole de sainteté. Le personnage du cheikh ummī nous aidera, en contraste, à mieux saisir la modalité du ʿālim ʿāmil.


Eric Geoffroy 

Notes

1 C’est al-Bayhaqī qui, selon Naǧm al-Dīn al-Ġayṭī, la mentionne dans ses Manāqib al-Šāfiʿī (cf. Risāla fī al-quṭb, fol. 19b, ms. Damas). Le terme fuqahā’ remplace dans certaines versions celui de ʿulamā’.

2 Tanbīh al-ġabī, p. 260. Muḥammad al-Šawkānī (m. 1250/1834), savant yéménite salafī proche d’Ibn Taymiyya, a une vision aussi restrictive du ʿālim ʿāmil qu’al-Biqāʿī ; cf. son Qaṭr al-walī ʿalā ḥadīṯ al-walī, Le Caire, s.d., p. 307, 310.

3 Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 119b. Rappelons que les maîtres considèrent le taṣawwuf comme « la quintessence (zubda) de la Šarīʿa » (Ṭ.K., I, p. 4.) ; « il est loin d’être un élément se superposant à la Sunna, il en est au contraire l’essence (ʿayn) », affirme ʿAlī al-Marṣafī. Le cheikh ajoute qu’ « aucune science n’est complète chez un homme sans que la Ḥaqīqa ne vienne à l’appui (mu’ayyida) de la Šarīʿa », et ne la rende ainsi opérative (al-Aǧwiba al-marḍiyya, fol. 55b).

4 Ṭ.Ṣ., p. 81.

5 Risāla fī al-quṭb, fol. 18a-b. Cette distinction entre les deux formes de sainteté semble issue directement de l’enseignement d’al-Ḥakīm al-Tirmiḏī, maître du Ḫurāsān, mort en 318/930 (cf. son Kitāb ḫatm al-awliyā’, Beyrouth, 1965, p. 106, 245, 499-500). Ibn ʿArabī opère une différenciation semblable (cf. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, p. 76).

6 al-Nūr al-sāfir, p. 58-60. Sur al-ʿIrāqī, fils du grand muḥaddiṯ Zayn al-Dīn al-ʿIrāqī, cf. Aʿlām, I, p. 148.

7 Ṭ.Ṣ., p. 61-62.

8 Anwār, II, p. 160.

9 Ṭ.Ṣ., p. 65.

10 Nous pensons essentiellement ici aux Ṭabaqāt ṣuġrā de Šaʿrānī.

11 Fa-iṭma’anna qalbī (Kaw., III, p. 4).

12 Aǧwiba, fol. 198a.

13 Ibid., fol. 204a.

14 Ibid., fol. 205a.

15 Ibid., fol. 206a-210a.

16 Ibid., fol. 210-213a.

17 Kaw., I, p. 222.

18 Cf. supra, p. 125.

19 Cf. infra, p. 338.

20 Ṭ.Ṣ., p. 30-31.

21 Sur ce grand savant chafiite, cf. Ḍaw’, I, p. 134 ; Uns, II, p. 555-556 ; Durr, I, p. 61-67 ; Ṭ.Ṣ., p. 46.

22 al-fatāwā al-ḥadīṯiyya, p. 50-51.

23 Selon le témoignage direct de Šaʿrānī (Ṭ.K., II, p. 122).

24 Ibid., II, p. 123-124.

25 Ibid., II, p. 122 ; Ṭ.Ṣ., p. 40.

26 Kaw., I, p. 201.

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