vendredi 22 juin 2012

Le soufisme en Égypte et en Syrie - Éric Geoffroy - Conclusion - Au-delà des cloisonnements typologiques









Éric Geoffroy 



I - À l’échelle individuelle
II - À l’échelle collective






Il nous fallait d’abord évoluer dans les différentes catégories spirituelles avant de percevoir leur relativité. En effet, celles-ci ne sauraient être envisagées comme autant de tempéraments figés et monolithiques.



I - À l’échelle individuelle




Les mystiques ne sont pas toujours ancrés dans une seule et même modalité spirituelle leur vie durant. Des évolutions lentes ou au contraire très brusques en infléchissent souvent le cours. Les biographes s’arrêtent parfois sur l’attitude spirituelle qui caractérisait un personnage à ses débuts (fī bidā’at, ou bidāyat, amri-hi), car elle a retenu davantage l’attention de ses contemporains. C’est notamment le cas de ʿAlī al-Kurdī, dont les comportements extravagants rapportés par la chronique damascène94 masquent en fait le disciple ultérieur d’al-Fāsī et d’Ibn ʿArrāq, qui stabiliseront cet étrange maǧḏūb95. À l’inverse, l’étape initiale peut être mineure dans la carrière d’un cheikh, son tempérament ne se révélant pleinement que par la suite. Bien qu’ummī – terme ayant simplement le sens d’illettré ici – à l’origine, ʿAlī al-Marṣafī accordera plus tard aux ouvrages de taṣawwuf un grand intérêt96.


Nous avons souligné l’importance des rencontres et des crises spirituelles dans le déroulement de la vie des mystiques, et Šaʿrānī notamment nous a montré que des savants en sciences extérieures pouvaient être saisis définitivement par un ǧaḏb, alors que rien ne les prédisposait à une telle rupture97. Le bahlūl de Hārūn al-Rašīd fut lui-même un littérateur (min al-muta’addibīn) avant de dériver dans la “folie divine”98. D’autre part, les ʿulamā’ qui sont enclins à des ravissements temporaires ont des attitudes sans aucun doute très différentes selon qu’on les rencontre en état d’ivresse ou en période de sobriété. Il nous faut donc abandonner le cliché d’un faqīh fermé à toute illumination par ses raisonnements juridiques, ou du moins faut-il se garder d’en faire une généralité. Chez les soufis eux-mêmes, la prédominance de la sobriété n’exclut pas les instants d’ivresse spirituelle : lorsque survient en lui l’exultation (al-ibtihāǧ), Aḥmad al-Zarrūq quitte ses “règles du soufisme” (qawāʿid al-taṣawwuf) pour s’abandonner au débordement poétique que l’auteur du Muṭrib appelle de manière sans doute excessive šaṭaḥāt99. Les dernières lignes de la notice que Šaʿrānī consacre à Šams al-Dīn al-Dimyāṭī décrivent a priori un maǧḏūb auquel la faculté de dévoilement ouvre le champ de la prédiction, alors qu’il s’agit d’un ʿālim et sermonnaire réputé que l’auteur des Ṭabaqāt intègre aux ʿulamā’ ʿāmilūn100. Ne nous laissons pas prendre au piège des identifications trop faciles. La personnalité des soufis est assez riche pour présenter des facettes diverses. Celle d’Ibn ʿArabī constitue à elle seule une typologie complète qui réclamerait une étude particulière, mais nous savons déjà qu’à ses débuts, il a expérimenté des états de ǧaḏb et qu’il se considère par ailleurs comme un malāmatī101 ; seul celui qui ignore sa vie, d’autre part, se refuserait à voir en lui un ʿālim ʿāmil.


La terminologie parfois imprécise et redondante employée par les biographes s’explique donc en partie par la richesse spirituelle des cheikhs et par la variété des expériences auxquelles ils “goûtent”. Ainsi l’ascèse paraît-elle en contradiction avec le ravissement qui s’empare du maǧḏūb sans que celui-ci y ait une part active. Pourtant, al-Saḫāwī décrit avec raison ʿAbd al-Qādir al-Dašṭūṭī comme un homme vivant dans le dénuement volontaire le plus complet (raǧul mutaqaššif)102, car il fut connu en Égypte pour se rendre au pèlerinage sans monture et pieds nus103 : Dieu ayant pris l’initiative en attirant à Lui al-Dašṭūṭī, celui-ci y répond en venant à Lui en humble serviteur. Les informations que nous détenons de plusieurs sources sur un même personnage paraissent parfois contradictoires. Šaʿrānī décrit par exemple Ibrāhīm al-Kulšānī, nous l’avons vu, comme un ummī s’exprimant avec difficulté, tandis qu’al-Ġazzī en fait un cheikh expert en sciences islamiques “rationnelles” (al-maʿqūlāt), en théologie et en poésie104. S’agit-il de deux étapes distinctes dans la vie d’al-Kulšānī, ou de deux modalités que le cheikh aurait expérimentées tour à tour ? En ce qui concerne l’ancrage social des tempéraments spirituels, seul le cas du cheikh ummī nous paraît fournir une relative cohérence : nous avons noté que ce type de mystique provient très souvent d’un milieu humble, qu’il soit rural ou urbain.




L’état intérieur du soufi est, comme la vie elle-même, en perpétuelle évolution. “Fils de l’Instant” (ibn al-waqt), il se déplace d’un paysage spirituel à l’autre et oscille entre les polarités opposées des stations et des états105.



II - À l’échelle collective




Nous avons précédemment attiré l’attention sur le fait qu’il y a peu de cloisonnement entre les différents types spirituels, notamment au sein d’une même voie initiatique. Il nous paraît important de revenir sur ce point, pour souligner la souplesse et la fluidité du taṣawwuf à cette époque. À quelques exceptions près, on ne saurait y trouver un lien privilégié entre telle catégorie sociale et telle ṭā’ifa. Un maître adopte une attitude et un langage différents avec chacun de ses disciples, comme le faisait le Prophète avec ses Compagnons, suivant leur tempérament, leur formation, leur niveau spirituel... Le cheikh šāḏilī égyptien Šaʿbān al-Bulqaṭrī ne s’adresse pas sans doute de la même manière à son murīd ʿAlī al-Šarbūnī, « élégant et raffiné »106, revêtant les habits les plus luxueux et composant des poèmes mystiques107, et à son autre disciple, le maǧḏūb Aḥmad al-Bahlūl, figure populaire du Caire demandant à être enterré dans la rue sans signe distinctif et sans égard aucun pour le lieu de son inhumation, allègrement piétiné par les bêtes de somme108. On pourrait ainsi multiplier les exemples.




La succession dans une voie initiatique ne s’inscrit pas davantage dans une même lignée typologique. Le maître spirituel laisse certes son empreinte sur la personnalité du disciple ; son rôle ne consiste cependant pas à rendre celui-ci conforme à son image, mais à le révéler à lui-même, à faire éclore sa propre modalité. Si les affinités qui poussent tel novice vers tel cheikh produisent souvent une sorte de mimétisme109, des murīd-s au comportement très dissemblable de leur maître peuvent devenir leur héritier spirituel. L’extériorité de la personnalité d’Ibrāhīm al-Matbūlī (attitudes sociales et politiques provocantes, miracle déroutant pour les fuqahā’ que celui de l’accomplissement des prières à divers points de la terre, grande zāwiya très fréquentée et autres bâtiments construits sous son égide, etc.) contraste avec celle de son successeur Muḥammad Ibn ʿInān, qui se soustrait au monde chaque nuit pour accomplir le qiyām al-layl, se conforme de façon ordinaire à la Sunna et dont le miracle consiste à s’aliter en prenant sur lui les maladies des autres : le malāmatī faisant partie des arbāb al-aḥwāl a enfanté le zāhid empreint de pauvreté spirituelle (faqr).




Dans la Suhrawardiyya égyptienne, la personnalité de Muḥammad Ibn Abī al-Ḥamā’il, enclavée entre celle de son cheikh Muḥammad al-Madyanī et celle de son ḫalīfa Muḥammad al-Šinnāwī, émerge par sa singularité : à la sobriété et l’effacement de l’un et de l’autre fait pendant l’ivresse et l’extravagance d’Ibn Abī al-Ḥamā’il. Celui-ci est doué de glossolalie, vole dans les airs aux yeux de tous, menace les rats qui infestent un village de les faire périr étranglés s’ils ne partent pas, lance des youyous à la manière des femmes dans les fêtes et les noces110 et, lorsqu’il est pris par l’extase dans un samāʿ, se met à tourner sur lui-même en portant le récitant (munšid) d’une main111. Dans la Qādiriyya syrienne, le malamatisme provocateur de ʿAbd al-Qādir al-Ṣafadī ainsi que sa propension au ǧaḏb tranchent avec la discrétion dont fait preuve sur le plan spirituel son maître, le faqīh Ibn Raslān.


Ces dissemblances sont parfois trompeuses, la cohérence des affinités s’élucidant si l’on approfondit l’analyse. La malāma, nous l’avons vu, réunit l’exubérance d’al-Ṣafadī et le rigorisme d’al-Fāsī. La profondeur historique permet également de mieux apprécier les comportements et de trouver des liens entre des attitudes apparemment opposées. Ainsi, le maître éponyme de la voie à laquelle est affilié al-Ṣafadī, ʿAbd al-Qādir al-Ǧīlānī, aurait lui-même participé à la malāma à ses débuts en se faisant passer pour fou112 ; par ailleurs, le tempérament extatique des descendants spirituels d’Aḥmad al-Zarrūq ne représente-t-il pas une des faces cachées de la personnalité de ce maître113 ? Enfin, on ne saurait oublier que toute typologie est, en définitive, relative, si l’on considère la source commune à laquelle s’abreuvent l’ensemble des soufis : dans chaque catégorie spirituelle évoquée plus haut, le Prophète apparaît comme l’Archétype ; chacun, du sālik au maǧḏūb, du cheikh ummī au malāmatī, puise dans l’« océan muhammadien »114 et prend sa référence dans celui qui totalise, par sa ǧamʿiyya, toutes les modalités de la sainteté115.


Éric Geoffroy 

Notes

94 Son apparition, armé de pied en cap, devant le vice-roi de Damas Ǧānbirdī al-Ġazālī, fut connue dans la ville : en ayant pris ombrage, celui-ci le fit enfermer au bīmāristān.

95 Kaw., I, p. 283.

96 « Il écrivit, dit Šaʿrānī, des œuvres très profitables sur la Voie, et résuma la Risāla d’al-Qušayrī » (Ṭ.K., II, p. 127).

97 Cf. supra, p. 328.

98 Aʿlām, II, p. 77.

99 Voir p. 147.

100 Ṭ.K., II, p. 182-183.

101 Al-ʿAfīfī, al-Malāmatiyya, p. 19.

102 Al-Ġazzī parle de dépouillement en appelant le cheikh « al-muǧarrid » (Kaw., I, p. 246).

103 Ḍaw’, IV, p. 300 ; Ṭ.K., II, p. 138 repris dans Kaw., I, p. 247.

104 Kaw., II, p. 84.

105 Tels que les décrivent les traités classiques de taṣawwuf : le resserrement (qabḍ) et la dilatation (basṭ), la peur (ḫawf) et l’espoir (raǧā’), etc.

106 Ẓarīf naẓīf laṭīf, dit Šaʿrānī.

107 Ce qui constitue la description du parfait šāḏilī ; al-Šarbūnī signe d’ailleurs cette appartenance en exaltant les grâces qui lui sont accordées par le taḥadduṯ bi-al-niʿam (Ṭ.K., II, p. 145 ; Kaw., I, p. 284 : Šaʿrānī l’appelle al-Šūnūzī).

108 Ṭ.K., II, p. 145 ; Kaw., I, p. 155.

109 Cf. supra, p. 192.

110 Yuzaġritu fī al-afrāḥ wa al-aʿrās kamā tuzaġritu al-nisā’.

111 Ṭ.K., II, p. 126 ; Kaw., I, p. 30 ; Anwār, II, p. 183.

112 al-taẓāhur bi-al-ǧunūn (al-Sanūsī, Salsabīl, p. 60).

113 Al-Zabīdī, Itḥaf, fol. 28, et supra, p. 265-266.

114 Cette expression symbolise, pour l’émir Abd al-Kader, la Réalité muhammadienne, la ḥaqīqa muḥammadiyya (M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, p. 175).

115 « La walāya du walī ne peut être que la participation à la walāya du Prophète » (ibid., p. 9
2).

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