vendredi 22 juin 2012

Le soufisme en Égypte et en Syrie - Eric Geoffroy - Cinquième partie - Introduction à la cinquième partie - affrontements débats percées - Chapitre XX - Fuqahā’ et fuqarā’








Eric Geoffroy 





Introduction à la cinquième partie - affrontements, débats, percées

Chapitre XX - Fuqahā’ et fuqarā’

I - Le divorce historique de la lettre et de l’esprit
1 - L’empreinte de la “lettre”
2 - Le piège des apparences

II - La censure des fuqahā’, ou “du devoir d’interdire le mal”
1 - La jalousie pour mobile
2 - Des confusions malveillantes
3 - L’épée de la Loi
4 - L’esprit d’inquisition
5 - De l’usage de l’anathème

III - La riposte des soufis
1 - La nécessité de l’ “arcane”
2 - Un antidote contre l’anathème (al-takfīr) : l’exégèse des textes soufis (al-ta’wīl)
3 - La “porte étroite” de l’iṣṭilāḥ
4 - L’argument de la falsification
5 - Le milieu des ʿulamā’ jugé par les soufis
6 - « Tout soufi est faqīh et non l’inverse »
7 - Le soufisme face à deux extrêmes : la seule observance de la “lettre” et l’imposture
8 - Écriture et fatwā : deux modes de censure retournés contre les fuqahā’













Introduction à la cinquième partie - affrontements, débats, percées





On ne saurait sans doute apprécier les controverses que suscita et suscite encore la spiritualité islamique dans ses divers aspects, sans situer plus largement ces débats au sein de la culture qui les supporte. Il est connu qu’en Islam, il n’existe pas d’autorité suprême définissant le dogme et fixant définitivement son interprétation. Les deux sources scripturaires – Coran et hadith – ne remplissent qu’en partie cette fonction, car elles réclament elles-mêmes une exégèse. La seule orthodoxie sur laquelle se fonde l’Islam sunnite historique consiste en une notion, et non une personne ou une entité : celle du consensus de la Communauté (iǧmāʿ)1. Cette notion, en essence plurielle puisqu’elle repose sur l’accord de différentes parties, contient donc son opposé, la divergence (ḫilāf ou iḫtilāf), dans laquelle G. Makdisi voit « un autre principe islamique »2. Durant les premiers siècles, au moment où s’élaboraient la théologie et le droit musulmans, les différences d’opinion étaient en effet considérées comme un phénomène naturel dû précisément aux problèmes de l’interprétation des données scripturaires3. Apocryphe ou non, le hadith selon lequel « les divergences d’opinion dans ma Communauté sont une source de miséricorde »4, est révélateur de cet esprit d’ouverture à l’autre et explique l’éclosion de la science juridique des ḫilāfiyyāt5. La controverse sous toutes ses formes (munāẓara, munāḍala, ǧadal, muǧādala, etc.) ne fera que se développer dans l’histoire islamique, touchant les sujets les plus divers6. Elle passionne certains princes qui organisent dans leur palais des rencontres entre savants renommés7. Dans ces lices de la spéculation où l’antagoniste le plus brillant renverse l’adversaire se nouent des jalousies et des rancœurs8.

Une telle propension à la polémique trouve bien sûr dans la mystique un terrain favorable, et le grand intérêt que montrent les dirigeants des xve et xvie siècles pour ce sujet ne fait qu’exacerber le phénomène. Les joutes ont lieu sur deux fronts : entre fuqahā’ et soufis9, et dans une moindre mesure entre les soufis eux-mêmes. Le taṣawwuf, rappelons-le, ne constitue pas un monde clos et homogène. Il participe aux grands débats de l’Islam ; il répercute leur écho et influe à son tour sur l’évolution de la scène islamique. En témoignent les interférences entre mystique et théologie (dans leur différence d’approche du tawḥīd, ou dans la querelle divisant acharites et hanbalites), ou entre mystique et fondements de la Loi (uṣūl al-fiqh), à propos de l’iǧtihād par exemple. Les relations entre “hommes de la lettre” (fuqahā’) et “hommes de l’esprit” (fuqarā’)10 ont néanmoins leur spécificité et forment jusqu’à aujourd’hui une des plus profondes lignes de démarcation au sein de l’Islam : entre les deux camps, note le soufi damascène ʿAfīf al-Dīn al-Tilimsānī (m. 690/1291), « il y a une lutte incessante et des combats qui ne prendront fin que devant le Seigneur de gloire, au Grand jour »11.





Notes

1 Sur l'iǧmāʿ, cf. h. Laoust, Les schismes, p. 385-387.

2 L'islam hanbalisant, p. 64 ; nous renvoyons de façon plus générale au chapitre IV intitulé « Orthodoxie musulmane », p. 55-71.

3 Cf. l'art. « Ikhtilāf » dans E.I.2, ainsi que Chafik Chehata, « L'ikhtilāf et la conception musulmane du droit », dans L'ambivalence dans la culture arabe, Paris, 1967, p. 258-267.

4 « Iḫtilāf ummat-ī raḥma. » J. Schacht affirme que son attribution au Prophète est postérieure à Abū Ḥanīfa, qui le cite dans al-Fiqh al-akbar (cf. art. « Ikhtilāf » dans E.I.2 ; Suyūṭī mentionne cependant ce hadith, ainsi que ses transmetteurs (al-Ǧāmiʿ al-ṣaġīr, p. 24 ; n° 288).

5 Ch. Chehata, loc. cit., p. 259.

6 Cf. l'introduction et l'édition critique des « Polémiques célèbres » (ʿUyūn al-munāẓarāt) de ʿUmar al-Sakūnī (m. 717/1317), par Saād Ghrab, Tunis, 1976, notamment p. 102-110. Les polémiques les plus notoires concernent la théologie, mais la grammaire n'est pas absente des débats : une discussion animée opposa, dans la ḫānqāh Šayḫūniyya, Suyūṭī et Saḫāwī ainsi que leurs partisans respectifs à propos d'un point de naḥw ; le premier défend son point de vue dans une fatwa de son Ḥāwī li-al-fatāwī, où il traite l'auteur d'al-Ḍaw’ al-lāmiʿ d'ignorant (Ḥāwī, II, p. 507-508).

7 Tamerlan invite ainsi les grands savants persans Saʿd al-Dīn al-Taftāzānī (m. 792/ 1390) et al-Šarīf al-Ǧurǧānī (m. 816/1413) à débattre de points théologiques délicats (cf. l'introduction du Šarḥ al-ʿaqā’id al-nasafiyya d'al-Taftāzānī par Cl. Salamé, Damas, 1974, p. 9) ; un sultan timouride postérieur, Uzun Ḥasan (qui régna de 871/1466 à 882/1478 ; cf. Les grandes dates de l'Islam, p. 105), fait venir à Tabrīz Aḥmad al-Sindī, grand cadi chafiite de Ḥiṣn Kīfā (sud de la Turquie actuelle) pour se mesurer avec les ʿulamā’ de la ville ; le sujet de la munāẓara n'est pas précisé par Ibn al-Ḥanbalī (Durr, I, p. 204), mais il devait concerner au moins partiellement la controverse à propos d'Ibn ʿArabī, puisqu'al-Sindī est l'auteur d'un commentaire des Fuṣūṣ al-ḥikam (ibid., et Kaw., I, p. 113), l'ouvrage du Šayḫ al-Akbar de tout temps le plus attaqué.

8 Al-Taftāzānī serait mort de dépit, suite à la supériorité reconnue d'al-Ǧurǧānī durant le débat évoqué en note 7 (cf. Cl. Salamé, loc. cit., p. 9). Nous savons par ailleurs que l'incident de la ḫānqāh Šayḫūniyya (cf. supra, note 6) ne constitue qu'un des nombreux épisodes de la rivalité entre Suyūṭī et Saḫāwī, lequel prit incontestablement ombrage de la notoriété de son confrère. La superbe affichée par Suyūṭī a évidemment de quoi agacer ses adversaires : il se refuse à participer à toute munāẓara – même en présence du sultan – qui le confronterait à un savant non muǧtahid, c'est-à-dire inférieur à lui (Taḥadduṯ, p. 193).

9 Ibn Taymiyya relate ses munāẓarāt avec certains cheikhs ou groupes soufis (Maǧmūʿ al-fatāwā, XI, p. 135, 445), et Saḫāwī emploie ce terme à propos d'une séance tenue en présence du sultan, opposant violemment partisans et détracteurs d'Ibn Arabī (Ḍaw’, IX, p. 291).

10 Ou “religieux” et “spirituels”, si l'on veut placer cette dynamique dans un cadre plus large que celui de la seule religion islamique. Notons que l'expression “hommes de la lettre” traduit plus précisément celle de ʿulamā’ al-rusūm qu'emploie notamment Ibn ʿArabī pour opposer ces derniers aux ahl Allāh, les “hommes de Dieu” ; cf. Fut., I, p. 279.

11 D'après la traduction de P. Nwyia dans son article « Une cible d'Ibn Taymīya : le moniste al-Tilimsānī », B.E.O., XXX, p. 1978, p. 128.









Chapitre XX - Fuqahā’ et fuqarā’




Les tensions entre les “hommes de la lettre” et les spirituels musulmans se focalisent le plus souvent sur des sujets et des personnages précis, mais elles ne font que traduire une différence d’optique et de mentalité très marquée, tant dans le domaine des idées que dans celui du comportement social.



I - Le divorce historique de la lettre et de l’esprit


Le débat entre fuqahā’ et fuqarā’ ne se présente pas en ces termes par simple souci d’allitération. Aux yeux des spirituels musulmans, le faqīh a en effet incarné assez tôt une conception littéraliste et légaliste de l’Islam. Même si son argumentation est parfois plus de nature théologique ou éthique que juridique, l’antagoniste du soufi est désigné comme « le faqīh ». Le vocable revêt fréquemment, à l’époque qui nous concerne, une connotation péjorative dans la bouche des cheikhs. Voici Abū al-Suʿūd al-Ǧāriḥī demandant à un faqīh, sur un ton que l’on devine sarcastique, quand son h (celui de faqīh) deviendra un r (celui de faqīr)1. L’autre malāmatī qu’est ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī accentue la dépréciation du mot en le défigurant : le faqīh s’avilit sous sa plume en faqīʿ, “sale”, “dégoutant”2.


Al-Fāsī n’aboutit à cette équation qu’après avoir constaté le déchirement profond qui s’est produit entre la réalité originelle du mot fiqh et l’altération sémantique que le temps lui a fait subir. À l’époque du Prophète et des Compagnons, le fiqh n’avait pas le sens restreint de droit ou jurisprudence islamique mais appelait, conformément à son emploi coranique, à la compréhension et à la connaissance de l’Univers et de Dieu. Abū Bakr al-Šiblī, rapporte Abū Naṣr al-Sarrāǧ dans ses Lumaʿ, se heurta déjà à l’incompréhension de ses professeurs lorsqu’il leur demanda « le fiqh d’Allāh », la science des relations intimes entre l’homme et Dieu3. Al-Sarrāǧ rend d’ailleurs compte, dans ses Lumaʿ, de la conception étriquée que se font du fiqh les juristes du ive/xe siècle4, alors que lui-même place les termes fiqh, ʿilm et maʿrifa sur un même plan, celui de la connaissance intérieure, de la Gnose5. Tel est le sens que donne al-Fāsī au mot fiqh, notamment dans l’expression al-fiqh bi-Allāh, ʿan Allāh6. Fiqh et faqr n’étaient donc pas dissociés dans le vécu des premiers musulmans7 ; on ne pouvait opposer exotéristes (ʿulamā’ al-ẓāhir) et ésotéristes (ʿulamā’ al-bāṭin), car la science (ʿilm) qu’ils détenaient étaient « une seule et même réalité, révélée à un seul cœur [celui du Prophète] »8.


Par la suite, ceux qui se préoccupèrent de préserver la Loi contre les diverses déviations et hérésies en vinrent à se distinguer de ceux qui s’adonnaient à la discipline spirituelle9 : ainsi se consomma en Islam, selon al-Fāsī, le divorce entre la lettre et l’esprit. Šaʿrānī procède à la même analyse, substituant ʿilm à fiqh, et ʿamal à faqr ; il impute plus clairement encore l’origine du schisme aux fuqahā’, qui se sont contentés de sauvegarder (ḥifẓ) l’acquis sans avoir d’exigences d’ordre intérieur10. Une ignorance mutuelle et entretenue entre les deux camps a abouti au conflit perpétuel évoqué par al-Tilimsānī11.


Cette vision n’émane pas seulement des soufis – ce qui l’entacherait de partialité – elle est aussi celle d’Ibn Ḫaldūn, observateur privilégié puisque lui-même faqīh malékite et cadi : après l’ère des Compagnons et des Suivants, constate-t-il, « les musulmans négligèrent la vie spirituelle (aʿmāl al-qulūb) ; le plus grand nombre se consacra à une pratique purement physique des rites (al-aʿmāl al-badaniyya) et n’eut en vue que l’aspect formel de la religion, sans se soucier de son intérieur. Accaparés par leurs tâches de jurisconsultes et de guides pour la masse des croyants, les fuqahā’ ne se préoccupèrent plus que de la première nécessité : l’observance extérieure des statuts juridiques [...]. Les hommes spirituels (arbāb al-qulūb) prirent alors les noms spécifiques d’ascètes (zuhhād), d’adorateurs (ʿubbād), de ceux qui, exclusivement tournés vers Dieu, ne visaient que l’Au-delà (ṭullāb al-āḫira) »12.


La scission entre la lettre et l’esprit a traversé le terme même de fiqh. La distinction qu’Ibn Ḫaldūn effectue entre fiqh al-ẓāhir et fiqh al-bāṭin, ne fait que rendre compte du hiatus qui sépare les approches exotérique et ésotérique de la Loi13. D’après Éric Chaumont, le savant tunisois regrette en effet le « dualisme instauré par al-Ġazālī » sur ce point14. Cette distinction se voudrait donc une réconciliation entre les deux dimensions de l’Islam. Quoi qu’il en soit, la pensée d’Ibn Ḫaldūn suggère un parallèle avec celle d’al-Fāsī, qui oppose le véritable faqīh, celui dont le siège de la connaissance est le Cœur (al-fiqh bi-al-qalb), au mutafaqqih dont l’entendement ne dépasse pas les limites de l’âme charnelle (al-fiqh bi-al-nafs)15. Al-Fāsī n’est pas le premier à utiliser dans un sens péjoratif la forme dérivée – on pourrait presque dire “dégénérée” – du mutafaqqih. Les soufis ont évidemment volontiers recours à ce vocable16, mais certains ʿulamā’ désignent ainsi des fuqahā’ ignares ou insuffisamment formés17. Autre figure d’imposture et de caricature que nous rencontrons, le mutafaqqih désigne chez tous ces auteurs un pseudo-faqīh, d’ailleurs indissociable pour eux de son pendant, le mutafaqqir ou pseudo-faqīr, le mutaṣawwif ou pseudo-ṣūfī18. Dans l’un et l’autre cas, la dégénérescence a une même cause : le refus de la plénitude de l’Islam, constitué à la fois de fiqh et de faqr, de ẓāhir et de bāṭin. Nous reviendrons ultérieurement sur cette position axiale dans laquelle se perçoit le taṣawwuf ; envisageons pour l’instant en quels termes se situe le face-à-face entre la lettre et l’esprit.



1 - L’empreinte de la “lettre”


Nous avons insisté, dans la première partie de notre étude, sur la symbiose relative existant entre le monde des ʿulamā’ et celui des soufis, surtout en Égypte. Il s’agit là, à n’en pas douter, d’un trait caractéristique de l’époque étudiée. Encore faut-il pouvoir évaluer l’ampleur de cette symbiose. La reconnaissance par la classe des fuqahā’ d’une vision plus exigeante de l’Islam ne saurait être remise en cause, mais il n’empêche qu’un grand hiatus se fait jour, dans le domaine général des mentalités, entre les “gens de la lettre” et les soufis. Ceux qui ont pu concilier en eux la Loi et la Voie, et qui ont joint la rigueur de l’une à l’illumination de l’autre, semblent constituer, de l’aveu de Šaʿrānī, une minorité19. Les ʿulamā’ soufis, que l’auteur des Aǧwiba marḍiyya définit comme les ʿulamā’ ʿāmilūn, représentent dans la réalité historique une élite nécessairement restreinte ; il s’agit en fait le plus souvent d’un idéal à atteindre, modèle d’équilibre et de complétude pour les fuqahā’ comme pour les fuqarā’. Parallèlement à ces grands ʿulamā’ existe le monde des clercs, fonctionnaires de la religion qu’aucune aventure spirituelle n’a jamais tentés : les membres d’une société, quelle qu’elle soit, ne peuvent tous goûter à une telle expérience.


Ce monde des clercs, bien qu’il présente dans le détail une grande variété, a été formé dans un seul et même moule, où le “fiqh de la lettre” prédomine largement. L’élément spatial intervient ici : la symbiose évoquée plus haut s’effectue principalement dans les métropoles de l’époque, tel le Caire, Damas, Alep, Jérusalem ou les lieux saints du Hedjaz. En milieu rural ou semi-rural, la qualité de la formation islamique est moindre, ce qui y explique à la fois la mesquinerie des fuqahā’ et l’éclosion de soufis ignares. En effet, si l’on s’en tient aux diverses sources de l’époque mamelouke, il est clair que le fameux inkār – ou esprit critique des fuqahā’ à l’égard des soufis – ressort davantage en milieu rural, ou du moins y prend-il un aspect plus frustre. L’osmose entre Šarīʿa et Ḥaqīqa s’est donc opérée dans quelques sphères privilégiées, plutôt urbaines, et autour de personnalités pivots20.



2 - Le piège des apparences


La différence de mentalité entre fuqahā’ et fuqarā’ s’esquisse de la manière la plus nette dans le formalisme des premiers, obstacle majeur, selon les seconds, à toute progression spirituelle. Les soufis symbolisent cet attachement à l’aspect extérieur des choses et des hommes par l’image du voile (ḥiǧāb), rideau opaque s’opposant à toute illumination. Une anecdote illustrera parfaitement un tel clivage. ʿAlī al-Ḥadīdī, « un juriste dont le scrupule tourne à l’obsession » (faqīh muwaswas), désire entrer comme novice auprès du cheikh Muḥammad Ibn Abī al-Ḥamā’il. Celui-ci, le voyant « préoccupé par la propreté de son vêtement »21, le soumet à une rude épreuve : ce vêtement devra servir d’essuie-mains aux autres disciples... « Durant un an et sept mois, précise Šaʿrānī, tous ceux qui avaient mangé du poisson ou une nourriture grasse (zafar) s’essuyèrent les mains sur son habit, lequel ressembla vite à la tenue des marchands d’huile ou de poisson. »22 Le cheikh malāmatī Abū al-Suʿūd al-Ǧāriḥī vilipende, quant à lui, l’attachement à la “lettre”, au sens concret du terme. Un des ʿulamā’ d’al-Azhar – qui « ne croit pas aux cheikhs [de taṣawwuf] » – a demandé à le voir ; le maître avertit alors son assistance qu’ « une naṣba emportera » ce faqīh, et qu’ « une ḍamma le ramènera »23. Lors de la visite de ce dernier, al-Ǧāriḥī déclame un vers en se trompant intentionnellement de voyelle. Le faqīh se lève alors et s’en va, pensant en lui-même qu’il a affaire à un vulgaire analphabète (ʿāmmī). Le rencontrant un mois plus tard, le cheikh lui récite le vers sans commettre de faute grammaticale ; le faqīh comprend à ce moment la leçon, demande pardon et baise la main d’al-Ġāriḥī, mais « celui qu’une naṣba éloigne et qu’une ḍamma rapproche, lui dit le cheikh, n’est pas apte à côtoyer les soufis »24.



II - La censure des fuqahā’, ou “du devoir d’interdire le mal”


En tant que gardiens de la Loi, les fuqahā’ s’octroient un droit de regard sur la mystique comme sur les autres domaines de la culture islamique. Ils justifient ce droit par le devoir qui incombe à tout musulman de « dénoncer ce qui est réprouvable » (inkār al-munkar). Le polémiste Burhān al-Dīn al-Biqāʿī répond ainsi à un objecteur éventuel que s’il délaissait cette tâche, il aurait le sentiment de trahir le Prophète (munābaḏat rasūl Allāh)25.


De fait, certains soufis reconnaissent le bienfait de la censure des fuqahā’, et pensent que leur appréciation sert la cause du soufisme. Ibn ʿArabī lui-même louait les juristes pour leur intransigeance ; le rôle de gardiens qu’ils exercent empêche en effet les « imposteurs mal intentionnés » (al-muddaʿī ṣāḥib al-ġaraḍ) de pervertir la religion musulmane. Ils estiment par ailleurs, ajoute le Šayḫ al-Akbar, que leur attitude ne nuit en rien au saint authentique (ṣādiq)26. Aḥmad al-Zarrūq reconnaît de même que « les ouvrages critiquant les soufis (al-Qawm) sont utiles pour prévenir certaines erreurs », mais l’une des conditions qu’il pose à ce bienfait est que le censeur soit sincère dans cet iǧtihād et qu’il « vise réellement à réfréner des abus » (qāṣid ḥasm al-ḏarīʿa)27. Šaʿrānī admet de son côté que le faqīh réprouve des paroles ou des comportements apparemment condamnables, car il réagit comme l’a fait Moïse lorsque Ḫaḍir commettait ses actes déroutants28. L’auteur des Aǧwiba marḍiyya affirme même que le faqīh est récompensé (ma’ǧūr) pour sa critique, car il y fait preuve d’iǧtihād29. On s’attend à une opinion semblable de la part du mufti qu’est Ibn Ḥaǧar al-Haytamī. Or, celui-ci distingue d’abord entre le faqīh sincère dans sa critique – celui qui « ne vise que le bon conseil » (maḥḍ al-naṣīḥa) – et le censeur mû par l’intolérance et le sectarisme (maḥḍ al-taʿāṣṣub), qu’il condamne sans ambages30. Le faqīh sincère est-il pour autant excusable (maʿḏūr) ? La fatwa qu’une personne sollicite d’al-Haytamī sur ce point reçoit une réponse négative, puisque le dénigrement qui émane du censeur aboutit pour le savant au kufr, qui signifie ici le “blasphème” ou même la “perte de foi”31. Les soufis et les ʿulamā’ proches du taṣawwuf sont, on le voit, partagés sur la question.



1 - La jalousie pour mobile


Nonobstant la bonne volonté de Šaʿrānī et de Zarrūq, les soufis décèlent le plus souvent dans l’acharnement des fuqahā’ des motifs moins louables que celui du “bon conseil”. Pour Ibn ʿArabī, il ne fait pas de doute qu’un tel acharnement provient de la jalousie32 ; ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī range le ḥasad parmi les vices qui rongent le milieu des pseudo-fuqahā’, et al-Haytamī met ce mal en relation avec « le souci mondain de se distinguer d’autrui »33. Dans le même esprit, Šaʿrānī cite l’imam al-Šāfiʿī selon lequel la réprobation systématique dénote un manque de sincérité dans la foi34. La jalousie ronge en premier chef le corps des ʿulamā’. Nous verrons qu’elle amène les envieux à falsifier les textes de leurs pairs35. Un exemple des graves conséquences qu’elle peut entraîner nous est fourni par Ṭāškoprüzādeh, l’auteur des Šaqā’iq nuʿmāniyya. La faveur dont jouit Luṭf Allāh al-Tūqātī, savant et enseignant de Brousse, auprès du sultan ottoman Bāyazīd II, remplit de dépit ses collègues, lesquels n’y trouvent remède qu’en l’accusant d’hérésie (ilḥād, zandaqa) : il sera mis à mort en 904/ 1498 36.


Comment les clercs ne prendraient-ils pas ombrage, a fortiori, du rayonnement considérable des cheikhs ? Comment le savant malékite ʿAbbāda, par exemple, ne serait-il pas exaspéré de voir ses étudiants le quitter un à un pour rejoindre la zāwiya de cheikh Madyan37 ? Le succès du maǧlis consacré au Prophète qu’a instauré Nūr al-Dīn al-Šūnī à al-Azhar attise aussi l’animosité des fuqahā’ : le prétexte fragile d’une consommation trop importante de bougies et de torches pour cette séance nocturne est avancé pour justifier leurs attaques...38 En outre, la mort ne fait que pérenniser la présence des cheikhs dans la société. Le faqīh, écrit en substance Aḥmad al-Zarrūq, n’est relié (mansūb) qu’à son ego ; sa science disparaît en conséquence en même temps que son existence terrestre ; le saint (al-ṣāliḥ), lui, ne périt pas en vérité, car il a son origine et sa fin en Dieu, « le Vivant qui ne meurt pas » ; son influence spirituelle (baraka) traverse donc les siècles39. ʿAlī al-Ḫawwāṣ explique un peu différemment la “vitalité” des saints défunts : ils répondent de leur tombe aux disciples qui les sollicitent, car ces derniers croient réellement (kaṯrat al-iʿtiqād al-ṣaḥīḥ) que leur maître est vivant dans le monde intermédiaire ; les fuqahā’, quant à eux, pensent leur professeur mort, sans quoi celui-ci leur répondrait également40. Mettre en relief le contraste entre l’esprit et la lettre, la vie et la mort, est décidément tentant ; on peut ainsi s’interroger sur l’opposition rencontrée par Aḥmad al-Zāhid de la part de ʿulamā’ comme Ibn Ḥaǧar ou Sirāǧ al-Dīn al-Bulqīnī, lorsque le cheikh réemploie le matériau des vieilles mosquées abandonnées pour donner vie à de nouvelles41.


Les attaques visant la personne même du cheikh de taṣawwuf nous semblent également en grande partie imputables à la jalousie des clercs. Cela se décèle dans le reproche adressé fréquemment aux maîtres de créer une loi réservée à l’élite que constitueraient les soufis. Les cheikhs donnent parfois en effet des prescriptions spéciales à leurs disciples, concernant la vie quotidienne (leur interdire par exemple ce qui est licite pour le commun des musulmans) ou les œuvres d’adoration (rites devant être effectués à une heure précise, pratiquer le ḏikr plutôt que les prières surérogatoires, etc.)42. Ces cheikhs envisagent les piliers et les rites de l’Islam selon les exigences du bāṭin, explique l’auteur des Aǧwiba, et ne sauraient donc être jugés par des ʿulamā’ du ẓāhir43. Notons qu’Ibn Ḫaldūn réfute l’accusation selon laquelle les mystiques auraient développé « une seconde Loi » : « l’océan sans fin de leur goût spirituel, déclare-t-il, s’insère en fait dans les cinq piliers, de la même façon que le particulier s’inscrit dans le général »44.


On peut enfin se demander si derrière le grief de « vénération excessive (ġulūw mufriṭ) pour le cheikh » ne pointe pas encore une fois la jalousie : Ibn Ḥaǧar, qui vise par ces termes le comportement des murīd-s de Muḥammad et de ʿAlī Wafā, reconnaît par ailleurs que ce dernier possédait la faculté d’attirer les gens45. L’historien égyptien al-Maqrīzī, qui montre peu de sympathie pour les soufis, constate lui aussi que les très nombreux disciples du cheikh ʿAlī étaient subjugués par sa personnalité et considéraient sa simple vision comme une œuvre pieuse46. À noter que ces griefs traversent allègrement le temps ; on les retrouve par exemple dans le livre très récent d’une Séoudienne épigone du wahhabisme, qui rappelle dans sa conclusion que la direction spirituelle (hidāya) assumée par les maîtres soufis s’est vite transformée en volonté de se substituer à la Loi (tašrīʿ), et que l’amour (ḥubb) du disciple pour le cheikh a promptement dégénéré en adoration (ʿibāda)47.



2 - Des confusions malveillantes




La jalousie, dit-on, rend aveugle. Dans le domaine de la religion, elle engendre également le fanatisme, et nous voyons Ibn Ḥaǧar al-Haytamī associer ces deux traits – manque de clairvoyance et partialité hostile (taʿaṣṣub) – chez les négateurs du soufisme48. Il semble qu’on ne puisse mieux caractériser cette partialité des fuqahā’ à l’égard des soufis qu’en relevant une confusion séculaire trop volontiers entretenue par les premiers, celle qui consiste à n’envisager le taṣawwuf que sous l’angle de la contrefaçon et de l’imposture.


Certaines généralisations abusives ont permis de colporter une image stéréotypée du soufi à travers les siècles, en s’appuyant le plus souvent sur une autorité islamique. C’est ainsi que les fuqahā’ font dire à l’imam al-Šāfiʿī que le ṣūfī est « un ignorant et un parasite qui ne pense qu’à manger »49. Il est intéressant de mettre ces paroles en regard avec une autre affirmation connue du même imam, disant qu’il avait retenu deux choses importantes de sa fréquentation des soufis, ou plutôt deux sentences : « Le temps est comme une épée ; si tu ne le tranches pas, lui te tranchera », et « si tu n’orientes pas ton âme vers le bien, elle-même t’orientera vers le mal »50. Il n’est donc pas rare de voir les deux camps brandir des dires contradictoires émanant d’une seule et même personnalité. Quoi qu’il en soit, jusqu’à la première moitié du ixe/xve, les jugements des fuqahā’ restent assez globaux et péremptoires pour ramener le taṣawwuf aux comportements des pseudo-soufis. Les clercs jugent encore fréquemment les mystiques comme des ignorants qui ne connaissent pas la Loi mais s’en tiennent à leurs pratiques viciées (ʿādāt)51, des analphabètes tombant vite de ce fait dans des erreurs dogmatiques52.


Ce type de discours n’apparaît plus à la fin de l’époque mamelouke. Le soufisme étant alors représenté ou défendu par les ʿulamā’ les plus éminents, il ne saurait être taxé de suppôt de l’ignorance et de la vulgarité. Le rayonnement tant social que spirituel des cheikhs empêche désormais de voir en eux des individus excentriques et reclus, comme portait à le croire le Talbīs Iblīs d’Ibn al-Ǧawzī. Les attaques visent maintenant les bases doctrinales de la waḥdat al-wuǧūd et non plus les comportements généraux. Les fuqahā’ semblent même avoir délégué aux maîtres soufis la tâche de dénoncer les imposteurs et de veiller à la formation religieuse des fuqarā’.


Une autre confusion malveillante souvent reproduite par les docteurs de la Loi consiste à rejeter le soufisme hors du cadre sunnite en l’agrégeant à toutes les déviations et hérésies qu’a connues l’Islam. Pourtant, parmi les courants de pensée qui traversent ce dernier au cours des premiers siècles, le taṣawwuf est toujours situé dans l’orthodoxie des ahl al-sunna wa al-ǧamāʿa. Les traités d’hérésiographie l’incluent dans la seule des soixante-treize “sectes” que comporte la Umma à être dans la vérité et à ne pas connaître le Feu53. Toutefois, dès que des tendances centrifuges – ou ce qui apparaît comme tel – sont repérées au sein de la mystique, les autorités du sunnisme invoquent des affinités inavouées entre certains soufis et les communautés “ex-centriques” : les philosophes, les chiites, qu’on accuse d’avoir contaminé le soufisme54 – parmi eux les bāṭiniyya, dont on reprend la dénomination d’extrémistes (ġulāt) – et les Chrétiens, desquels ces soufis auraient repris les croyances en l’incarnationnisme (al-ḥulūl) et en l’union entre Dieu et l’homme (al-ittiḥād)55. Ces deux griefs appartiennent en fait au corps des chefs d’accusation qui englobait, aux premiers siècles de l’Islam, les divers éléments réfractaires au sunnisme (manichéens, libertins, bāṭiniyya, etc.) et étaient désignés par le terme générique de zandaqa56. Cette appellation, qui définit un comportement criminel dans les domaines politique et social, ne s’appliquait pas à l’origine aux soufis ; mais Massignon montre comment l’assimilation fut vite opérée57.


Par la suite, le sunnisme l’emporta sur ses dissidents, mais ses fuqahā’ gardèrent leurs vieux réflexes ; il leur fallait bien disposer de zindīq-s, fussent-ils issus du sunnisme. Ibn ʿArabī représente, à l’époque mamelouke, le parfait modèle du “bouc émissaire” si l’on en juge par le nombre d’affinités qu’al-Ahdal lui prête. Selon lui, le Šayḫ al-Akbar aurait adopté les déviations des groupes les plus variés qui vaudraient la peine d’être énumérés. Mais limitons-nous aux anthropomorphistes (muǧassima), aux chiites extrémistes, aux Chrétiens, aux philosophes et autres karramites, qadarites, ǧabarites, murǧi’ites, etc.58 Saḫāwī et al-Biqāʿī restent bien en deçà sur ce point59. « Les simplifications outrancières et les interprétations hâtives » dont parle Cyrille Chodkiewicz à propos des jugements d’Ibn Taymiyya60 caractérisent en premier chef l’auteur du Kašf al-ġiṭā’. Un tel amalgame ne suffisait pas ; il fallait encore qu’Ibn ʿArabī soit excommunié – donc exclu de la communion de l’Islam – plus radicalement encore que les “Infidèles”. Sa doctrine, en effet, serait plus condamnable que le Judaïsme et le Christianisme, car elle touche et égare davantage les musulmans que ces religions abâtardies, disent en substance Ibn Taymiyya et al-Biqāʿī61. Les gens de la lettre témoignent d’ailleurs d’une tendance générale à rejeter vers des sphères lointaines tout ce qui sort de leur entendement. Le véritable argument avancé par les fuqahā’ qui condamnent le maǧlis d’al-Šūnī à al-Azhar consiste, on l’a vu, dans le fait qu’on y allume des lumières durant la nuit entière « comme le font les Mazdéens »62.


La malveillance des fuqahā’ oblige les avocats du soufisme à utiliser à leur tour l’arme de la confusion. Ils exploitent par exemple le manque de précision de la terminologie des censeurs en l’employant dans un sens tout autre. Suyūṭī bannit les “soufis extrémistes” (ġulāt al-ṣūfiyya) autant qu’al-Ahdal et al-Biqāʿī ; il les place de la même manière aux côtés des Chrétiens, bāṭiniyya et autres Qarmates63. Rien ne distingue donc en apparence sa position de celle des deux polémistes. Pourtant, ceux-ci visent par ce vocable les maîtres du soufisme doctrinal comme Ibn ʿArabī, alors que Suyūṭī a pour cible évidente les derviches influencés par le chiisme hétérodoxe, tel les Ḥurūfī, les Bektachis ou les Qalenders64. Dans un autre passage du Ta’yīd, les ġulāt désignent explicitement les ibāḥiyya, ceux qui ont rejeté le joug du taklīf et se sont affranchis de la Loi divine. Suyūṭī utilise à ce propos le vieux réquisitoire de la zandaqa, toujours en vigueur chez les censeurs65, comme le fait cheikh ʿAlwān contre ceux qui cherchent la Ḥaqīqa sans se plier à la Šarīʿa. Mais ici encore, il y a confusion à propos du même terme : chez les deux šāḏilī, l’accusation d’ibāḥa implique les chiites hétérodoxes ou les mystiques qui sont dans leur mouvance66, alors qu’elle constitue un des griefs forgés par les fuqahā’ à l’encontre des soufis de la waḥdat al-wuǧūd67. Des chefs d’accusation identiques amènent donc à des conclusions opposées ; il suffit de forcer l’argument, de lui donner une portée générale pour le travestir. Alors que Suyūṭī et les cheikhs du taṣawwuf cernent avec nuance le “mal” du ġulūw, en le localisant chez certains groupes déviants du chiisme et leurs éventuels émules sunnites, Ibn Ḫaldūn et ses successeurs n’offrent qu’une vision caricaturale de la mystique, hantés comme ils sont par le soufisme doctrinal de la Waḥda et ses “connexions” avec le chiisme.


La manœuvre la plus pernicieuse consiste certainement à cultiver l’amalgame entre ce soufisme d’élite et ceux qui s’en réclament indûment. Il est vrai que la critique des censeurs repose dans ce cas sur une certaine réalité. Ibn Ḥaǧar al-Haytamī soulève en effet le problème de ces « mutaṣawwifa ignorants » qui se targuent de goûter l’œuvre d’Ibn ʿArabī, alors qu’ils ont totalement inversé le sens de son enseignement : tirant de celui-ci une incitation à s’affranchir de la Loi, ils mangent en Ramaḍān, vont au ḥammām en compagnie de jeunes éphèbes, s’approprient les biens des gens, etc.68 De telles attitudes ouvrent une brèche dans laquelle s’engouffrent les adversaires du soufisme pour semer davantage de confusion : les détracteurs du Šayḫ al-Akbar s’attachent habituellement à l’aspect doctrinal de ses écrits ; or voici ʿAbd al-Raḥmān ʿAḍud al-Dīn al-Īǧī (m. 756/1355) se penchant sur le comportement du maître andalou et affirmant qu’il « était un fieffé menteur » et qu’il « consommait du haschisch, tel un vaurien issu de la populace »69. Dans la bouche de ce théologien persan, Ibn ʿArabī est devenu un pseudo-mystique dégénéré. La partialité de cette accusation n’empêche cependant pas les censeurs postérieurs de reprendre à leur compte le cliché70.


L’argument de la jalousie des clercs et des confusions malveillantes auxquelles ils se prêtent émane bien entendu des soufis. Nous l’avons adopté dans la mesure où il nous paraît correspondre en grande partie à la réalité. Mais il ne fait que trahir en définitive un conflit d’autorité entre les fuqahā’ et les soufis. Nous verrons que ce conflit, qui s’est surtout traduit jusqu’alors par une lutte d’influence sur le plan social, prend ses racines dans leur approche divergente des sources de la Loi et de la science islamique en général.



3 - L’épée de la Loi


Quelles que soient leurs intentions, les fuqahā’ ne se contentent pas de blâmer de façon théorique ceux qu’ils censurent. La civilisation islamique traditionnelle est « nomocratique et nomocentrique », comme l’affirme G. Makdisi71. Dans cette optique, les ʿulamā’, les gardiens de la Loi, représentent bien plus que de simples savants en fiqh ou en d’autres sciences ; ils détiennent un véritable pouvoir législatif et judiciaire que les émirs ne peuvent que reconnaître. Le pouvoir et les clercs, nous l’avons vu, s’épaulent même dans cette œuvre de “salut public”. L’orthodoxie envisagée en termes politiques et sociaux aboutit logiquement à l’inquisition d’État, dont Massignon relève les premières traces à la fin de l’époque omeyyade72. L’homo islamicus appartient avant tout, à l’époque médiévale, au corps de la Umma, ce qui justifie un contrôle de la foi individuelle par les fuqahā’. Il faut cependant préciser qu’à la différence de l’Inquisition chrétienne, ce contrôle ne s’effectue que si des déclarations litigieuses, écrites ou orales, ont été rendues publiques.



4 - L’esprit d’inquisition


Il arrive fréquemment que les docteurs de la Loi convoquent un homme de religion, qu’il soit soufi ou non, pour qu’il s’explique sur un ou plusieurs points de son credo. Un grand cadi, à cause de la responsabilité qu’il assume, peut faire l’objet d’une telle procédure. Muḥammad Zayn al-ʿĀbidīn al-Fanarī, qāḍī al-quḍāt hanafite et pro-akbarien, nie ainsi, sur les conseils d’un ami, l’admiration qu’il voue à Ibn ʿArabī devant un aréopage de ʿulamā’ cairotes ; ces censeurs ont beau scruter les moindres recoins de sa profession de foi73, ils ne trouvent aucune trace de doctrine akbarienne. Une telle censure à propos du Šayḫ al-Akbar pourrait surprendre dans le Caire de la fin de l’époque mamelouke, où le maître andalou trouve beaucoup d’avocats. Mais ce serait oublier l’ « esprit d’inquisition, qui sévit si fortement sous le régime mamlouk »74, et dont nous aurons d’autres exemples. Al-Fanarī est vraisemblablement inquiété car il agrée et enseigne les Fuṣūṣ al-ḥikam, l’œuvre qui polarise toutes les attaques autour d’Ibn ʿArabī. L’affaire a lieu en 922/1516 : quelques mois plus tard, on retrouve logiquement le cadi turc parmi les proches du sultan Sélim pénétrant dans Damas75.


En ce qui concerne les soufis, nous citerons les cas de deux maîtres šāḏilī dont certains propos sont jugés trop audacieux. Muḥammad Ibn al-Labbān (m. 749/1349), très proche de l’école akbarienne, est inquiété au Caire pour ses paroles « au ton ittiḥādī »76, sans que l’affaire aille plus loin. De même, les ʿulamā’ convoquent en 905/1499, à al-Azhar, Ibrāhīm al-Mawāhibī (m. 908/1502)77 afin qu’il s’explique sur ses positions théologiques induisant l’immanence divine (al-tašbīh)78. Le soufi soutenait en effet que, en vertu du verset selon lequel « Il est avec vous où que vous soyez »79, Dieu est avec l’homme non seulement par Ses noms et Ses attributs (asmā’, ṣifāt) mais aussi par Son essence (ḏāt), ce que nie le cadi hanafite qui a intenté le procès, un certain al-ʿAlā’ī. Celui-ci n’est toutefois pas suivi par Zakariyyā al-Anṣārī et Burhān al-Dīn Ibn Abī Šarīf, comme on s’en doute, tous deux membres de la commission d’enquête80. Al-Mawāhibī est en train de plaider sa cause – en se référant notamment à Ibn al-Labbān – lorsque le cheikh Muḥammad al-Maġribī fait irruption dans la salle : le maître d’al-Mawāhibī prouve d’abord par la parole (samāʿan) que la proposition de son disciple affirme au contraire la véritable transcendance divine (al-tanzīh), puis il défie les juges d’en faire l’expérience spirituelle (ḏawqan) par le dévoilement (kašf), en quittant fonctions, habits, argent et enfants pour entrer en retraite (ḫalwa) sous sa direction. La seule réponse des ʿulamā’ est de se lever, Zakariyyā al-Anṣārī en tête, de baiser la main d’al-Maġribī et de s’en aller81.



5 - De l’usage de l’anathème


Le takfīr (on trouve plus rarement ikfār) consiste à frapper d’anathème une personne pour l’hétérodoxie de sa croyance82. On la met ainsi « hors de la communion islamique, hors de la Loi de l’Islam »83. Bien que les fuqahā’ aient distingué à l’origine divers niveaux de kufr et qu’ils aient été partagés sur le degré d’ “infidélité” des gens du Livre, ils ont par la suite rapidement transgressé cette casuistique subtile. Outre les jugements péremptoires portés sur les ahl al-Kitāb, on les voit jeter l’anathème sur différentes écoles islamiques84, et finalement sur tout sunnite soutenant une opinion opposée à la leur85. À l’époque étudiée, les termes kufr, zandaqa et ilḥād ne sont d’ailleurs plus guère différenciés86.


L’abus de ce procédé, qu’a pressenti le Prophète87, alarma beaucoup de ʿulamā’ qui s’efforcèrent à maintes reprises d’y mettre un frein. L’école chafiite se prononce généralement contre le takfīr de tout musulman88, quelle que soit la secte islamique à laquelle il appartienne ; c’est bien sûr la position de son imam, et aussi d’al-Ġazālī ainsi que de Taqī al-Dīn al-Subkī89. Ce dernier – d’obédience šāḏilī – représente l’autorité sur laquelle s’appuient Suyūṭī et Šaʿrānī pour réfuter l’usage du takfīr. Ils présentent l’essentiel de son argumentation : l’anathème est une question très délicate (ʿasir ǧiddan), car le censeur qui y a recours doit maîtriser des sciences innombrables (linguistiques, théologiques, etc.) afin d’apprécier le plus justement possible les paroles ou les comportements qui suscitent le takfīr de la personne90 : la grande majorité des savants, selon al-Subkī, ne peut réunir ces compétences. Une telle procédure est par ailleurs très grave (amr hā’il ʿaẓīm al-ḫaṭar) par ses conséquences, car le kāfir ne jouit plus du statut de musulman et verser son sang devient un acte licite ; dans le doute, il vaut donc mieux s’abstenir de condamner à mort, quitte à se tromper91.


La gravité du kufr s’explique par le fait qu’il s’agit d’une atteinte aux « fondements » de la foi (les uṣūl : croyance en Dieu, aux prophètes, au Jugement), tandis que le délit concernant les différentes “branches” (furūʿ) de cette foi est moindre et reçoit le nom bien connu de bidʿa92. L’expression ahl al-ahwā’ wa al-bidaʿ93 désigne donc ceux « qui ont dévié de la Sunna » – comme le rapporte Abū al-Mawāhib, citant lui aussi la position d’al-Subkī94 – mais sont encore considérés comme musulmans. Ainsi al-Nuʿaymī et Ibn Ṭūlūn rangent-ils ʿAbd al-Qādir al-Ṣafadī parmi les aṣḥāb al-bidaʿ wa aṣḥāb al-ahwā’ ou tout simplement parmi les mubtadiʿūn. Ils n’ont pas vu en lui, en effet, « la lumière des gens de la Sunna », laquelle se confond pour eux avec le dogme acharite95. La progression du tabdīʿ au takfīr pourra s’apprécier dans le cas de ʿAlā’ al-Dīn al-Buḫārī, qui passe de l’un à l’autre dans sa condamnation d’Ibn Taymiyya96. L’accusation de bidʿa sera d’autant plus courante entre les diverses parties islamiques – les soufis, nous le verrons, manieront aussi cette arme – qu’elle ne comporte pas les mêmes implications que le takfīr97.


L’anathème se manie pourtant, en cette fin d’époque mamelouke, avec une facilité qui trouble les juges eux-mêmes. Šaʿrānī rapporte ainsi que le šayḫ al-Islām Šihāb al-Dīn al-Zahrī, regretta toute sa vie d’avoir émis une fatwa qui prescrivait l’exécution d’un musulman ayant insulté ʿĀ’iša, la femme du Prophète. Lorsqu’il fut emmené pour être mis à mort, le condamné cria en effet au mufti : « Eh, Zahrī ! En tuant un homme qui affirme que Dieu est son Seigneur et Muḥammad son prophète, es-tu sûr que Dieu agréera ton jugement ? »98 L’auteur des Yawāqīt se fait l’écho, dans le même passage, du désaccord entre ʿulamā’ sur ce point : un soufi fut mis à mort pour kufr à cause d’une « expression concernant le tawḥīd, qui contrevenait en apparence à la Loi ». Le procès eut lieu en l’absence de Ǧalāl al-Dīn al-Maḥallī99, qui se mit en colère à son retour contre ses collègues, bien qu’ils n’aient fait que suivre un précédent judiciaire100.


De l’excès avec lequel les fuqahā’ manient l’« épée de la Loi »101, nous avons quelques exemples. Le cas typique du takfīr abusif est sans doute celui, déjà cité, du Turc Luṭf Allāh al-Tūqātī, fondé sur la simple dénonciation de clercs envieux. Plus subtil apparaît le procès qu’intente en 894/1488 le šayḫ al-Islām de Damas Taqī al-Dīn Ibn Qāḍī ʿAǧlūn au soufi damascène Muḥammad al-ʿUmarī (m. 897/1491). Des griefs invoqués émane une confusion d’accusations plutôt suspecte. Le spectre du ḥulūl est brandi102, ainsi que l’accusation vague d’ilḥād ; on reproche également au cheikh des erreurs dogmatiques (sū’ al-iʿtiqād), de délaisser la prière en commun103 et de proférer des propos extatiques (šaṭḥiyyāt)104. Derrière ces poncifs judiciaires qui ressemblent fortement à des prétextes, ce sont l’admiration que voue al-ʿUmarī à Ibn ʿArabī et la pratique fervente de son œuvre qu’Ibn Qāḍī ʿAǧlūn veut châtier ; le cadi a en effet déjà souvent réprimandé le soufi sur ce point105. À Damas plus encore qu’au Caire, il n’est pas prudent d’afficher des tendances akbariennes à la fin de l’époque mamelouke. Les autorités mameloukes, cependant, n’entendent point toujours les choses comme les juristes, et Qāytbāy qui prend sous sa protection le soufi, va jusqu’à convoquer Ibn Qāḍī ʿAǧlūn au Caire. Ce sultan, on peut en être sûr, ne se serait pas aventuré dans une telle démarche si l’orthodoxie d’al-ʿUmarī présentait quelque vice. La question akbarienne semble d’ailleurs occuper tout le débat106, et il faut noter que durant un procès antérieur, les juges parvinrent à accuser le cheikh seulement de bidʿa, et non de kufr107. En outre, al-Ġazzī mentionne un disciple d’al-ʿUmarī, ʿAlī al-Ḥawrānī (m. 933/1526), pour lequel le šayḫ al-Islām Kamāl al-Dīn Ibn Ḥamza, le propre neveu d’Ibn Qāḍī ʿAǧlūn, montrait une grande vénération108.


Certains procès font apparaître une ligne de démarcation pertinente entre soufisme doctrinal et hétérodoxie, ligne trop souvent franchie par les juristes. Ainsi, des cheikhs du taṣawwuf ou des ʿulamā’ proches de la mystique ont fait condamner, à plusieurs reprises au cours de l’époque mamelouke, des personnages jugés déviants ; pour témoin, le cheikh alépin Aḥmad al-Ḥusbānī qui fit exécuter le poète ḥurūfī al-Nasīmī109. Des akbariens déclarés s’en prennent pareillement à des soufis qu’ils jugent dangeureux : le cheikh cairote Naṣr al-Manbiǧī (m. 719/1319), l’avocat d’Ibn ʿArabī face à Ibn Taymiyya, tente à plusieurs reprises de faire exécuter Abū al-ʿAbbās al-Mulaṯṯam (m. 740/1436) dont une des extravagances est de prétendre être le Mahdī1110 ; voici encore le cadi et soufi Muḥammad Kamāl al-Dīn Ibn al-Zamalkānī (m. 727/1326)111, porte-parole des fuqarā’ lors du procès que ceux-ci intentent au même Ibn Taymiyya, qui fait arrêter à Alep Abū al-Faḍl Nāṣir al-Dīn Ibn al-Hītī pour les propos extatiques (šaṭḥ) qu’il profère, et l’envoie enchaîné à Damas : le mystique, convaincu de zandaqa, est décapité en 726/1325 112.


Le šaṭḥ, nous le verrons, constitue rarement le seul grief pour une condamnation. Un autre facteur a sans doute son poids dans le verdict : Ibn al-Hītī fut à Damas le disciple de Muḥammad Ǧamāl al-Dīn al-Bāǧarbaqī (m. 724/1323) qu’on accusa, sur des preuves fondées, semble-t-il, d’ibāḥa et d’irrespect du Prophète. Al-Bāǧarbaqī sauva toutefois sa tête grâce à l’ascendant qu’il avait sur certains émirs du Caire, mais ce ne fut pas le cas de son disciple113. On notera encore, à propos d’al-Bāǧarbaqī, l’amalgame pratiqué par les fuqahā’ : dans un passage du Taḥḏīr al-ʿibād où al-Biqāʿī regrette qu’Ibn al-Fāriḍ n’ait pas été exécuté pour couper court à sa renommée, il lui adjoint l’hérétique damascène. Mais l’hétérodoxie évidente de l’un a-t-elle à figurer aux côtés de la poésie subtile de l’autre114 ?





III - La riposte des soufis



L’esprit d’inquisition qui anime les fuqahā’, ainsi que les procédures judiciaires expéditives qui en découlent incitent les soufis à une grande prudence dans la formulation de leur expérience spirituelle. Ils peuvent déceler et dénoncer les confusions malveillantes des “hommes de la lettre”, car elles sont le plus souvent grossières. Par contre, il leur est difficile de parer à l’incompétence foncière des censeurs. L’homme est en effet ennemi de tout ce qu’il ne connaît pas. Cheikh ʿAlwān, qui fait sienne cette sentence attribuée à ʿAlī b. Abī Ṭālib115, explique ainsi les attaques des exotéristes envers les spirituels de l’Islam116. ʿAlī al-Ḫawwāṣ fait la même observation : les fuqahā’, familiers (ma’lūf la-hum) du raisonnement et de la pensée, rejettent la voie des soufis car elle est fondée sur le dévoilement auquel ils n’ont pas accès117. De fait, les auteurs du taṣawwuf et ses avocats mettent cette réprobation en premier lieu sur le compte de l’ignorance (ǧahl) et de l’inaptitude des fuqahā’ à apprécier la modalité du mystique118. Cette inaptitude se révèle surtout face aux œuvres difficiles d’Ibn al-Fāriḍ et d’Ibn ʿArabī119. Elle aurait dû déboucher sur le silence des censeurs, mais ceux-ci se sont engagés au contraire dans « le bourbier du dénigrement » (warṭat al-inkār), comme le dit Ibn Ḥaǧar al-Haytamī120. Attaquer les soufis, c’est en effet s’attirer leur vengeance et appeler sur soi la malédiction121.



1 - La nécessité de l’ “arcane”


Les malentendus causés par l’incompétence des fuqahā’ sont du domaine du langage : une seule parole, un seul mot suffisent souvent à déclencher leur hostilité. Conscients du péril, les soufis ont développé plusieurs stratégies qui relèvent de la “discipline de l’arcane”. Celle-ci est bien sûr dictée par le souci d’empêcher le commun des croyants d’être troublé et peut-être égaré par des expériences spirituelles auxquelles il ne peut accéder, mais elle a également pour but d’esquiver la vindicte des clercs.


La discrétion, si ce n’est la dissimulation, s’impose donc et les maîtres du taṣawwuf se réfèrent ici encore à al-Ǧunayd, qui se montrait très prudent dans l’enseignement des « secrets de la Voie » (asrār al-Ṭarīq). La parole, d’essence volatile, se prête à la déformation d’autant plus facilement lorsqu’elle porte sur un sujet spirituel délicat. ʿAlī al-Marṣafī refuse ainsi de parler de soufisme à al-Azhar, car le maître de Bagdad, dit-il, se retirait au fond de sa maison pour évoquer cette science, de peur qu’un profane n’entende ses paroles122. Le maître de Šaʿrānī fait d’ailleurs preuve d’une grande vigilance dans sa zāwiya : si un cadi arrive à l’improviste, le cheikh change totalement l’allure de son discours ; d’initiatique, celui-ci devient juridique123. « Tenir un propos devant des personnes qui ne sont pas aptes à l’entendre, affirme al-Marṣafī, relève de l’impudeur totale. »124


Le public qui assiste aux séances d’enseignement d’un maître est souvent plus large que l’entourage de ce dernier ; des étrangers mal intentionnés peuvent y avoir accès, tel le faqīh voulant éprouver l’orthodoxie de ce maître, ou le disciple d’un autre cheikh venant sonder l’état spirituel de son rival ou traquer chez lui la moindre défaillance doctrinale. Certains cheikhs de zāwiya-s prennent donc le parti de n’aborder aucun sujet ayant trait à la mystique durant leur maǧlis ; le fiqh, nous l’avons vu, constitue pour eux le paravent le plus commode. ʿAlī al-Ḫawwāṣ adopte une position inverse, tout en ayant recours à la dissimulation : lorsqu’il s’entretient avec un “polémiqueur” (min al-muǧādilīn) parmi les exotéristes, il préfère le faire profiter de sa science spirituelle plutôt que de se taire ; mais pour que son interlocuteur agrée les considérations audacieuses qu’il avance, al-Ḫawwāṣ se voit obligé de les attribuer à autrui125, tant il est vrai qu’en Islam toute assertion nécessite l’appui d’une autorité.


Les cheikhs du taṣawwuf ont d’ailleurs recours à la “discipline de l’arcane” avec leurs propres disciples. À un murīd sollicitant de lui quelque “secret de la Voie”, Abū al-Suʿūd al-Ǧāriḥī répond, sur le ton de la dérision que nous lui connaissons, qu’il ne saurait lui transmettre le son d’un pet sans craindre qu’il ne le perçoive mal : comment pourrait-il lui confier un secret divin126 ? Une vérité spirituelle mal comprise peut troubler des disciples et les dresser contre leur maître ; leur trahison sera alors plus lourde de conséquences que les attaques extérieures d’un faqīh. Le cheikh égyptien Abū ʿAbd Allāh al-Qurašī127, rapporte Šaʿrānī, affirma à ses murīd-s que même ses quatre disciples les plus proches l’accuseraient d’hérésie s’il leur dévoilait certaines vérités128. Le maître doit donc veiller à livrer un enseignement adapté au niveau de chacun129 ; il évitera, recommande Tāǧ al-Dīn al-Subkī, de mentionner en présence du novice des termes auxquels il n’a pas été initié, et procédera à son éducation spirituelle de manière progressive (tarbiyatu-hu ʿalā al-tadrīǧ)130.


Est-il opportun de consigner par écrit un enseignement doctrinal à caractère ésotérique ? Les soufis sont partagés sur ce point. Le quidam, en effet, a accès à n’importe quel texte, alors que la parole peut être filtrée et se limiter à un cercle. « Le livre, remarque Šaʿrānī, passe à la fois entre les mains de ceux qui sont aptes à le lire et de ceux qui ne le sont pas. »131 Le caractère hermétique d’une œuvre amènera d’autant plus le profane à se fourvoyer dans son interprétation. Le péril est écarté tant que le maître est là pour commenter l’écrit. Suyūṭī souligne clairement ce fait dans son Tanbīh al-ġabī : un grand cheikh d’entre les “connaissants”, dit-il, expliquait les œuvres d’Ibn ʿArabī à ses disciples, mais au moment de mourir, il leur en interdit la simple lecture, car il ne serait plus là pour “traduire”, dans l’instantané de la parole, les secrets du Šayḫ al-Akbar132.


La crainte que l’écrit ne trahisse leur science a donc amené certains maîtres de la Voie à ne composer aucun ouvrage de nature ésotérique. Cette prudence caractérise notamment les cheikhs šāḏilī, selon Šaʿrānī, tels Abū al-ʿAbbās al-Mursī, Yāqūt al-ʿAršī, et bien sûr Abū al-Ḥasan al-Šāḏilī. L’auteur des Aǧwiba rapporte une version plus complète de la formule connue de ce maître : « Mes livres, ce sont mes disciples. »133 « S’ils [les disciples] ne parviennent par la suite à vivifier ma voie, des feuilles de papier y seront encore moins aptes. »134 Les fils spirituels d’al-Šāḏilī ont toutefois largement recouru, au fil des siècles, à la composition écrite, mais non sans pratiquer la dissimulation. On les voit en effet opérer selon deux niveaux bien distincts : ce qui peut être lu par un public assez large, et ce qui doit rester dans une sphère étroite d’initiés. Le censeur est là, en effet, qui guette : selon ʿAlī ʿAmmār, Ibn ʿAṭā’ Allāh n’aurait pu mentionner que de manière très allusive, dans ses Laṭā’if al-minan, certaines doctrines enseignées en secret par ses maîtres (al-Ḥaqīqa al-muḥammadiyya, al-Insān al-kāmil, etc.), car il était sous le regard d’Ibn Taymiyya, son farouche contemporain. ʿAmmār constate parallèlement que l’autre hagiographe d’al-Šāḏilī, Ibn al-Ṣabbāġ (m. 733/1332), introduisit ces doctrines dans sa Durrat al-asrār car le polémiste syrien, mort en 728/1328, n’était plus là pour lancer son dard135. Ibn al-Ḥanbalī fait allusion à cette deuxième dimension de l’enseignement šāḏilī en confiant que, hormis les œuvres de taṣawwuf écrites par cheikh ʿAlwān qu’il vient de citer, il s’en trouve d’autres « très secrètes (sirriyya sirriyya) qui revêtent un aspect occulte (hiya fī bayāni-hā siḥriyya) »136.



2 - Un antidote contre l’anathème (al-takfīr) : l’exégèse des textes soufis (al-ta’wīl)




L’anathème prononcé sur un mystique provient le plus souvent, nous l’avons vu, d’un écrit ou d’un propos auquel le censeur s’est heurté. S’il reste obnubilé par le sens superficiel du mot, ce censeur a de fortes chances de condamner la formulation d’une expérience qui sort de ses schémas mentaux. Il peut par contre traverser les apparences, en cherchant la signification spirituelle du verbe soufi ; c’est en cela que l’exégèse représente la seule façon d’échapper au procédé abrupt du takfīr137.




« Toute argumentation en Islam est une herméneutique. » Cette remarque de D. Gril indique l’importance que revêt le ta’wīl pour notre perspective138. Pour les soufis, l’exégèse s’applique avant tout au Coran, dont elle vise à « ramener les versets à leur sens premier »139 tout autant qu’à montrer leur signification ultime140. ʿAbd al-Qādir ʿĪsā affirme cependant qu’elle peut également porter sur le discours des juristes, théologiens, grammairiens et bien sûr des soufis141. À la fin de l’époque mamelouke, une telle affirmation ne va pas de soi, si l’on en juge par l’âpreté du vaste débat qui divise ceux qui prônent l’application du ta’wīl aux soufis et ceux qui s’y refusent142. La controverse ne semble pas, en effet, avoir tant d’ampleur auparavant ; Ibn Taymiyya n’emploie pas, à notre connaissance, le terme ta’wīl au sujet des paroles des soufis : des auteurs postérieurs se chargent de le situer dans ce débat143. À partir du ixe/xve siècle, cette question apparaît dans toutes les grandes polémiques144. Elle est tellement essentielle que Abū Bakr Ibn Muzhir l’inscrit dans la problématique de l’iǧtihād. L’effort d’interprétation de la Loi doit s’entendre, selon lui, dans un sens large, et s’appliquer notamment à l’herméneutique des formules soufies145. Les polémistes n’ont pas une opinion unanime sur ce point : al-Ahdal fait un compromis en affirmant que « l’anathème s’impose sur la personne dont les paroles ne permettent aucune interprétation »146, mais al-Biqāʿī ne voit dans le ta’wīl qu’une ruse des soufis pour “se protéger” (il emploie le terme taqiyya) contre leurs censeurs ; il regrette que cette parade les préserve de la mise à mort...147


Ce débat, comme tous ceux qui touchent à la Révélation et à la prophétie, contient un enjeu fondamental : accepter l’interprétation allégorique des paroles des mystiques revient en effet, pour un exotériste, à placer ceux-ci au même rang que Dieu ou son Prophète148. Une opinion courante dans le sunnisme veut en effet qu’on ne puisse pratiquer l’exégèse que de ce qui émane des êtres infaillibles (maʿṣūm), c’est-à-dire les prophètes. Eux seuls apportent l’assurance d’une parole authentiquement inspirée149. Les deux camps se disputent l’autorité d’un grand savant, ce qui constitue, nous le verrons, un procédé courant. Ici, c’est ʿAlā’ al-Dīn al-Qūnawī qui est sollicité : il aurait rejeté le ta’wīl des personnes non infaillibles150, ce que dément Suyūṭī point par point151. Pour ce dernier, d’ailleurs, la nécessité de l’exégèse naît de l’incapacité même de l’homme à énoncer clairement ses expériences intimes152. ʿAlī al-Ḫawwāṣ note dans ce sens que les paroles des soufis ont davantage besoin d’interprétation que celle des prophètes, car ceux-ci peuvent plus facilement s’exprimer (al-faṣāḥa) sur les réalités divines153.


En cette fin d’époque médiévale où le soufisme touche un public de plus en plus large, les œuvres de ses grands représentants ont besoin d’interprètes. Les cheikhs de l’école šāḏilī remplissent éminemment ce rôle, dans leur lecture des premiers maîtres, mais aussi et surtout dans le commentaire des œuvres d’Ibn ʿArabī et d’Ibn al-Fāriḍ154. De grands ʿulamā’ se sont également prononcés pour l’exégèse des textes soufis : pour l’imam al-Nawawī, l’« herméneutique des paroles des saints est une nécessité »155 ; elle doit être mise en œuvre, selon Tāǧ al-Dīn al-Subkī, autant que possible156. Dans la lignée d’Ibn al-Zamalkānī157 et de l’historien Ṣalāḥ al-Dīn al-Ṣafadī158, Zakariyyā al-Anṣārī fait autorité dans l’art d’expliquer les subtilités des maîtres de la Waḥda159. Ce grand cadi introduit, dans sa somme de fiqh chafiite intitulée Šarḥ rawḍ al-ṭālib (en quatre volumes), un passage abondamment cité par la suite où il préconise l’usage du ta’wīl pour les œuvres de l’école akbarienne160. Le Šaʿrānī des Yawāqīt wa al-ǧawāhir reçut certainement ici encore l’influence de celui qu’il côtoya durant plus de vingt ans161. Les Taḥqīqāt wahbiyya, ouvrage apologétique sur Ibn al-Fāriḍ que nous présenterons ultérieurement, consistent pour l’essentiel en un commentaire de la Tā’iyya du poète ; leur auteur, le kātib al-sirr Ibn Muzhir se justifie en avançant l’obligation dans laquelle est le mufti d’avoir recours au ta’wīl162. Enfin, l’Ottoman Sélim, sous lequel la doctrine akbarienne devient affaire d’État, demande logiquement à ses ʿulamā’ de rédiger des ouvrages « explicitant les problèmes que pose l’œuvre d’Ibn ʿArabī »163. Peut-être est-ce sous l’impulsion du sultan qu’Ibn Kamāl Pacha rédige sa Risālat al-Wuǧūd, exposé d’un point essentiel de la doctrine akbarienne164.



3 - La “porte étroite” de l’iṣṭilāḥ


L’herméneutique des textes soufis consiste notamment à décrypter la terminologie spécifique aux mystiques, l’iṣṭilāḥ, encore appelé le muṣṭalaḥ165. Science à part entière, ce dernier répond au besoin éprouvé par les “gens de la Voie” de mettre un nom sur les réalités spirituelles qu’ils goûtent durant leur progression initiatique166. Mais ce langage d’initiés s’inscrit aussi largement dans la “discipline de l’arcane” évoquée plus haut ; le discours allusif (išāra) dont il est fait usage côtoie en effet le silence et répond aux impératifs de la “discrétion”167. Il permet encore de distinguer les authentiques spirituels des “intrus” (daḫīl)168. Véritable code d’accès agissant comme un filtre entre “intérieur” (bāṭin) et “extérieur” (ẓāhir), l’iṣṭilāḥ réclame un apprentissage de la part des fuqahā’ qui veulent apprécier, sinon “goûter”, l’expérience spirituelle des soufis169. Sans cet apprentissage, l’ “homme de la lettre” se prive d’un enrichissement intérieur ; al-Anṣārī exprime ceci par une image : « Le faqīh qui ne connaît pas le vocabulaire technique des soufis, dit-il, est comparable à du pain sec mangé sans sauce. »170 Ce faqīh risque surtout de prêter un sens erroné au terme ou au texte, et donc de condamner son auteur à mauvais escient. Pour Sirāǧ al-Dīn al-Bulqīnī, les anathèmes successifs dont a été frappé Ibn ʿArabī n’ont d’autre raison que cette méconnaissance171.


Les maîtres ne reconnaissent donc pas aux clercs qui ne sont pas au fait de la terminologie soufie le droit de critiquer les œuvres du taṣawwuf172. L’ensemble de la communauté soufie et de ses avocats se dresse d’un bloc pour demander le silence aux fuqahā’ : s’ils ne peuvent comprendre l’expérience soufie, qu’ils s’abstiennent du moins de la juger. Cette prudence se justifie d’autant plus que la Tradition islamique demande au musulman d’avoir a priori une “bonne opinion” (ḥusn al-ẓann) de son frère173. Les soufis manifestent leur position par un appel sans cesse réitéré au taslīm, l’« acceptation » d’une réalité qui dépasse les “hommes de la lettre”. Jouant sur les divers sens de la racine SLM, ils avertissent leurs inquisiteurs que « leur salut se trouve dans la reconnaissance des états spirituels des mystiques » (al-salāma fī taslīm aḥwāl al-Qawm)174.



4 - L’argument de la falsification


« Tous les passages de l’œuvre d’Ibn ʿArabī qui vont à l’encontre du sens obvie (ẓāhir) de la Šarīʿa sont interpolés (madsūs ʿalay-hi) », déclare le cheikh šāḏilī Abū Ṭāhir al-Muzanī à Šaʿrānī175. Cette affirmation résume une opinion très partagée dans les milieux du soufisme et de ses avocats. À noter que le problème de l’interpolation (dass) dépasse le cadre de la mystique. Suyūṭī, évoquant la question à propos du maître andalou, cite l’exemple du Šarḥ al-tanbīh, commentaire d’un ouvrage de référence en droit chafiite, « rempli d’aberrations » par des collègues jaloux de son auteur176. La jalousie (ḥasad) semble bien être à l’origine d’un cas avéré de falsification, celle des ʿUhūd muḥammadiyya de Šaʿrānī177, ce qui a peut-être poussé ce dernier à déceler une telle manigance dans maints passages de l’œuvre akbarienne. En ce qui concerne les textes soufis, le dass consisterait à glisser en leur sein des fragments induisant l’hétérodoxie de leur auteur ; il serait manipulé par des fuqahā’ qui n’auraient plus qu’à faire circuler les copies falsifiées avant de crier au scandale. L’hypothèse est séduisante, mais manque cruellement de preuves.


M. Chodkiewicz ne conteste pas la possibilité du dass, mais dénonce l’utilisation systématique d’un tel argument178. Certains passages délicats de l’œuvre akbarienne, constate-t-il, gênent considérablement les défenseurs d’Ibn ʿArabī , qui se donnent pour tâche de prouver l’orthodoxie du maître ; renonçant à une exégèse aventureuse, ils auraient recours à l’« interpolation malveillante »179. Il est vrai que les cheikhs invoquent surtout ce procédé à propos des maîtres de la waḥdat al-wuǧūd, dont les écrits requièrent plus que tout autre une interprétation180. Les deux clauses du ta’wīl et du dass sont d’ailleurs liées dans leur esprit : les textes sibyllins qui ne se prêtent à aucune exégèse sont obligatoirement des faux, déclarent en substance aussi bien Šaʿrānī que ʿAbd al-Qādir ʿĪsā181. La thèse de l’interpolation représente donc, après le ta’wīl, une seconde alternative à l’anathème, un ultime rempart contre l’agression des fuqahā’. Si la pratique du dass a dû certainement avoir cours ici ou là, il est difficile de trancher sur sa réalité historique en ce qui concerne la mystique. Nous constatons simplement que l’argument est largement invoqué sur la scène islamique : même Ibn Taymiyya y a recours pour innocenter la sainte Rābiʿa al-ʿAdawiyya, qui aurait traité la Kaʿba d’ « idole adorée sur terre [par les Musulmans] »182.

5 - Le milieu des ʿulamā’ jugé par les soufis




Les spirituels musulmans ne se bornent pas à esquiver les attaques des fuqahā’ par les divers procédés que nous venons d’évoquer. Une position strictement défensive signifierait la marginalité et la faiblesse du mouvement mystique. À la fin de l’époque mamelouke, l’assurance avec laquelle les soufis affirment leur modalité les amène à dresser leur propre réquisitoire contre les fuqahā’. Il est intéressant de relever que les griefs qu’ils établissent dessinent en négatif les qualités qu’ils s’attribuent à eux-mêmes, ce qui est aussi une manière de se démarquer de leurs censeurs. Dans la conclusion des Aǧwiba marḍiyya, Šaʿrānī souligne le contraste entre les vertus spirituelles mais aussi morales des soufis et le manque d’aḫlāq supposé des fuqahā’183. Ibn Ḥaǧar al-Haytamī met également en regard les conséquences déplorables du manque d’adab des clercs (šu’m qillat al-adab) et le profit spirituel (fā’ida) que retirent au contraire les soufis de l’observance de cet adab184.


Une des vertus qui ferait cruellement défaut aux clercs est le désintéressement des choses de ce monde. Beaucoup de soufis mais aussi de ʿulamā’ décrivent la concupiscence des notables religieux185 ; le tableau qu’en dresse ʿAlī b. Maymūn et son école est, comme dans le cas des pseudo-soufis, riche et précieux. Le réquisitoire du maître marocain contre ceux qu’il taxe globalement de mutafaqqiha occupe en bonne logique la moitié de son Bayān ġurbat al-Islām, ce qui lui laisse tout loisir pour passer en revue chaque corps de ces fonctionnaires de la religion : cadis, ḫaṭīb-s, imams, enseignants, sermonnaires, etc. En tête des accusations figure très nettement l’avidité des uns et des autres, qui les entraîne fatalement vers la corruption (al-rašwa). Al-Fāsī dénonce par exemple la vénalité des charges : pour obtenir un poste important (cadi ou autre), de grosses sommes d’argent sont versées aux dirigeants mamelouks, ce qui permet aux grandes familles de notables de monopoliser les charges en vue186. On notera la concordance de cette affirmation avec maints autres témoignages187. Une fois en poste, ces personnages peuvent aisément prononcer des fatwas et des jugements complaisants à l’égard du pouvoir ou de personnes privées, dans ce dernier cas contre monnaie trébuchante188. Un autre mode de rašwa plus compromettant encore pour ces notables qui utilisent la religion à des fins mondaines consiste à détourner à leur profit les revenus des waqf-s, en privant ainsi leurs ayants droit nécessiteux189.


Al-Fāsī exprime son mépris pour de tels hommes par la manière dont il avilit leurs titres : les quḍāt (pl. de qāḍī) deviennent dans sa bouche des quṣāt (ceux qui “sont éloignés” de la vérité, de la justice), les mašāyiḫ (cheikhs) des masāyiḫ (ceux qui “sont enfoncés dans la boue”), et le faqīh un faqīʿ (sale, dégoûtant)190. Un malāmatī comme le cheikh maghrébin s’accommode mal, en effet, des surnoms honorifiques ronflants dont se parent les ʿulamā’ syriens, et qui vont de pair avec la préciosité de leur habillement et l’arrogance de leur allure191. C’est ainsi qu’il leur dénie tout droit à se faire appeler šayḫ al-Islām, titre facilement octroyé à cette époque : une telle prétention à être les « cheikhs de la soumission » (al-Fāsī ramène le mot islām à son sens premier) ne fait que refléter leur vanité192. Peut-être le cheikh šāḏilī vise-t-il plus spécialement le šayḫ al-Islām de Damas du début du xe/xvie, Taqī al-Dīn Ibn Qāḍī ʿAǧlūn, qu’il traite par ailleurs de “corrompu” (fāsiq)193 : ce grand cadi appartient à une famille damascène de ʿulamā’ chafiites notoires, dans laquelle le titre de šayḫ al-Islām revient fréquemment194.


La vénalité des charges a pour conséquence naturelle la faible valeur scientifique d’une partie des ʿulamā’. Al-Fāsī affirme avoir connu en 904/1498, lors de son arrivée à Damas, des personnes prétendant enseigner et composer des ouvrages (al-tadrīs wa al-taṣnīf), alors qu’ils ne sont que des scribes (nāsiḫūn) recopiant ce qu’ils comprennent à peine195. Des jugements similaires corroborent celui d’al-Fāsī, tel celui d’un soufi damascène dépeignant en vers à Ibn Ṭūlūn l’ignorance des cadis de son temps196. Le témoignage de ʿAbd al-Ġanī al-Nābulusī, deux siècles plus tard, ouvre une perspective plus large sur ce phénomène : la dégénérescence des sciences islamiques, et notamment du fiqh, est assez avancée à l’époque du grand soufi damascène (m. 1143/1731) pour qu’il la dénonce comme un fléau197.


Il est peu probable que la jalousie ait motivé les invectives de ʿAlī b. Maymūn, qui fut lui-même cadi à Fès avant de quitter famille et carrière pour suivre la Voie198. Son disciple Ibn ʿArrāq occupa également la charge de cadi, à Ṣāliḥiyya, et nous connaissons par ailleurs l’accueil très favorable qu’al-Fāsī reçut dans le milieu des ʿulamā’ damascènes. Sa critique est la plus complète qui nous soit parvenue, mais non l’unique199. Selon Suyūṭī, « la dépravation est très courante chez les ʿulamā’ exotéristes »200 ; il voit en eux peu d’inclination à l’adoration, et constate que dans leur ensemble, ils ne craignent pas Dieu201. Ibn Ḥaǧar al-Haytamī approuve son prédécesseur en faisant remarquer que seuls les saints ont accès aux sciences mystiques (al-ʿulūm wa al-maʿārif al-laduniyya), alors que les sciences extérieures (al-ʿulūm al-ẓāhira) peuvent être acquises par des libertins (al-fasaqa) ou même des hérétiques (al-zanādiqa)202. Le ton employé par les maîtres ou par les ʿulamā’ soufis diffère du mode d’expression plus abrupt des fuqarā’ issus du soufisme “populaire”, mais le jugement est au fond identique. ʿAlī al-Maḥallī, petit vendeur ambulant du Delta et thaumathurge aux allures d’illusionniste, parcourt ainsi sa ville en vitupérant : « Eh vous, les ʿulamā’ ! Le sel est foutu s’il s’est corrompu ! »203 Abū al-Ḫayr al-Kulaybātī, souvenons-nous, trouve ses chiens plus dignes de pénétrer dans les mosquées que les cadis qui « livrent des jugements vénaux et s’adonnent au faux témoignage »204.


L’attitude des soufis et des ʿulamā’ scrupuleux envers les notables religieux présente beaucoup de points communs avec celle qu’ils adoptent à l’égard des dirigeants temporels. Ils montrent une même répugnance à côtoyer ces hommes trop exposés, par leurs fonctions, à la perversion. Les cheikhs les réunissent donc souvent dans une critique conjointe, tel Taqī al-Dīn al-Ḥiṣnī condamnant ouvertement (yuṭliqu al-lisān) les uns et les autres205. La licéité douteuse des revenus des cadis et des émirs pousse Ibrāhīm al-Matbūlī à empêcher ses disciples de manger chez eux ou chez tout autre dignitaire206, comme elle retient pendant longtemps ʿAlī al-Ḫawwāṣ d’accepter leurs dons207. Les relations conflictuelles des soufis avec les fuqahā’ suivent un processus similaire à celles qu’ils ont avec certains émirs. Le blâme du faqīh comme l’opposition de l’homme de pouvoir permet à l’assistance divine que reçoit le soufi de se manifester. L’agression que subit « l’ami de Dieu » se dénoue en effet le plus souvent, d’après les sources, par un miracle qui tantôt confond l’adversaire et l’amène à résipiscence, tantôt provoque sa perdition208. L’efficience de la pensée (ḫāṭir) des soufis, arme redoutable dans leurs relations avec les émirs209, est également censée se retourner contre les fuqahā’210. Al-Ġazzī explique avec force arguments comment les dissensions qui déchirèrent les ʿulamā’ damascènes pour une affaire somme toute banale étaient dues au fait que le ḫāṭir de ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī s’assombrit à leur égard et qu’il dirigea tout son être contre eux211. Notons que ce thème de la vengeance du saint, qui émaille les ouvrages hagiographiques et alimente certainement la Légende dorée, n’est pas pour autant l’apanage d’une littérature populaire à but d’édification : il parsème également les écrits des grands avocats du soufisme doctrinal.



6 - « Tout soufi est faqīh et non l’inverse »


Un jugement si dépréciatif des soufis envers les “hommes de la lettre” – quand il ne s’agit pas d’animosité déclarée – amène à s’interroger sur le sens de l’affirmation de Šaʿrānī, qui exprime un avis largement partagé par les maîtres du taṣawwuf : « Tout ṣūfī, selon lui, est un faqīh, mais la réciproque n’est pas vraie. »212 Bien que cette assertion doive être nuancée – puisque certains fuqarā’ ont une formation rudimentaire en sciences légales –, elle explique cependant, selon ʿAlī al-Ḫawwāṣ, pourquoi les fuqahā’ s’en prennent aux gens de Dieu et non l’inverse. Les soufis ont en effet parcouru la voie des fuqahā’ avant de dépasser l’approche littéraliste et de s’engager dans leur propre voie213. La connaissance que possèdent les mystiques du milieu des juristes leur fournit certainement plus d’éléments d’appréciation que n’en ont ces derniers sur les soufis. Les divers préjugés que les gens de la lettre entretiennent sur les fuqarā’ montrent en effet, comme l’affirme ʿAlī al-Kāzawānī, qu’ils manquent de « goût spirituel » et de discernement pour séparer l’ivraie du bon grain214. Les soufis, par contre, ne visent jamais dans leurs attaques le fiqh en tant que discipline, ni le corps des ʿulamā’ dans sa globalité ; ils dénoncent un déséquilibre se concrétisant par le débordement de la lettre sur l’esprit et, plus ponctuellement, les vices de certains membres de ce corps.



7 - Le soufisme face à deux extrêmes : la seule observance de la “lettre” et l’imposture


Il apparaît clairement maintenant que les spirituels musulmans ont dû faire face à un double front, celui des littéralistes d’un côté, et celui des pseudo-mystiques de l’autre. Cette vision correspond en tout cas à celle des maîtres et des apologistes du soufisme. Déjà présente chez Ibn ʿArabī215, elle connaît un crescendo durant l’époque mamelouke qui culmine en point d’orgue à la période qui nous intéresse. La critique des deux versants est alors presque toujours conjointe, notamment dans l’école šāḏilī syrienne. Les déviations des mutafaqqiha à l’égard de la Sunna présentent des symptômes différents de celles des mutafaqqira, mais elles sont en essence identiques : tel est le message de ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī, le leitmotiv traversant toute son œuvre et développé plus spécialement dans son Exil de l’Islam (Ġurbat al-Islām), exil dont le cheikh pressent que les pseudo-fuqahā’ comme les pseudo-fuqarā’ seront les artisans216. Cela transparaît également dans la Risālat kašf al-ammāra, dans laquelle le cheikh prend Dieu à témoin (wa Allāh ʿalā mā naqūlu wakīl) qu’il n’existe aucune différence entre les derviches de bas étage, les pseudo-sermonnaires et les ʿulamā’ qui emploient leur ʿilm à des fins mondaines217. Le maître maghrébin a imprimé chez ses disciples cette perspective. Cheikh ʿAlwān note ainsi que les faux soufis, au même titre que « les savants n’ayant pour souci que ce bas-monde » (ʿulamā’ al-dunyā) et « les clercs à la solde des émirs » (fuqahā’ al-umarā’), sont pires pour la communauté islamique que l’Antéchrist (al-Daǧǧāl)218. Pendant qu’Abū al-Mawāhib note en Égypte que « les fuqarā’ se targuent de leurs hauts états spirituels, et les juristes de leurs arguments pointus »219, Suyūṭī dénonce d’un seul trait les charlatans de la mystique et les exotéristes qui en nient toute manifestation authentique220.


Si l’on prête attention au message sans cesse réaffirmé par ces auteurs, le taṣawwuf apparaît comme situé sur un point d’équilibre entre Šarīʿa et Ḥaqīqa. La baisse du niveau culturel, qui caractérise sous certains aspects la fin de l’époque médiévale, entraîna la sclérose progressive des sciences islamiques extérieures et favorisa le développement du charlatanisme. Nul doute que ces deux phénomènes concomitants expliquent largement l’assurance croissante avec laquelle s’affirme alors le taṣawwuf.



8 - Écriture et fatwā : deux modes de censure retournés contre les fuqahā’


La situation prééminente qu’occupe le soufisme ne permet pas seulement aux cheikhs d’emprunter aux fuqahā’ leurs propres réquisitoires contre les déviants de la mystique, elle leur donne également l’opportunité de retourner contre eux les procédés d’exclusion que ces censeurs utilisent.


Ce phénomène apparaît dans le style et les termes du discours tenu par certains maîtres soufis. Les ouvrages de ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī en sont encore la meilleure illustration, pour la période qui nous concerne. La personne qui lirait maints passages de son œuvre sans en connaître l’auteur pourrait aisément croire qu’il s’agit de quelque extrait d’Ibn Taymiyya ou de ses épigones. Les deux cheikhs ont en effet beaucoup de points communs : le ton polémique souvent virulent, signé par une écriture incisive et péremptoire ; la référence exclusive à la Sunna et aux « pieux devanciers » (al-salaf al-ṣāliḥ) et la mention récurrente des sources scripturaires ; le rejet de tout ce qui n’est pas muhammadien vers les sphères de la bidʿa221 et, au-delà, vers l’hérésie des “Infidèles”222. De même, l’insistance sur les pièges de Satan et l’opposition entre les « états spirituels du Miséricordieux » (al-aḥwāl al-raḥmāniyya) et ceux qu’inspire le Šayṭān (al-aḥwāl al-šayṭāniyya) pourraient bien être empruntées par al-Fāsī à Ibn Taymiyya223. Celui-ci, notons-le, lutta également à la fois contre le soufisme populaire et contre les mutafaqqiha. Des positions concordantes peuvent cependant avoir des motivations totalement différentes ; ainsi le polémiste syrien condamne-t-il le port du “manteau initiatique” (ḫirqa) dans son essence, puisqu’il n’a pour lui aucun fondement scripturaire, alors que le cheikh marocain le rejette au contraire à cause de la dégénérescence qu’il a subie par rapport à son principe originel224.


Le clivage entre les pensées des deux cheikhs se révèle dans leurs visions respectives d’Ibn ʿArabī. Ce point, qui peut paraître secondaire, revêt toutefois une formidable ampleur, vu l’enthousiasme que l’un et l’autre apportent à leur démonstration. Le maître marocain se révèle un šāḏilī authentique dans son ouvrage apologétique, le Tanzīh al-ṣiddīq ʿan waṣf al-zindīq. Dès le titre, il s’emploie en effet à lever toute ambiguïté en “purifiant” (tanzīh) le Šayḫ al-Akbar de l’accusation fourre-tout de zandaqa. L’ambiguïté imprègne pourtant le texte, car al-Fāsī utilise le même style et le même registre de vocabulaire qu’Ibn Taymiyya, mais il en inverse totalement le sens. Les détracteurs d’Ibn ʿArabī deviennent sous la plume du šāḏilī des dépravés (fasaqa), des innovateurs (mubtadiʿūn) ayant trahi le Pacte primordial et ayant dévié du Livre et de la Sunna225. Ibn ʿArabī et Ibn al-Fāriḍ sont en outre présentés comme ceux qui ont vivifié cette Sunna ; ils représentent les véritables successeurs (ḫulafā’) du Prophète, après les Compagnons226.


Venons-en maintenant à l’appropriation du domaine de la fatwa par les mystiques. Suyūṭī, nous l’avons vu, a largement ouvert l’accès de ce procédé juridique au taṣawwuf. Les circonstances s’y prêtent, puisque les débats importants qui secouent la fin de l’époque mamelouke réclament des voix plus fortes que celles des fuqahā’. Les ʿulamā’, proches du soufisme, et les maîtres eux-mêmes investissant le champ de l’iǧtihād, ils brandissent également – et cela est logique – l’arme de la fatwa, d’autant plus que le public les sollicite fréquemment à propos de la mystique. Leur “mainmise” sur la fatwa apparaît très nettement à la fin du ixe/xve siècle – avec le Ḥāwī li-al-fatāwī – et ne fait que se confirmer au xe/xvie. Ainsi, ʿAbd al-Ġanī al-Nābulusī remonte-t-il jusqu’à cette période pour mener à bien son apologie du ḏikr et du samāʿ : dans son Ǧamʿ al-isrār fī manʿ al-išrār min al-ṭaʿn fī ḥaqq al-ṣūfiyya ahl al-tawāǧud bi-al-aḏkār227, il s’appuie sur trente fatwas de l’époque ottomane, mais Suyūṭī y constitue la référence première, tant sur le plan chronologique qu’au niveau de la matière. Du titre de cet ouvrage inédit, nous retiendrons « l’interdiction de nuire aux soufis » (manʿ al-išrār) : les cheikhs qui manient la fatwa n’endossent pas seulement l’habit d’avocat, ils dressent un réquisitoire contre la diffamation (ṭaʿn) à laquelle se prêtent les “hommes de la lettre”.


Les soufis stigmatisent en effet la légèreté avec laquelle les fuqahā’ livrent leurs sentences. Zakariyyā al-Anṣārī avertit ainsi les muftis qu’ils ne sont pas compétents pour se prononcer sur les arbāb al-aḥwāl, les saints aux pouvoirs spirituels extraordinaires228. Mais les avocats du taṣawwuf manient eux aussi l’arme de la fatwa, ce qui leur permet de retourner les arguments des censeurs contre eux. Dans l’avis juridique qu’il rédige pour justifier le ḏikr de la Saʿdiyya damascène229, Muḥammad Abū al-Ḥasan al-Bakrī – dont nous connaissons le poids social et spirituel au début de l’époque ottomane – va jusqu’à traiter les adversaires des fuqarā’ de « calomniateurs mécréants que Dieu a leurrés »230. Le meilleur moyen de dérouter l’ennemi ne consiste-t-il pas à rendre méconnaissables ses propres armes ? Là où Šaʿrānī utilise, dans ses Durar al-ġawwāṣ, le moule de la fatwa pour des développements qui n’ont rien de juridique, al-Bakrī se livre, en “langage allusif” (lisān al-išāra), à des considérations destinées manifestement à brouiller les raisonnements binaires des fuqahā’ : le verdict (ḥukm), sous sa forme légale et pragmatique, n’apparaît qu’au dernier des cinq folios que comprend la Nuṣra ilahiyya231.




Eric Geoffroy





Notes

1 Kaw., I, p. 49.

2 Ibid., I, p. 273. Un mépris similaire se dégage de l’épître demandée par le sultan du Yémen à Maǧd al-Dīn al-Fayrūzābādī (m. 817/1415) à propos d’Ibn ʿArabī : l’auteur du Qāmūs muḥīṭ n’y interpelle son adversaire Abū Bakr Ibn al-Ḫayyāṭ que par le terme al-faqīh (ms. Damas ; cf. O. Yahia, Histoire et classification, I, p. 118). Le terme de ʿālim (pl. ʿulamā’) ne connaît pas un tel sort. Le ʿilm coranique, tout d’abord, est intouchable. Trop de personnes, par ailleurs, s’identifient dans la culture islamique à la figure générale du ʿālim pour que le mot puisse être dénigré. Que l’on distingue très fréquemment entre les ʿulamā’ al-ẓāhir et les ʿulamā’ al-bāṭin montre bien que le ʿilm englobe tous ceux qui sont en quête de la science, de quelque point de vue qu’on la considère.

3 « J’allai trouver tous ceux auprès desquels j’avais étudié, et leur réclamai le fiqh d’Allāh, mais personne ne me répondit » (p. 404).

4 Ibid., p. 17-18.

5 Ibid., p. 404.

6 Bayān ġurbat al-Islām, fol. 65a.

7 Ibid., fol. 64b, 65b.

8 Ibid., fol. 75a-b.

9 Ibid., fol. 73a-74b.

10 Les griefs d’Ibn ʿArabī envers les fuqahā’ sont évoqués par M. Chodkiewicz (Un océan sans rivage, p. 41-42).

11 Šaʿrānī, al-Aǧwiba al-marḍiyya, fol. 68b. Ce rejet réciproque se manifeste jusque dans le souci de se différencier par le vêtement, et c’est une des raisons pour lesquelles al-Fāsī rejette le port de la ḫirqa (Bayān, fol. 67b-68a).

12 Šifā’ al-sā’il, p. 180 ; cf. également la traduction du texte arabe par R. Pérez dans La Voie et la Loi, p. 111.

13 Le fiqh al-bāṭin, aussi appelé « fiqh des cœurs », désigne bien sûr le taṣawwuf ; cf. Šifā’ al-sā’il, p. 180.

14 Cf. « Notes et remarques autour d’un texte de la “Muqaddima”, Ibn Khaldūn et al-Ghazālī : Fiqh et Taṣawwuf », dans les « Notes et commentaires » de S.I., LXIV, 1986, p. 151-157.

15 Bayān., fol. 62b. Dans sa Tā’iyya commentée par cheikh ʿAlwān, ʿAbd al-Qādir al-Ṣafadī évoque également la connaissance illuminative, qui a pour siège le cœur spirituel et à laquelle doit mener le fiqh : en vertu de la proximité phonique des racines FQH et FQ’, « le faqīh est celui qui a déchiré le voile de son cœur » (al-faqīh man fuqi’a al-ḥiǧāb ʿan ʿayn qalbi-hi ; sur l’expression faqa’a al-ʿayn, cf. Lisān al-ʿarab, X, p. 296) ; cf. Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 192b. Al-Ṣafadī a-t-il emprunté cette image à Abū al-ʿAbbās al-Mursī, qu’Ibn ʿAṭā’ Allāh cite en des termes identiques ? Seul le verbe fuqi’a devient infaqa’a, mais le sens est le même (Šarḥ silk al-ʿayn, p. 11).

16 Chez al-Sarrāǧ par exemple (Lumaʿ, p. 17), ou chez un contemporain d’al-Fāsī, le šāḏilī Abū al-Mawāhib (Qawānīn ḥikam al-išrāq, p. 102-103).

17 Cf. Ibn Taymiyya, Maǧmūʿ al-fatāwā, X, p. 371 ; Ḥ. al-Ahdal, Kašf al-ġiṭā’ ʿan ḥaqā’iq al-tawḥīd wa ʿaqā’id al-muwaḥḥidīn wa ḏikr al-a’imma al-ašʿariyyīn wa man ḫālafa-hum min al-mubtadiʿīn wa bayān ḥāl Ibn ʿArabī wa atbāʿi-hi al-māriqīn, édité à Tunis en 1964 par Aḥmad Bakīr Maḥmūd, p. 179.

18 Rappelons que, selon le contexte, le terme mutaṣawwif peut avoir un sens péjoratif ou non.

19 al-Ǧāmiʿ bayna al-ṭarīqayn qalīl (cf. Aǧwiba, fol. 68a).

20 Il faut aussi rappeler la protection dont bénéficient les soufis dans les villes, auprès des dirigeants.

21 Multafit li-naẓāfat ṯiyābi-hi. On sait que tous les livres de fiqh commencent par un exposé sur la pureté rituelle (al-ṭahāra), concernant notamment le corps et l’habit.

22 Ṭ.K., II, p. 126.

23 La naṣba désigne, dans la déclinaison du mot arabe, la voyelle brève finale « a », la ḍamma la voyelle « u ».

24 Kaw., I, p. 48-49. Si les juristes s’arrêtent aux apparences, Dieu, Lui, connaît Ses saints et les assiste par la grâce surnaturelle (karāma) contre leurs détracteurs. « La gloire de Dieu garantit le triomphe du saint », comme le note M. de Certeau (loc. cit., p. 208). Les exemples sont légion dans la littérature hagiographique, mais un des plus typiques est rapporté par Ibn Baṭṭūṭa dans sa Riḥla : Ǧamāl al-Dīn al-Sāwī (m. 630/ 1232), cheikh ayant propagé la Qalandariyya au Proche-Orient (cf. supra, p. 235), reçoit les invectives d’un cadi à Damiette car il ne porte pas la barbe – ce qui est contraire à la Sunna. Le cheikh hurle alors, et le voici paré d’une belle barbe noire ; il crie une seconde fois, et la barbe est devenue blanche ; au troisième cri, le voilà à nouveau imberbe. Le cadi, ayant réalisé par ce prodige digne d’un illusionniste que les apparences ne sont justement qu’illusions, descend de sa monture, baise la main du cheikh, devient son disciple et lui construit même une zāwiya (al-Nabhānī, Ǧāmiʿ, II, p. 10). Abū al-Suʿūd al-Ǧāriḥī s’en prend, lui aussi, à un faqīh qui reproche à ses disciples de se raser la barbe : « Tu te raseras à ton tour, lui prédit-il, et tu insisteras même auprès du barbier qui tout d’abord refusera ! » Les choses se passèrent ainsi dix ans plus tard, reconnaît le faqīh (Kaw., I, p. 48).

25 Cf. son Taḥḏīr al-ʿibād (p. 263), que nous présenterons ultérieurement.

26 Fut., éd. O.Y., XII, p. 341.

27 « Même si le style de ce censeur est bourru, comme celui d’Ibn al-Ǧawzī [dans son Talbīs Iblīs] » ; cf. Qawāʿid, p. 110.

28 Cf. al-Mīzān al-ḫaḍiriyya, p. 37 ; nous reviendrons ultérieurement sur ce texte. Pour l’épisode coranique de la rencontre entre Ḫaḍir et Moïse, cf. Cor., XVIII, p. 65-82, et supra, p. 299-300.

29 Šaʿrānī se conforme sur ce point à Ibn ʿArabī, qui affirme que les fuqahā’ recevront auprès de Dieu « pleine rétribution » (al-aǧr al-tāmm) pour leur tâche (Fut., XII, p. 341) ; cf. le chapitre 7 des Aǧwiba (fol. 115a-124b). Le cheikh égyptien y énumère les soufis – et les grands ʿulamā’ – qui ont subi au fil des siècles la persécution des juristes (on retrouve à peu près le même exposé dans Ṭ.K., I, p. 15-17) ; mais de telles épreuves sont en fait nécessaires pour parvenir à la sainteté. Par elles, Dieu réalise l’héritage (mīrāṯ) que les saints reçoivent des prophètes, ceux-ci étant les êtres les plus éprouvés de l’humanité (Ṭ.K., I, p. 8). Šaʿrānī voit même là une marque d’élection divine, puisque « l’homme est éprouvé selon le degré de sa religion » (al-raǧul yubtalā ʿalā ḥasab dīni-hi) ; cf. ibid, I, p. 7. L’auteur des Ṭabaqāt est peut-être sensibilisé sur ce point par Suyūṭī, qui aborde le sujet dans son Ḥāwī (II, p. 532-533) ; le savant aurait confié au jeune Šaʿrānī lors de leur ultime rencontre que « les grands hommes de toutes les époques ont toujours eu pour ennemis les gens vils (al-safala) » ; cf. Aǧwiba, fol. 117b. Šaʿrānī traite encore de ce thème dans ses Yawāqīt (I, p. 14) et y fait référence au grand polygraphe. D’autres maîtres rappellent les mérites de l’épreuve (al-balā’), en vertu de l’héritage prophétique : Aḥmad al-Zarrūq, Qaw., p. 16 ; ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī, Tanzīh al-ṣiddīq, fol. 7a.

30 Fat. ḥadīṯiyya, p. 54.

31 Ibid., p. 331-332. Dans le cadre intra-islamique qui est le nôtre, on peut difficilement traduire la notion de kufr par le terme “infidélité”.

32 Cf. le chapitre 54 des Futūḥāt, I, p. 279-281. « La jalousie prédomine dans l’espèce humaine » (al-ḥasad fī al-nawʿ al-bašarī ġālib), rapporte également du maître andalou l’auteur des Aǧwiba marḍiyya (fol. 125b).

33 Bayān ġurbat al-Islām pour le premier, en de multiples occurrences ; Fat. ḥadīṯiyya, p. 54, pour le second.

34 Littéralement, « de l’hypocrisie en matière religieuse » : al-inkār farʿ min al-nifāq ; cf. Ṭ.K., I, p. 14.

35 Ou encore à leur attribuer des titres ridicules destinés à vexer leur auteur (cf. le cas de Zakariyyā al-Anṣārī ; Ṭ.Ṣ., p. 39 ; Kaw., I, p. 198).

36 Šaqā’iq, p. 169-171 ; Kaw., I, p. 301. Que l’on pense également au cas de Lisān al-Dīn Ibn al-Ḫaṭīb (m. 776/1374), écrivain et premier vizir du roi de Grenade, dont l’exécution fut provoquée par des notables envieux pour des motifs autant politiques que religieux ; cf. la thèse de R. Pérez, La Rawḍat al-taʿrīf bi-al-ḥubb al-sharīf de Lisān al-Dīn Ibn al-Khaṭīb, p. 42, 54, 62. Les sempiternels poncifs dogmatiques dont le vizir – parmi d’autres – fut accusé (zandaqa et ilḥād, ḥulūl et ittiḥād) seront étudiés plus loin.

37 Ṭ.K., II, p. 102.

38 Kaw., II, p. 216.

39 Qawāʿid, p. 109-110.

40 Durar al-ġawwāṣ, p. 99-100.

41 Ṭ.K., II, p. 81-82.

42 Šaʿrānī en fournit de nombreux exemples dans ses chapitres 4 et 5 des Aǧwiba, à partir notamment d’Ibn ʿArabī et d’Abū Madyan : plaçant de telles prescriptions sous le sceau de l’iǧtihād, il sort les soufis du taqlīd et donc du champ d’inspection des fuqahā’.

43 Ibid., fol. 59-64.

44 Biḥār ḏawqi-him [...] mundariǧa taḥta al-aḥkām al-ḫamsa indirāǧ al-ḫāṣṣ taḥta al-ʿāmm ; cf. Šifā’ al-sā’il, p. 237.

45 Kāna la-hu[...] iqtidār ʿalā ǧalb al-ḫalq ; cf. Š.Ḏ., VII, p. 71 citant le Inbā’ al-ġumr bi-anbā’ al-ʿumr d’Ibn Ḥaǧar ; cf. également Durar, IV, p. 279.

46 Au terme ġulūw d’Ibn Ḥaǧar fait pendant son synonyme : la mubālaġa (Š.Ḏ., VII, p. 71). Selon Ibn Taymiyya, certains derviches de son époque ont probablement accordé à leur cheikh « une sorte de divinisation » (nawʿ min al-ilahiyya) ; cf. Maǧmūʿ al-fatāwā, XI, p. 364.

47 Sāra bint ʿAbd al-Muḥsin Āl Saʿūd, Naẓariyyat al-ittiṣāl ʿinda al-ṣūfiyya, Djedda, 1991, p. 352. On remarquera que la vénération suscitée parfois par les maîtres, si elle n’aboutit certainement pas à diviniser ces derniers, peut toutefois s’exprimer par des paroles ou des gestes qui ont de quoi choquer les fuqahā’ comme le commun des mortels. Un soufi contemporain de ʿAbd al-Qādir al-Ṣafadī avoue par exemple que s’il était auprès de ce dernier, il lécherait ses excréments, tant il l’admire (cheikh ʿAlwān, Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 16a). Des formules soufies comme « l’extinction dans le cheikh » (al-fanā’ fī al-šayḫ) peuvent facilement, si elles sont prises à la lettre, prêter à équivoque ; celle que nous citons provient de la Naqšbandiyya ; cf. al-Sanūsī, Salsabīl, p. 75.

48 Fat. ḥadīṯiyya, p. 52-54, 114, 203. Šaʿrānī emploie aussi le terme taʿaṣṣub à propos d’Ibn Taymiyya (Ṭ.K., I, p. 7).

49 al-Ṣūfī : raǧul akūl ǧahūl, kaṯīr al-fuḍūl. Ces propos sont notamment rapportés par le savant et historien égyptien Ǧaʿfar Kamāl al-Dīn al-Udfuwī (m. 748/1347), dans son Mūfī bi-maʿrifat al-taṣawwuf wa al-ṣūfī, p. 49.

50 Cité notamment par Šaʿrānī, Aǧwiba, fol. 45a. En outre, la critique d’al-Šāfiʿī évoquée plus haut a une portée restreinte : d’après Tāǧ al-Dīn al-Subkī, l’imam ne visait que les pseudo-soufis ; cf. Muʿīd al-niʿam, p. 178.

51 D’après al-Udfuwī ; cf. son Mūfī, p. 54.

52 Ġālib al-ṣūfiyya, déclare le Yéménite Ḥusayn al-Ahdal, ummiyyūn, lā yumayyizūn al-ʿaqā’id al-marḍiyya min al-maḏmūma ; cf. Kašf al-ġiṭā’, p. 273.

53 D’après un hadith connu ; voir par exemple H. Laoust, « La classification des sectes dans le Farq d’al-Baghdadī », R.E.I., XXIX, p. 1961, p. 49. Le hadith est traduit p. 22.

54 Ce grief revient fréquemment chez Ibn Taymiyya et Ibn Ḫaldūn ; cf. Maǧmūʿ al-fatāwā, XI, p. 364, 439, 442-443 ; Muqaddima, trad. de V. Monteil, II, p. 662-663 ; III, p. 1022 et sq. L’école salafī y aura de façon générale recours ; voir par exemple Saʿd Muḥammad Ḥasan, al-Mahdiyya fī al-Islām, Le Caire, 1953, p. 27, où la vénération qu’avouent pour l’imam ʿAlī b. Abī Ṭālib, Ibn al-Fāriḍ, ʿAlī Wafā et ʿAlī al-Ḫawwāṣ fait d’eux des crypto-chiites.

55 Cet équivoque sera résolu plus loin.

56 Cf. M. Chokr, Zandaqa et Zindīqs en Islam jusqu’à la fin du IIe/VIIIe siècle, IFEAD, Damas, 1993.

57 Le cas d’al-Ḥallāǧ connut des précédents ; cf. Passion, p. 186-189, sur la zandaqa en général, et p. 189-192 sur les rapports entre cette notion et le soufisme. Cf. également l’art. « Zindīḳ » dans E.I.1.

58 Kašf al-ġiṭā’, p. 226, 228.

59 Cf. al-Qawl al-munbī (notamment fol. 57, 108, 240) ; al-Tanbīh et al-Taḥḏīr (p. 224, 253).

60 Cf. sa thèse de 3e cycle, Les premières polémiques autour d’Ibn ʿArabī : Ibn Taymiyya, p. 226-227.

61 Maǧmūʿat al-rasā’il wa al-masā’il, I, p. 118 pour le premier ; Tanbīh, p. 158, pour le second. Cette opinion devait être courante chez les fuqahā’, puisque la personne qui sollicite Suyūṭī sur ce point emploie une expression identique : « plus hérétique que les Juifs et les Chrétiens » (akfar min al-Yahūd wa al-Naṣārā) ; cf. Tanbīh al-ġabī bi-tabri’at Ibn ʿArabī, p. 17.

62 Kaw., II, p. 216, et supra, p. 372.

63 Ta’yīd, p. 65 ; Ḥāwī, II, p. 304.

64 Il est clair que pour Suyūṭī, le soufisme possède, à l’exemple du chiisme, ses propres éléments extrémistes : baʿḍ al-ṣūfiyya wa hum al-ġulāt min-hum lā kullu-hum, dit-il p. 65 du Ta’yīd. Il n’attaque d’ailleurs jamais le chiisme dans sa globalité, mais uniquement les divers groupes de bāṭiniyya. On remarquera que les chiites duodécimains ne condamnent pas moins leurs éléments périphériques : le mystique persan Haydar Amoli, de l’école akbarienne, traite ġulāt, Ismaéliens, Zaydites et autres groupes chiites de kāfirūn (cf. Ǧāmiʿ al-asrār, édité par H. Corbin et O. Yahia dans La philosophie shiʿite, Paris-Téhéran, 1969, p. 221 du texte arabe). À chacun son orthodoxie...

65 Cf. par exemple al-Buḫārī, Fāḍiḥat al-mulḥidīn, fol. 109b, 127b ; al-Biqāʿī, loc. cit., p. 35-36.

66 Ta’yīd, p. 78 ; Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 156a.

67 Al-Biqāʿī, loc. cit., p. 26-27. Al-Buḫārī va jusqu’à reprocher à ces soufis de se jouer des interdits sexuels, ce qu’il appelle ibāḥat al-furūǧ al-muḥarrama (fol. 109b, 111b). On relève la même diffamation chez Ibn Taymiyya, au sujet de ʿAfīf al-Dīn al-Tilimsānī (P. Nwyia, « Une cible d’Ibn Taimīya », p. 128) et chez Saḫāwī à propos d’Ibn ʿArabī (M. Chodkiewicz, Un océan sans rivage, p. 170, note 5).

68 Fatāwā ḥadīṯiyya, p. 54-55. Nous évoquerons ultérieurement les problèmes d’interprétation qu’a posée l’œuvre akbarienne.

69 Kāna kaḏḏāban ḥaššāšan ka-awġād al-awbāš.

70 Cf. al-Buḫārī, Fāḍiḥat al-mulḥidīn, fol. 110b ; al-Biqāʿī, Tanbīh, p. 53 ; cf. également M. M. Ḥilmī, Ibn al-Fāriḍ wa al-ḥubb al-ilahī, p. 123. Sur al-Īǧī, cf. Aʿlām, III, p. 295. L’accusation d’al-Īǧī paraît cocasse, lorsqu’on découvre qu’il a laissé chez les historiens l’image d’un buveur de vin (yudminu al-ḫamr), d’un dépravé notoire (ištahara bi-al-fuǧūr) qui s’adonnait à la philosophie en s’écartant de la Loi (yatafalsafu wa lā yaqūlu bi-al-Šarīʿa al-muḥammadiyya) ; cf. ibid., note 1.

71 L’Islam hanbalisant, p. 71.

72 Cf. Passion, p. 186, note 3.

73 « Ḏākarū-hu wa bāḥaṯū-hu », rapporte Ibn Ayyūb dans son Rawḍ al-ʿāṭir (fol. 284b).

74 Cf. H. Laoust, « Le hanbalisme sous les Mamlouks bahrides », p. 95.

75 Ibn Ayyūb, loc. cit.

76 Selon Ibn Ḥaǧar, Durar, III, p. 330 ; cf. également Ibn Faḍl al-ʿUmarī, Masālik, VIII, p. 276.

77 Selon Ibn Iyās (cf. G. Wiet, Journal, I, p. 42) et al-ʿAydarūsī (Nūr sāfir, p. 49) ; al-Ġazzī donne la date de 914/1508.

78 Le tašbīh, prônant la “similitude” entre Dieu et la créature, abolit la transcendance divine. Cette sorte d’ittiḥād est souvent imputée au Šayḫ al-Akbar (cf. al-Ahdal, Kašf al-ġiṭā’, p. 226 ; Cyrille Chodkiewicz, Les premières polémiques autour d’Ibn ʿArabī : Ibn Taymiyya, p. 60-69). Pour cette raison, al-Ahdal et al-Buḫārī placent sous le même couperet anthropomorphistes (ḥašwiyya) et maîtres de la waḥdat al-wuǧūd ; cf. Kašf, p. 108, 168, et infra, pour al-Buḫārī.

79 Cf. Cor., LVII, 4.

80 Cette précision importante n’est mentionnée que dans les Aǧwiba (fol. 98b-99a), alors que Šaʿrānī relate le procès dans d’autres œuvres. Les hanafites n’approuvent pourtant pas en général la condamnation d’un musulman pour kufr, affirme Abū Bakr Ibn Muzhir dans un ouvrage, al-Taḥqīqāt al-wahbiyya, que nous présenterons plus loin (fol. 103).

81 Il est révélateur qu’al-Anṣārī soit le premier à reconnaître symboliquement la supériorité de la « certitude du dévoilement » des soufis sur les raisonnements scolastiques des théologiens. Šaʿrānī relate l’affaire avec précision dans ses Yawāqīt (I, p. 67-68), et en donne une version abrégée et différant sur quelques détails dans la notice de ses Ṭabaqāt kubrā consacrée à al-Maġribī (II, p. 115) ; il fait dire à ce dernier : « Ô vous, les fuqahā’, nous [i.e. les soufis] sommes plus fondés que vous à proclamer la transcendance divine ! » (naḥnu aḥaqq bi-tanzīh al-Ḥaqq min-kum).

82 Sur les différents sens de la racine coranique KFR et les divers degrés de kufr, cf. l’art. « Kāfir » dans E.I. 2. On consultera M. Chodkiewicz (Un océan, p. 72-73) à propos de la signification spirituelle qu’en donne Ibn ʿArabī. La première édition de l’E.I. n’a curieusement pas consacré de rubrique au takfīr, mais l’auteur de l’art. « Kāfir », W. Björkman, en annonce une pour la seconde édition (E.I.2, IV, p. 425). Cf. également L. Massignon, Passion, p. 182-186, 729.

83 Ibid., p. 183.

84 Les docteurs sunnites attaquent particulièrement les chiites, et parmi eux les Rawāfiḍ (cf. l’art. « Kāfir », IV, p. 427, ainsi que G.A.L., II, p. 508 pour une risāla d’Ibn Ḥaǧar al-Haytamī contre ces derniers), mais le takfīr peut être prononcé contre les chiites de façon générale (E.I.2, IV, p. 427). Par ailleurs, Aḥmad al-Ḥiṣkafī mentionne dans sa Mutʿat al-aḏhān le cas d’un kharijite taxé d’ilḥād (notice n° 283 ; cf. également Kaw., III, p. 135-136).

85 Notamment dans « les polémiques théologiques », comme le souligne W. Björkman (E.I.2, p. 425). Dans son Kašf al-ġiṭā’, al-Ahdal en arrive à user du takfīr envers tous ceux qui ne se réclament pas de l’acharisme ; le hadith réquisitionné à cet effet, par lui comme par tant d’autres (cf. al-Biqāʿī, loc. cit., p. 268), évoque un groupe (ṭā’ifa) élu parmi la communauté islamique, qui « ne cessera d’être dans la vérité » et auquel « les opposants ne parviendront à nuire », ceci « jusqu’au jour du Jugement » (Kašf, p. 139) ; al-Ahdal se réfère encore à un hadith voisin, selon lequel la Communauté islamique se diviserait en 73 sectes, dont une seule échapperait au Feu (ibid., p. 142 ; cf. aussi H. Laoust, « La classification des sectes », p. 22). Chaque école se considère évidemment comme le groupe élu...

86 Cf. par exemple al-Buḫārī, Fāḍiḥa, fol. 127a-b ; Ibn Muzhir, Taḥqīqāt, fol. 125. Sur les similitudes et différences originelles entre kufr et zandaqa, cf. L. Massignon, Passion, p. 186. « Le takfīr, souvent théorique, n’a pas l’efficacité du terme zandaqa » – dans ses conséquences judiciaires, s’entend – note encore Massignon dans l’article « Zindīḳ » ; cf. E.I.1. Les deux termes ont subi une “inflation” sémantique au fil des siècles ; al-Udfuwī rapporte que pour le soufi al-Suhrawardī, « tout ce qui diverge de la Šarīʿa relève de la zandaqa » (Mūfī, p. 70). La seule nuance qui persiste, celle entre takfīr et tabdīʿ sera évoquée plus loin.

87 « Quand un Musulman traite son coreligionnaire de kufr, il est lui-même kāfir, si l’imputation n’est pas justifiée », d’après la traduction de W. Björkman (E.I.2, IV, p. 425).

88 Ahl al-qibla, c’est-à-dire ceux qui accomplissent la prière rituelle prescrite en Islam.

89 Ṭ.K., I, p. 13 pour al-Šāfiʿī. « Tu dois retenir ta langue à l’égard des gens qui se tournent vers la qibla », disait al-Ġazālī (G. Makdisi, L’Islam hanbalisant, p. 57). Ibn Muzhir se réfère à cette position dans ses Taḥqīqāt (fol. 126). Comme le remarque Massignon, tant que le musulman accusé demeure un croyant pratiquant et fréquentant les mosquées, « il est très mal aisé de le retrancher de la Cité » (Passion, p. 183). Aucun consensus n’a jamais existé, quant à « l’excommunication des tenants de telle ou telle doctrine » (ibid.), ce qui autorise l’auteur de la Passion à parler d’« inanité » de l’anathème (p. 182). De son côté, H. Laoust conclut Les schismes dans l’Islam par un chapitre sur « l’excommunication et ses limites » (p. 448 et sq.).

90 C’est tout le problème du ta’wīl, traité ultérieurement.

91 Ta’yīd, p. 75 ; Yaw., II, p. 125-126 ; et Ṭ.K., I, p. 13 (Šaʿrānī exprime aussi son opposition au takfīr dans ses Aǧwiba, fol. 97b-98a). Cf. aussi Tāǧ al-Dīn al-Subkī (fils de Taqī al-Dīn), Ṭabaqāt al-šāfiʿiyya, I, p. 99. Notons que le traditionniste Ibn Ḥaǧar affiche également sa répulsion pour le takfīr ; cf. Saḫāwī, Ḍaw’, IX, p. 292 ; Ibn Muzhir, Taḥqīqāt, fol. 63.

92 Cf. L. Massignon, Passion, p. 348. Al-Saḫāwī parle toutefois, à propos d’al-Ḥallāǧ, Ibn ʿArabī et Ibn Sabʿīn, de « bidʿa fī uṣūl al-dīn » (al-Qawl al-munbī, fol. 37b.) : nous constatons une fois de plus combien est floue la terminologie en ce domaine.

93 « Les gens qui ont des croyances erronées et apportent des innovations blâmables à la religion islamique » (Yaw., II, p. 126).

94 Dans son ouvrage intitulé Faraḥ al-asmā’ bi-ruḫaṣ al-samā’, Tunis, 1985, p. 88.

95 Mufākaha, I, p. 328.

96 Ḍaw’, IX, p. 292.

97 Cf. H. Laoust, Les schismes, p. 447 ; « La classification des sectes », p. 58.

98 Yaw., II, p. 126.

99 Qu’il ne faut pas confondre avec ses deux homonymes : ʿAlī et Nūr al-Dīn. Ce savant est connu à l’époque actuelle pour avoir été le co-auteur, avec Ǧalāl al-Dīn al-Suyūṭī, d’un commentaire coranique simplifié et très répandu, intitulé tafsīr al-Ǧalālayn, le tafsīr des deux Ǧalāl.

100 Yaw., II, p. 126. Les Aǧwiba présentent une version quelque peu différente : al-Maḥallī arrive au procès – qui a lieu chez le sultan – après la condamnation, mais le soufi n’est pas encore exécuté ; le savant vitupère les censeurs pour avoir frappé d’anathème un homme « qui pratique beaucoup le ḏikr d’Allāh et de Son Prophète », puis il s’en va avec l’accusé (fol. 98b).

101 Sayf al-šarʿ : l’expression est notamment employée par al-Biqāʿī (Taḥḏīr, p. 267), qui parle aussi d’« épées muhammadiennes » (al-suyūf al-muḥammadiyya) ; cf. ibid., p. 268. Évoquant la condamnation du soufi persan ʿAyn al-Quḍāt al-Hamadānī (m. 525/1131), Christiane Tortel parle de « procès escamoté » et d’« exécution expédiée » ; cf. Les tentations métaphysiques, Paris, 1992, p. 9.

102 Al-ʿUmarī aurait déclaré, d’après un des juges, que « Dieu s’incarne dans toute chose visible » et qu’il avait donc connaissance de ce que disait tel ou tel arbre : ce que les censeurs ont pris pour du ḥulūl n’est en fait que l’effet du ḏikr (souvenons-nous que lorsqu’Abū al-Naǧā al-Fuwwī initie au ḏikr, les aspirants « perçoivent alors le langage de toutes les créatures, y compris les objets inanimés ») ; cf. Ḫālid al-Rayyān, Fihris maḫṭūṭāt dār al-kutub al-Ẓāhiriyya : al-Tārīḫ, Damas, 1973, p. 166.

103 Al-Ḥiṣkafī, Mutʿat al-aḏhān, notice 877. Nous avons vu que le musulman médiéval est perçu avant tout comme le membre d’une communauté religieuse.

104 Kaw., I, p. 116.

105 Ibid.

106 Ibid.

107 Al-Rayyān, loc. cit., p. 166.

108 Kaw., I, p. 270.

109 Cf. supra, p. 66.

110 Cf. Ibn Ḥaǧar, Durar, I, p. 186, et infra.

111 L’historien Ṣalāḥ al-Dīn al-Ṣafadī, lui-même pro-akbarien, rapporte dans son Wāfī bi-al-wafāyāt les propos élogieux tenus par ce cadi envers Ibn ʿArabī (cité par Suyūṭī dans son Tanbīh al-ġabī, p. 68-69). Nous verrons d’autres exemples de cette vénération.

112 Cf. Ibn Ḥaǧar, Durar, IV, p. 387 ; sur Ibn al-Zamalkānī, cf. ibid., IV, p. 76.

113 Sur ce personnage, cf. ibid., IV, p. 12-13 ; Aʿlām, VII, p. 72, L. Pouzet, Damas, p. 259-260. H. Laoust en parle sous le nom de « Bājariqī » (Schismes, p. 285) ; il mentionne un autre “extrémiste” exécuté à Damas en 741/1340 pour avoir prétendu « être une incarnation de la Divinité », avoir attaqué les prophètes et fréquenté le groupe de Bāǧarbaqī. Des prédictions de ce dernier sur le pouvoir mamelouk sont rapportées par Ibn Ḫaldūn (Muqaddima, trad. V. Monteil, II, p. 703-705).

114 Taḥḏīr, p. 267.

115 Cf. ʿAlī al-Ḫaṭīb, Ittiǧāhāt al-adab al-ṣūfī, Le Caire, 1404 h., p. 326.

116 « Man ǧahala šay’an ʿādā-hu » ; cf. son commentaire, en annexe, du Tanzīh al-ṣiddīq de son maître ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī (ms. Berlin, fol. 60b).

117 Šaʿrānī, al-Mīzān al-ḫaḍiriyya, p. 36.

118 « Toutes ces choses [le samāʿ et d’autres manifestations du soufisme], peu nombreux sont les censeurs qui les comprennent », affirme Tāǧ al-Dīn al-Subkī dans son Muʿīd al-niʿam, p. 124. Voir aussi Šaʿrānī, Yaw., I, p. 4 ; al-Haytamī, loc. cit., p. 53.

119 Cf. par exemple les plaidoyers de Naṣr al-Manbiǧī (Ibn Ḥaǧar, Durar, I, p. 154), d’al-Bisāṭī (s’adressant à un parterre de ʿulamā’ ; Ḍaw’, IX, p. 292), de l’auteur anonyme du Taṯbīt qawāʿid al-arkān (interpellant al-Biqāʿī ; fol. 172), d’al-Fāsī (Tanzīh al-ṣiddīq, fol. 6b), ou encore d’al-Haytamī (loc. cit., p. 115 où il vise Ibn Taymiyya).

120 Loc. cit., p. 331.

121 Cf. infra, p. 450.

122 Kaw., I, p. 269. L’extrême réserve d’al-Ǧunayd doit être située dans le contexte du procès d’al-Ḥallāǧ ; le premier aurait averti celui-ci qu’il avait « ouvert une brèche que seule sa tête comblerait ». Par la suite, al-Ǧunayd interdit à Abū Bakr al-Šiblī de parler de la Voie en public : Aǧwiba, fol. 96a.

123 Šaʿrānī lui-même, comme tant d’autres cheikhs du taṣawwuf, appliquent cette banalisation du discours (M. Chodkiewicz en donne un exemple dans Un océan sans rivage, p. 21).

124 Ḏikr al-kalām bayna ġayr ahli-hi ʿawra ; cf. Ṭ.K., II, p. 128. Cette formule lapidaire connaît de nombreuses variantes, mais chacune contient le même avertissement : « Les secrets de la Voie divulgués par une personne, affirme Ibn ʿArrāq, se retourneront contre lui » (šahadat ʿalay-hi : cf. Risālat Ibn ʿArrāq, fol. 309) ; Šaʿrānī va jusqu’à avancer que « celui qui dévoile un tant soit peu les secrets divins mérite la mort » (Aǧwiba, fol. 96a).

125 Sans doute à des ʿulamā’ qui font référence, ou à des maîtres reconnus de la Voie (Aǧwiba, fol. 128b-129a).

126 Wa Allāh, mā ātaminu-ka ʿalā iḫrāǧ rīḥ wa anta tasmaʿu, fa-kayfa ātaminu-ka ʿalā asrār Allāh ? (cf. Aǧwiba, fol. 95b).

127 Sur lui, cf. supra, p. 26, note 40.

128 Ṭ.K., I, p. 12.

129 Et Šaʿrānī de citer le hadith : « Il m’a été ordonné de m’adresser aux gens en fonction de leur capacités mentales » (umirtu an uḫāṭiba al-nās ʿalā qadr ʿuqūli-him) ; cf. Ṭ.K., I, p. 12.

130 Ces conseils sont adressés au šayḫ de ḫānqāh, mais il est évident qu’ils concernent tous les directeurs spirituels du soufisme (Muʿīd al-niʿam, p. 177).

131 Aǧwiba, fol. 95b.

132 Tanbīh, p. 57. Nous présenterons ce texte ultérieurement.

133 Cf. supra, p. 39, note 90.

134 Aǧwiba, fol. 95b.

135 Abū al-Ḥasan al-Šāḏilī, I, p. 213.

136 Durr al-ḥabab, I, p. 978. Cette affirmation fait écho à celle du Yéménite ʿAfīf al-Dīn al-Yāfiʿī, qui prétend avoir eu sous les yeux des écrits ésotériques composés par des cheikhs šāḏilī inconnus (cf. ʿAlī ʿAmmār, Abū al-Ḥasan al-Šāḏilī, II, p. 186).

137 Donnons un exemple de ta’wīl appliqué aux soufis : le poète mystique, note Suyūṭī, ne précise parfois pas dans ses vers si c’est Dieu ou lui-même qui parle à la première personne ; une telle ambiguïté est lourde de conséquences au niveau dogmatique, et le censeur aura vite tranché dans le sens de l’hérésie. Suyūṭī explique que celui qui énonce un discours à cette première personne (al-mutakallim) le fait soit en son nom (ʿan nafsi-hi), soit au nom d’autrui (ʿan ġayri-hi) ; l’auteur du Ta’yīd cite le cas du ḥadīṯ qudsī où Dieu s’exprime par ce pronom dans la bouche du Prophète, ou encore celui de versets dans lesquels l’attribution du sujet ne va pas de soi (p. 73-74).

138 Cf. « Les confrontations avec Iblīs de Ṣafī al-Dīn Ibn Abī al-Manṣūr », dans Ann. Isl., XXV, p. 1990, p. 163.

139 Cf. P. Lory, Les Commentaires ésotériques du Coran, p. 12. Les pages 9 à 14 donnent un aperçu beaucoup plus riche sur le ta’wīl que l’article de l’E.I.1.

140 Le verbe awwala indique également le fait de conduire une chose à son terme. En contraste avec le tafsīr (commentaire de nature exotérique), le ta’wīl est souvent perçu par les ʿulamā’ comme une déformation du sens immédiat et légal du verset coranique (par Ibn Taymiyya notamment ; cf. H. Laoust, Essai, p. 367) ; Ibn Ḫaldūn, quant à lui, refuse de scinder l’interprétation de la Révélation en deux niveaux – le ẓāhir et le bāṭin – (Šifā’ al-sā’il, p. 164, 239).

141 Ḥaqā’iq ʿan al-taṣawwuf, p. 539.

142 Ibn Muzhir confie que cette question constitue l’axe (al-madār wa al-marǧiʿ) de ses Taḥqīqāt (fol. 251), et Saḫāwī livre un autre indice de son importance en ouvrant son Qawl munbī sur le ta’wīl (chap. 1).

143 Cf. Saḫāwī, Qawl, fol. 5b-6a, ainsi que l’édition de la Maǧmūʿat al-rasā’il wa al-masā’il par Rašīd Riḍā, Le Caire, s.d., I, p. 118 ; Riḍā introduit le terme ta’wīl dans l’en-tête qu’il donne à cette page. Qu’il l’énonce ainsi ou non, Ibn Taymiyya fait pourtant l’exégèse du fameux vers d’al-Ḥallāǧ : « Je suis Celui que j’aime et Celui que j’aime n’est autre que moi » ; il reconnaît qu’à l’évidence, le poète n’a pas prétendu à l’union (ittiḥād) réelle entre Dieu et Sa créature (Maǧmūʿat al-rasā’il, p. 52, cité par ʿAbd al-Qādir ʿĪsā, loc. cit., p. 551).

144 Par exemple celle qui oppose ʿAlā’ al-Dīn al-Buḫārī et le cadi malékite al-Bisāṭī lors de la réunion houleuse évoquée plus haut (cf. Ḍaw’, IX, p. 291).

145 al-Taḥqīqāt al-wahbiyya, fol. 56-57, 80.

146 Kašf, p. 262.

147 Tanbīh, p. 268. Al-Biqāʿī reconnaît en effet qu’il a la nostalgie du procès d’al-Ḥallāǧ (ibid., p. 267). Pourtant, à son époque encore, le mystique prononçant des « paroles qui n’acceptent aucune interprétation » (al-kalimāt al-latī lā ta’wīl la-hā) risque sa vie : pour cette raison, un des disciples du cheikh cairote Ḥusayn Abū ʿAlī a la langue percée et d’autres sont mis à mort (Ṭ.K., II, p. 87).

148 On s’en convaincra en lisant ʿAbd al-Raḥmān al-Wakīl, dans son commentaire du Tanbīh d’al-Biqāʿī, p. 139, note 2.

149 Le fait que des groupes non reconnus de l’orthodoxie sunnite comme les chiites aient recours au ta’wīl et en abusent parfois ne peut que favoriser l’amalgame avec les soufis et déboucher sur une condamnation globale ; cf. al-Ahdal, Kašf, p. 242, citant le cadi ʿIyād, ainsi que l’art « Ta’wīl » dans E.I.1.

150 Ce qu’avancent al-Ḏahabī (Durar, III, p. 27), al-Biqāʿī (Tanbīh, p. 66) et Saḫāwī (Qawl, fol. 3b), qui dresse la liste des opposants au ta’wīl des soufis (fol. 3a-8b). Al-Biqāʿī assure par ailleurs que telle était la position d’Ibn ʿAbd al-Salām (loc. cit., p. 136).

151 Cf. le Tanbīh (p. 44-45) repris en termes presque identiques par al-Haytamī (Mas’ala, fol. 123a). Ibn Muzhir montre de son côté que les deux rites hanafite et chafiite agréent le ta’wīl du non-infaillible ; ses références en ce qui concerne ce dernier maḏhab sont al-Ġazālī, Tāǧ al-Dīn al-Subkī et... al-Qūnawī (Taḥqīqāt, fol. 68-70).

152 Le ta’wīl permet donc la rencontre du mystique avec l’exotériste et instaure entre eux le dialogue ; cf. Ta’yīd, p. 72.

153 Durar al-ġawwāṣ, p. 138, commenté par al-Bayǧūrī dans son Šarḥ ǧawharat al-tawḥīd, p. 93.

154 L’attitude apologétique, adoptée par la quasi-totalité de cette école, se traduit par une présentation acceptable de la doctrine de l’unicité de l’Être selon l’acharisme dominant. C’est notamment ce qu’apprécie Suyūṭī dans la Šāḏiliyya : « Quand ils emploient le mot Waḥda, explique-t-il, ils désignent en fait le tawḥīd [acharite] » (Ta’yīd, p. 80). Les ouvrages dans lesquels le savant défend Ibn ʿArabī et Ibn al-Fāriḍ sont à cet égard typiques de l’esprit šāḏilī. J.-Cl. Vadet remarque que le šāḏilī Ibn al-Labbān (m. 749/1349) « essaye visiblement de jeter un pont entre la théologie traditionnelle de l’ašʿarisme et la problématique d’Ibn ʿArabī » (cf. « Les idées d’un prédicateur de mosquée au xive siècle dans le Caire des Mamlouks », dans Ann. Isl., VIII, p. 1969, p. 66), ce que note également E. Bannerth à propos des šāḏilī en général (cf. « La Rifaʿiyya en Égypte », dans M.I.D.E.O., X, p. 1970, p. 13-14). Cette tradition exégétique semble ouverte par le successeur d’al-Šāḏilī, Abū al-ʿAbbās al-Mursī ; dans ses Laṭā’if al-minan, Ibn ʿAṭā’ Allāh al-Iskandarī donne des exemples de ta’wīl que pratiquait son maître à différents niveaux : sur le Coran (chap. 5), le hadith (chap. 6) et les paroles des soufis (chap. 7). Un tel recours à l’exégèse de la part d’al-Mursī, dont Suyūṭī témoigne (Ta’yīd, p. 86-87), ne peut être passé sous silence par Saḫāwī (Qawl, fol. 3a-b). Les cheikhs šāḏilī écrivent rarement des commentaires complets des œuvres des maîtres de la Waḥda, comme le font les Persans. Ils réemploient plutôt leur terminologie et leurs éléments doctrinaux dans leurs propres œuvres (les Wafā et al-Kāzawānī, par exemple, composent des vers « à la manière d’Ibn al-Fāriḍ » ; cf. Ibn Ḥaǧar, Durar, IV, p. 279 ; Ibn al-Ḥanbalī, Durr, I, p. 914). Cheikh ʿAlwān a toutefois consacré un commentaire au dīwān d’Ibn al-Fāriḍ ; l’ouvrage s’intitule L’assistance divine surabondante et la survenue du dévoilement (al-Madad al-fā’iḍ wa al-Kašf al-ʿāriḍ). À l’instar d’al-Mursī, ils expliquent surtout oralement les écrits akbariens et fāriḍiens, dans un cercle généralement restreint. Šaʿrānī, heureusement, est là pour transcrire leurs paroles, comme l’a fait Ibn ʿAṭā’ Allāh. L’influence d’Ibn ʿArabī sur la Šāḏiliyya transparaît de temps à autre dans notre travail. Au-delà d’une simple imprégnation apparaissent des affinités doctrinales entre le maître andalou et la voie initiatique. Leur étude sort du cadre de notre travail, et nous nous proposons de l’aborder ultérieurement. Notons que le Šayḫ al-Akbar lui-même a fréquemment commenté dans son œuvre les paroles des soufis précédents (elles sont rassemblées par le cheikh damascène Maḥmūd Ġurāb dans son Šarḥ kalimāt al-ṣūfiyya, Damas, 1981).

155 Suyūṭī, notamment, cite le passage complet du Bustān al-ʿārifīn (cf. Tanbīh, p. 45-46, et Qamʿ al-muʿāriḍ, fol. 29a). Quant à al-Haytamī, il souligne qu’al-Nawawī a été au-delà de la simple possibilité (ǧawāz) du ta’wīl pour indiquer son obligation (wuǧūb) ; cf. Mas’ala, fol. 123a. On notera ici, en contraste, la dérobade d’al-Ahdal, qui refuse toute exégèse à l’œuvre d’Ibn ʿArabī sous prétexte que celui-ci aurait affirmé que ses paroles étaient à prendre au sens le plus extérieur (« kalām-ī ʿalā ẓāhiri-hi ») ; cf. Saḫāwī, al-Tibr al-masbūk fī ḏayl al-sulūk, Le Caire, 1896, p. 358.

156 Muʿīd al-niʿam, p. 124, repris par Suyūṭī (Qamʿ, fol. 29a).

157 M. R. Ḥilmī, Burhān, p. 28.

158 Al-Ayyūbī, Rawḍ, fol. 171a.

159 Kaw., I, p. 204.

160 Kaw., IV, p. 119. Ce commentaire du Rawḍ fī al-fiqh du Yéménite Ismāʿīl Šaraf al-Dīn Ibn al-Muqrī a été édité au Caire en 1313/1895. Al-Anṣārī aborde d’ailleurs la question du ta’wīl dans d’autres contextes (par exemple IV, p. 112-113).

161 Les Yawāqīt constituent dans leur totalité une “défense et illustration” de la doctrine du Šayḫ al-Akbar, mais son auteur traite plus particulièrement du ta’wīl en I, p. 11-15. Šaʿrānī consacre également le chapitre 9 de ses Aǧwiba marḍiyya à l’« interprétation des paroles et états spirituels des soufis » (fol. 133b et sq.). Notons que pour l’auteur des Anwār qudsiyya, le disciple doit aussi faire l’exégèse des comportements de son cheikh qui lui paraissent condamnables (II, p. 42).

162 Cf. par exemple fol. 57, p. 136-137.

163 Un certain cheikh Makkī compose sur son ordre une épître intitulée al-Ǧānib al-ġarbī fī ḥall muškilāt Ibn ʿArabī (cf. M. R. Ḥilmī, Burhān, p. 8).

164 Ms. Ankara. L’auteur y traite, selon l’incipit et l’excipit, de l’existence « possible » et toute relative des créatures, puisqu’elles ne sortent du néant que par emprunt à l’Être absolu, seul Réel (al-wuǧūd al-ḥaqq) ; cf. à ce sujet S. al-Ḥakīm, Muʿǧam, p. 1133 ; ce thème est lié à celui des “essences immuables” (al-aʿyān al-ṯābita) ; cf. ibid., p. 831.

165 Al-Anṣārī montre que ta’wīl et iṣṭilāḥ sont deux notions corollaires en affirmant la nécessité (iftiqār) de recourir au premier pour comprendre le second (Šarḥ rawḍ al-ṭālib, IV, p. 119).

166 Ibn Ḫaldūn note que l’iṣṭilāḥ s’est constitué parallèlement aux autres disciplines islamiques, dès les premiers siècles de l’Hégire (Muqaddima, trad. V. Monteil, III, p. 1008).

167 L’išāra a pour but, selon le Šayḫ al-Akbar, de prévenir la réprobation des profanes et de leur éviter ainsi la disgrâce divine (al-ḥirmān) ; cf. Fut., I, p. 281.

168 Selon l’expression d’Ibn ʿArabī (ibid.). Le maître andalou a mis en garde contre une telle intrusion : « La lecture de nos œuvres, nous autres soufis, est prohibée à toute personne ne connaissant pas notre terminologie » (cf. al-Haytamī, loc. cit., p. 55). Le langage des soufis doit « rebuter » (yastašniʿu), dit al-Ġazālī, celui qui n’est pas apte à pénétrer dans leurs œuvres (Suyūṭī, Qamʿ al-muʿāriḍ, fol. 28b). Quṭb al-Dīn al-Qasṭallānī voit également dans l’iṣṭilāḥ un critère de discernement fiable (Suyūṭī, Ta’yīd, p. 43), et il condamne la perversion qu’a opérée sur lui Ibn Sabʿīn par l’introduction de son vocabulaire philosophique (ibid., p. 41). L’iṣṭilāḥ est encore défendu par Suyūṭī dans son Tanbīh, p. 24. Šaʿrānī affirme de son côté que les symboles poétiques employés par Ibn al-Fāriḍ ne doivent pas être dévoilés devant les croyants ordinaires (Anwār, I, p. 152).

169 Les termes soufis évoquent chez les mystiques une réalité immédiate (ḥaqīqa) – car déjà éprouvée –, tandis qu’ils restent au stade de la métaphore (maǧāz) pour les profanes ; cf. la fatwa de Zakariyyā al-Anṣārī sur Ibn al-Fāriḍ citée dans Fī ṣuḥbat al-Šayḫ al-Akbar, p. 90. « Si le censeur goûtait [les choses spirituelles] comme le fait le gnostique, il n’émettrait plus aucune critique », dit encore le grand cadi (ibid., p. 91).

170 al-Ḫubz al-ǧāff bi-ġayr adam ; cf. Kaw., I, p. 204. Il faut lire plutôt idām que adam, d’après Dozy (Suppl., I, p. 14).

171 Aǧwiba, fol. 100b-101a.

172 Al-Ǧurǧānī affirme que seul celui qui s’est attelé au grand ǧihād (la lutte contre l’ego) est à même de saisir le sens des paroles d’al-Bisṭāmī (cité par E. Dermenghem, loc. cit., p. 168). Ṣadr al-Dīn al-Qūnawī, le disciple d’Ibn ʿArabī, refusait toute fatwa concernant le soufisme si elle n’était pas le fruit d’une connaissance de l’iṣṭilāḥ. Šaʿrānī, qui rapporte ce fait (Aǧwiba, fol. 113a), revient sur la question en d’autres occasions (Yaw., I, p. 11, ou Ṭ.K., I, p. 12). On trouvera la justification de l’iṣṭilāḥ soufi chez le savant syrien contemporain Muḥammad Saʿīd al-Būṭī (al-Salafiyya, p. 196-200).

173 Pour al-Ḏahabī, cette recommandation ne s’applique pas à des personnages comme Ibn al-Fāriḍ, car ce ne sont pas d’authentiques ṣūfī (cité par al-Ahdal, loc. cit., p. 201).

174 Les exemples sont légion : al-Subkī, Muʿīd, p. 124 ; al-Zarrūq, Qaw., p. 109 ; Suyūṭī, Ḥāwī, II, p. 445, Qamʿ, fol. 29a ; cheikh ʿAlwān, Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 13b ; Šaʿrānī, Aǧwiba, fol. 129b ; Ibn Kamāl Pacha, Tarǧama, fol. 20a ; al-Haytamī, Fat. ḥadīṯiyya, p. 55, 81 ; al-Maqarrī, Azhār, III, p. 55, etc. Pour les soufis eux-mêmes, le taslīm constitue la seule solution face à ceux qui sont perçus tantôt comme les plus grands saints, tantôt comme les pires hérétiques : Ibn ʿArabī et ses pairs (al-Zarrūq, Qawāʿid, p. 47). Le seul cheikh qui proclame, dans nos sources, son refus d’un taslīm jugé trop tiède est ʿAbd al-Ra’ūf al-Munāwī, le disciple de Šaʿrānī ; on ne doit pas, selon lui, se taire sur ces maîtres, il faut les vénérer ouvertement et glorifier leur mémoire (M. M. Ḥilmī, Ibn al-Fāriḍ, p. 116).

175 Yaw., I, p. 3.

176 Le šarḥ provient d’un certain al-Ǧīlī ; quant au Tanbīh fī furūʿ al-šāfiʿiyya, il est l’œuvre d’Abū Isḥāq al-Šīrāzī (m. 476/1083) ; cf. Suyūṭī, Tanbīh, p. 23 et Ta’yīd, p. 72, repris par Ibn Ḥaǧar al-Haytamī, Mas’ala, fol. 122b. Le même al-Haytamī affirme que le Kitāb al-Ġunya de ʿAbd al-Qādir al-Ǧīlānī a subi des interpolations : certains passages prêtent à l’auteur des propos anthropomorphiques (la question de la ǧiha) qu’un hanbalite authentique comme lui n’a pu tenir ; cf. Fat. ḥadīṯiyya, p. 204.

177 Ṭ.Ṣ., p. 84-85.

178 Il nous a d’ailleurs confirmé que dans ses Yawāqīt, Šaʿrānī avait attribué à Ibn ʿArabī des propos qui ne sont pas de lui, bien involontairement sans doute (comparer par exemple Fut., III, p. 327 et Yaw., II, p. 143).

179 M. Chodkiewicz émet cet avis dans son compte rendu du Šarḥ Fuṣūṣ al-ḥikam du cheikh damascène Maḥmūd Ġurāb (cf. la revue des livres de S.I., LXIII, p. 1986, p. 179). Šaʿrānī et ses Yawāqīt sont visés, mais plus encore M. Ġurāb, « puisqu’il met en cause l’authenticité même des Fuṣūṣ al-ḥikam » (ibid.). Les « Notes et commentaires » de S.I., LXXVI (1992) reproduisent les développements de la controverse entre ces deux spécialistes d’Ibn ʿArabī (p. 177-180).

180 Pour Ibn al-Fāriḍ, cf. Ta’yīd, p. 72 ; les exemples concernant Ibn ʿArabī sont beaucoup plus nombreux : chez Ibn ʿAṭā’ Allāh (Fī ṣuḥbat al-Šayḫ al-Akbar, p. 85, lors d’une discussion hypothétique qu’il aurait eue avec Ibn Taymiyya) ; al-Fayrūzābādī (Tanbīh, p. 35) ; al-Maqarrī (Azhār, III, p. 55) ; Ḥāǧǧī Ḫalīfa (Kašf al-ẓunūn, cité dans Fī ṣuḥba, p. 100-101), etc. Les manipulateurs ne seraient pas toujours les fuqahā’, mais aussi des Juifs, voulant corrompre l’Islam (selon Ibn ʿĀbidīn, al-Durr al-muḫtār cité dans Fī ṣuḥba, p. 109-110), ou des chiites extrémistes (al-bāṭiniyya) cherchant à vider l’œuvre akbarienne de son contexte sunnite (M. S. al-Būṭī, al-Salafiyya, p. 204, note 1). D’autres ʿulamā’, plus prudents, ne font qu’envisager l’éventualité du dass, sans se montrer péremptoires : « Ces paroles révèlent une hérésie évidente (kufr ṣurāḥ) », répond Muḥyī al-Dīn al-Kāfyaǧī à Saḫāwī qui vient de lui lire un extrait d’Ibn ʿArabī, « mais je ne peux l’accuser tant que je n’ai pas la certitude qu’elles sont bien de lui » (Ḍaw’, VII, p. 261). Le Šayḫ al-Akbar aurait menacé à l’avance les “faussaires” de son œuvre : « Nous nous retrouverons devant Dieu » (wa Allāh al-mawʿid), aurait-il déclaré (Fī ṣuḥba, p. 93, note 56).

181 Yaw., I, p. 3 ; Ḥaqā’iq, p. 516.

182 Cf. Maǧmūʿat al-rasā’il wa al-masā’il, I, p. 80-81. Cette parole s’explique pourtant aisément par l’exaltation de la transcendance divine.

183 Aǧwiba, fol. 202a-203b. On sait quelle place tient dans le soufisme la notion d’adab (que l’on peut définir comme une politesse élevée au rang de discipline spirituelle). Des cheikhs comme Aḥmad al-Marḥūmī, ʿAlī al-Marṣafī ou Muḥammad al-Šinnāwī en donnent une vivante illustration (Anwār, II, p. 64 ; Ṭ.K., II, p. 128, 132).

184 Loc. cit., p. 331.

185 al-Muzāḥama ʿalā al-dunyā wa manāṣibi-hā, dit Šaʿrānī (Aǧwiba, fol. 202a).

186 Ġurba, fol. 127a-b pour les cadis et les témoins (šuhūd), fol. 144a-b pour les imams de mosquée et les ḫaṭīb-s. Les expressions employées par al-Fāsī sont percutantes : il accuse par exemple les cadis syriens d’être « les suppôts de Satan » (fol. 126b).

187 Cf. H. Laoust, Les gouverneurs de Damas, p. XXI ; Aḥmad Darrāǧ, « La vie d’Abū al-Maḥāsin Ibn Taġrī Birdī et son œuvre », dans Ann. Isl., XI, p. 1972, p. 178-179 ; B. Martel-Thoumian, Civils et administration, p. 84-92 ; Escovitz parle de « népotisme » ; cf. « Patterns of Appointment... », p. 168.

188 Les hommes qui répudient avec légèreté leur femme trouvent vite, selon cheikh ʿAlwān, des cadis prêts à les absoudre, de telle manière que le ṭalāq devient caduque (Nasamāt al-asḥār, fol. 182b-183b).

189 Al-Fāsī vise nommément ici les ʿulamā’ de Damas (Ġurba, fol. 124a) ; le vice-roi al-Sībā’ī, qui a reçu une missive du cheikh dans laquelle celui-ci dénonce la corruption des ʿulamā’ de la ville, leur reproche publiquement de s’approprier l’argent des fondations pieuses (akl māl al-awqāf) ; cf. supra, p. 127. Cheikh ʿAlwān fait une critique similaire dans son Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 14b.

190 Kaw., I, p. 273.

191 Ġurba, fol. 120a-b.

192 Ibid., fol. 141b. Rappelons-nous que lorsque Zakariyyā al-Anṣārī abandonne ce titre, suite à l’injonction de Ḫaḍir, il revoit à nouveau le Prophète à l’état de veille : l’élévation spirituelle passe par l’effacement en ce monde (cf. Murād al-Rūmī, Manāqib Zakariyyā al-Anṣārī, fol. 9a). Al-Fāsī réfute de même le titre de qāḍī al-quḍāt ou aqḍā al-quḍāt : pour lui, seul Dieu est le « grand Juge » (Ġurba, fol. 144a).

193 Mufākaha, I, p. 319.

194 Kaw., I, p. 114, 117. Al-Ġazzī dit qu’Ibn Qāḍī ʿAǧlūn était à Damas ce qu’était Zakariyyā al-Anṣārī au Caire pour le chafiisme, sauf que ce dernier le dépassa par l’importance de son œuvre écrite (ibid., I, p. 115).

195 Ġurba, fol. 122a-b.

196 Kaw., I, p. 148.

197 Cf. la thèse de Bakri Aladdin, ʿAbdalġanī an-Nābulusī, œuvre, vie et doctrine, I, p. 105-106.

198 Cf. Š.Ḏ., VIII, p. 81.

199 Notons toutefois que ʿAbd al-Ġanī al-Nābulusī reproche à ʿAlī b. Maymūn et à cheikh ʿAlwān d’avoir jugé de façon trop négative, dans leur œuvre, les musulmans et la société de leur époque (cf. al-Nawāfiǧ al-fātiḥa, ms. que nous a communiqué B. Aladdin, fol. 203).

200 al-Fusūq fāšin fī kaṯīr min ʿulamā’ al-aḥkām ; cf. Ta’yīd, p. 23.

201 al-Ġālib ʿalay-him ʿadam al-ḫašiya. Pour Suyūṭī, le terme ʿulamā’ évoqué dans le verset « Seuls les ʿulamā’, parmi Ses serviteurs, craignent Dieu » (Cor., XXXV, 28) désigne les connaissants, les gnostiques (al-ʿārifūn) ; cf. ibid., p. 24.

202 Loc. cit., p. 309.

203 « Yā ʿulamā’ al-balad, mā yaṣluḥ al-milḥ iḏā al-milḥ fasad ! » ; cf. Ṭ.K., II, p. 109.

204 Cf. supra, p. 327.

205 Š.Ḏ., VII, p. 189.

206 Šaʿrānī, Anwār, I, p. 165.

207 Kaw., II, p. 221.

208 Limitons-nous à un seul exemple pour chaque cas de figure. Le premier met en scène un faqīh réprouvant intérieurement l’emploi d’instruments de musique dans le samāʿ du cheikh Muḥammad al-Ḫurāsānī. Ce faqīh voit peu après en rêve le cheikh, lequel lui reproche de l’avoir calomnié et lui introduit dans la gorge quelque chose qu’il ne peut avaler. Le faqīh se repent alors et ce qui menaçait de l’étrangler devient pareil à du sucre : sitôt réveillé, il se rend chez al-Ḫurāsānī et l’étreint (Kaw., I, p. 91). La seconde anecdote met en scène le cheikh ʿAlī al-Maḥallī, évoqué plus haut, qu’un cadi doutant apparemment de son orthodoxie aborde un jour à Damiette. Ce cadi lui ayant demandé quel rite juridique (maḏhab) il suivait, al-Maḥallī répond à son inquisiteur : « Celui de la couleuvre ! » (ḥanašī : il s’agit sans doute d’un jeu de mots entre ḥanafī et šāfiʿī ; nous avons entendu un cheikh contemporain traiter dans le même sens de ḥanfašī les musulmans qui ne se réfèrent à aucun rite précis). Puis le cheikh, poursuit Šaʿrānī, souffla sur le cadi, qui tomba raide mort (Ṭ.K., II, p. 109). Des exemples similaires concernant les rapports entre soufis et dirigeants sont donnés dans le chapitre « Le prince et le saint ». La longue notice consacrée au maître šāḏilī Muḥammad al-Ḥanafī dans les Ṭabaqāt kubrā contient beaucoup de karāmāt où Dieu fait triompher le cheikh de l’oppression des autorités religieuses comme politiques.

209 Cf. supra, p. 140.

210 Dans le Maroc du xvie siècle, la malédiction du “saint trancheur” (ṣāliḥ beṭṭār) peut de même toucher les hommes de pouvoir comme de religion ; cf. A. L. de Prémare, loc. cit., p. 56, 105-106, 124.

211 Tawaǧǧuh sīdī ʿAlī b. Maymūn bi-qalbi-hi ʿalay-him wa takaddur ḫāṭiri-hi ; cf. Kaw., I, p. 276. Sur cette fitna entre ʿulamā’, cf. Kaw., I, p. 41, 116, et Ġāyat al-bayān, p. 64.

212 Kull ṣūfī faqīh wa lā ʿaks (Ṭ.K., I, p. 4). Abū al-ʿAbbās al-Mursī, le successeur d’al-Šāḏilī, disait dans le même sens : « Nous participons à la discipline des fuqahā’ [i.e. le fiqh], mais eux ne participent pas à la nôtre [i.e. le soufisme] » ; cf. Ibn ʿAṭā’ Allāh, Laṭā’if al-minan, p. 69.

213 Šaʿrānī, Aǧwiba, fol. 68a.

214 Laysa la-hum ḏawq ṣaḥīḥ wa tamyīz bayna al-ḫabīṯ wa al-ṭāhir ; cf. l’épître d’al-Kāzawānī intitulée Kašf al-qināʿ ʿan waǧh al-samāʿ, ms. Berlin, fol. 9b.

215 Cf. son Rūḥ al-qudus fī muḥāsabat al-nafs, Damas, 1970, p. 103-105.

216 Le titre complet en témoigne : Bayān ġurbat al-Islām bi-wāsiṭat ṣinfay al-mutafaqqiha wa al-mutafaqqira min ahl Miṣr wa al-Šām wa mā yalī-himā min bilād al-Aʿǧām. Ce titre et le sujet de l’ouvrage font référence – implicitement – au ḥadīṯ al-ġurba, selon lequel « l’Islam a commencé étranger, et il redeviendra tel qu’il était ; bienheureux donc les étrangers ! » (bada’a al-Islām ġarīban wa sa-yaʿūdu ġarīban kamā bada’a fa-ṭūbā li-al-ġurabā’). Il s’agit là de la version la plus concise, rapportée par Muslim et Ibn Māǧah et citée en premier lieu par le hanbalite Ibn Raǧab (m. 795/1392) dans son Kašf al-kurba fī waṣf ḥāl ahl al-ġurba, commentaire de ce hadith (Damas-Beyrouth, 1992). Notons au passage que ce hadith a fait l’objet d’un exposé de D. Gril lors d’un séminaire organisé par le département d’arabe de l’Université d’Aix-en-Provence sur le thème de l’étranger en Islam (mai 1989). Al-Fāsī pouvait faire de cette tradition prophétique sa devise à plusieurs titres. Les “étrangers”, tout d’abord, ont pour tâche de « réparer les dégradations (fasād) progressives qu’a connues la Sunna », comme l’indique Ibn Raǧab (Kašf al-kurba, p. 16). Ensuite, le cheikh marocain est exilé malgré lui dans ce Proche-Orient qu’il critique tant. D’ailleurs, son ouvrage est souvent ponctué du cri « Ô exil de l’Islam en Syrie ! » (yā ġurbat al-Islām bi-bilād al-Šām, par exemple fol. 127b, 138a) : pour al-Fāsī, l’Islam « se couche, décline » (de la même racine ĠRB) en Orient. Nul doute qu’il médite la tradition prophétique affirmant que « les gens d’Occident resteront détenteurs de la vérité jusqu’à ce que survienne l’Heure » (Lā yazālu ahl al-Ġarb ẓāhirīn ʿalā al-ḥaqq ḥattā taqūma al-sāʿa) ; ce hadith figure dans le Ṣaḥīḥ de Muslim, qui en rapporte trois versions différant peu (cf. l’éd. d’Istanbul, 1331 h., VI, p. 52-54). Au-delà, al-Fāsī expérimente l’exil intérieur, l’étrangeté foncière de tout croyant en ce bas monde (suivant un autre hadith cité dans Kašf al-kurba, p. 23), la ġurba bāṭina des gnostiques qu’Ibn Raǧab distingue d’un exil plus superficiel (al-ġurba al-ẓāhira) ; cf. ibid., p. 24. Al-Fāsī revendique cette ġurba : il disait souvent, d’après cheikh ʿAlwān, qu’il était étranger (anā ġarīb) ; cf. Muǧlī al-ḥuzn, fol. 66b. Son expérience épouse donc tous les degrés de la ġurba, tels que les énonce l’auteur du Kašf al-kurba. Al-Ahdal (Kašf al-ġiṭā’, p. 291) et al-Zarrūq (Qawāʿid, p. 99) font aussi référence à ce hadith.

217 Fol. 85b.

218 Šarḥ silk al-ʿayn, fol. 109a. Au manque de finesse spirituelle des fuqahā’ que dénonce ʿAlī al-Kāzawānī (cf. supra, p. 401, note 214) fait pendant l’aberration des « brigands de la Voie » (Kašf al-qināʿ, fol. 9b-10a).

219 « al-Fuqarā’ yurā’ūn bi-al-aḥwāl wa al-fuqahā’ yurā’ūn bi-al-aqwāl » ; cf. Ṭ.K., II, p. 67.

220 Ta’yīd, p. 88.

221 Nous avons évoqué au cours de ce travail plusieurs pratiques que le cheikh marocain dénonce comme bidʿa, mais la liste en est longue. Dans le Bayān ġurbat al-Islām (fol. 82b-83a), il condamne ainsi par ce terme l’habitude qu’ont pris les clercs et le peuple de se nommer par le laqab (par exemple Šams al-Dīn) à la place du ism (Muḥammad), usage contraire à la Sunna ; le prénom est défini comme sunnī, le surnom comme bidʿī. L’habitude prise par les Syriens de ne plus se saluer par le salām islamique traditionnel, mais par des expressions profanes (ṣabāḥ al-ḫayr, marḥaban) encourt la même réprobation (fol. 96b et sq). Dans un article datant de 1874, Ignaz Goldziher a déjà mis en évidence l’image très négative que donne ʿAlī b. Maymūn de la culture islamique orientale ; cf. « ʿAlī b. Mejmūn al-Maġribī und sein Sittenspiegel des östichen Islam », dans Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft, t. XXVIII, p. 293-294.

222 Al-Fāsī voit dans les mutafaqqiha des créatures pires que « Juifs, Chrétiens, Mazdéens et autres communautés infidèles », car les musulmans suivent les premiers et non les seconds : le même argument est développé par Ibn Taymiyya et ses pairs à propos d’Ibn ʿArabī. (Ġurba, fol. 134a). Plus loin, les pseudo-fuqahā’ sont appelés « zindīq, Mazdéens de cette Communauté » (zanādiqa maǧūs hāḏihi al-umma) ; cf. ibid., fol. 138a. À chacun son zindīq...

223 Voir pour Ibn Taymiyya Maǧmūʿ al-fatāwā, X, p. 443 et sq. ; Alfred Morabia, « Prodiges prophétiques et surnaturel démoniaque selon Ibn Taymiyya », dans La signification du Bas Moyen Âge dans l’histoire et la culture du monde musulman, Aix-en-Provence, 1978, p. 167-168. L. Pouzet constate lui aussi que l’ « adjectif šayṭānī revient très souvent sous la plume d’Ibn Taymiyya » (cf. son art. « Prises de position autour du samāʿ en Orient musulman au viie/xiiie siècle », dans S.I., LVII, p. 1983, p. 127, note 3). Pour al-Fāsī, cf. Ġurba, fol. 151a, 194b-195a, etc. L’enseignement de ce maître est fondé en grande partie sur la connaissance nécessaire du šayṭān qui est en l’homme, afin de mieux le combattre ; il a écrit un petit traité sur ce point : Mawāhib al-Raḥmān fī Kašf ʿawrat al-Šayṭān (ms. Damas). Son rapport à Satan est cependant limité ; il ne va jamais jusqu’à la “rencontre” avec Iblīs – qu’il ne nomme d’ailleurs jamais ainsi – comme l’ont fait d’autres soufis (cf. P. J. Awn, Satan’s Tragedy and Redemption : Iblīs in sufi psychology, Leiden, 1983). Au-delà du šayḫ al-Islām syrien, il faut penser à l’emploi que fait de ce thème Ibn al-Ǧawzī, comme le remarque L. Pouzet (ibid.) ; nous savons d’ailleurs que le maître marocain apprécie l’auteur du Talbīs Iblīs.

224 Pour Ibn Taymiyya, cf. Maǧmūʿ al-fatāwā, XI, p. 88, 510 ; pour al-Fāsī, cf. supra, p. 196.

225 Tanzīh, ms. Damas, fol. 2a-3a.

226 Ibid., fol. 6b.

227 Ms. Berlin, que nous a communiqué Bakri Aladdin.

228 Anwār, II, p. 56. Šaʿrānī note que le šayḫ al-Islām Šihāb al-Dīn al-Ramlī (m. 957 / 1550) le suivit en cela (sur ce mufti, cf. Ṭ.Ṣ., p. 67-69).

229 Intitulé al-Nuṣra al-ilahiyya li-al-ṭā’ifa al-saʿdiyya (ms. Damas).

230 Muftarin kafūr qad ġarra-hu Allāh al-ġurūr (fol. 18b). Le soufi utilise, notons-le, un vocabulaire coranique.

231 Fol. 18b-19a.

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