بـــسْم ﭐلله ﭐلرّحْمٰن ﭐلرّحــيــم ﭐللَّهُمَّ صَلِّ عَلَى سَيِّدِنَا مُحَمَّدٍ وَ عَلَى آلِهِ و صحبه وَ سَلِّمْ السلام عليكم و رحمة الله و بركاته
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vendredi 22 juin 2012
Le soufisme en Égypte et en Syrie - Éric Geoffroy - Chapitre XII - Contrastes et similitudes
Éric Geoffroy
I - Le soufisme turco-persan
1 - La mystique urbaine
Dans le sunnisme
Dans le chiisme
2 - La nébuleuse bektachie
3 - Quelle influence sur le soufisme syro-égyptien ?
II - Le soufisme maghrébin
1 - La fascination de l’Orient
2 - L’incontournable opposition entre ville et campagne
3 - Un šāḏilisme maghrébin moins uniforme qu’il n’y paraît à première vue
4 - Indices d’une évolution commune du taṣawwuf
Nous n’avons nullement pour dessein ici de mener une étude de fond sur la spiritualité islamique des aires turco-persane et maghrébine ; il s’agit seulement pour nous de mieux identifier notre propre terrain syro-égyptien en établissant des parallèles avec des contextes socio-politiques et des climats culturels autres. Le monde turco-persan sera privilégié, en vertu des liens étroits qu’il entretient avec le domaine mamelouk puis ottoman. Le fait que les dirigeants des deux régimes soient d’origine turque n’est pas sans incidence, on a pu s’en rendre compte, sur la mystique proche-orientale. La proximité géographique de ce monde avec la Syrie, et plus spécialement Alep, y explique aussi bien évidemment la présence de la mystique turco-persane.
I - Le soufisme turco-persan
Parler d’aire turco-persane se justifie dans la mesure où la culture linguistique et spirituelle du Bilād al-Rūm est persane jusqu’à une époque avancée1. Les invasions mongoles successives ont bien sûr une grande part dans le mouvement d’émigration qui s’est dessiné de l’Est vers l’Ouest de l’Asie dès la première moitié du viie/xiiie siècle : sans ces farouches envahisseurs, le père de Ǧalāl al-Dīn Rūmī, venant du Ḫurāsān, ne se serait jamais établi à Konya, au cœur de l’Anatolie. Le Maṯnawī de Rūmī est souvent considéré comme “le Coran persan”, et des Ottomans comme Mehmed le Conquérant ou Sulaymān composent également dans cette langue, alors que dans le même temps, Šāh Ismāʿīl écrit en turc populaire pour favoriser la conversion de l’Anatolie au chiisme.
Ici se fait jour un premier contraste entre les deux aires. La poésie constitue en effet une forme littéraire dominante dans le monde turco-persan et elle est le mode d’expression favori des auteurs spirituels de cette aire, de Rūmī à Ǧāmī en passant par Ḥāfiẓ2. Dans le Proche-Orient arabe, la poésie mystique est représentée par ʿUmar Ibn al-Fāriḍ, abondamment commenté certes mais en proie aux attaques incessantes des fuqahā’. On ne peut guère lui associer d’autre nom, Ibn ʿArabī étant connu pour son immense œuvre en prose et non pour son dīwān. Si les maîtres arabes écrivent en vers, ceux-ci sont le plus souvent disséminés dans le corps de l’ouvrage en prose, et font souvent office de fioriture ou de temps de repos. Au-delà d’une différence purement formelle, c’est sans doute un rapport différent à la spiritualité qui est en jeu : les éléments dogmatiques ou doctrinaux développés dans le genre arabe de la risāla sont énoncés dans un discours rationnel de type dialectique, ce à quoi la poésie permet d’échapper. Art savant en Perse, celle-ci représente également un mode d’expression privilégié dans les milieux populaires d’Anatolie. Yūnus Emre (m. 721/1321), qui utilise à l’occasion le vocabulaire religieux arabe et persan, écrit dans une langue turque courante, comme le feront les poètes bektachis qui le suivent.
En Perse comme en Anatolie, les influences étrangères à l’Islam jouent un rôle beaucoup plus important dans la spiritualité qu’au Proche-Orient, où les musulmans parlent la langue de la Révélation. La falsafa, quasiment bannie du sunnisme arabe, vit en Perse à travers l’influence d’Avicenne ; sous les Safavides par exemple, les auteurs chiites commentent abondamment le Šifā’. Le Mazdéisme, pure émanation de la terre persane, s’incarne dans la théosophie de la Lumière (Išrāq) d’al-Suhrawardī « al-Maqtūl » (m. 587/1191), exécuté à Alep sur ordre de Saladin. Son école a de nombreux représentants par la suite en Perse, même en milieu sunnite3. Ces deux courants se conjuguent si bien que Corbin peut parler d’un « avicennisme suhrawardien ishrāqī »4.
Par ailleurs, les populations turcomanes qui s’établissent en Anatolie par vagues successives y importent leur tradition nomade d’Asie Centrale empreinte de chamanisme. Parmi elles, les baba-s et les abdāl, qui se réclament de près ou de loin de l’ordre errant d’Aḥmad al-Yasawī (m. 562/ 1166), se montrent perméables à ce vieux fond turc, mais aussi au christianisme anatolien d’implantation ancienne.
Ces deux traditions, l’une à tendance métaphysique et gnostique, l’autre faisant une plus grande place aux pouvoirs psychiques et à la magie, sont évidemment en contact et s’interpénètrent, mais elles se répartissent grosso modo selon une ligne de clivage entre ville et campagne.
1 - La mystique urbaine
Dans le sunnisme
La Mawlawiyya de Rūmī est la plus ancienne des voies initiatiques anatoliennes. Malgré son rituel musical et chorégraphique, elle reste très classique, comme en témoigne l’anecdote où le maître maudit sa femme allée assister aux exploits de derviches rifāʿī sur la place publique, malgré ses avertissements5.
Nous avons déjà mis l’accent sur le caractère sunnite de la Naqšbandiyya. ʿAbd al-Raḥmān al-Ǧāmī (m. 898/1492) est à cet égard un représentant typique de cette voie car il s’en prend aux rāfiḍī6, et assimile les pseudo-soufis aux Bāṭiniyya, chiites extrémistes accusés de transgresser les normes révélées7. Les positions de celui qui est considéré comme « le dernier classique persan »8 sont à mettre en rapport avec l’ascendant qu’il a sur les dirigeants timourides d’Hérat, sunnites intransigeants9, et plus spécialement sur le sultan Ḥusayn Bayqarā (m. 911/1505), dont il est le confident. Son maître ʿUbayd Allāh al-Samarqandī al-Aḥrār (m. 895/1490) exerçait déjà une semblable influence sur ces souverains, et la comparaison s’impose avec le rôle éminent que tiennent les soufis chez les derniers sultans mamelouks10. La Naqšbandiyya, connue pour sa méthode du « ḏikr du cœur » (ḏikr ḫafī, ḏikr qalbī), est opposée à toute démonstration extérieure11 et met l’accent sur le lien de maître à disciple12. En outre, son adhésion à la Šarīʿa explique qu’elle soit répandue dans le milieu des ʿulamā’13. Tous ces traits nous autorisent à suggérer un parallèle entre la Naqšbandiyya et la Šāḏiliyya14.
L’ordre connaît une grande extension dans la Turquie ottomane dès la fin du ixe/xve, grâce au disciple d’al-Aḥrār, ʿAbd Allāh Ilāhī et le ḫalīfa de ce dernier à Istanbul, Aḥmad al-Buḫārī (m. 922/1516). Le fait qu’un cadi de la descendance de Ǧalāl al-Dīn Rūmī quitte sa fonction pour suivre la Voie avec le cheikh Ilāhī révèle le rayonnement que la Naqšbandiyya acquiert alors15. L’orthodoxie de cette voie et son impact sur le milieu des ʿulamā’ se décèlent de même dans l’importance que lui accorde Ṭāškoprüzādeh dans ses Šaqā’iq. Si cette voie l’emporte progressivement dès le xvie siècle sur tous les autres ordres d’Asie Centrale16, elle pénètre tardivement dans le domaine syro-égyptien, durant la deuxième moitié du xviie siècle17.
Nous passons sur la Ḫalwatiyya évoquée plus haut, qui est à la fin du xve et au début du xvie, avec la Naqšbandiyya, l’influence initiatique majeure dans le monde turco-persan.
La Zayniyya, moins connue, est une branche de la Suhrawardiyya, dont le maître éponyme est Zayn al-Dīn al-Ḫāfī ou al-Ḫawāfī (m. 838/1435), maître originaire du Ḫurāsān18. Ce dernier vécut dans différents pays du Moyen-Orient, notamment en Syrie, en Iraq et en Égypte, où il prit la Voie de Yūsuf al-Kūrānī par un seul intermédiaire19. Bien que l’auteur des Šaqā’iq affirme qu’al-Ḫāfī ne soit jamais entré dans le Bilād al-Rūm20, la Zayniyya est cependant donnée comme une voie turque21, car elle fut répandue à Brousse par ʿAbd al-Laṭīf al-Maqdisī (m. 856/1452)22. La nisba de ce cheikh confirme la source arabe de cette branche qui, à l’instar de la Suhrawardiyya égyptienne, est une voie de ʿulamā’. Ses maîtres, qu’il s’agisse d’Ibrāhīm Ibn al-Baḫšī (m. 872/1467) appelé al-faqīh, de Ḥāǧǧī Ḫalīfa (m. 894/1489) ou de son successeur Rustūm (m. 917/1511)23, ont en effet de nombreux disciples fuqahā’ et cadis, qui incarnent le modèle, si présent dans les Šaqā’iq, du ʿālim se donnant à la Voie après avoir suivi un cursus en sciences exotériques24. Dans ce contexte, les assertions de Ṭāškoprüzādeh nous paraissent avoir un ton d’authenticité – contrairement à ce qu’il dit des baba-s et des abdāl du début de la dynastie ottomane – car la même intériorisation du savoir islamique se rencontre dans notre propre terrain de recherche.
Dans le chiisme
Sous les Timourides, le chiisme reste vivace en Perse ; mais ses doctrines, sous la pression politique, deviennent encore plus ésotériques et s’infiltrent sous le manteau du soufisme. Nous savons par exemple que certains Ismaéliens passèrent dans la clandestinité pour réapparaître dans des ordres sunnites ou chiites25. Cette situation favorise, dès le viiie/xive siècle, un rapprochement sur le plan métaphysique entre le soufisme et la gnose chiite, fécondée en profondeur par la doctrine d’Ibn ʿArabī. Les artisans principaux en sont Ḥaydar Āmolī, puis au ixe/xve Abū Turkeh et Ibn Abī Ǧumhūr26.
Dans la même mouvance se situent des voies initiatiques nées également au xve, qui confessent un chiisme duodécimain modéré et dénotent une semblable influence du taṣawwuf. La voie de Niʿmat Allāh Kermānī (m. 834/1431)27 a même une origine sunnite manifeste puisque ce descendant du Prophète né à Alep devient à la Mecque le disciple et successeur de ʿAbd Allāh al-Yāfiʿī (m. 768/1367), maître šāḏilī et qādirī. Par la suite, l’ordre devient chiite mais continue à fonctionner comme une voie sunnite.
Autre ordre dont l’influence perdure dans les villes iraniennes jusqu’au xxe siècle, la Ḏahabiyya est née d’une scission de la Nūrbaḫšiyya, branche de la Hamadāniyya. Il n’y a dans ce schisme rien d’étonnant – ou de « malheureux » comme l’affirme H. Corbin28 – dès lors que le propre maître de Nūrbaḫš (m. 869/1464), Isḥāq al-Ḫuttalānī, proclame avec d’autres membres de la voie que Nūrbaḫš est « l’Imām – ou le Mahdī – attendu » par les chiites29. Les Timourides, alertés par ces prétentions, cassent le mouvement, comme le feront les Ottomans avec le groupe d’Uways al-Qaramānī à Alep. Hormis ce messianisme chiite, la doctrine de Nūrbaḫš et de ses disciples se situe dans la pure lignée du soufisme persan : si les soufis syro-égyptiens commentent essentiellement les ouvrages en prose du taṣawwuf, Šams al-Dīn al-Lahīǧī (m. 912/1507) éclaire dans son propre commentaire, à l’instar de nombreux autres mystiques persans, le fameux poème gnostique de l’Azéri Maḥmūd al-Šabestarī (m. 720/1320) : La roseraie du Mystère30.
Nous n’avons en Syrie que le dernier ressac de cette vague chiite multiforme, tantôt occultée et tantôt émergeante, qui permettra à la ṭā’ifa ṣafawiyya de devenir la dynastie chiite de Perse. Chez les Safavides, la fusion entre structure initiatique et pouvoir temporel génère une confusion, débouchant rapidement sur un divorce. La ṭarīqa continue à exister sous l’État safavide, mais elle y joue le rôle ambigu de support et de relais du pouvoir. Ce couple mal assorti est d’une part attaqué par les muǧtahid-s chiites opposés à la mystique, et altère d’autre part l’authenticité de la voie. Les critiques déjà émises par un maître comme Ǧāmī contre les soufis laxistes s’accentuent dès le début de la période safavide, au point que le terme taṣawwuf, lié à ces déviations, est banni au profit de celui de ʿirfān31. Ce divorce s’explique aussi par l’anti-sunnisme farouche de Šāh Ismāʿīl, tempéré ensuite par ses successeurs, mais qui fait fuir beaucoup de soufis32.
La hiérarchisation des ordres initiatiques semble être un point commun aux voies persanes, sunnites comme chiites. Le ḫalwatī Yaḥyā al-Šarwānī (m. 891/1486) serait le premier maître, selon Ṭāškoprüzādeh33, à répartir des ḫulafā’ dans toutes les régions où se trouvent ses disciples ; son successeur, ʿUmar al-Rūšānī, fait de même pour pouvoir suivre les quelques vingt mille murīd-s qui lui sont rattachés. Le cheikh hamadānī Muḥammad al-Ḫabūšānī aurait de son côté une trentaine de ḫulafā’34, et ceux du maître ḥurūfī Faḍl Allāh al-Astarabāḏī font du prosélytisme après sa mort sur un vaste espace. Cette structure pyramidale, contemporaine de l’expansion des ordres turco-persans au ixe/xve, se renforce de façon logique dans la Ṣafawiyya, ordre officiel de la dynastie, qui est dirigée par le ḫalīfat al-ḫulafā’.
Dans le domaine syro-égyptien par contre, la délégation structurée de l’autorité spirituelle n’apparaît le plus souvent qu’à l’époque ottomane. Jusqu’alors, la représentation du maître de l’ordre reste informelle, même dans les grandes voies comme la Šāḏiliyya, la Suhrawardiyya ou la Qādiriyya ; on y parle rarement de ḫulafā’ mais de disciples (aṣḥāb) plus importants que d’autres. Cheikh ʿAlwān et Ibn ʿArrāq sont bien désignés comme les ḫulafā’ de ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī, mais leur cas met en relief l’usage ambigu qui est fait dans le soufisme de ce terme arabe ; ces cheikhs sont en effet davantage les successeurs d’al-Fāsī, au sens premier du mot ḫalīfa, que ses représentants dans quelque province. Ce dernier sens, correspondant à celui du muqaddim maghrébin, est par ailleurs accessoirement employé chez les šāḏilī syriens ; al-Fāsī laisse ainsi un ḫalīfa turc à Brousse35, et Šakkās est à Palmyre « un des représentants » (aḥad al-ḫulafā’) de cheikh ʿAlwān36. Dans l’aire syro-égyptienne, il faut le noter, les distances sont plus réduites que dans le monde turco-persan, et le maître de l’ordre ou ses disciples se déplacent facilement pour se rendre de mutuelles visites ; de plus, le rayonnement d’un cheikh ou d’une voie y est souvent circonscrit à une région.
À propos de la Ṣafawiyya, Fritz Meier remarque dans les ordres chiites une organisation de type monarchique où l’autorité ne peut, contrairement à ce qui se passe dans le monde sunnite, laisser l’ensemble se ramifier : la remise en question de cette autorité unique entraînerait en effet des ruptures radicales37. Ce phénomène s’explique surtout, nous semble-t-il, par les glissements vers des positions extrémistes qui peuvent s’opérer au sein de groupes chiites, ce qui amène les éléments modérés à faire sécession : les ḏahabī s’en vont (ḏahaba), quittent la Nūrbaḫšiyya parce que le maître de cette dernière se proclame « l’Imam attendu ». On doit par ailleurs établir une corrélation entre l’exclusivisme de certaines voies chiites “monarchiques” et le fait que l’affiliation initiatique soit généralement unique en Perse. C’est déjà le cas à l’époque timouride (on est naqšbandī ou on est ḫalwatī...) et la tendance se précise sous les Safavides, où « l’affiliation multiple a toujours été très mal vue »38. Le contraste est saisissant, à cet égard, avec ce qui se pratique dans le Proche-Orient mamelouk puis ottoman.
Restons dans les aspects techniques de la Voie, pour remarquer que la gnose imamite s’enseigne souvent chez les spirituels chiites hors du cadre d’une voie précise, à l’instar des influences initiatiques akbarienne et uwaysī, qui n’ont pas de support matériel dans l’aire sunnite. Cependant, l’imamisme cultive davantage la discipline de l’arcane, à cause de ses implications messianiques et donc politiques, ce qu’ignorent les autres types de transmission ésotérique.
2 - La nébuleuse bektachie
Parallèlement à la mystique savante, sunnite comme chiite, des tendances hétérodoxes nomades et rurales traversent le monde turco-persan. Dans ce vaste espace allant de l’Asie Centrale et de l’Inde à l’Asie Mineure, on retrouve chez les baba-s turcs et les qalandar-s indiens et persans des comportements similaires ainsi qu’une imprégnation commune des doctrines chiites déviantes. Ces tendances peuvent être qualifiées de populaires dans la mesure où l’on cherche à y atteindre des états “spirituels” factices au moyen de drogues, de musiques cadencées et autres stimulants sensoriels39. Même quand elle véhicule des enseignements ésotériques comme ceux de la Ḥurūfiyya40, cette mystique reste populaire par son hétérodoxie (malgré les contacts entrevus plus haut entre Mehmed et les ḥurūfī) : aucune confession en Islam, qu’elle soit sunnite ou chiite, n’accepte la prétention d’un homme à la divinisation, et Faḍl Allāh al-Astarabāḏī aurait été condamné pareillement par les Safavides s’il avait vécu sous leur régime. La mystique est évaluée comme orthodoxe ou non dans son rapport au dogme religieux qui la porte. L’orthodoxie en Islam peut être dite “savante” dans la mesure où elle est basée sur une “science” du dogme et de ses développements juridiques mais aussi spirituels41 ; lorsque cette science n’existe pas, on peut estimer qu’il s’agit d’une mystique populaire.
Les Mongols n’ont pas seulement chassé Rūmī vers l’Anatolie, ils y ont aussi poussé Ḥāǧǧī Bektāš (m. vers 738/1337), modèle du baba turc faisant peu de cas des contraintes dogmatiques et rituelles. La brièveté et le bon ton de la notice que lui consacre Ṭāškoprüzādeh sont révélateurs du vernis d’orthodoxie que l’auteur des Šaqā’iq se préoccupe d’appliquer sur les soubassements du soufisme turc. Ṭāškoprüzādeh s’empresse d’ailleurs de dissocier le maître éponyme des hérétiques (malāḥida) qui se réclament de lui au xvie siècle, plaquant ainsi le schéma de l’imam chiite ou du maître soufi dépassé par le ġulūw de ses disciples42.
Le bektachisme43 constitue un véritable melting-pot d’influences chamaniques, chrétiennes44, chiites hétérodoxes45 et ḥurūfī46, pour s’arrêter aux plus importantes. Un tel syncrétisme représente, selon nous, une modalité particulière de la tolérance et de l’ouverture aux autres croyances qui caractérisent l’Islam turco-persan ; on peut en trouver l’expression chez les maîtres de la mystique la plus élaborée, tel al-Simnānī ou Rūmī. Cette tolérance provient sans doute du fait que l’Islam n’a pas recouvert dans cette aire les substrats antérieurs, loin s’en faut47.
Des religions ou des sectes, en effet, naissent encore à l’époque islamique sur les plateaux d’Asie balayés par les vents comme par les confessions : les Yézidis reprennent et accentuent le syncrétisme ambiant, mais aussi les Ahl-i Ḥaqq, secte se développant surtout au xvie dans les tribus turcomanes d’Azerbaïdjan ; des éléments ismaéliens, chrétiens et manichéens s’y côtoient, et la faveur dont jouit chez eux Šāh Ismāʿīl n’est pas la moindre affinité qu’ils ont avec les bektachis. Les instances politiques et religieuses sont pourtant vigilantes dans cette aire, mais leur autorité semble limitée au cadre urbain : sous les Timourides, les fuqahā’ de Tabrīz intentent des procès au ḫalwatī ʿUmar al-Rūšānī48, pourtant bien orthodoxe en comparaison des groupes évoqués plus haut. La situation est différente au Proche-Orient davantage urbanisé où l’Islam, dans son dogme sunnite monolithique, contrôle mieux les déviations ; l’intransigeance d’un Ibn Taymiyya face aux différentes expressions religieuses y domine donc, même dans les milieux soufis.
L’ambiguïté règne sur ces groupes bektachis qui se réclament de l’Islam tout en en transgressant les préceptes. Leur souplesse dogmatique et leur implantation profonde en milieu rural leur permettent d’avoir un grand impact, du xvie au xviiie siècle, sur les populations chrétiennes d’Anatolie et des Balkans, dont l’islamisation leur est d’ailleurs due en grande partie. Les relations en clair-obscur entre bektachis et moines chrétiens, dans lesquelles les derviches se plaisent manifestement à brouiller les pistes, montrent que cette ambiguïté est cultivée à dessein49.
Si l’on en croit la relation de voyage de Nicolas de Nicolay50, envoyé par la France en observateur de la Turquie de Soliman le Magnifique – notre Sulaymān – la mystique qu’il y trouve n’est que franche imposture, et laisse loin derrière lui les subtilités de l’équivoque. Le Français décrit, dessins à l’appui, quatre groupes, ou plutôt quatre styles de fuqarā’. Il y a les « calenders », ceux qui se tiennent le mieux sur le plan moral grâce à leur vœu de chasteté51, puis les « géomailers »52, pèlerins d’amour qui auraient des mœurs très dépravées, et enfin les « dervis » et les « torlaquis »53 aussi sordides les uns que les autres, selon l’auteur. Les distinctions entre ces groupes sont en fait relatives : nous nous trouvons, comme l’affirment les éditeurs du texte, « devant une nébuleuse dont les Bektachi constituent le noyau »54. M. C. Gomez-Géraud et S. Yérasimos nous mettent aussi en garde contre l’évidente partialité de de Nicolay. En effet, « ce sont [les confréries] les plus extrémistes et celles qui contredisent le plus la foi musulmane que de Nicolay a retenues, sans doute parce qu’elles se prêtent mieux à la caricature »55. Il est certain que, dans son dessein de dépréciation systématique de l’Islam, il ne peut mentionner les soufis de la Naqšbandiyya ou d’autres voies orthodoxes.
La relation de de Nicolay présente cependant un grand intérêt, par les composantes objectives du soufisme populaire qu’il décrit, à savoir l’excentricité outrageuse de l’accoutrement des personnages56 ainsi que l’usage du haschisch appelé maslik. Mais surtout, cette description corrobore le constat effectué par les šāḏilī syriens sur leur propre terrain. Les « torlaquis »57, par exemple, se complaisent dans leur ignorance et leur analphabétisme : « Ils ne savent ni ne veulent savoir lire ni écrire », remarque le voyageur. Ils écument les campagnes en profitant de la crédulité du petit peuple :
« Et en telle mendicité, font accroire aux simples gens des villes et villages qu’ils savent deviner et prédire la bonne ou mauvaise fortune en regardant aux linéaments de la main, comme s’ils étaient bien entendus en l’art de chiromancie. Car la bestialité de ce barbare peuple est si lourde et grossière que ces pauvres idiots accourent de tous endroits vers tels abuseurs comme s’ils étaient prophètes. Et surtout les simples femmes [...] leur portent force pain, œufs, fromages et autres viandes, à eux non moins agréables que nécessaires. »58
Ces faux soufis sont décidément les frères des charlatans parasites décrits par Šaʿrānī et surtout par al-Kāzawānī59. La ressemblance est encore plus frappante lorsque le « vénérable vieillard qu’ils révèrent et adorent comme un dieu [...] se feint être ravi en esprit, prononçant de fois à autre peu de paroles », lorsque leur pseudo-cheikh, donc, fait mine d’être sous l’emprise d’un fort état spirituel (ḥāl) lui enjoignant de quitter le village où ils sont descendus, car celui-ci est menacé par un « mal imminent ». Le vieillard simule alors de s’opposer par son intercession au courroux divin :
« A donc, ce pauvre barbare et ignorant peuple épouvanté de la menace divine [...] accourt vers lui de toutes parts, ajoutant si grande foi à la masquée hypocrisie de ce vieux renard, qu’ils ont ferme persuasion toutes ces abusives et diaboliques œuvres être divins miracles. Dont par admiration charitable, lui portent tant d’aumônes que puis après, ces faux religieux, au départir de ce lieu, se chargent de toutes sortes de bribes comme vrais sommiers. Et ainsi pourvus, retournent en leurs maisons, triomphant de leurs impostures et faisant joyeuse et grasse chère aux dépens de trop crédules gens qui leur ont donné. »60
Les tableaux respectifs de Nicolay et d’al-Kāzawānī présentent une similitude indéniable et s’authentifient ainsi mutuellement. Le charlatanisme à la turque a cependant des traits plus grossiers que celui qui sévit sur notre terrain. D’une manière générale d’ailleurs, les déviations imputées par al-Fāsī et son école aux pseudo-soufis paraissent bien pâles en comparaison des hérésies et syncrétismes qu’a accueillis le monde turco-persan, ce qui explique le regard souvent négatif jeté par les maîtres syro-égyptiens sur la mystique de cette aire.
3 - Quelle influence sur le soufisme syro-égyptien ?
À première vue, la tradition spirituelle turco-persane paraît attirer les soufis syro-égyptiens. Ainsi le prestige d’un Ǧāmī ne touche pas que le Bilād al-Rūm, et la polémique qui survient entre Ibn al-Ḥanbalī et le soufi persan Rūḥ Allāh al-Qazwānī à propos du grand poète est révélatrice de l’audience de Ǧāmī à Alep. De manière paradoxale, c’est le biographe syrien qui réfute les accusations proférées par al-Qazwānī contre les dīwān-s de Ǧāmī, dans une risāla au ton très “suyūṭien” : Tarwiyat al-ẓāmī fī tabri’at al-Ǧāmī61. Autre exemple de l’intérêt que manifestent nos soufis pour la culture ottomane cette fois, Brousse attire – outre al-Fāsī – ʿAlī al-Ḥadīdī, le ḫalīfa du maître cairote Abū al-Suʿūd al-Ǧāriḥī, qui résida en cette ville une trentaine d’années62. L’influence turco-persane prend corps au Caire même chez les trois cheikhs ḫalwatī al-Damirdāš, al-Kulṣānī et Šāhīn. Nous avons vu que leurs personnalités différentes déterminaient dans la société cairote des impacts non moins dissemblables63.
ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī est sans doute amené vers l’Anatolie par la réputation qu’ont les Turcs d’être de fervents avocats de la doctrine akbarienne. Ce climat favorable lui permet en effet de vilipender depuis Brousse, où il séjourne avec ses disciples de 905/1500 à 910/1505, les détracteurs syriens d’Ibn ʿArabī64. Espérant trouver une spiritualité plus authentique que celle qu’il a vue en pays mamelouk, il avoue à plusieurs reprises sa déception : aucun des cheikhs qu’il rencontre ne détient, à ses yeux, les connaissances ésotériques de son maître tunisien, Abū al-ʿAbbās al-Tibbāsī. Il constate en outre la même ignorance, les mêmes déviations chez les fuqarā’ de Brousse que chez ceux de Syrie65. Šaʿrānī approuvera plus tard les critiques du maître marocain à l’encontre des soufis turcs et persans souvent peu arabisés, qui prononcent mal la formule Lā ilaha illā Allāh et en déforment le sens66.
Les jugements de ces deux maîtres reflètent un état d’esprit partagé par beaucoup de ʿulamā’ et de maîtres syro-égyptiens. Déjà au début du viiie/xive siècle, les habitants de Damas disent de certains derviches turcs : « Même le Diable crie de peur quand il les voit », à cause de leur accoutrement et de leur attitude peu conformes au bon esprit sunnite67. Par ailleurs, les soufis persans qui accourent vers les ḫānqāh-s égyptiennes nouvellement ouvertes « parce qu’on y donne beaucoup de nourriture aux gens » ne doivent pas faire bonne presse à une certaine mystique persane68.
Les maîtres proche-orientaux comme al-Fāsī réprouvent l’usage des emblêmes déployés par certains groupes (la bannière, le tapis, la canne, etc.) ; ces emblêmes sont d’autant plus suspects à leurs yeux qu’ils trahissent l’infiltration d’éléments crypto-chiites – mais aussi de la futuwwa. La coiffe (al-tāǧ) est en effet liée à l’imamisme ; c’est Ḥaydar, le père de Šāh Ismāʿīl, qui introduisit dans l’Ardabīliyya-Ṣafawiyya le tāǧ rouge à douze plis (= les douze Imams), d’où le nom de Qizilbāš (têtes rouges) qui fut donné aux fuqarā’ ṣafawī69. De même, l’empreinte du chiisme chez les bektachis se manifeste notamment par le port d’une coiffe blanche à quatre ou le plus souvent à douze plis70. Ces signes extérieurs devaient être perçus comme une forme de propagande chiite qui a toujours été crainte et réprimée dans les milieux religieux syriens. Or leur origine turco-persane ne fait pas de doute pour les soufis de notre aire ; sur un ton légèrement ironique, Ibn al-Ḥanbalī attribue explicitement tout ce “matériel” (adawāt) aux derviches (darāwīš), c’est-à-dire aux soufis turco-persans71.
La contamination de la spiritualité turco-persane par la falsafa est également réprouvée ; cette spiritualité a pris en effet la forme d’une philosophie gnostique, comme l’affirme si souvent Corbin. En contraste, la doctrine d’Ibn Sabʿīn (m. 668/1269), qui trahissait une telle influence, a été étouffée dans l’aire syro-égyptienne par Ibn Taymiyya ; cette doctrine gêne les soufis eux-mêmes, comme en témoigne l’extrême brièveté des notices que lui réservent Šaʿrānī72 et Ibn Mulaqqin, qui appelle de manière significative le cheikh andalou al-mutazahhid al-faylasūf73. Nous avons vu que des maîtres aussi différents que Suyūṭī, al-Futūḥī ou ʿAlī al-Ḫawwāṣ, sans parler de Šaʿrānī, opposaient constamment la Sunna à l’esprit philosophique74. Muḥammad al-Kāfiǧī (ou al-Kafyāǧī, m. 879/1474) est un savant hanafite qui fut au Caire le professeur de Suyūṭī et de Saḫāwī ; nous le voyons écrire aussi bien des ouvrages de logique (manṭiq) – une des branches de la science grecque – que de taṣawwuf... mais il est turc d’origine75.
D’autre part, la place privilégiée qu’accordent les Turcs au personnage de Jésus sort, pour les Proche-Orientaux, du statut important que lui reconnaît déjà l’Islam ; un Arabe de passage à Brousse entendit un prédicateur affirmer que Muḥammad n’est pas plus élevé (dans le domaine de la prophétie) que Jésus ; rentré dans son pays, « le contradicteur obtint des ulema de Syrie et d’Égypte fetva sur fetva contre les erreurs du prêcheur de Bursa, mais ne put jamais les faire appliquer en Turquie car son adversaire avait le soutien de la population locale »76. Il faut remarquer cependant que cette anecdote est rapportée pour expliquer pourquoi Sülaymān Çelebi écrivit ses « Mevliit » (mawlid) en l’honneur du Prophète, texte extrêmement populaire pendant toute l’époque ottomane77. Certains derviches turcs n’en seront pas moins exécutés par les autorités pour la préférence qu’ils accordent à Jésus78.
Un autre grief majeur retenu par les maîtres syro-égyptiens contre les soufis turco-persans est leur goût pour les sciences occultes, parmi lesquelles vient en premier lieu l’alchimie (al-kīmiyā’). Šaʿrānī affirme que ceux qui s’y adonnent en Égypte sont en majorité turcs ou persans79. Or nous savons que le grand œuvre fut pratiqué dans le Proche-Orient arabe depuis la période omeyyade, même si l’Iran chiite reste plus fécond dans ce domaine jusqu’au xxe siècle, dans le sillage de Ǧābir Ibn Ḥayyān80. À la fin de l’époque mamelouke s’adonnent à l’alchimie des cheikhs syro-égyptiens très orthodoxes81, et même des ʿulamā’82. Sans doute cherchent-ils l’alchimie intérieure, car si le personnage de l’alchimiste fascine les émirs83, le pouvoir est prompt à déceler le faux-monnayeur qui peut se dissimuler derrière lui : ici aussi l’ambiguïté est reine, et le pseudo-soufi est parfois un pseudo-alchimiste84. C’est donc le détournement du but spirituel de cet art à des fins mondaines qui est attaqué par Šaʿrānī, lui qui considère comme une grâce divine (niʿma) le fait de ne jamais s’être adonné à l’alchimie85. Les grands maîtres syro-égyptiens méprisent l’alchimie opérative par prudence politique peut-être, par exigence d’authenticité aussi ; ils semblent en tout cas la connaître pour la plupart86.
Les autres sciences occultes sont utilisées pour la divination et mettent à contribution carrés magiques (awfāq), tableaux circulaires (dā’ira, zā’irǧa) et propriétés des lettres permettant de prédire l’avenir (ǧafr)87. Les auteurs syro-égyptiens attribuent facilement, là aussi, la pratique de ces sciences aux soufis turco-persans. Šaʿrānī vise principalement sur ce point les ḫalwatī, qui chercheraient à atteindre des résultats matériels (prédiction d’événements, acquisition de pouvoirs, dévoilement de secrets)88, créant ainsi une confusion entre les niveaux psychique et spirituel. Une telle quête dénature en effet l’enseignement purement initiatique des maîtres du taṣawwuf – et du chiisme ésotérique d’ailleurs –, formulé notamment dans la science spéculative des lettres (ʿilm al-ḥurūf)89. Ibn ʿArabī, avant le maître égyptien, a bien perçu l’analogie entre la magie et les applications de cette science90. Ibn al-Ḥanbalī fait, sur un ton persifleur, un rapprochement similaire entre ǧafriyyāt (prospection de l’avenir) et kalimāt siḥriyyāt (paroles magiques) à propos du Persan Rūḥ Allāh al-Qazwānī, lequel aurait plagié un des maîtres du ʿilm al-ḥurūf, ʿAbd al-Raḥmān al-Anṭākī (m. 858/1454)91. L’historien alépin dit d’ailleurs que le Persan ne comprend rien (mim-mā lam yakun yafhamu-hu) aux sciences hermétiques sur lesquelles il écrit92.
Que certains soufis turco-persans s’adonnent à ces disciplines ne fait aucun doute93, et l’on compte effectivement parmi eux des ḫalwatī, en Perse94 comme en Turquie95 ; mais ce serait oublier que les milieux maghrébins fixés en pays mamelouk pratiquent eux aussi largement les sciences occultes. En outre, Ibn Ḥaǧar al-Haytamī, qui fait autorité au Moyen-Orient dès son vivant, autorise le recours aux carrés magiques (awfāq) quand le but est louable ; il s’appuie sur le fait qu’al-Ġazālī en personne ainsi que Zakariyyā al-Anṣārī s’y adonnaient, et ce dernier aurait même écrit un ouvrage sur le sujet96.
Les jugements négatifs des soufis syro-égyptiens, qu’ils soient explicites ou non, révèlent à y regarder de plus près une différence de mentalité. Le personnage d’Aḥmad al-Ṭawāqī (m. 920/1514) en est une bonne illustration : turc d’origine (turkmānī) bien qu’il prétende, dans sa vénération pour Ibn ʿArabī, descendre de lui, il a l’accoutrement de certains soufis turco-persans (étoffes de diverses couleurs, chapelet au cou, tapis ou saǧǧāda à la main droite) ; il compose par ailleurs des vers et est allé étudier la musique en Orient (al-Šarq = la Perse ?) et en Turquie avant de s’établir à Damas97. Pour compléter le tableau dressé par Ibn Ṭūlūn et al-Ġazzī, il faut ajouter qu’al-Ṭawāqī aimait, dit-on, les jeunes hommes (muʿāšarat al-murd) ; or, la fascination pour l’éphèbe et les relations ambiguës qu’elle entraîne semblent moins tolérées au Proche-Orient qu’en Perse98. On comprend donc qu’al-Ṭawāqī ait dérangé les milieux damascènes et qu’al-Ġazzī le traite péjorativement de mutaṣawwif alors qu’il accorde très facilement dans ses Kawākib l’épithète de ṣūfī99.
L’influence turco-persane qui s’amplifie dans l’espace syro-égyptien après la conquête ottomane peut y expliquer la montée d’un soufisme de type populaire. Le malamatisme, dont nous envisagerons bientôt les visages contradictoires, s’est de même frayé un chemin jusqu’au Proche-Orient en passant par les plateaux iranien et anatolien. La plupart des éléments aussi hétérogènes qu’hétérodoxes du monde turco-persan pénètrent donc dans le domaine mamelouk, sans y atteindre toutefois les mêmes proportions.
Des points communs existent cependant entre les mystiques des deux aires, dûs au brassage d’influences mais aussi au caractère universel de la spiritualité et à celui plus particulier de la Voie. Nous avons relevé en chemin certaines similitudes, comme l’importance du lien de maître à disciple dans les voies véhiculant une réelle initiation. Le lien subtil du cheikh Ḥāmid al-Qayṣarī avec Abū Yazīd al-Bisṭāmī comme avec Ḫaḍir attestent de la présence du type uwaysī en Turquie100. Cheikh Rustūm également a des relations avec le guide des saints ; il cache par ailleurs ses états spirituels en exerçant une fonction extérieure banale – il enseigne aux enfants – ce qui nous rappelle d’autres procédés d’occultation de la sainteté101. Si les cheikhs ont un grand ascendant sur les souverains timourides et ottomans comme ils en ont sur les Mamelouks, c’est peut-être parce que l’on craint aussi l’efficience de leur pensée (ḫāṭir)102. Des conflits similaires surviennent dans les deux aires entre soufis et fuqahā’ ; les intérêts mondains et la jalousie de ces derniers conduisent aux mêmes procès103, et ils se montrent aussi intransigeants à Tabrīz104 ou à Istanbul105 qu’à Damas ou au Caire.
Nous conclurons cette approche comparative par deux remarques. La première invite à relativiser l’importance de la mystique à la bektachī sur la scène du soufisme turc ; revêtant des apparences plus spectaculaires, elle a davantage retenu l’attention des orientalistes que le taṣawwuf sobre de voies initiatiques comme la Zayniyya ou la Naqšbandiyya106. D’autre part, force est de constater que le concours d’influences en Perse de la philosophie hellénistique, de l’Išrāq, de la doctrine akbarienne et de la gnose chiite a suscité dans cette région une vitalité doctrinale qu’il est rare de trouver dans les domaines mamelouk puis ottoman.
II - Le soufisme maghrébin
1 - La fascination de l’Orient
Le grand mouvement d’émigration des soufis maghrébo-andalous vers le Proche-Orient atteint son point culminant aux VIe et VIIe siècles de l’Hégire107 ; il apporte un aliment tant doctrinal qu’initiatique qui va considérablement favoriser l’essor de la mystique syro-égyptienne, en lui donnant des orientations nouvelles : on peut difficilement imaginer la scène du taṣawwuf de notre aire, privée des influences d’Ibn ʿArabī, d’Abū Madyan et d’al-Šāḏilī. Toutefois, les traits pleins que tracent alors les liens spirituels entre le Maghreb et le Proche-Orient s’estompent progressivement, et les pointillés qui subsistent à la fin de l’époque mamelouke nous amènent à formuler plus d’hypothèses que d’affirmations. La Madyaniyya syrienne, objectera-t-on à ce constat, semble bien prolonger la grande vague maghrébo-andalouse, grâce à son double héritage madyanī-šāḏilī et akbarien. Il faut ici opérer une distinction entre l’Ifrīqiyya et le Maroc. Si celui-ci, avec le concours de l’Andalousie, a particulièrement fécondé la mystique orientale aux VIe et VIIe siècles, l’Ifrīqiyya, qui a toujours été un relai important sur la route de l’Orient, devient à partir du ixe/xve siècle l’interlocuteur maghrébin privilégié des Syro-Égyptiens.
Le cas de la Madyaniyya éclaire très bien cette évolution. La voie doit son implantation dans le Bilād al-Šām à la personnalité hors pair de ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī. Ce cheikh a sans doute surpris, puis attiré les Syriens par son tempérament rude de Berbère marocain, qui contraste tant avec le caractère policé des Damascènes. Al-Fāsī a cependant une telle stature spirituelle qu’il ne se réclame réellement d’aucune voie initiatique ; remarquons que ce sont ses disciples syriens – cheikh ʿAlwān et ʿAlī al-Kāzawānī – qui revendiquent à travers lui leur appartenance à la famille de la Šāḏiliyya, et sans doute ont-ils en vue le modèle šāḏilī égyptien. Le pur malāmatī qu’est al-Fāsī – comme nous le verrons – transcende d’une certaine manière ses origines géographiques et initiatiques. Il n’empêche que son déplacement de l’Ifrīqiyya vers la Syrie est révélateur sous plus d’un angle.
Il témoigne tout d’abord de liens insoupçonnés entre les deux régions. Al-Tibbāsī, souvenons-nous, est connu de son vivant dans le Bilād al-Šām, et lorsqu’on y apprend sa mort, on prie pour lui à la mosquée des Omeyyades. Il en va de même du cheikh ʿArafat al-Qayrawānī (m. 948/ 1541), fils d’Aḥmad b. Maḫlūf al-Šābbī, le maître d’al-Tibbāsī108. On chercherait vainement une telle présence du Maroc au Proche-Orient. À première vue, il est surprenant qu’al-Fāsī ne fasse aucunement mention de Muḥammad Abū ʿAbd Allāh al-Ǧazūlī (m. 869/1465 ou 875/1470), dont l’ample mouvement spirituel a de toute évidence touché ʿAlī b. Maymūn, lorsque celui-ci vivait encore au Maroc. L’attachement de l’un et l’autre à la Sunna et au chérifisme déterminent en effet des affinités communes aux deux personnages109. Mais le chérifisme, que l’on peut définir comme une quête de l’affiliation charnelle au Prophète, anime alors l’ensemble de la société marocaine, et les dirigeants mérinides en premier chef110. Par ailleurs, la transmission de l’influx spirituel muhammadien (al-baraka) pratiquée à grande échelle par al-Ǧazūlī semble faire l’économie de la relation étroite de maître à disciple, ce qui ne devait pas convenir à al-Fāsī dont nous connaissons les exigences sur ce point. Celui-ci a d’abord côtoyé de nombreux soufis qui étaient marocains, car cheikh ʿAlwān mentionne leur engagement dans le ǧihād contre les Portugais111, mais c’est en Ifrīqiyya qu’al-Fāsī trouve son maître.
Le départ définitif d’al-Fāsī pour l’Orient est également révélateur d’une évolution doctrinale du taṣawwuf. Le cheikh découvre Ibn ʿArabī et sa doctrine dans le Bilād al-Šām ; il affirme avoir simplement entendu parler – peut-être en mal – du maître et de son œuvre dans sa patrie d’origine. Remarquons que cet akbarien suit un itinéraire globalement semblable à celui d’Ibn ʿArabī : il effectue un long séjour dans le Bilād al-Rūm sur les traces du Šayḫ al-Akbar, et au terme de sa vie, sa spiritualité rayonne depuis Damas. Cet itinéraire constitue selon nous un indice matériel de l’attrait qu’exerce la doctrine akbarienne à l’époque d’al-Fāsī ; surtout, il préfigure la conquête ottomane et donc la reconnaissance officielle de cette doctrine au Proche –Orient112. À vrai dire, le voyage sans retour d’al-Fāsī semble motivé par ce qu’on peut appeler “la fascination de l’Orient”. ʿAlī b. Maymūn est sans doute tributaire de celle-ci au départ, mais il la rejettera au nom du souci de lucidité qui anime tout malāmatī113 ; elle est assurément partagée par les cheikhs tunisiens qui l’envoient en Syrie pour y chercher des « hommes de Dieu »114.
À l’époque mamelouke en effet, les grands cheikhs égyptiens sont parfois d’origine maghrébine, qu’il s’agisse de cheikh Madyan, de Muḥammad Wafā ou d’Abū al-Mawāhib, mais leur personnalité spirituelle s’est forgée en Égypte. De même, ceux qui ont vécu en Occident musulman, comme al-Fāsī ou al-Zarrūq, n’acquièrent leur maturité et leur stature qu’en Orient. La position centrale du domaine mamelouk et le cosmopolitisme de ses villes permet aux cheikhs venus du Maghreb extrême (al-Maġrib al-aqṣā) de se frotter aux spirituels venus de tous les horizons. Pour beaucoup de Maghrébins, l’Orient semble bien jouer un rôle d’authentification de leurs expériences spirituelles. Le plus souvent d’ailleurs, ces cheikhs ne reviennent pas en Occident, et lorsqu’ils le font, ils s’aperçoivent que la rupture est consommée. Al-Zarrūq, de retour à Fès après ses nombreux séjours en Égypte, se heurte à un mur d’incompréhension de la part des fuqahā’ de la ville, et doit finalement repartir en exil vers l’Est115. Nous avons auparavant souligné l’importance des liens unissant l’Ifrīqiyya au domaine mamelouk. Encore ne faut-il pas exagérer l’impact spirituel exercé par les soufis de la première aire sur ceux de la seconde. Le rayonnement du saint tunisois Aḥmad Abū al-ʿAbbās Ibn al-ʿArūs (m. 868/1463) en Égypte, par exemple, est postérieur au xvie siècle : des groupes de la ʿArūsiyya dont Trimingham signale la présence au pays du Nil, nous ne trouvons trace pour la période qui nous concerne116.
2 - L’incontournable opposition entre ville et campagne
Aḥmad al-Zarrūq est assurément un témoin plus fiable qu’al-Fāsī du soufisme maghrébin et des rapports qu’il entretient avec la mystique proche-orientale. La nostalgie qu’éprouve al-Fāsī pour son pays l’amène à idéaliser la culture islamique marocaine : n’étant jamais revenu à ses sources, il n’a pas pu confronter cette nostalgie à la réalité. L’auteur des Qawāʿid, par contre, bénéficie d’une double expérience alimentée par ses allers et retours entre Maghreb et Machreq. L’Ifrīqiyya semble bien d’ailleurs constituer pour lui une importante étape initiatique, vu les liens qu’il établit avec al-Šābbī et Ibn ʿArūs117. De plus, il se fixera dans une zone intermédiaire, à Misurata, dans l’actuelle Libye118. Quel regard pose-t-il sur le soufisme marocain ? Dans son texte inédit intitulé ʿUddat al-murīd al-ṣādiq, al-Zarrūq dénonce une forme de mystique dégénérée qui sévit dans son pays. Parmi les griefs mentionnés apparaissent l’ostracisme des groupes de fuqarā’ les uns à l’égard des autres, la concurrence entre cheikhs et leur ignorance en sciences religieuses, la fixation sur les attributs extérieurs, la mixité et l’exploitation des populations rurales, etc., soit les mêmes traits qu’al-Fāsī et son école ont relevés en Syrie. M. Kably, qui retrace le réquisitoire d’al-Zarrūq, appelle ce phénomène « soufisme populaire », « confrérisme » ou « esprit confrérique »119. L’auteur désigne en fait par le terme confrérisme la cristallisation précoce, dans les campagnes du Sud marocain, des liens d’allégeance de villages et de tribus aux cheikhs. R. Brunschvig reprend pour sa part le terme usuel de « maraboutisme », en ce qui concerne l’Ifrīqiyya120.
Al-Zarrūq ne s’en prend pas, selon toute apparence, au soufisme rural et communautaire en soi, mais à sa dégénérescence que M. Kably situe au ixe/xve siècle121. Le maître marocain est certainement conscient que par l’obédience qu’on leur prêtait, les cheikhs assuraient la cohésion de la société ; il connaît de même la vitalité avec laquelle les zāwiya-s rurales ont diffusé et transmis le ʿilm. Nous avons déjà fait allusion au caractère structuré et autharcique de ces institutions au Maghreb, caractère qu’elles acquièrent rapidement, au moins dès le viie/xiiie siècle. Elles prennent en charge l’enseignement exotérique, et attirent les grands ʿulamā’ formés dans les universités122. Elles accueillent les passants et on y observe le droit d’asile123. La zāwiya orientale présente bien les mêmes traits, mais pas avant le xve siècle ; elle s’établit de plus en zone urbaine, surtout en Syrie.
Il faut remarquer à ce propos que l’importance du monde rural va de pair au Maghreb avec une relative vacance du pouvoir, alors que la force et la centralisation du régime mamelouk consacrent la prééminence de la ville. R. Brunschvig argue de la « défaillance » de l’autorité politique au Maghreb pour expliquer le rôle central joué par les cheikhs dont la fonction de protection se révèle plus particulièrement durant les périodes de troubles, face aux Bédouins124 ou, au Maroc, face aux Portugais. Dès la deuxième moitié du xve, la présence de plus en plus menaçante de ces derniers sur les côtes marocaines donne l’occasion aux fuqarā’ de prouver qu’ils savent défendre plus que les Mérinides les intérêts de l’Islam. Le “conseil au prince” que pratiquent les soufis orientaux en matière de ǧihād se transforme au Maroc en une concurrence avouée avec les dynastes.
Le contre-pouvoir créé par le « soufisme engagé », « intransigeant », comme le dit M. Kably, des communautés soufies (ṭā’ifa) du Sud marocain nous rappelle le côté frondeur des derviches anatoliens. En Turquie aussi, l’enracinement et l’autonomie du soufisme rural mettent en relief l’opposition entre ville et campagne. La configuration des mystiques maghrébine et anatolienne serait donc plus tranchée qu’en Syrie et en Égypte ; les modes d’opposition et d’exclusion y apparaîtraient de façon plus nette. Dans le domaine mamelouk, le monde rural est attiré et comme happé par la ville ; l’un et l’autre sont complémentaires plutôt qu’adversaires. Avec une certaine harmonie, émirs, ʿulamā’ et soufis contribuent à assurer à la cité syro-égyptienne sa souveraineté. Concernant l’Andalousie du viiie/xive siècle, René Pérez a repéré « deux lignes d’évolution » : il qualifie l’une de « soufisme confrérique, de caractère populaire » et à dominante rurale, et l’autre de mystique à « caractère individuel et plus ou moins intellectuel, qui se rencontre le plus souvent dans les villes »125. Des auteurs comme P. Nwyia et M. Kably observent une même ligne de clivage au Maghreb. En contraste, les voies initiatiques du Proche-Orient sont solidement implantées dans le tissu urbain.
3 - Un šāḏilisme maghrébin moins uniforme qu’il n’y paraît à première vue
L’alternative au soufisme rural maghrébin se résume pour P. Nwyia et M. Kably à un seul mot : le šāḏilisme. Au Maroc tout au moins, il s’agit d’une influence plutôt que d’une voie constituée, et qui ne concernerait que les milieux urbains. Le šāḏilisme se caractérise par la pondération – Kably qualifie les cheikhs appartenant à ce courant d’ « élitistes modérés » – et l’esprit de conciliation à l’égard du pouvoir. Partisan de la voie médiane, il se serait allié à partir du milieu du viiie/xive siècle avec les ʿulamā’ proches du taṣawwuf contre la « mystique populaire »126. On y voit un Ibn ʿAbbād critiquer à la fois les « prétendus fuqahā’ » et les soufis « populaires », qui n’ont pas l’exigence de l’éducation initiatique (tarbiya)127.
Tous ces traits évoquent les šāḏilī d’Orient, de Syrie comme d’Égypte. Toutefois, le comportement qu’on prête à ceux du Maroc paraît bien uniforme, et le rôle qu’on leur assigne bien figé, en comparaison de leurs confrères orientaux. Ceux-ci, on le verra, se meuvent avec une grande liberté à l’intérieur du modèle šāḏilī ; ils investissent la presque totalité de la typologie spirituelle. Tel est sans doute le cas des groupes de la région de Tunis, où un foyer šāḏilī s’est implanté dès la mort d’Abū al-Ḥasan al-Šāḏilī, par l’intermédiaire de son serviteur (ḫādim), Maḍī Ibn Sulṭān128. L’image d’une mystique un peu douillette et de bon ton que l’on nous présente du šāḏilisme marocain nous paraît donc alimenter de façon trop schématique la confrontation entre rural et populaire d’un côté, citadin et savant de l’autre. Cette ligne de clivage correspond certainement à une réalité, mais elle s’estompe de manière évidente au ixe/xve siècle.
On sait que le šāḏilisme fonctionne comme une vaste “matrice” spirituelle donnant naissance à des modalités d’affiliation très diverses. Bien lâches, en effet, paraissent les liens unissant à la voie d’Abū al-Ḥasan al-Šāḏilī aussi bien al-Ǧazūlī et les successeurs d’al-Zarrūq qu’Aḥmad Ibn ʿArūs. Le personnage d’al-Ǧazūlī illustre la rencontre entre le šāḏilisme du Nord marocain – dont Fès constitue le point de rayonnement – et le soufisme des ṭā’ifa-s du Sud. M. Kably reconnaît ce fait, mais n’en remet pas moins en cause l’authenticité du rattachement du cheikh à la Šāḏiliyya, qu’il aurait contracté dans le Sud près de Azemmour129. De fait, de tous les recueils de lignages initiatiques consultés, seul le Manhal rawī d’al-Sanūsī mentionne la Ǧazūliyya comme une branche maghrébine de la Šāḏiliyya, mais avec un isnād inconnu remontant à al-Mursī130. Au-delà des affinités apparentes, des divergences profondes, on l’a vu, expliquent que ni al-Zarrūq ni les šāḏilī syro-égyptiens ne donnent d’écho en Orient à la « révolution religieuse » d’al-Ǧazūlī131.
Remarquons maintenant que les successeurs d’al-Zarrūq au Maroc – cheikhs d’une branche šāḏilī majeure, puisqu’elle aboutira à al-ʿArabī al-Darqāwī, et à Aḥmad al-ʿAlawī de Mostaganem – sont issus du pays des Ṣanhāǧa et des Maṣmūda ; or, c’est dans cette région littorale du Sud-Ouest marocain qu’al-Ǧazūlī a été formé au šāḏilisme. L’Itḥāf al-aṣfiyā’ d’al-Zabīdī décrit ces successeurs d’al-Zarrūq comme des maǧḏūb-s et des malāmatī-s132, et deux d’entre eux au moins sont connus pour leur tempérament spirituel excentrique : ʿAlī al-Ṣanhāǧī (m. vers le milieu du xe/xvie) et son disciple ʿAbd al-Raḥmān al-Maǧḏūb (m. 976/1569)133. Peut-on pour autant parler de “mystique populaire”, lorsqu’on sait qu’al-Maǧḏūb fut le maître vénéré d’un ʿālim soufi ayant étudié à Fès – la ville par excellence –, Yūsuf Abū al-Maḥāsin al-Fāsī (m. 1013/1604)134 ? L’enseignement doctrinal du taṣawwuf et l’influx initiatique qu’il véhicule prennent différentes formes selon les tempéraments des cheikhs et leur environnement. Cette souplesse d’adaptation explique précisément qu’al-Maǧḏūb ait eu comme héritier spirituel Abū al-Maḥāsin.
Quant à Aḥmad Ibn ʿArūs, la grande figure spirituelle de Tunis au xve siècle, il n’incarne pas, lui non plus, le modèle dominant du šāḏilī savant et sobre. Il erre d’abord dans les rues de Tunis, dans un accoutrement évoquant celui des maǧḏūb-s ; puis, tel un second Badawī, il s’établit sur une terrasse d’où il régente la ville135. Sa méthode est celle de la provocation sociale outrancière, que Brunschvig appelle taḫrīb al-ẓawāhir et qui relève d’une certaine forme de malāmatisme136 : on ne voit pas le cheikh accomplir ses prières rituelles ; il donne l’illusion de ne pas respecter le jeûne du mois de Ramaḍān et d’attenter à la vertu des femmes...137 Dans la Šāḏiliyya, la pondération et la sobriété n’ont jamais effacé l’usage de la dérision, érigée en méthode, envers soi-même et la société ; Ibn ʿArūs est à cet égard le frère des šāḏilī syriens al-Fāsī et surtout ʿUmar al-ʿUqaybī et ʿAlī al-Kāzawānī138. Il est vrai que l’affiliation du saint tunisois à la Šāḏiliyya manque de consistance. Seul le Manhal rawī, là encore, fait mention du rameau qui se réclame de ce cheikh et le place parmi les familles de la Šāḏiliyya. De plus, al-Sanūsī ne précise pas l’isnād rattachant la ʿArūsiyya à al-Šāḏilī, et le fait qu’al-Zarrūq ait pris le pacte d’Ibn ʿArūs semble constituer pour l’auteur du Manhal le seul gage d’appartenance du saint de Tunis à la Šāḏiliyya139. Cette question présente en soi peu d’intérêt, sinon celui de confirmer l’existence de sphères diverses gravitant autour de cette voie initiatique. Retenons quant à nous qu’on ne peut cantonner le šāḏilisme marocain au rôle de garde-fou, de vigile d’une mystique rurale “populaire”. Cette constatation vaut à partir du ixe/xve siècle, mais nous ne pouvons préjuger de la situation antérieure, faute d’investigation.
4 - Indices d’une évolution commune du taṣawwuf
La mobilisation des soufis contre l’envahisseur portugais a certainement favorisé les contacts entre les deux courants mystiques du Nord et du Sud marocains140, mais les perturbations politiques – le difficile passage de la dynastie mérinide à celle des Wattasides – expliquent également la fluidité accrue du soufisme. Nous avons de la même façon remarqué la richesse du taṣawwuf syro-égyptien durant la période de transition entre les pouvoirs mamelouk et ottoman. Le foisonnement des extatiques (maǧḏūb) constitue pour certains historiens maghrébins un des phénomènes propres au xe siècle de l’Hégire141 ; or, ʿAbd al-Raḥmān al-Maǧḏūb est le contemporain de Šaʿrānī, et la place que celui-ci accorde aux maǧḏūb-s, nous le savons, ne connaît pas de précédent dans l’histoire islamique. Le témoignage de Léon l’Africain confirme ces similitudes. Au début du xe/xvie siècle, il s’avoue choqué par le nombre de va-nu-pieds qu’il rencontre dans les rues de Tunis et que la population prend pour des saints, mais il ajoute qu’ils sont plus nombreux encore au Caire142. Nous verrons en effet que, sous le couvert de la malāma, la provocation sociale devient dans cette métropole une attitude très répandue.
Mais au-delà de réponses à des situations de crise, il faut aussi chercher les traces d’une évolution commune aux deux aires. Le principal indice en est la vulgarisation de la pratique initiatique, pour autant que l’on puisse accoler les deux termes. Selon al-Ǧazūlī, l’influx spirituel (baraka) provenant du Prophète doit circuler dans l’ensemble de la société musulmane, par l’intermédiaire des chorfa, les descendants charnels de Muḥammad, mais aussi des awliyā’143. L’auteur des Dalā’il al-ḫayrāt144 transmet donc cette baraka à beaucoup de personnes, de la même manière que certains cheikhs des provinces égyptiennes pratiquent le talqīn al-ḏikr à grande échelle145. Au Proche-Orient, cette quête du tabarruk prend la forme de l’affiliation multiple, facilitée par la présence d’un vaste réseau de voies initiatiques. L’extériorisation de la vénération portée au Prophète doit être liée au phénomène de vulgarisation du Ṭarīq. Nous l’avons mise en évidence en ce qui concerne le domaine mamelouk ; al-Ǧazūlī lui donne à la même époque davantage d’ampleur encore. Le modèle dévotionnel qu’il préconise semble alors ignoré des Orientaux, sans doute parce qu’ils possèdent leur propre tradition en la matière ; mais il aura par la suite un grand succès au Proche-Orient : les Dalā’il al-ḫayrāt y sont autant lus de nos jours que la Burda du šāḏilī al-Buṣīrī. Ces quelques considérations sur l’évolution parallèle des soufismes oriental et maghrébin suggèrent, rappelons-le, plus qu’elles n’affirment ; elles n’ont d’autre but que de contribuer à développer une mystique comparée entre les différentes régions du monde musulman.
Éric Geoffroy
Notes
1 Cf. Histoire de l’Empire ottoman, p. 698.
2 Ce qu’illustre le statut quasi scripturaire donné au Maṯnawī. Sur le cheikh Abū Saʿīd (m. 440/1049), « créateur de la poésie mystique persane », cf. Muhammad Ebn E. Monawwar, Les étapes mystiques du shaykh Abu Saʿīd, traduit et annoté par Mohammad Achena, Paris, 1974, p. 12.
3 Tel Maḥmūd Quṭb al-Dīn al-Šīrāzī (m. 710/1311) et Muḥammad Ǧalāl al-Dīn al-Dawwānī (m. 907/1501) ; cf. Aʿlām, VI, p. 32 ; VII, p. 187.
4 En Islam iranien, Paris, 1972, III, p. 270.
5 Cf. Jean During, Musique et extase, Paris, 1988, p. 150. Pour al-Kumušḫānawī, ce sont l’amour et le désir de Dieu (al-maḥabba wa al-ʿišq) qui prédominent chez Rūmī (loc. cit., p. 7).
6 Šaqā’iq, p. 160.
7 M.E. Blochet, Études sur l’ésotérisme musulman, Paris, 1979, p. 32-33 ; J. During, loc. cit., p. 81.
8 Selon l’expression de M. Molé, Les mystiques musulmans, p. 114.
9 C’est Mīrān Šāh, le fils de Tamerlan, qui fit exécuter Faḍl Allāh al-Astarabāḏī, le fondateur de la Ḥurūfiyya : certaines sources donnent la date de 796/1394, mais celle de 804/1401 évoquée par Trimingham (loc. cit., p. 82) est plus probable, puisque Faḍl Allāh se proclame « émanation de la divinité » en 800 h.
10 Cf. l’art. de H. Algar dans Naqšbandis, p. 126. Le rayonnement spirituel d’al-Aḥrār touche aussi Mehmed le Conquérant. Les souverains timourides montraient de façon générale, d’après Trimingham, une grande vénération pour les saints et se préoccupaient de construire ou de restaurer leurs tombeaux (loc. cit., p. 67-68).
11 Elle rejette par exemple toute forme de musique dans ses séances (J. During, loc. cit., p. 74).
12 Cf. l’art. de M. Chodkiewicz, « Quelques aspects des techniques spirituelles dans la ṭarīqa naqšbandiyya », dans Naqšbandis, p. 69-82.
13 Cf. Hamid Algar, « Reflections of Ibn ʿArabī in Early Naqshbandī Tradition », dans Journal of the Muhyiddin Ibn ʿArabi Society, vol. X, Oxford, 1991, p. 45.
14 Les affinités entre les deux voies s’affirment également dans le fait qu’elles engagent l’initié à être dans le monde sans être du monde, à prendre part à la vie d’ici-bas tout en restant en perpétuelle retraite intérieure. La pauvreté spirituelle ne tient pas en quelque loque dont on s’affuble, elle est une attitude intérieure. Al-Aḥrār, grand propriétaire terrien et commerçant, distribue ses richesses, de même que Muḥammad al-Ḥanafī répartit les biens qu’on lui offre tout en préservant dans sa ṭā’ifa un certain faste, reflet de la Majesté divine. Par ailleurs, al-Kumušḫānawī caractérise le maître éponyme Muḥammad Bahā’ al-Dīn al-Naqšbandī (m. 792/1389) par l’immersion dans l’océan de l’Unité et l’extinction en Dieu (al-ilqā’ fī baḥr al-waḥda wa al-fanā’ wa al-istiġrāq), ce qui s’harmonise avec l’« unicité de la contemplation » (waḥdat al-šuhūd) que professent notamment les šāḏilī (loc. cit., p. 7).
15 Šaq., p. 218.
16 Cf. le commentaire de Thierry Zarcone sur l’art. de D. De Weese, « The Eclipse of the Kubravīyah in Central Asia », dans Abstracta Iranica, p. 197-198.
17 On pourra se reporter sur ce sujet à l’ouvrage récent de Denis Le Gall : The Ottoman Naqshbandiyya in the Pre-mujaddidi Phase, Princeton, 1992.
18 Cette branche a cependant des affinités avec la Ḫalwatiyya, comme la pratique de la retraite spirituelle (ḫalwa) ; cf. Šaq., p. 44-45 ; d’autre part, le ḫalwatī Āq Šams al-Dīn, le cheikh de Mehmed le Conquérant, fut d’abord le disciple d’al-Ḫāfī à Alep avant de se fixer auprès de Ḥāǧǧ Bayrām (al-Šawkānī, al-Badr al-ṭāliʿ, II, p. 166).
19 Šaq., p. 42. Al-Kūrānī est le maître persan, rappelons-nous, qui revivifia la voie d’al-Ǧunayd en Égypte.
20 Ibid., p. 44.
21 L. Massignon, E.I.1, art. « Ṭarīqa » ; Trimingham, loc. cit., p. 78.
22 Ce qui explique que deux sultans ottomans, alors encore établis en cette ville, y soient rattachés : Bayāzīd I et Mehmed I (cf. E.B. Sapolyo, loc. cit., p. 448). Notons que même après qu’Istanbul soit devenue la capitale de l’Empire, Brousse reste une ville essentielle pour le soufisme ; lorsque ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī se rend dans le Bilād al-Rūm, il s’établit à Brousse. Edirne (Andrinople) est un autre centre important de la vie religieuse, tandis que Konya garde son prestige de berceau de la Mawlawiyya.
23 Sur Ḥāǧǧī Ḫalīfa, cf. Šaq., p. 147-149 ; sur Rustūm, ibid., p. 210.
24 Les exemples sont légion : p. 151, 162, 217, 252, 258 et sq. Ḥāǧǧī Ḫalīfa a comme disciple le qāḍī al-ʿaskar ottoman ʿAlā’ al-Dīn al-Fanārī (p. 147), tandis que le cadi Sinān Chelebi al-Kirmiyā’ī présente le caractère malāmatī du faqīh cachant son haut degré spirituel derrière les sciences exotériques, à l’instar de Zakariyyā al-Anṣārī (p. 218). Cf. également la conversion au soufisme de deux ʿulamā’ ayant pour nom al-Qarāmānī (Kaw., I, p. 173-174).
25 Vincent Monteil affirme qu’au xxe siècle encore, « le soufisme leur sert d’abri, de paravent » ; cf. « De la Perse à l’Iran », dans Mélanges Louis Massignon, III, Damas, 1957, p. 167.
26 Cf. H. Corbin, En Islam iranien, III, p. 189-190 ; Hossein Nasr, Essais sur le soufisme, Paris, 1980, p. 162-164 ; sur Ibn Abī Ġumhūr, cf. l’art. de Wilferd Madelung, « Ibn Abī Gumhūr al-Ahsā’is Synthesis of kalām. Philosophy and Sufism », dans La signification du bas Moyen Âge dans l’histoire et la culture du monde musulman, Aix-en-Provence, 1978, p. 147-155.
27 Sur lui, cf. H. Corbin, Histoire de la philosophie, Paris, 1974, p. 1125-1126.
28 Histoire, p. 1133.
29 Cf. M. Molé, « Les Kubrawiya », p. 124-136.
30 H. Corbin, Histoire, p. 1121-1122 ; Trimingham, loc. cit., p. 57. La Roseraie et le commentaire de Lahīǧī ont été traduits par Eva de Vitray-Meyerovitch (Paris, 1991).
31 H. Corbin, Histoire, p. 1130.
32 C’est le cas, rappelons-le, du ḫalwatī al-Kulṣānī, et également de Walī al-Dīn al-ʿAǧamī, qui pratique la taqiyya, la discipline de l’arcane des chiites, mais en en inversant le sens : craignant pour sa vie et celle de sa famille, il feint d’être chiite devant Šāh Ismāʿīl, qui vient de prendre la ville de Šarwān (Durr, II, p. 532). Cette opposition du souverain au sunnisme provoque également, nous le savons, une scission complète de la Ṣafawiyya avec les branches turques et syriennes de l’ordre.
33 Šaq., p. 165.
34 Durr, I, p. 880.
35 Šaq., p. 213.
36 Al-Nabhānī, Ǧāmiʿ, II, p. 122.
37 Cf. son art. « Die Ṣumādiyya », p. 447, note 6.
38 M. Molé, Les mystiques musulmans, p. 120.
39 Cf. L. Massignon, Essai, p. 106.
40 Cf. C. Huart et R. Tevfiq, Textes houroufis, Leiden, 1909, ainsi que la critique qu’en fait H. Corbin (En Islam iranien, III, p. 252, note 73).
41 Certains maîtres du taṣawwuf comme Ibn ʿArabī ou cheikh ʿAlwān donnent la préséance au terme coranique ʿilm, pour désigner la connaissance métaphysique, plutôt qu’à celui de maʿrifa.
42 Šaq., p. 16. La post-justification du fondateur dissocié de ses disciples les plus extrémistes est particulièrement fréquente dans l’histoire ottomane. Dans les Šaqā’iq, les baba-s et les abdāl sont commodément présentés comme des maǧḏūb-s, ce qui permet de justifier leur affranchissement des obligations légales (p. 10-16 notamment). Notons que l’auteur des Šaqā’iq peut d’autant plus traiter les épigones de Ḥaǧǧī Bektāš d’hérétiques qu’ils constituent également une subversion dans le domaine politique ; le non-conformisme religieux de Pīr Sultan Abdāl, poète bektachi du xe/xvie siècle, s’assortit ainsi d’une alliance avec le fils de Šāh Ismāʿīl ; il dirige même une révolte de paysans d’Anatolie orientale contre le pouvoir ottoman ; cf. Histoire de l’Empire ottoman, p. 709-710.
43 L’ouvrage de référence sur le sujet reste The Bektashi Order of Dervishes par J. K. Birge, Londres et Hartford, 1937. Cf. également E.I.2, I, p. 1196-1197. Notons que l’ordre bektachi ne se structure réellement qu’au début du xe/xvie, avec Bālim Sultan (m. 922/1516).
44 La consommation du vin, ainsi que la confession et l’absolution administrées par le baba ou supérieur de l’ordre manifestent la résurgence du christianisme anatolien chez les bektachis ; ces pratiques sont totalement inconcevables en Islam syro-égyptien. Il faut cependant noter qu’en matière rituelle, les emprunts des bektachis au Christianisme sont souvent plus apparents que réels ; cf. Irène Mélikoff, Recherche sur l’Islam populaire en Anatolie, Istanbul, 1992.
45 Nuançons ici aussi le tableau : la croyance en la trinité Allāh, ʿAlī et Muḥammad qui leur est imputée a pour origine, semble-t-il, les accusations diffamatoires de leurs ennemis.
46 C’est le missionaire ʿAlī al-Aʿlā qui aurait propagé cette doctrine en Anatolie : il est exécuté, comme l’ont été avant lui Astarabāḏī et Nasīmī, par les Ottomans en 822/1419. L’influence ḥurūfī, notons-le, n’a pas de conséquence dogmatique majeure, car les bektachis ne franchiront jamais l’étape de la divinisation d’un homme.
47 L’affranchissement des barrières confessionnelles en Anatolie est illustré dans l’article de Michel Balivet, « Chrétiens secrets et martyrs christiques en Islam turc : quelques cas à travers les textes (xiiie-xviie siècles) », dans Islamochristiana, 16, Rome, 1990, p. 111-112. Le syncrétisme islamo-chrétien touche également les milieux du taṣawwuf doctrinal, puisque Rūmī lui-même s’indignait de ce que certains disciples de Ṣadr al-Dīn al-Qūnawī confessent la divinité de Jésus (ibid., p. 100, 104) ; nous avons constaté l’universalisme religieux des écoles akbarienne et sabʿīnienne en Syrie, mais celui-ci ne va pas, comme c’est semble-t-il le cas en Turquie, jusqu’à l’abolissement de dogmes islamiques essentiels (cf. supra, p. 71).
48 Kaw., I, p. 151.
49 Sur les échanges entre derviches et moines, cf. l’art. de Michel Balivet, « Derviches, papadhes et villageois : note sur la pérennité des contacts islamo-chrétiens en Anatolie centrale », dans Journal Asiatique, 1987, p. 253-263.
50 Elle est intitulée Dans l’empire de Soliman le Magnifique, présentée et annotée par M. C. Gomez-Géraud et S. Yérasimos, Paris, 1989.
51 Cf. supra, p. 235, note 212.
52 Les cemiler tiennent leur nom, selon les éditeurs du texte (p. 292, note 92) d’Aḥmad al-Ǧāmī (m. 536/1141). Il s’agit de derviches anatoliens « connus pour leur goût immodéré du vin et de la musique ».
53 Le torlak ou encore ichik est une autre appellation, en Anatolie, du novice bektachi comme du qalandar ; cf. Dans l’empire de Soliman, p. 292, note 107 ; cf. également M. Balivet, « Chrétiens secrets... », p. 103.
54 Dans l’empire de Soliman, p. 293, note 107.
55 Ibid., p. 292, note 90.
56 « Pour tous habits, ils ne se vêtent que de deux peaux de mouton ou de chèvre [...]. Les autres parties de leur corps restent toutes nues, soit hiver, soit été » (ibid., p. 192). Vincent Monteil décrit les accessoires des derviches persans du xxe dans son art., « De la Perse à l’Iran », p. 172-173.
57 Dans son article « Quelques remarques sur le rôle des derviches Kalenderis dans les mouvements populaires et les activités anarchiques dans l’Empire ottoman aux xve et xvie siècles », paru dans The Journal of Ottoman Studies, 3 (Istanbul, 1982), A.Y. Ocak précise le sens des termes Torlak, Kalender, etc. ; il en étudie également l’évolution dans le monde turc.
58 Dans l’empire, p. 195.
59 Cf. supra, p. 180 et sq.
60 Dans l’empire, p. 197.
61 Durr, I, p. 640.
62 Ibid., I, p. 949-951.
63 Cf. supra, p. 214.
64 Son Tanzīh al-ṣiddīq ʿan waṣf al-zindīq est composé en cette ville en 909/1504.
65 Cf. une de ses Rasā’il inédites intitulée Taʿẓīm al-šaʿā’ir min al-ṣawāmiʿ... et Bayān al-aḥkām, fol. 172b.
66 Bayān, fol. 178a, où le Bilād al-Aʿǧām évoqué recouvre la Turquie comme la Perse : al-Fāsī, cité par Šaʿrānī dans les Anwār qudsiyya (I, p. 39), vise bien les fuqarā’ des deux pays (al-ʿAǧam wa al-Rūm) ; cf. aussi M. Winter, loc. cit., p. 111.
67 Nous devons cette anecdote à Michel Balivet.
68 Jean During, loc. cit., p. 82.
69 Cf. E.I.2, art. « Ḥaydar ». Le sultan al-Ġawrī reçut au Caire en Šaʿbān 913 une délégation envoyée par Šāh Ismāʿīl, dont les membres portaient des bonnets rouges (Badā’iʿ, IV, p. 123).
70 Cf. E.I.2, art. « Bektashiyya » .
71 Il fait d’ailleurs cette remarque dans la notice qu’il consacre à un cheikh adhamī de Tabrīz (Durr, II, p. 499).
72 Ṭ.K., I, p. 203.
73 Ṭabaqāt al-awliyā’, p. 442. En ce qui concerne les débats sur Ibn Sabʿīn, cf. infra, p. 470.
74 Cf. notamment supra, p. 96, et M. Winter, loc. cit., p. 310.
75 Sur lui, cf. Ḍaw’, VII, p. 259-261 ; Ḥusn, I, p. 317 ; Š.Ḏ., VII, p. 326.
76 Cf. M. Balivet, « Chrétiens secrets... », p. 100-101.
77 Cf. Sülaymān Çelebi, Mevlid, Istanbul, 1970, introduction p. V-VI.
78 J. Subhan cite notamment le cas de Qābiz (m. 934/1527), fondateur des Khubmasihi ou « bons Chrétiens » ; cf. Sufism, its Saints and Shrines, Luknow, 1960, p. 326-327.
79 Cf. M. Winter, loc. cit., p. 175. Le ḫalwatī Āq Šams al-Dīn, maître de Mehmed le Conquérant, est un expert en la matière (sur son ouvrage inédit Qamar al-aqmār fī kašf al-asrār, cf. R. al-Māliḥ, Fihris, II, p. 451). Hormis le cas de Sanṭbāy (cf. supra), il faut mentionner le cheikh turc al-Damirdāš, dans la zāwiya duquel on découvrit, après sa mort, un équipement destiné à l’alchimie. À Alep, le cadi turc ottoman ʿUbayd Allāh al-Fanārī s’adonne également à cet art (Kaw., II, p. 189).
80 Cf. P. Lory, Alchimie et mystique en terre d’Islam, Paris, 1989, p. 12-13, 20-22.
81 Comme Ibrāhīm al-Bayānī, un faqīh soufi syrien ayant côtoyé ʿAlī b. Maymūn al-Fāsī (Kaw., II, p. 82), ou Abū Bakr al-Dalyawātī (ibid., I, p. 119). Mentionnons encore le cheikh suhrawardī égyptien Abū al-ʿAbbās al-Ġamrī, dont il est dit qu’il transportait et élevait les piliers des mosquées qu’il construisait à l’aide de l’alchimie (ibid., I, p. 148).
82 L’ustāḏ Ibn Taġrī Birdī sert pendant plusieurs années le cheikh Muḥammad al-Tūzī, dans l’espoir d’apprendre de lui al-kīmiyā’ : il ne peut s’agir de l’historien connu Abū al-Maḥāsin Ibn Taġrī Birdī (m. 874/1470), car al-Tūzī est mort en 930/1523, mais peut-être de son fils (Kaw., I, p. 94).
83 Al-Tūzī sait que les dirigeants ne le vénèrent (yuʿaẓẓimūna-hu) et ne lui offrent des cadeaux que pour ses connaissances en alchimie (ibid.).
84 Le faussaire Sanṭbāy échappe à l’exécution par l’intercession d’un émir, mais al-Ġawrī fait couper les mains de ses disciples (Kaw., I, p. 212) ; à Damas, Ibrāhīm al-Ṣūfī, « accusé de se livrer à l’alchimie », est mis en croix (ṣuliba) en 930/1523 (ibid., I, p. 113).
85 Laṭā’if al-minan, citées par A. J. Arberry dans Le soufisme, p. 139.
86 Le cheikh suhrawardī Aḥmad al-Zāhid fut appelé ainsi (zāhid signifie ici « détaché du monde ») car il jeta au caniveau la grande quantité d’or qu’il avait obtenue en pratiquant le grand œuvre (Ṭ.K., II, p. 83). Un autre cheikh de la même lignée, Muḥammad al-Madyanī, prouve par une karāma facétieuse à un Maghrébin voulant l’initier à l’alchimie qu’il n’en a point besoin : il le fait rentrer dans sa ḫalwa pour qu’il y pratique son art, mais “l’œuvre” est altéré volontairement par le cheikh et l’alchimiste sort de la ḫalwa le visage et la barbe brûlés (ibid., II, p. 108). Le cheikh Muḥammad al-Ḥanafī fait subir une rude ascèse à un pauvre lui ayant demandé de lui enseigner cet art afin de s’enrichir ; au bout d’un an, ce disciple n’éprouve plus d’appétit envers l’or, qu’il ferait pourtant sortir du puits à grands seaux : « Ton être entier est devenu alchimie », lui dit alors al-Ḥanafī (ibid., II, p. 97). De même, Muḥammad Abū al-Ḥasan al-Bakrī demande fréquemment à son maître Raḍī al-Dīn al-Ġazzī de lui enseigner la kīmiyā’ ; ce dernier en remet toujours à plus tard l’échéance, préférant inculquer à son disciple une attitude spirituelle authentique (aḫlāq, ādāb) ; cf. Kaw., II, p. 195. Voici enfin al-Fāsī, dont certains font un vulgaire chercheur d’or (kannāz, kīmāwī, maṭālibī) ; en réponse à cette calomnie, le cheikh affirme bien être un alchimiste, mais un alchimiste œuvrant sur la gnose, non sur l’or palpable ; pour cet or spirituel, ajoute-t-il, personne ne vient le solliciter (ibid., I, p. 272). Sur la position hostile d’al-Zarrūq vis-à-vis de la kimiyā’, cf. A. F. Khushaim, loc. cit., p. 146.
87 Cf. T. Fahd, La divination arabe.
88 M. Winter, loc. cit., p. 107-111.
89 D. Gril, « La science des lettres », dans Les Illuminations de la Mecque, p. 434-435.
90 Ibid., p. 408. Ibn ʿArabī fit en ce sens le serment de ne jamais employer le pouvoir des lettres à des fins divinatoires ou magiques (cf. l’introduction aux Illuminations de la Mecque par M. Chodkiewicz, p. 49).
91 Cf. Durr, I, p. 641. Ce dernier est un soufi pro-akbarien, ainsi que le montrent ses manuscrits présents à Damas ; il a vécu au Caire puis à Brousse ; cf. Kaḥḥāla, Muʿǧam, V, p. 184.
92 Durr, I, p. 636. Une semblable réprobation affleure à l’égard d’un autre Persan, le père d’un certain ʿAǧamī qui est « de ceux qui prétendent (yaddaʿī) connaître le ǧafr » (Durr, II, p. 531). Notons qu’Ibn al-Ḥanbalī ne condamne pas non plus le ʿilm al-ǧafr en soi – son propre père l’a étudié (Kaw., II, p. 81) – mais son altération par certains pseudo-initiés.
93 Cf. par exemple Šaq., p. 145 ; Durr, I, p. 636.
94 Tel le père de Walī al-Dīn al-ʿAǧamī (Durr, II, p. 531).
95 Le maître de l’ordre, Chelebi Khalifa est expert dans ces sciences ; cf. B.G. Martin, loc. cit., p. 281.
96 Fat. ḥadīṯiyya, p. 4, 12.
97 Dans le Rūm, un cheikh comme Ibn al-Wafā (m. 896/1491) peut s’adonner à la musique, à la poésie ainsi qu’aux sciences occultes qui lui procurent de grands pouvoirs (taṣarrufāt), sans que cela soit vécu comme une contradiction avec ses connaissances en sciences légales ou son appartenance à la Zayniyya très orthodoxe. La notice longue et élogieuse que lui consacre l’auteur des Šaqā’iq montre que les contemporains du cheikh n’y voyaient pas non plus une quelconque contradiction (Šaq., p. 145). À l’inverse, aucun maître syrien ou même égyptien n’est dit connaître la musique. Le ney de Rūmī n’a porté sa plainte dans leur pays qu’à une date tardive, et si certains instruments apparaissent dans des séances de ḏikr (ṭubūl, mawāṣil), ils suscitent d’âpres polémiques de la part des soufis eux-mêmes.
98 Nos soufis manifestent souvent leur réprobation à l’égard de telles relations ; cf. les positions de Muḥammad al-Ġamrī et de son fils Abū al-ʿAbbās (Anwār, II, p. 122 ; Kaw., I, p. 149), ainsi que celles des šāḏilī syriens (supra, p. 182). L. Pouzet donne des références sur le naẓar ilā al-murd dans son article « Prises de position autour du “samāʿ” en Orient musulman au viie/xiiie siècle », dans S.I., LVII, p. p. 132, note 5. Sur la contemplation de l’éphèbe (šāhid-bāzi) en milieu persan, cf. Christiane Tortel, Les tentations métaphysiques, Paris, 1992, p. 21 ; J. During, Musique et extase, p. 138, 141-143 ; V. Monteil, « De la Perse à l’Iran », p. 173-174.
99 Kaw., I, p. 153-154.
100 Šaq., p. 35.
101 Ibid., p. 210-211.
102 Ibid., p. 150.
103 Cf. infra, p. 372.
104 Où la vengeance de ʿUmar al-Rūšānī atteint le faqīh qui lui a intenté un procès, ainsi que toute sa famille (Kaw., I, p. 151).
105 Le cadi qui critique le déchaînement des disciples du cheikh al-Qūġahǧī durant leur ḏikr finit par “danser” avec eux jusqu’à ce qu’il s’effondre, terrassé, et s’excuse auprès du cheikh (Šaq., p. 220).
106 L’équilibre a été rétabli récemment grâce au colloque qui s’est tenu sur cette voie et a donné lieu à une dense publication : Naqshbandis, Istanbul-Paris, 1990.
107 Cf. supra, p. 207.
108 Kaw., II, p. 191. ʿArafat recueillit l’héritage madyanī de son père, en fondant la branche de la Šābbiyya au début du xe/xvie siècle. Elle semble avoir eu une certaine importance dans la région de Kairouan, car Robert Brunschvig parle à son propos d’« état maraboutique » ; cf. La Berbérie orientale sous les Ḥafṣides, des origines à la fin du xve siècle, Paris, 1982, II, p. 50-51.
109 L’auteur de l’article sur al-Fāsī dans l’E.I.2 voit en lui un Berbère – ce qu’est également al-Ǧazūlī – qui se forgea une généalogie « alide » (I, p. 399). Encore faudrait-il savoir si al-Fāsī est berbère par sa mère ou par son père. Dans son Muǧlī al-ḥuzn, cheikh ʿAlwān consacre plusieurs pages aux vertus spirituelles (manāqib) de Ḥasan, le fils de l’imam ʿAlī, duquel descendrait al-Fāsī (fol. 28-32).
110 Sur le chérifisme, cf. Mohamed Kably, Société, pouvoir et religion au Maroc à la fin du Moyen-Age, Paris, 1986, p. 293 et sq.
111 Muǧlī al-ḥuzn, fol. 46b.
112 Le cheikh marocain meurt cinq ans avant l’arrivée des Ottomans en Syrie. On peut toutefois se demander quel accueil il aurait fait à cette officialisation.
113 Cf. infra, p. 351.
114 Ce qui n’entame en rien l’originalité de leur méthode d’analyse des ḫawāṭir, qu’al-Fāsī apporte avec lui en Orient.
115 Cf. A. F. Khushaim, Zarrūq the Ṣūfī, p. 24.
116 Cf. The Sufi Orders, p. 87, 278. R. Brunschvig précise d’ailleurs que cette voie ne s’est pas structurée avant le xvie siècle (cf. La Berbérie orientale, II, p. 47).
117 Cf. Muǧlī al-ḥuzn, fol. 91a pour le premier ; infra, p. 266 pour le second.
118 Cf. A. F. Khushaim, Zarrūq the Ṣūfī, p. 25-32.
119 Cf. Société, pouvoir et religion, p. 317-319 ; cf. également Paul Nwyia, Un mystique prédicateur à la Qarawīyīn de Fès, Ibn ʿAbbād de Ronda (1332-1390), Beyrouth, 1961, p. XXXIV-XXXVI.
120 Cf. La Berbérie orientale, II, p. 325 et sq.
121 Loc. cit., p. 317.
122 R. Brunschvig note que leur rôle se confond avec celui des médersas (madrasa) ; cf. La Berbérie orientale, II, p. 341.
123 La zāwiya est une « composante essentielle » de la campagne marocaine ; cf. A. L. de Prémare, loc. cit., p. 90.
124 La Berbérie orientale, II, p. 338.
125 Cf. R. Pérez, La Voie et la Loi, p. 25.
126 Cf. Société, pouvoir et religion, notamment p. 307, 313, 315-316, 318 ; P. Nwyia, Un mystique prédicateur, p. XXXVII-XXXVIII.
127 Société, pouvoir et religion, p. 316.
128 La figure de Lālla Mannūbiyya (m. 665/1267), une des saintes populaires de la Tunisie actuelle, porte à croire qu’il y avait déjà dans l’entourage d’al-Šāḏilī à Tunis un éventail de types spirituels et sociaux divers : Mannūbiyya, qui aurait été sa disciple directe, avait une allure excentrique qui la faisait passer pour une démente et scandalisait les fuqahā’ ; cf. R. Brunschvig, loc. cit., p. 329-330. Le maqām de la sainte, encore très visité de nos jours, se situe dans la banlieue de Tunis.
129 Cf. Société, pouvoir et religion, p. 319.
130 Cf. p. 79.
131 Selon les termes de Trimingham ; cf. The Sufi Orders, p. 86.
132 Fol. 28.
133 Cf. A. L. de Prémare, Sīdī ʿAbd al-Raḥmān al-Mejdūb (sur les liens du Mejdūb avec la Ǧazūliyya, cf. p. 54) ; al-Talīdī, al-Muṭrib, p. 159-165.
134 Sur lui, cf. A. L. de Prémare, loc. cit. ; al-Talīdī, loc. cit., p. 165-175. Nous reviendrons sur ʿAbd al-Raḥmān al-Maǧḏūb dans le chapitre consacré à l’extatique (al-maǧḏūb).
135 Cf. R. Brunschvig, La Berbérie orientale, p. 343-344 ; il est appelé, à l’instar du saint de Tanta, « l’homme de la terrasse » (ṣāḥib al-saṭḥ).
136 Cf. infra, p. 347 et sq.
137 Cf. La Berbérie orientale, p. 344-345.
138 Cf. infra, p. 275-276.
139 Manhal, p. 79. Trimingham fait d’ailleurs mention d’une double silsila šāḏilī et qādirī à propos d’Ibn ʿArūs ; loc. cit., p. 278.
140 M. Kably, loc. cit., p. 329.
141 Cf. A. L. de Prémare, Sīdī ʿAbd al-Raḥmān al-Mejdūb, p. 55. L’auteur y montre que le “ravi en Dieu” est largement intégré dans la société marocaine (ibid., p. 56-58).
142 Cf. La Berbérie orientale, p. 347.
143 Notons à ce sujet que même au Maroc, les soufis considèrent qu’ils sont les vrais héritiers du Prophète ; ils reprochent surtout aux chérifs d’être compromis avec le pouvoir (M. Kably, loc. cit., p. 322). Dans le domaine mamelouk, on l’a vu, l’autorité spirituelle est aussi peu héréditaire que le pouvoir temporel.
144 Il s’agit d’une sorte de bréviaire comportant des formules dévotionnelles consacrées au Prophète.
145 Cf. supra, p. 197.
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