dimanche 18 novembre 2012

La visite des tombes d’après la Salwat al-anfās d’al-Kattānī - Ruggero Vimercati Sanseverino


 

                    Mosquée et Mausolée de Sidi Ahmad al-Tijani, Fes, Morocco
 
 
 
Par Ruggero Vimercati Sanseverino (PhD in Islamic Studies, vimsans@gmail.com) Published as : « La visite des saints comme pratique initiatique selon la Salwat al-anfâs d’al-Kattânî », Divus Thomas, BARZAGHI, Giuseppe (dir.), Bologne : ESD, 2009 (sept.-déc.), n° 54, Anno 112.

 

 La visite des tombes d’après la Salwat al-anfās d’al-Kattānī

 

Interdite au début de la mission prophétique, la ziyārat al-qubūr est réhabilitée plus tard lorsque la rupture avec les coutumes païennes fut assez consolidée. Dès lors, le Prophète l’encourage même à titre d’acte de méditation et d’exercice spirituel. Cette double attitude de précaution et d’encouragement se retrouve dans les débats auxquels se livrent les oulémas sur cette pratique. Bien entendu, aucun savant ne met en doute l’abrogation prophétique de l’interdiction, mais les polémiques se multiplient à propos du comment et surtout du pourquoi de la visite1.

 

Ce débat traverse l’histoire de Fès, ville qui se caractérise par un nombre exceptionnel de tombeaux de saints2 et se reflète dans l’introduction de la Salwa d’al-Kattānī (m. 1345/1926). L’auteur s’applique à montrer, dans un premier temps, la licéité de cette pratique du point de vue de la sharī‘a pour affirmer ensuite le caractère initiatique de la ziyāra, visant ainsi à réfuter ceux qui la dénoncent comme une pratique de la masse ignorante. Le traité d’al-Kattānī permet d’étudier la signification que revêt à Fès la ziyāra en tant que pratique initiatique et donc comme élément d’une tradition de spiritualité. Cet aspect est encore peu étudié, du fait que la recherche a toujours tendance à mettre en avant la dimension sociale et culturelle de la ziyāra3. Résumant assez bien la position des savants fâsis appartenant au milieu soufi, le passage de la Salwa représente un intérêt particulier pour plusieurs raisons. L’ouvrage représente le chef-d’oeuvre de l’hagiographie marocaine, son auteur est un spécialiste de tout ce qui concerne l’hagiologie et nous en offre un aperçu assez complet en se référant aux jugements des plus hautes autorités traditionnelles de l’islam. D’autre part, nous avons vu qu’al-Kattānī est imprégné de l’enseignement d’Ibn al-‘Arabī (m. 638/1240), ce qui permet d’étudier le sujet dans toute sa profondeur. Rédigée à l’aube du protectorat français, la Salwa est également un ouvrage assez récent et peut être considérée comme un dernier témoignage de la vie religieuse au Maroc avant l’irruption de la modernité. En effet, elle représente l’aboutissement d’une littérature hagiographique exceptionnellement abondante. Consacré à la tradition spirituelle de l’une des capitales spirituelles du monde musulman, l’ouvrage d’al-Kattānī est sans doute une référence majeure pour l’étude du culte des saints dans le monde musulman4.

 

Le saint et la mort

 

La longue introduction de la Salwa dont nous nous proposons d’analyser la partie concernant la visite des tombes des saints5 relève avant tout d’un dessein didactique. La méticulosité avec laquelle al-Kattānī expose la notion de sainteté et les caractéristiques de l’état post mortem témoigne de la nécessité de justifier la vénération des saints. Si l’élément apologétique de l’introduction est explicite, il est autant vrai qu’il s’agit également d’exposer la doctrine soufie du rapport entre le mort, lorsqu’il s’agit d’un saint6, et le monde des vivants, afin d’en souligner le fondement initiatique. Des interrogations comme celle concernant la fonction du saint sont amplement discutées : Est-elle limitée à la présence physique du saint ou bien le monde des esprits peut-il agir sur les vivants ? Si le saint est vivant dans sa tombe comme l’affirme al-Kattānī, la frontière entre les deux mondes se dissout sur le plan de l’esprit. Loin d’être des spéculations théologiques, ces considérations permettent de justifier la visite des tombes et d’en mettre en évidence le bénéfice et la finalité. Il s’agit aussi de l’affirmer comme une pratique concernant l’ensemble de la communauté et non seulement un cercle restreint d'initiés.

 

Fiqh al-ziyāra : la question du statut légal de la visite

 

De manière générale, al-Kattānī expose le statut légal de la visite des tombes selon les deux critères de la relation personnelle (al-nasab) et de la sainteté (al-ṣalāḥ) du défunt. Il qualifie ainsi la visite de la sépulture des parents et des tuteurs, des maîtres et des professeurs d’obligation religieuse, alors que la visite des membres de la famille ou des saints autres que ceux fréquentés est seulement recommandée ; la visite des mécréants et des impies est respectivement interdite et déconseillée, alors que celle des gens ordinaires est admise. Ces jugements légaux impliquent que la visite d’un mort produit des effets sur celui qui la pratique. C’est cette idée qu’al-Kattānī s’efforce de démontrer en citant les propos des savants musulmans qui encouragent la visite des saints. Le passage d’Ibn al-Ḥājj (m. 727/1327), un juriste et soufi estimé pour son manuel de jurisprudence consacré au quotidien de la vie urbaine7, résume quelques aspects :

« Il convient de ne pas délaisser l’habitude de la visite des saints, ceux par la vision desquels Dieu vivifie les coeurs morts comme Il vivifie la terre morte par les pluies abondantes et par lesquels Il épanouit les poitrines... [...], car ceux-là se tiennent devant la porte du Généreux Donneur. Celui qui les recherche ne saurait être privé et celui qui s’assied avec eux, fait leur connaissance et les aime, ne saurait être déçu, car ils sont la porte ouverte de Dieu pour Ses serviteurs. »8

Ce passage et d’autres cités par al-Kattānī soulignent que la visite des saints morts est au même titre méritoire et justifiée que la visite des saints vivants, car ce qui se transmet dans leur rencontre n’est pas du domaine des corps. A ce propos l’auteur cite Aḥmad Zarrūq :

 

« L’influence spirituelle (al-madad) du [saint] mort est plus forte que celle du [saint] vivant, parce que le premier se trouve sur le tapis de la proximité divine (bisāṭ al-ḥaqq) et parce que sa fréquentation intime est exempte des ambitions et des difficultés habituelles liées à la familiarité. Notre maître al-Ḥaḍramī (m. IXe/XVe siècle) disait : La générosité divine envers les saints ne s’interrompt pas avec leur mort, au contraire, elle peut augmenter comme cela est connu pour beaucoup d’entre eux. »9

 

Avec sa mort, la mission physique du saint est achevée et, étant dégagé de la charge que comporte la fréquentation des hommes et des affaires de ce monde, il se trouve dans un état de contemplation essentielle. La visite d’un mort ne peut procurer aucun avantage d’ordre mondain et elle est dépourvue des complications qui accompagnent les relations humaines. Ceci dit, la visite des saints morts ne saurait se substituer à la fréquentation d’un saint vivant, comme le précise al-Kattānī :

« Le compagnonnage et la visite du [saint] vivant est plus bénéfique par rapport à l’imitation et à l’association [dans le cadre de l’éducation spirituelle], à l’enseignement et au témoignage des oeuvres, des actes, des paroles et des états [du maître]. La visite du [saint] mort est plus convenable (aslam) pour celui qui vise la [simple] bénédiction, dès lors que le visiteur ne met en oeuvre aucun moyen pour éprouver et pour tester [le saint]. »10

Dans les passages cités, la notion d’accès est également fondamentale. Les saints, « portes » que Dieu ouvre pour ses serviteurs, sont des intermédiaires permettant d’entrer dans cette vie terrestre, dans un rapport direct avec Dieu et d’être l’objet de Sa grâce. La tombe, gardienne des vestiges terrestres du saint et de son souvenir, devient ainsi un passage du monde contingent vers le monde spirituel de la proximité divine11. Tout comme les diverses techniques initiatiques, la visite des vestiges du saint met l’âme en contact avec une réalité spirituelle et illuminative. Al-Kattānī conclut ce chapitre en remarquant :

 

 « La visite [des saints] est l’un des piliers [de la pratique] des initiés, ou plus encore, c’est leur soutien et leur capital ; ils ne cessent de se la recommander et de s’y consacrer. »12

 

Prise de conscience, purification et illumination : les bénéfices de la visite

 

Une fois établi, le statut légal et le mérite de la visite des saints, l'auteur se propose d'exposer « les nombreux secrets et les importants bénéfices »13 de cette pratique. En premier lieu, il évoque « l’exhortation et le rappel par la vision des tombes et des sanctuaires »14, puisque c’est ainsi, par la conscience de l’inéluctabilité de la mort, que « la dureté du coeur s’estompe, que l'on réalise l’indifférence vis-à-vis de ce monde et que l'on se tourne vers l’au-delà ; c’est pour cela que le Prophète dit : "Je vous avais interdit de visiter les tombes, mais maintenant visitez-les, car elles détachent de ce bas monde et rappellent l’au-delà"15 »16. Le souvenir de la mort (dhikr al-mawt), constitue en effet l’un des plus anciens exercices spirituels du soufisme. La visite des tombes est un moyen de réaliser la contingence et la précarité de l’existence humaine et de se disposer pour la rencontre avec Dieu. Dans cette optique, la ziyāra est un support de méditation (al-tafakkur) et une technique pour confronter l’âme à sa propre relativité.

Comme deuxième secret, l’auteur de la Salwa indique le « fait d’être irrigué (al-istimdād) par l’océan de leur [des saints] prodigalité et de leur générosité, et de puiser au débordement de leurs faveurs et de leurs dons »17. Visiter la tombe d’un saint permet de participer aux grâces spirituelles de celui-ci. Si le corps est mort et l’esprit vital s’en est séparé, l’entité spirituelle (al-rūḥaniyya) et l’aura du saint, transcendée par l’illumination mystique, est toujours subtilement présente. Le visiteur capable de percevoir cette présence, en est imprégné et participe à sa lumière et  à ses grâces. Cette conception de la présence spirituelle des saints personnages ou des réalités transcendantes s’exprime par le terme istimdād, « la recherche du madad », c’est à dire de l’influence et du soutien spirituel qui, émanant d’un saint, d’un Prophète ou directement de Dieu, produit les états ou l’illumination spirituels.

Visiter les tombes des saints, poursuit al-Kattānī, permet de « s’exposer (al-ta‘arruḍ) aux souffles de la miséricorde divine et de rechercher les connaissances sublimes des connaissants [par Dieu], car ils sont les portes de Dieu et les gardiens de Sa présence ; on trouve auprès de leurs sépultures des miséricordes et des bénédictions qu’on ne trouve pas ailleurs »18. Ici l’auteur fait allusion à un hadith souvent cité par les auteurs soufis :

 

 « Votre Seigneur dispose des souffles (nafaḥāt) parcourant votre temps ; exposez-vous-y, il se peut qu’ils vous atteignent et que vous ne connaissiez plus jamais le malheur après cela. »19

 

Dans la perspective soufie, il s’agit des théophanies (tajalliyāt) momentanées provoquant des touches mystiques chez celui qui en est réceptif20. En vertu du lien privilégié entre le saint et Dieu, ces théophanies particulières « qu’on ne trouve pas ailleurs » se produisent auprès des tombes des saints qui sont alors des lieux de la manifestation divine (maẓhar) comme le fut la montagne Ṭūr dans le Sinaï pour Moise21. Ainsi la visite est aussi une pratique contemplative et source des connaissances métaphysiques.

Comme quatrième et dernier point, al-Kattānī évoque le fait de « solliciter (al-tawassul) Dieu à travers les saints et de rechercher leur intercession (istishfā‘), car elle est acceptée par Dieu du fait que leur dignité (jāh) est immense auprès de Dieu ; personne ne cherchera l’intercession au nom de leur dignité sans être déçu »22. Cet aspect de la ziyāra est sans doute le plus populaire et les excès auxquels il conduisit dans certains milieux ruraux ont attiré des violentes critiques. Comme c’est souvent le cas en ce qui concerne les phénomènes religieux, l’usage populaire ne fait que refléter une dimension plus profonde et c’est à celle-ci qu’al-Kattānī fait allusion. Si le commun cherche l’intercession des saints pour des affaires souvent mondaines comme la maladie23 ou le mariage, les initiés, quant à eux, recherchent cette intercession pour des affaires d’ordre spirituel. A Fès, les aspirants ont l’habitude de  demander l’intercession d’un saint auprès de sa tombe pour que Dieu leur indique leur futur maître24, alors que le sanctuaire d’Ibn Mashīsh (m. 622/1225), le saint patron du Maroc, est fréquemment l’occasion d’investitures initiatiques25. D’autre part, l’intercession est aussi la recherche de sacralisation, dans le sens que le fait d’adresser à Dieu une demande au nom d’un de Ses élus revient à solliciter l’intervention divine. La notion de recherche de bénédiction (tabarruk) permet ainsi de concevoir une signification profonde de l’usage populaire de la ziyāra.

 

« En vérité, c’est le Prophète qu’on visite » : comment visiter la tombe d’un saint

 

Le chapitre consacré aux convenances de la visite des saints26 traduit sans doute la volonté d’al-Kattānī de soumettre cette pratique à des règles précises et de traiter la ziyāra comme un rite en soi.

« Les savants disent qu’il convient au visiteur de s’asseoir à la hauteur de la tête et devant la face du personnage enterré de façon à tourner le dos à la direction de la prière canonique et qu’il dise : "A Dieu les salutations, toutes les choses pures et vers Lui les prières ; le salut soit sur toi ô Prophète ainsi que la miséricorde et la bénédiction divine ; le salut soit sur nous et sur les saints serviteurs de Dieu !"

Il faut que son intention en cela soit d’adresser le salut [ou : « la paix »] à tous les saints serviteurs célestes et terrestres de Dieu et qu’il dise : "La paix soit sur toi ô untel !" […] et puis qu’il dise : "J’atteste qu’il n’y a de divinité que Dieu seul sans associé et j’atteste que notre seigneur Muḥammad est Son serviteur et Son envoyé, que les prières et les saluts divins soient sur lui et sur les membres de sa famille !" Lorsque le visiteur prononce l’attestation de la foi, le saint s’assied dans sa tombe, s’occupe de l’affaire du visiteur et répond à tout ce qu’il demande jusqu’à ce qu’il le quitte. »27

Ce passage montre l’importance de l’aspect rituel de la visite, puisque c’est la prononciation de l’attestation de la foi qui rend possible la « communication » avec la présence spirituelle du saint. L’ensemble de la formule est identique avec celle que l’on prononce dans la position assise de la prière canonique, c’est à dire le tashahhud, dont l’origine remonte à l’ascension céleste du Prophète, ce qui suggère que cet « entretien » entre visiteur et saint se réalise dans le monde céleste et spirituel.

« Puis le visiteur », poursuit al-Kattānī, « récite du Coran ce qu’il lui est aisé d’en réciter ou s’applique à d’autres actes de piété consistant en une récitation comme la répétition de lā ilāh illā Allāh (« il n’y a de divinité que Dieu »), de subḥān Allāh (« gloire à Dieu »), de la prière sur le Prophète ou autre. Il doit ensuite dédier la récompense de ces récitations au saint. »28

 

L’auteur précise que le fait de considérer cet acte de dédicace comme une ṣadaqa, une aumône, relève d’un mauvais comportement (sū’ al-adab) et contrevient aux convenances de la visite. Les dires des différents savants qu’il cite visent tous à souligner que le visiteur doit être conscient du fait que le profit de sa visite revient essentiellement à lui-même : S’il offre au saint ses lectures coraniques ou d’autres actes pieux, ce n’est pas parce que le saint en a besoin, mais parce que le visiteur lui-même a besoin de l’intercession du saint. Dans cette perspective les offrandes ne sont que le moyen permettant au visiteur de réaliser une « transaction » (mu‘āmala)29 spirituelle et un échange avec le saint. Afin de démontrer la justesse de ses propos, al-Kattānī rapporte diverses paroles prophétiques comme celle-ci :

 

« Lorsque l’un d’entre vous meurt, ne l’enfermez pas, mais empressez-vous de le conduire à sa tombe ; récitez auprès de sa tête la sourate al-Fātiḥa et auprès de ses pieds la fin de la sourate al-Baqara30. »31

 

Pour al-Kattānī, les consignes du Prophète confirment la réalité de la dédicace au mort et le bien-fondé des convenances, car chaque geste se répercute sur ce dernier. Mais l’offrande (al-hadīyya) a en effet une raison profonde, comme explique l’auteur de la Salwa :

 

« Les savants et les saints sont les successeurs (khulafā’) du Prophète et ses représentants parmi nous. Celui qui leur offre la récompense de ses oeuvres pieux (al-muhdī) par révérence (ta‘ẓīman) et pour lui rendre hommage (ijlālan) parce qu’ils sont ses successeurs et ses représentants [c.-à-d. du Prophète], ils les offrent en réalité au Prophète et pas à eux. Il n’est pas difficile de concevoir que Dieu récompense [ce visiteur] à cause de cette intention par quelque chose de plus précieux que la récompense qu’il avait offerte. »32

 

Comme dans les autres passages, il apparaît que l’importance de la visite des saints comme pratique initiatique réside dans le fait que leur sainteté provient de l’être spirituel du Prophète, celui-ci représentant la porte de Dieu (bāb Allāh)33. On a déjà eu l’occasion de signaler l’influence d’Ibn al-‘Arabī sur l’auteur de la Salwa. La notion de l’héritage prophétique (al-wirāthat al-nabawiyya) comme source de toute sainteté en islam constitue, comme l’a montré M. Chodkiewicz34, le thème central dans l’hagiologie du métaphysicien andalou. C’est en se fondant sur cette notion qu’al-Kattānī construit l’introduction de son guide topographique et biographique des saints de Fès.

 

Les convenances énumérées ensuite par al-Kattānī visent à ritualiser la ziyāra afin de la rendre spirituellement effective et de garantir sa dimension initiatique. Dans une certaine mesure, ces règles sont établies par analogie à la prière rituelle. L’aspect rituel et aussi la finalité contemplative de la ziyāra conduit certains auteurs soufis à souligner la valeur de cette dernière en signalant, tout en respectant les différences, les traits communs de deux pratiques. Ainsi, il convient que le visiteur s’assoie auprès de la tombe du saint comme il s’assied quand il accomplit la prière35.

 

D’autre part, la ziyāra est une pratique particulière nécessitant ses propres convenances. Porter une tenue indécente, marcher sur la tombe, être distrait, parler à haute voix ou ne pas saluer le saint constituent des actes qui portent atteinte à la disposition intérieure du visiteur, celle là-même exigée pour réaliser le sens spirituel de la visite. Si le recueillement et la propreté extérieure expriment et renforcent un état intérieur, comme c’est le cas pour la prière, les convenances ne se limitent pas à une gestuelle. Comme dans tous les actes d’adoration de l’islam, la visite doit être animée par une intention vertueuse (niyyat ṣāliḥa) ayant comme but la contemplation de « la face de Dieu l’Immense »36.

 

Le passage de la Salwa concernant les convenances rappelle les manuels de fiqh qui traitent la visite de la tombe du Prophète à Médine dans le cadre du pèlerinage. L’auteur renforce ce rapprochement en affirmant qu’il convient au visiteur d’être persuadé que l’influence spirituelle (al-madad) du saint vient de la présence du Prophète (min ḥaḍrat al-Muṣṭafā), puisque les saints ne sont que les délégués et les serviteurs de ce dernier. En visitant le saint, précise al-Kattānī, « en vérité, c’est le Prophète qu’on visite »37, car c’est lui qui pourvoit les saints de l’influence spirituelle qu’ils dispensent au visiteur38. Cette convenance « intérieure » forme sans doute l’axe et la cime de ce guide pour la visite des saints. Sans vouloir développer toutes les implications doctrinales, il faut signaler le changement de perspective que cette affirmation d’al-Kāttanī révèle. La Salwa n’est plus seulement un guide topographique pour la visite des saints locaux ; en vérité, c’est le manuel d’une pratique initiatique, la ziyāra, qui permet, dans un cadre géographique donné, l’accès à la présence de l’être spirituel du Prophète. L’éloge que l’auteur fait de Fès au début du livre montre la volonté de présenter cette ville des saints et des descendants du Prophète comme un lieu privilégié pour la ziyāra. Ce « testament » hagiographique est également une façon de revivifier la tradition spirituelle de la ville qui, au début du XIVe/XXesiècle, commence à souffrir de l’emprise culturelle européenne et du réformisme religieux. Si al-Kattānī se réfère constamment à l’héritage spirituel de Fès, l’influence de la pensée akbarienne est très visible, comme d’ailleurs dans tout l’ouvrage. Nous avons vu que les Kattānī jouent un rôle de premier plan en ce qui concerne la réhabilitation de l’hagiologie akbarienne dans les cercles soufis de la ville. La visite des saints est donc également un moyen d’adopter cette doctrine sophistiquée à une pratique concrète accessible au peuple de Fès.

1 Cf. OLESEN, Niels H., Culte des saints et pèlerinages chez Ibn Taymiyya (661/1268–728/1328), Paris : Geuthner, 1991. Concernant l’aspect « matériel » de la tombe cf. RAGHEB, Yusuf, « Structure de la tombe d’après le droit Musulman », ARA, 1992, n° 39, p. 393–403.

2 Un adage populaire dit qu’on ne peut pas faire un pas à Fès sans marcher sur la tombe d’un saint.

3 Cf. AMRI, Nelly, « Pour une histoire du sentiment religieux en Égypte : l’expérience pérégrine », RHR, 2007, n° 4, p. 485-502.

4 Le culte des saints a été amplement étudié, cf. p. ex. DERMENGHEIM, Émile, Le culte des saints dans l’Islam maghrébin, Paris : Gallimard, 1982 ; DE JONG, Frederic, « Cairene  Ziyâra-Days: A Contribution to the Study of Saint Veneration in Islam », WISL, 1976-77, vol. 17, n° 1/4, p. 26-43 ; TAYLOR, Christopher S., In the Vicinity of the Righteous: Ziyara and the Veneration of Muslim Saints in Late Medieval Egypt, Leyde : Brill, 1999. Pour un aperçu du culte des saints dans les diverses régions du monde musulman cf. CHAMBERT-LOIR, Henri, GUILLOT, Claude (dir.), Le culte des saints dans le monde musulman, Paris : École française d’Extrême-Orient, 1995. On trouve une analyse intéressante des notions et des concepts liés à la ziyāra dans MERI, Josef W., The Cult of Saints among Muslims and Jews in Medieval Syria, Oxford : University Press, 2002. Faouzi Skali étudie dans son travail les convenances de la visite des saints et les implications anthropologiques de cette pratique en se référant à la Salwa (cf. Topographie spirituelle et sociale de la ville de Fès, thèse de doctorat, Paris VII, 1990, vol. II, p. 571-576).

5 Vol. I, p. 16-70.

6 Cf. à ce propos GEOFFROY, Éric, « La mort du saint en Islam », RHR, 1999, n° 215/1, p. 17-34.  

7 IBN AL-ḤĀJJ, Muḥammad al-‘Abdarī, al-Madkhal, Le Caire : al-Maktabat al-Tawfīqiyya, s.d., vol. I, p. 252.

8 Salwa, vol. I, p. 17.

9 Ibid., p. 29.

10 Ibid.  

11 Pour la signification de la tombe du saint comme lieu sacré cf. MAYEUR-JAOUEN, Catherine, « Tombeau, mosquée et zâwiya : la pluralité des lieux saints musulmans », Lieux sacrés, lieux de culte, sanctuaires, VAUCHEZ, André (dir.), Rome : Collection de l’École française de Rome, 2000, p. 133-147.

12 Salwa, vol. I, p. 23.

13 Ibid. p. 24.

14 Ibid.

15 Cf. Kanz, n° 12728.

16 Salwa, vol. I, p. 24.

17 Ibid.  

18 Ibid.

19 Cf. Kanz, n° 21341.

20 Al-‘Arabī al-Darqāwī dit à ce propos : « Celui qui désire s’exposer aux souffles de Dieu, qu’il montre de la pudeur vis-à-vis de Dieu et qu’il ne s’écarte pas de la Sunna de l’Envoyé » (op. cit., p. 404).

21 Cf. Coran, XX : 9-14.

22 Salwa, vol. I, p. 24.

23 Pour un aperçu sur l’aspect thérapeutique de la visite des saints en islam cf. INHORN, Marcia C., « Healing and medicine : Popular healing practices in Middle Eastern cultures », ER2, vol. VI, p. 3834-3836.   

24 C’est le cas d’al-Darqāwī par exemple (cf. Majmū‘at al-rasā’il Mawlāy al-‘Arabī al-Darqāwī al-Ḥasanī, op. cit., p. 40-41).

25 Maḥammad Ma‘an reçoit son investiture initiatique lors d’une visite du sanctuaire du saint.

26 Cf. Salwa, vol. I, p. 32-70. Cf. aussi MERI, Josef W., « The Etiquette of Devotion in the Islamic Cult of Saints », The Cult of Saints in Late Antiquity and the Middle Ages: Essays on the Contribution of Peter Brown, HOWARD-JOHNSTON, James, HAYWARD, Paul A. (dir.), Oxford : University Press, 1999, p. 263–286.

27 Salwa, vol. I, p. 32.  

28 Ibid., p. 32.

29 Salwa, vol. I, p. 36. Ce terme est cité par al-Kattānī comme étant employé par un savant et soufi égyptien, Muḥammad ‘Abd al-Ra’ūf al-Munāwī (m. 1031/1622).

30 Cf. Kanz, 42390.

31 Salwa, vol. I, p. 33-34.

32 Ibid., p. 35.  

33 Ibid., p. 24.

34 Cf. CHODKIEWICZ, Michel, Le Sceau des saints – Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî, Paris : Gallimard, 1986, p. 104 sq.

35 Cf. Salwa, vol. I, p. 40.

36 Ibid., p. 37.

37 « Huwa al-mazūr ‘ala al-ḥaqīqa » (cf. Salwa, vol. I, p. 43).

38 Cf. Ibid.  

 

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